La première chose que remarque Kanon, avant même que la lumière ne s'amenuise, c'est la douce odeur des embruns. Il inspire profondément et, pour ce qui semble être la première fois de sa vie, se sent à sa place.

Doucement, la lumière décroît à mesure que le cosmos de Poséidon se fait de plus en plus présent. Tellement présent que Kanon sent ses genoux trembler sous la force qu'il exerce. Personne ne se tient debout devant lui, parce que le Dieu n'a aucun corps à occuper, mais tout irradie de sa présence.

Instinctivement, Kanon se met à genoux et baisse la tête.

"Seigneur Poséidon."

Une voix puissante résonne alors dans la pièce.

"Hmm, tu es bien jeune."

Kanon hoche la tête. Poséidon poursuit.

"Je ne m'attendais pas à ce qu'un Chevalier d'Athéna arrache lui-même le sceau. C'est un développement pour le moins inattendu.

-Je ne suis pas un Chevalier d'Athéna. Je ne lui ai jamais juré allégeance.

-Ah ? Que faisais-tu au Cap Sounion dans ce cas ?

-J'ai senti votre cosmos.

-Vraiment ?"

La voix a un accent sceptique mais aussi appréciateur.

"Je dois reconnaître que c'est assez impressionnant de la part d'un garçon de ton âge.

-J'ai dix ans.

-Hm, cela reste peu."

Kanon laisse planer le silence qui suit cette remarque. Il ne sait pas ce qu'il peut dire, ce qu'il doit faire. Il laisse ses yeux balayer la pièce dans laquelle il se trouve et se poser sur les différents socles au fond de celle-ci. Sur chacun d'eux repose une armure - une Écaille : celle de Kaça, celle de Krishna, celle de Baian, celle d'Io, celle de Sorrento, celle d'Isaak et… son regard se stoppe sur le dernier socle.

Cette armure, cette Écaille, c'est celle qu'il se voit porter la nuit quand ses rêves l'emmènent au-delà du réel. Le Dragon des Mers, Gardien du Pilier de l'Atlantique Nord.

Son cosmos se tend naturellement vers elle et il peut la sentir répondre, dans un léger bourdonnement familier.

Poséidon reprend alors.

"Oh, je constate que ta présence ici n'est pas un hasard."

Une volonté de fer brille dans les yeux de Kanon lorsqu'il relève la tête vers le cosmos marin condensé devant lui.

"Permettez moi de devenir votre Dragon des Mers.

-Donne moi une bonne raison de le faire. Tu n'as peut-être pas juré fidélité à ma nièce mais tu as été élevé dans ce but. Tu pourrais me trahir à la première occasion."

Cette simple idée fait bouillir une immense rage dans la poitrine de Kanon. Comment pourrait-il faire quoi que ce soit à cet endroit ? Comment pourrait-il représenter un danger pour ce lieu et les gens qui finiront par le rejoindre ? Comment pourrait-il leur faire le moindre mal ? Comment pourrait-il détruire le seul endroit qui n'ait jamais été prêt à l'accueillir sans condition ? Comment pourrait-il ? Comment a-t-il pu ? Pour quelle raison ? Juste à cause de cette haine. Jamais. Plus jamais.

Un rire échappe à Poséidon.

"Je vois que tu n'apprécies guère cette idée. Bien."

Son cosmos vibre et, comme si elle venait d'en recevoir la permission, l'Écaille du Dragon des Mers vient revêtir Kanon. Dès l'instant où le métal touche son corps, Kanon a l'impression de retrouver une vieille amie. Une amie qui jamais ne lui a offert autre chose qu'une confiance sans faille, malgré ses travers. Une amie qui jamais, jamais ne le trahira. Une amie qui lui a manqué depuis le premier jour de sa vie - depuis sa trahison envers Poséidon.

"Sois mon Dragon des Mers. Forme mes Marinas. Entraîne-les, pousse-les au maximum de leurs capacités. Et, lorsque le moment viendra, combat à leurs côtés."

Kanon sent une émotion nouvelle emplir sa poitrine, un mélange de reconnaissance, de fierté et de quelque chose de plus fort.

"Relève toi et dis moi ton nom."

Kanon obéit et, la poitrine gonflée de ce sentiment nouveau, répond.

