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Der Funkspruch
( Le message radio )

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Seizième jour de mer

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-–- Scheiss Wetter! Vous parlez d'une météo pourrie...!

Le maître d'équipage Lamprecht pestait déjà en descendant l'échelle du kiosque vers le Central, avec son ample manteau de pluie ruisselant d'eau salée, à l'issue de ses quatre heures de veille aux jumelles par très gros temps. Et pour couronner le tout, là, alors même qu'il venait tout juste d'atteindre le bas de l'échelle, et de pouvoir enfin y ôter de son crâne son suroît en toile cirée noire, il venait de se reprendre en plein sur la tête l'un de ces paquets de mer qui se déversaient occasionnellement jusqu'à l'intérieur du Central!

Depuis la table des cartes où il se tenait, le Kommandant jeta un regard blasé vers le maître d'équipage furibond, et vers les autres marins qui redescendaient du kiosque à sa suite, tout aussi dégoulinants que lui. Après tout, le jeune capitaine venait lui-même d'assurer le quart de veille précédent sur le pont, et il était encore bien loin d'avoir entièrement séché; il savait donc parfaitement ce que les pauvres bougres venaient d'endurer. La tempête durait depuis maintenant deux jours, avec de fortes précipitations et des creux importants. Hélas, la météo importait peu: les patrouilles diurnes en surface se devaient de toute façon d'être plus fréquentes, à présent que l'U-666 s'était éloigné de la zone d'action des avions de surveillance maritime britanniques.

Le Kommandant s'intéressa à nouveau à la grande carte maritime qu'il était en train d'étudier en compagnie du nouveau chef navigateur, l'Obersteuermann Neuhoff. La carte en question était grillagée par le carroyage propre à la Kriegsmarine: l'Océan Atlantique et les mers contiguës y étaient répartis en grandes zones quadrangulaires désignées par deux lettres, elles-mêmes subdivisés en 81 carreaux désignés par deux chiffres. Pour l'heure, l'U-666 patrouillait ainsi consciencieusement le carreau BD32 qui lui avait été assigné au départ de Lorient, dans l'attente de nouvelles instructions de la part du BdUBefehlshaber der U-Boote, le haut-commandement des sous-marins de l'amiral Dönitz.

Le Kommandant avait déposé sa casquette à coiffe blanche sur un coin du grand pupitre. À présent, il tapotait du crayon le projet de route qu'il venait de tracer grossièrement sur la carte, tandis qu'il exposait ses choix au chef navigateur:

-–- Je préconise de nous orienter vers le cap 020 d'ici une heure, en direction du carreau AK99, et de passer en plongée à ce moment-là. En attendant, nous continuerons la patrouille en surface, même cap, en maintenant l'allure en avant demie à 14 nœuds.

-–- Cela va nous coûter cher en mazout, Herr Kaleun, objecta Neuhoff. Mais vous avez raison: tant qu'on croisera en surface par une tempête pareille, il faudra absolument maintenir la stabilité et contenir la dérive en assurant une vitesse suffisante.

-–- C'est l'idée, Herr Obersteuermann. J'espère quand même que nous recevrons bientôt de nouveaux ordres du... Verdammt, c'est quoi encore, ce vacarme?!

Les échos d'un esclandre commençaient à se faire entendre, en provenance du poste de maistrance voisin. Depuis la veille, le Kommandant avait pu constater une hausse aussi brusque que patente des conflits entre membres de l'équipage. Les accrochages devenaient de plus en plus fréquents, plus vifs aussi; l'irritabilité à fleur de peau était palpable à bord. Le passage par ces stades successifs de fébrilité puis d'abattement était bien connu des vétérans ayant déjà effectué au moins une croisière au long cours à bord d'un U-Boot. Mais ce qui était réellement inquiétant en l'occurrence, c'est que les transitions entre ces stades se déroulaient bien plus vite qu'à l'ordinaire, surtout s'agissant d'un équipage aussi aguerri que celui-ci.