"Kanon du Dragon des Mers, Gardien du Pilier de l'Atlantique Nord.

-Parfait."

La satisfaction est immanquable dans la voix grave.

"Je vais me retirer, je crains que le garçon qui devait m'accueillir ne soit pas encore né. Je patienterai. Le temps que ce garçon naisse et grandisse, je te laisse en charge de mon Sanctuaire.

-C'est un immense honneur, Seigneur Poséidon.

-J'espère que tu t'en montreras digne.

-Je ferais tout pour."

Puis, aussi soudainement qu'il est apparu, le Dieu disparaît. Le cosmos encore perceptible n'est qu'un rémanent de ce qu'il était il y a encore un instant.

Maintenant seul, Kanon relâche son souffle. La pression du cosmos d'un dieu est impressionnante, plus que tout ce qu'il jamais connu. Il regarde autour de lui, reste quelques instants figés sur les Écailles des Généraux avant de tourner la tête vers l'entrée de la grande salle.

Là, caché contre l'embouchure des larges double portes, un petit garçon a passé une tête dans la salle. Ce garçon, Kanon en reconnaît immédiatement le cosmos ainsi que le visage. Il est plus jeune, plus faible mais toujours le même.

"Pourquoi tu n'entrerais pas ?"

Le garçon fronce les sourcils, son cosmos se condensant autour de son corps, prêt à s'enflammer à tout instant. Il pousse la porte, entre et, par les Dieux, a-t-il un jour vraiment été aussi frêle, aussi fragile ? Kanon doit faire un effort conscient pour maintenir son expression parfaitement neutre.

"C'est vrai ce que j'ai entendu, que tu viens du Sanctuaire d'Athéna ?

-Oui.

-Alors tu n'as rien à faire là ! Athéna est notre ennemi et même si tu as libéré le Seigneur Poséidon, ça ne veut pas dire que tu n'es pas comme elle !"

Kanon ne peut retenir un rire à cette dernière remarque.

"Oh, crois moi, je n'ai rien à voir avec elle.

-Je n'ai aucune raison de te croire."

Et il croise ses bras sur sa poitrine, le regard défiant. Kanon penche la tête sur le côté, un sourire aux lèvres.

"Et si tu me disais qui tu es, petit ?

-Je ne suis pas petit ! Un jour, je serais l'un des Généraux de Poséidon !

-Ca ne m'avance pas, ça."

Le garçon relève alors le menton comme pour regarder Kanon de haut.

"Je suis Kaça et je deviendrais le Gardien du Pilier de l'Antarctique !"

Le sourire de Kanon s'agrandit.

"Je vois. Enchanté, je suis Kanon.

-Je sais, j'ai entendu."

Kaça fixe Kanon, son regard détaillant son Écaille avec un immense intérêt.

"C'est la première fois que tu en vois une portée ?"

Kaça rougit et baisse aussitôt la tête.

"Et alors ? Ça fait quoi si c'est vrai ? C'est pas comme si tu étais le premier à jamais en avoir porté une.

-Mais je reste le premier que tu vois."

Kaça fait la moue et refuse de relever la tête. Une douce chaleur se répand dans la poitrine de Kanon. En regardant cet enfant, il peut voir l'homme qu'il deviendra, la puissance qu'il acquerrira, les ennemis qu'il défaira. Kaça est encore loin de devenir le garçon ou l'homme que Kanon a si souvent vu en rêve mais cela viendra.

Il s'agenouille face à lui pour être à sa hauteur.

"Je ferais en sorte que tu puisses porter la tienne le plus tôt possible."

A ses mots, Kaça relève la tête, ses yeux sombres plein d'espoir.

"Pour de vrai ?

-Je l'ai promis au Seigneur Poséidon, tu as dû l'entendre."

Kaça hoche la tête et décroise ses bras de sa poitrine. Il fixe à nouveau chaque partie de l'Écaille du Dragon des Mers, comme s'il ne parvenait pas à réaliser ce qu'il avait sous les yeux. Le regard de Kanon s'adoucit. Ses rêves lui ont parfois montré une vision innocente des Généraux mais c'est autre chose de le voir en vrai. Il a dû mal à en croire ses yeux.

Kaça penche ensuite la tête sur le côté, une moue incertaine sur le visage.

"Mais y' a rien qui me dit que c'est vrai.