Après l'attaque aérienne subie tout juste dix jours plus tôt, l'équipage de l'U-666 était retombé dans une routine anesthésiante, que n'étaient venus secouer ni nouvelle alerte, ni rapport de contact, ni instructions envoyées par l'amirauté. L'impatience commençait à gagner les esprits à mesure que les barbes commençaient à grignoter les visages: les hommes désespéraient de jamais pouvoir jouer un rôle actif dans cette bataille, qui justifierait toutes les misères et les privations qu'ils enduraient de plus ou moins bon gré. Le manque de résultats frustrant de la croisière inaugurale de l'U-666 devait sans doute aussi compter pour beaucoup dans ce désir de l'équipage de se distinguer enfin par quelques exploits marquants.

Pour l'heure, c'était la voix excédée de Hinrich, le chef radio, qui pouvait se faire entendre depuis le dortoir des officiers mariniers, assez tonnante pour être clairement perçue dans tout le compartiment contigu du Central:

-–- Pilgrim, espèce de gros dégueulasse! Je te jure que si tu t'es encore branlé dans les draps juste avant que je les reprenne derrière toi...!

À ce rugissement de dégoût s'ajouta le hennissement de rire parfaitement identifiable de Schwalle, un grand matelot torpilleur aux cheveux blond pâle, qui était sans doute alors en train de traverser le poste de maistrance depuis la poupe:

-–- Vas-y, Hinrich, te laisse pas faire! Si tu laisses passer les saloperies de ce gros pervers, tu finiras par te réveiller un jour avec un doigt dans le cul qui sera pas le tien!

L'humour de soldat n'avait jamais été très fin ni particulièrement distingué; l'humour de marin, encore moins; mais alors que dire de l'état d'esprit de matelots militaires, condamnés à vivre les uns sur les autres entre mâles, entassés durant de longues semaines dans un étroit tube d'acier, sans le moindre espoir d'un minimum d'intimité ou de salubrité? Le maître d'équipage Lamprecht confirma l'irritabilité ambiante, lorsqu'il surenchérit dans le volume sonore en poussant une gueulante depuis le Central où il se tenait encore:

-–- RUHIG! Fermez-là donc un peu, bande de connards, on n'entend que vous ici! Scheisse nochmal, si vous m'obligez à venir, je vous jure que je vous tabasse la gueule jusqu'à ce que vos propres mères vous confondent avec leurs putains de protections hygiéniques!...» En croisant le regard lourd de désapprobation que lui adressait le Kommandant, Lamprecht crut bon de préciser d'une voix plus adoucie: «...Euh, sauf votre respect, Herr Kaleun...

La semonce vigoureuse du Bootsmann eut au moins l'avantage de calmer la situation, et de rétablir une ambiance sonore acceptable à proximité du Central – pour un temps tout au moins. Lamprecht prit la direction du poste de maistrance vers l'arrière, tandis que la plupart des autres matelots redescendus de veille se dirigeaient vers le poste d'équipage de proue. Tout à bord était déjà bien trop humide pour que ces forçats des mers puissent espérer y sécher leurs vêtements, sans parler d'eux-mêmes. Mais les périodes où la mer était aussi hargneuse avaient au moins un bon côté: dans les chambrées d'équipage, les odeurs d'iode frais et de chien mouillé que rapportaient les veilleurs du kiosque venaient couvrir avantageusement les relents ordinaires de vieille sueur, de moisi et de Diesel.

Le Kommandant put reprendre son travail sur la carte avec Neuhoff. Ce dernier était déjà occupé à y tracer avec le plus grand soin la route prescrite juste auparavant dans leurs conversations. Le jeune Kapitänleutnant aurait bien sûr été tout à fait capable d'en faire autant; mais il aimait regarder travailler Neuhoff. Le nouveau chef navigateur mettait une telle application dans ses calculs, et faisait preuve d'une telle fluidité dans son trait, qu'on aurait cru voir Michel-Ange posant ses esquisses pour le futur plafond de la Chapelle Sixtine!