-Pourtant tu as entendu ce que le Seigneur Poséidon a dit.

-Oui.

-Alors même si tu n'as pas confiance en moi, tu peux avoir confiance en lui."

Kaça fronce férocement les sourcils alors que son cerveau se met à tourner à plein régime. Il plisse les yeux pour détailler Kanon de haut en bas puis de bas en haut. Puis, après de longues secondes de silence, il déclare.

"Le Seigneur Poséidon ne peut pas avoir tort."

Kanon hoche la tête et se relève. Kaça ne le lâche pas des yeux.

Il avance pour sortir de la pièce et Kaça lui emboîte aussitôt le pas. Pendant qu'il marche, Kanon laisse son esprit divaguer. Dans son dos, le cosmos de Kaça est une présence rassurante, comme a longtemps pu l'être celle de Saga. Il a hâte de pouvoir rencontrer les autres Généraux, même si la plupart ne sont même pas encore nés. Après tout, Kaça ne doit pas avoir plus de trois ou quatre ans, et il est le plus âgé après Kanon.

Après quelques minutes, ils sortent du palais et Kanon se fige face à la vue qui lui fait face. Le monde est baigné par des nuances de bleu, toutes plus sublimes les unes que les autres. Au loin, il peut voir quatre Piliers se dresser vers la surface et, autour d'eux, les silhouettes de toutes les créatures marines qui y prospèrent. Dire que Kanon s'estimait chanceux lorsqu'il pouvait voir le souffle d'une baleine. Il comprend alors que les visions que lui offrent ses rêves ne font pas le poids face à la réalité.

En baissant les yeux, il voit les infinis jardins de coraux qui entourent le palais. Entre eux, des crustacés évoluent, se cachent, prospèrent. Plus loin, le long des chemins qui serpentent dans tous le domaine, les coquillages côtoient les larimars et les aigues marines sur un banc de sable clair. Il pourrait presque s'agenouiller pour les admirer de plus près.

Derrière lui, Kaça déclare.

"Du coup, c'est la première fois que tu vois le Sanctuaire Sous-marin. T'en penses quoi ?"

Kanon n'a même pas besoin de réfléchir à une réponse.

"C'est la plus belle chose que j'ai jamais vue."

Dans ses rêves, c'est à peine si Kanon fait attention au paysage parce que c'est justement ce que c'est, rien qu'un paysage. Comme le décor d'une pièce de théâtre, ce n'est pas ça qui est important. Et pourtant, quand Kanon observe et contemple cette vision unique, il sait qu'elle sera à jamais gravée dans son esprit.

Kaça se met à glousser.

"Je trouve aussi ! La surface, c'est juste un gros tas de cailloux, y a rien à regarder."

Kanon pourrait réfuter. La Grèce est bien plus qu'un tas de cailloux mais elle ne tient simplement pas la comparaison.

Kaça s'avance jusqu'à être à côté de Kanon et pointe l'un des Piliers à l'horizon.

"Celui-là, ce sera le mien."

Il décale ensuite légèrement sa main.

"Et celui-là, c'est le tien."

Kanon hoche la tête. C'est presque étrange de les voir debouts et intacts. Il cligne des yeux. Quand ont-ils été détruits ? Il y a longtemps de cela. Par qui ? Pourquoi ? Par sa faute. Il cligne à nouveau des yeux et secoue mentalement la tête.

Il doit se reconcentrer. Il va être occuper dans les temps à venir. Son regard tombe sur Kaça et sur ses grands yeux noirs. Oui, très occupé.

XxX

Il serait injuste de dire que Kanon est déçu par les compétences de Kaça, sachant que le garçon est manifestement le plus fort parmi les serviteurs et autres marinas de bas étages qui peuplent le Sanctuaire Sous-marin et qu'il n'a eu personne pour le former comme un futur Général, et pourtant c'est ce que Kanon ressent. Non pas que Kaça soit faible, non, n'abusons pas. Mais il est si loin du niveau qu'il attendra, si loin de la puissance que Kanon le voit si souvent irradier que c'en est déstabilisant.

Doucement, Kanon soupire. S'il devait donner une estimation, il dirait que Kaça est proche du niveau d'un Chevalier de Bronze. C'est presque aussi bon que le niveau qu'il avait avant que Kanon ne commence à l'entraîner. Sauf que la dernière fois, Kaça avait cinq ans de plus. Kanon réalise alors à quel point Kaça a pris du retard dans sa formation la première fois. C'est une bonne chose qu'il soit arrivé plus tôt.

Kaça tape une dernière fois dans l'amas de pierre face à lui, le faisant voler en éclats, puis il se tourne vers Kanon.

Kanon croise les bras sur son torse.

"C'est décevant."

Kaça fronce les sourcils alors que des rougeurs prennent placent sur ses joues. Il ouvre la bouche et bredouille.

"B-bah c'est-c'est que je…"

Puis, son expression se ferme.

"Et puis t'as qu'à faire mieux si tu peux !"

Kanon hausse un sourcil et se met à faire flamber son cosmos. En quelques instants, les yeux de Kaça s'écarquillent comme deux grandes soucoupes. Kanon ne s'arrête pas là, il poursuit en s'avançant vers lui et en déposant son index contre son front. D'une simple pression de son cosmos, il envoie Kaça valser à une quinzaine de mètres et s'écraser dans un buisson de coraux.

Le garçon crie de douleur et se prend le crâne entre ses mains.

"Ça fait mal ! J'ai l'impression que ma tête va exploser !"

Kanon sourit.

"T'inquiètes pas, ça va vite passer."

Kaça grogne mais finit par se relever.

"Comment t'as fait ça ? T'avais même pas l'air de forcer.

-Si j'avais forcé, je t'aurais tué."

Kaça fait la moue.

"Je suis pas un faible.

-C'est pas ce que j'ai dit. Mais c'est vrai que tu manques d'entraînement."

La moue de Kaça s'aggrave.

"Je m'entraîne tous les jours !

-Mais tu le fais à l'aveugle. Tu ne sais pas ce que tu dois faire ni comment tu dois le faire. Dis moi, est-ce que tu es allé voir dans les archives quelles techniques tu devais apprendre ?"

Kaça baisse la tête et marmonne quelque chose si bas que Kanon ne comprend aucun mot. Il penche la tête sur le côté, les sourcils froncés.

"Quoi ?

-J'ai dit que je ne sais pas lire !"

Hein ? Kanon cligne stupidement des yeux, sans rien dire. Kaça, lui, croise les bras sur son torse et tourne le dos à son aîné. Kanon a le temps de voir que son visage est aussi rouge qu'une tomate.

Puis, Kanon soupire.

"C'est pas une honte, tu sais ?"

Bien sûr, Kanon savait déjà lire à cet âge mais c'est en partie dû au fait qu'il passait énormément de temps enfermé dans le temple des Gémeaux et en partie grâce à la présence dans son esprit. En fait, il y a peu de choses qu'il ai jamais eu à apprendre. La plupart du temps, dès qu'il commence à réfléchir à un sujet, la réponse lui vient naturellement. Mais Kaça est encore jeune. Et Kanon sait que beaucoup d'apprentis restent illettrés presque jusqu'à la puberté, en fonction de ce que leurs maîtres estiment être important ou non.

Cependant, Kaça ne semble pas être de son avis. Il marmonne à nouveau, cette fois assez fort pour être entendu.

"Je devrais déjà savoir."

Kanon hausse une épaule.

"Tu peux pas savoir magiquement ce que personne t'as apprit."

Kaça ne répond pas et Kanon lève les yeux vers la voûte sous-marine. Au-dessus d'eux, un banc de sardines dévorent goulûment le plancton à sa portée.

Kanon réfléchit quelques instants, avant de reprendre la parole.

"Alors voilà ce qu'on va faire. Le matin, on s'entraînera et l'après-midi, je t'apprendrais tous les trucs scolaires que tu dois savoir."

Kaça se retourne vers lui.

"Parce que y a d'autres trucs que juste savoir lire ?

-Oui. Tu vas devoir apprendre le grecque et l'anglais. Peut-être aussi le grecque ancien et quelques autres langues. À écrire, bien sûr. Mais aussi à compter, à faire des opérations basiques et quelques trucs de culture générale. Pour le reste, on verra en fonction de ce qui te sera utile."

Les yeux de Kaça s'agrandissent de plus en plus à mesure que Kanon fait sa liste. Sa bouche est entrouverte et les mots sont coincés dans sa gorge.