Neuhoff était un drôle d'oiseau, dont la personnalité déconcertait beaucoup de monde à bord. Ses goûts vestimentaires en particulier alimentaient bien des conversations. L'Obersteuermann montrait ainsi une aversion très nette pour la veste d'uniforme réglementaire de couleur sable ou vert-de-gris, qu'il portait le moins souvent possible. En dehors de certaines occasions particulières – comme les repas à la table des officiers, que Neuhoff n'était pas astreint à partager –, le port de l'uniforme n'était d'ailleurs pas obligatoire, et les choix vestimentaires à bord restaient très libres. Tous les vétérans de l'U-96 avaient ainsi encore en mémoire la légendaire salopette de travail à bretelles qu'aimait à porter leur ancien Kommandant!

Mais en ce qui concernait plus spécialement Neuhoff, ses choix étaient vraiment très, très libres: témoin, la chemise de laine d'une étonnante nuance de jaune canari qu'il arborait en ce moment même où il travaillait penché sur sa carte! On se souvenait de l'avoir déjà vu porter à bord d'autres chemises de couleurs toutes aussi inédites – mauve, ou rouge pastel! –, sans nul doute confectionnées sur mesure, car aucun honnête magasin de prêt-à-porter en Allemagne n'aurait probablement vendu ce genre d'article! Ces couleurs chatoyantes tranchaient avec la personnalité d'ordinaire timide et discrète du chef navigateur. Cette réserve de façade s'était pourtant parfois fissurée en certaines occasions, laissant place à une faconde joyeuse qui semblait bien mieux correspondre tant à ses chemises excentriques qu'à sa véritable personnalité. Et comme personne ne se souvenait l'avoir jamais entendu parler d'une épouse, d'une fiancée, ou même d'une vague relation sentimentale passée ou présente, bien des ragots et des plaisanteries couraient dans les postes d'équipage sur la nature des mœurs de l'Obersteuermann aux goûts vestimentaires si farfelus.

Frenssen avait lui-même fait l'objet durant un temps de ce genre de blagues égrillardes, après que l'on eût découvert dans ses maigres effets personnels tout un jeu de photos dédicacées d'hommes fort peu vêtus et à la musculature impressionnante, des haltérophiles pour la plupart. Mais l'hétérosexualité pure et dure du grand échalas était trop patente pour que l'on eût pu prendre au sérieux de tels ragots de poulaine. D'une manière générale, on évitait d'ailleurs d'accorder trop d'importance à ce genre de médisances, car après tout, l'homosexualité avérée était toujours considérée dans la Wehrmacht comme une déviance criminelle passible d'emprisonnement – au mieux!

Or, en ce qui concernait plus particulièrement Neuhoff, nul à bord ne lui aurait jamais souhaité un tel sort; car bien que tout récemment arrivé, le nouvel Obersteuermann s'était déjà rapidement attaché la sympathie de l'ensemble de l'équipage. D'une part, parce qu'il était apparemment un excellent chef navigateur, irréprochable sur le plan des connaissances marines. C'était en tout cas l'opinion du Leutnant Kriechbaum, qui avait exercé ce poste avant lui sur l'U-96 avec une compétence reconnue de tous, et dont l'avis en la matière faisait donc autorité parmi l'équipage. Et d'autre part, parce qu'en dehors de ses chemises aux tonalités éclatantes, Neuhoff portait le plus souvent possible autour du cou une vieille écharpe bleue de Schalke 04, dont l'âge et l'état d'usure prouvaient son attachement de longue date à ce vaillant club de football rhénan – celui-là même que l'ancien équipage de l'U-96 s'était également uni pour supporter. Il la portait d'ailleurs encore ce jour-là, avec sa fameuse chemise jaune...

D'où il se tenait, le Kommandant pouvait entendre le poste radio voisin crépiter de transmissions reçues en morse. Tant que l'opérateur ne requérait pas la présence d'un officier, il ne devait s'agir là que de messages à faible niveau d'encodage et de peu d'intérêt, tels que rapports de situation, points météo, et autres échanges ordinaires sur les ondes – auxquels l'U-666 participait d'ailleurs lui aussi pour ce qui le concernait. Et alors même que le Kommandant songeait justement à la vacuité démoralisante du trafic radio de ces derniers jours, il vit du coin de l'œil le second officier de quart, le Leutnant Kriechbaum, se diriger vers le local des transmissions situé à la sortie avant du Central, où l'opérateur de quart venait de l'appeler. Il s'agissait du Funkmaat Meyer, à ce moment-là...

Le Kommandant crut d'abord que Meyer avait fait venir le second officier afin que celui-ci soumette le dernier message arrivé à un second palier de décodage sur la machine Enigma, ainsi qu'il en était de règle pour les transmissions importantes. Enfin des nouvelles qui en vaillent la peine, songea d'ailleurs immédiatement le Kommandant; il était temps... Mais il fut d'abord déçu lorsqu'il vit presque aussitôt revenir Kriechbaum, porteur d'un simple feuillet de transcriptions manuscrites, que le Leutnant lui tendit sans plus attendre:

-–- Bitte, Herr Kaleun? Meyer vient d'intercepter un rapport de contact dans un secteur voisin. Ça devrait vous intéresser, je crois...

Le capitaine se saisit du feuillet, en remerciant le second officier d'un bref signe de tête. Puis en prenant conscience des nombreux regards tournés vers lui, il entreprit de lire à voix haute et intelligible:

-–- ««U-156, en AK81. Contact à 1318 avec convoi, cap 074, 9 nœuds, estimé à 70+ navires. Cinq colonnes, nombreux pétroliers au centre. Escorte dynamique, au moins deux croiseurs ou destroyers à quatre cheminées. J'attaque.»»

Kriechbaum crut bon de compléter pour l'anecdote:

-–- U-156, c'est le rafiot de Hartenstein: pas le genre de capitaine à confondre de minables cargos fruitiers avec des pétroliers... On a affaire à du lourd!

Le Kommandant consulta rapidement sa montre-bracelet: 13 heures 45. Le capitaine de l'U-156 avait respecté la règle d'engagement fondamentale des commandants de sous-marins, chasseurs solitaires par excellence, lorsqu'ils faisaient ce genre de découverte: fournir à l'amirauté un premier rapport de contact le plus détaillé possible, avant de se risquer à attaquer. Le temps d'encoder et d'envoyer son message, Hartenstein devait maintenant être prêt à engager l'ennemi en immersion périscopique. À supposer que sa transmission ne l'eût pas fait repérer par les navires d'escorte, peut-être même l'avait-il déjà fait.

Tous les yeux au Central s'étaient déjà tournés vers la grande table des cartes, où le chef navigateur Neuhoff s'était déjà mis au travail sans même attendre l'ordre de son capitaine. Celui-ci formula cependant à voix haute la question que tous les hommes présents se posaient déjà:

-–- Votre opinion, Herr Obersteuermann? Est-ce qu'il serait possible de rejoindre Hartenstein et d'intercepter ce convoi?

Neuhoff ne répondit pas immédiatement, tant semblait grande l'activité qu'il déployait sur son pupitre, saisissant fébrilement l'un après l'autre ses instruments de mesure ou de traçage, pour les rejeter presque aussitôt après emploi. Le Kommandant fit le choix de respecter la concentration et le travail minutieux de son chef navigateur, mais se permit néanmoins d'observer celui-ci par-dessus son épaule. L'expert cartographe traçait depuis le carreau AK81 plusieurs routes hypothétiques pour le convoi, autour de son cap initial au 074. Les graduations qu'il reportait tout au long de ces tracés devaient correspondre à une vitesse donnée de 9 nœuds. D'autres tracés envisageaient les trajets possibles de l'U-666 vers sa proie. Les savants calculs de Neuhoff semblaient même prendre en compte la dérive des puissants courants de travers dans cette partie de l'Atlantique Nord, qui impacteraient la route du sous-marin de 800 tonnes s'il devait suivre le cap du nord-ouest.