Kanon sent un grand sourire prendre place sur ses lèvres.

"Bah quoi ? Tu t'en sens pas capable ?

-S-si !"

Le sourire de Kanon se fait carnassier.

"Alors on s'y met tout de suite."

XxX

Un soir, alors que Kaça dort dans l'un des fauteuils que compte la bibliothèque du temple de Poséidon, Kanon s'aventure dans les archives et attrape tout ce qu'il peut sur les Généraux du Dragons des Mers.

Il est surpris de ne se retrouver qu'avec une dizaine de volumes, ce qui doit correspondre à quelques dizaines de porteurs de l'Écaille. Il se serait attendu à ce qu'ils soient plus nombreux. Poséidon a été scellé par trois fois, murmure son inconscient. Trois fois. C'est suffisant pour faire sauter plusieurs générations de porteurs.

Enfin, ce n'est pas ce qui intéresse Kanon aujourd'hui. Il s'installe à une table suffisamment proche de Kaça pour garder un œil sur lui et ouvre le premier volume. Il survole les pages qui parlent du parcours de certains des Dragons des Mers, de leurs caractéristiques et de leurs accomplissements. Ce n'est pas ce qu'il est venu chercher. Rapidement, il tombe sur une page plus intéressante. Les attaques des Dragons des Mers.

Les yeux de Kanon brillent d'intérêt quand il commence à déchiffrer les mots en grecque ancien. Autrefois, il n'avait pas prêté attention à ces détails. Il s'était contenté d'altérer les techniques du Chevalier des Gémeaux pour les reprendre à son compte. Cette fois, il veut faire mieux. Il doit faire mieux.

La plupart des attaques du Dragon des Mers sont basées sur les coraux, ce qui n'a rien de surprenant. Plusieurs autres Marinas sont dans le même cas, notamment Thétis. Cependant, alors qu'il poursuit sa lecture, il comprend que ça va au-delà de ça. Le Dragon des Mers est capable de manipuler le corps de sa cible et de forcer la guérison de son organisme. Pourquoi ne s'est-il pas intéressé à ça avant ? Parce qu'il n'était qu'un gamin arrogant. Il aurait pû faire tellement plus s'il avait su. Aurait-il survécu à Rhadamanthe ?

Kanon relève la tête de son livre.

"Rhadamanthe…"

Le nom est familier mais il ne se souvient pas l'avoir déjà croisé en rêve. Son esprit est vide lorsqu'il cherche à savoir, ni visage ni fonction. Le silence de la présence dans son crâne est anormal et pousse Kanon à aller la chercher.

Son cosmos s'agite dans sa poitrine, tournoyant sur lui-même, sans parvenir à tirer la présence de son mutisme. Kanon fronce les sourcils et secoue la tête. Très bien. Si elle ne veut pas parler, il attendra qu'elle soit d'humeur. Il n'a jamais réussi à la forcer à quoi que ce soit de toute manière.

Il se replonge dans sa lecture, la faible lumière dans la pièce s'amenuisant peu à peu.

XxX

Le lendemain, pendant que Kaça s'applique à déchiffrer et à recopier un texte sur la gigantomachie, Kanon s'éclipse. Kaça est un garçon sérieux, Kanon sait qu'il peut le laisser sans surveillance pour quelque temps. Il grimace ensuite en réalisant que ce ne sera plus le cas quand Baian sera là. Enfin, d'ici là, il devrait avoir fini de s'occuper de ce qui le préoccupe actuellement.

Debout dans les jardins du temple de Poséidon, Kanon ferme les yeux et se concentre sur son cosmos. Sans personne pour lui apprendre, il risque de passer des années à essayer de maîtriser de nouvelles techniques. Cette fois, il ne pourra pas se reposer sur la présence dans son esprit, puisqu'elle-même ignorait jusqu'à leurs existences il y a encore peu de temps. Tant pis, même si ça doit lui prendre toute sa vie, Kanon tient à apprendre. Quel genre de Dragon des Mers serait-il autrement ? Le genre qui trahit ses frères sans hésiter. Il ne veut pas de ça. Il vaut mieux que ça. Il n'a pas le droit de refaire les mêmes erreurs.

Au Sanctuaire d'Athéna, quand Kanon peinait encore à articuler tous les mots qui dansaient dans son esprit, apprendre les techniques du Chevalier des Gémeaux avait été d'une facilité déconcertante. Là où Saga s'acharnait pendant des jours pour réussir la plus petite des étapes intermédiaires, Kanon n'avait qu'à se concentrer pendant une heure ou deux avant de réussir, comme s'il faisait fonctionner un muscle rouillé.

Le Grand Pope le fixait toujours étrangement quand ça arrivait, comme si Kanon avait fait quelque chose de mal. Avec le temps, Kanon en avait déduit qu'il n'appréciait pas de voir la roue de secours mieux réussir que son frère. Après tout, c'est Saga qui comptait, pas lui.

Rouvrant les yeux, Kanon baisse son regard sur ses mains ouvertes face à lui. Son cosmos brille entre ses doigts, des lueurs dorées se mêlant aux nuances de bleu. Il laisse son cosmos le recouvrir comme le ferait son Écaille.

Bien maintenant, la première étape.

Avant de commencer à manipuler les coraux, Kanon doit apprendre à faire d'eux une partie de lui, jusqu'à ce que les invoquer ou les disperser soit aussi naturel que de respirer.

Il ferme ses mains en poings.

Que les choses sérieuses commencent.

XxX

Lorsque Kaça vient le rejoindre, la nuit est tombé sur le Sanctuaire Sous-marin et les coraux se sont multipliés dans les jardins. Kanon est assis au milieu de cette effusion de couleurs, les jambes croisées.

Kaça s'avance vers lui, levant ses petites jambes aussi haut qu'il le peut pour ne pas se blesser sur le tranchant des coraux. En le voyant peiner à tous les esquiver, Kanon les dissipe, ce qui lui permet de le rejoindre plus facilement. Dans ses mains, il tient quelques feuilles qu'il tend à Kanon.

Kanon les prend et retient une grimace en voyant l'écriture brouillonne. C'est tout juste s'il parvient à déchiffrer les mots qui sont écrits. Pourtant, en survolant les pages, Kanon constate que tout y est. Il sourit.

"Pour une première fois, c'est pas si mal."

Les yeux de Kaça s'illuminent.

"Pour de vrai ?

-Ouais, vrai de vrai."

Un grand sourire se dessine sur ses lèvres et Kanon poursuit.

"Tu as compris ce que tu écrivais ?"

Kaça ouvre la bouche, la referme puis détourne le regard.

"Euh… Dans les grandes lignes ?"

Kanon fait la moue.

"On va dire que c'est suffisant."

Il rend les feuilles à Kaça et se laisse tomber sur le dos. Il ne s'est jamais senti aussi épuisé de sa vie. Après quelques secondes, Kaça s'asseoit à côté de lui.

"Au fait, je me demandais…"

Kanon tourne la tête vers le garçon.

"Hm ?

-Tu faisais quoi au Sanctuaire de la surface ? Tu as dit que tu n'avais pas juré allégeance à Athéna."

Dans sa poitrine, le cœur de Kanon manque un battement. Il revoit les jours et les nuits confinés au treizième temple. Il revoit le silence assourdissant dans le temple de Gémeaux. Il revoit l'absence de Saga toujours grandissante. Il revoit ses rêves tellement plus beaux que le réel. Il revoit la Grèce dans toute sa splendeur. Il revoit les Chevaliers qui toujours le ramenaient aux pieds du Grand Pope.

"... J'étais juste une roue de secours.

-Comment ça ?"

Il n'a jamais eu la moindre importance aux yeux du Sanctuaire.

"Mon frère est Chevalier. Moi, je devais être là pour le remplacer au cas où il lui arriverait quelque chose.

-Tu devais être bien traité alors."

Kanon pousse un rire sans joie.

"Ouais, c'est ça. J'ai vu des chiens qui s'en sortaient mieux."

Il croise les bras derrière la tête tandis que Kaça fronce les sourcils.

C'est pas grave s'il ne comprend pas. Il est jeune, épargné de la laideur du monde. En fait, c'est mieux comme ça. S'il ne comprend pas, il ne pourra pas prendre Kanon en pitié. Kanon n'est pas un faible. Il n'a besoin de la pitié de personne.

Et si ses yeux brillent de larmes contenues, il n'aura qu'à dire que les embruns agressent ses pupilles.