Entretemps, la nouvelle d'une bataille en cours à seulement quelques centaines de milles nautiques s'était rapidement répandue dans tout le sous-marin depuis le poste central. Plusieurs gradés étaient venus s'attrouper à quelque distance de la table des cartes, tandis que les simples matelots observaient pour la plupart depuis les écoutilles circulaires avant et arrière du compartiment. Nombreux étaient les hommes alors de repos qui avaient également quitté leur couchette pour profiter de ce dérivatif dans leur quotidien routinier et misérable. L'Oberleutnant Kroll était de ceux-là. Contrairement au Kommandant lorsque celui-ci servait au même poste sur l'U-96, le premier officier de quart avait adopté la coutume des sous-mariniers de renoncer au rasoir le temps de leur mission au long cours. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que la barbe n'allait vraiment pas à Kroll – pas plus d'ailleurs que la casquette d'uniforme, ni probablement l'humour s'il s'était jamais abaissé à en user. En fait, il n'y avait sans doute pas un lieu ni un emploi sur Terre où un type comme Kroll aurait pu sembler être à sa place...

L'Obersteuermann Neuhoff releva enfin le nez de son pupitre de travail, pour annoncer comme un oracle annoncerait sa prophétie:

-– Si le convoi continue sur sa route est-nord-est, ou s'il oblique plus au nord, on le ratera à coup sûr. Mais s'il choisit de faire un crochet vers l'est-sud-est ou même vers le sud-est, là, on aurait une chance de le repérer, et même de nous retrouver en plus en position optimale pour interception.

-–- Une chance, Neuhoff? releva le Kommandant. Quelle probabilité, vous diriez?

Le chef navigateur se frotta vigoureusement le menton tandis qu'il réunissait ses idées, avant d'admettre comme à regret:

-–- La météo est clémente pour cet été; la route du nord n'est donc pas trop inhospitalière. En gros, je dirais qu'il n'y a guère plus d'une chance sur cinq pour que le commandant du convoi préfère obliquer vers le sud, où nos sous-marins sont plus nombreux. Mais la solution du nord étant la plus évidente, il reste possible que le commodore anglais choisisse justement le sud pour désorienter nos recherches. Je m'en tiens quand même à mon pronostic: pas plus d'une chance sur cinq! Bien sûr, ce n'est là que mon avis personnel, Herr Kaleun: la décision finale vous revient...

Bien sûr... C'était là toute la responsabilité qui allait de pair avec les privilèges du commandement. Consultez; écoutez; mais en dernier ressort, décidez! Sa casquette blanche pesait décidément parfois plus lourd sur la tête du jeune Kapitänleutnant que si elle avait été de plomb.

Du point de vue des sous-mariniers allemands, depuis l'amiral Dönitz jusqu'au plus humble de ses matelots, le sort de la guerre se jouait sur l'interception et la destruction de ces gros convois alliés, qui transportaient vers le front européen toutes les richesses inépuisables de la jeune Amérique: armements, carburants, matériaux stratégiques – et probablement bientôt aussi des divisions yankees toutes entières, fraiches et bien équipées! La guerre stratégique qui se menait sur l'immense front maritime de l'Atlantique Nord était donc à prendre avec le plus grand sérieux. Chaque sous-marin en patrouille avait un rôle crucial à y tenir. Et en homme rationnel, le Kommandant détestait l'idée de jouer le succès ou l'échec de sa mission sur un simple coup de dés, surtout avec une cote si défavorable.

Mais les hommes de l'équipage était en train de descendre sur une mauvaise pente, il le sentait bien. Seul un peu d'action, ou à défaut un objectif tangible et immédiat, permettrait de les reprendre en main. Et lui-même brûlait d'envie de faire enfin quelque chose dans cette guerre qui continuait à se dérouler sans lui. À ce compte-là, même une chance sur cinq était une chance qu'il fallait bien tenter... Et puis, même s'ils rataient le convoi principal, avec un peu de chance, peut-être pourraient-ils encore capter un autre rapport de contact qui les trouveraient dans une meilleure position d'interception. Peut-être pourraient-ils aussi croiser la route d'un convoi de retour sur lest dans le sens Europe-Amérique. Piètre gibier que celui-là, mais comme le dit le proverbe allemand: «Dans la misère, le Diable mange des mouches»!

Ayant désormais arrêté sa décision, le Kommandant commença à distribuer ses ordres alentour, sur un ton sans sa réplique:

-–- Herr Obersteuermann: cap au 325, machines en avant demie! Meyer...?

-–- Jawohl, Herr Kaleun?

Le second radio était resté assis à son poste d'écoute; mais il y demeurait à portée de voix, et tendit donc la tête vers le Central depuis l'écoutille avant lorsqu'il entendit son capitaine l'appeler. Ce dernier lui dicta rapidement ses ordres:

-–- ...Prenez note, et transmettez en code à destination du commandement: ««U-666, en BD32. Reçu message U-156. Demande instructions. Dans l'attente, prends l'initiative suivre cap au 325, 14 nœuds, pour interception possible du convoi.»»

-–- Zu Befehl, Herr Kaleun! confirma joyeusement Meyer avant que son visage ne disparaisse de l'écoutille.

La nouvelle circula rapidement à bord du sous-marin, où elle fut accueillie avec un étrange mélange d'exaltation et d'appréhension. La routine pesante des derniers jours était déjà oubliée. La chasse reprenait enfin – la plus dangereuse des chasses, contre un gibier qui apprenait à se défendre de mieux en mieux au fil du temps. Viendrait sans doute même un jour où le chasseur finirait par devenir la proie... Mais ce jour-là n'était pas encore arrivé; et pour l'heure, l'initiative demeurait encore du côté des sous-mariniers de l'amiral Dönitz.

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La réponse du commandement mit plus de deux heures à arriver. La plupart des transmissions les plus anodines pouvaient être décodées par l'opérateur radio, au moyen de la fameuse machine de cryptage Enigma à quadruples rotors. Certains messages requéraient qu'un officier procédât à un second palier de décodage; c'était généralement là le travail du second officier de quart – le Leutnant Kriechbaum, à bord de l'U-666. Seuls les messages du plus haut degré de confidentialité exigeaient un troisième niveau d'intervention effectué par le Kommandant lui-même, à l'aide de grilles de décryptage gardées sous clé; mais il n'eut heureusement pas à intervenir cette fois-ci. Le décodage sur Enigma était une besogne déjà assez longue et minutieuse comme cela, et même en ne faisant intervenir que Meyer et Kriechbaum, l'opération demanda au total plus d'un bon quart d'heure de transcriptions laborieuses.

Pendant que les deux hommes travaillaient entre le local radio et le petit carré des officiers, la tension était palpable au Central. Elle était à son comble quand Kriechbaum revint enfin avec la transcription complète. Les hommes s'attroupèrent instinctivement derrière leur Kommandant lorsque le feuillet atterrit dans ses mains. Celui-ci répondit à leur attente en procédant à une lecture à voix haute:

-–- ««BdU pour U-666. Initiative approuvée, poursuivez cap 325. Rendez compte en atteignant carreau AK95. Bonne chasse, Herr Kaleun.»»

Un concert de soupirs de soulagement ou de contentement se fit entendre autour du Kommandant. La nouvelle fit rapidement le tour des coursives de l'U-666, et le moral remonta à nouveau d'un cran parmi les hommes: les grosses huiles de l'amirauté s'étaient enfin souvenues de leur existence, et elles avaient entériné sans réserve les choix effectués par leur capitaine. Sans que personne en eût encore pleinement conscience à bord, la cote de popularité de celui-ci venait également de croître au sein de son équipage.

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Entretemps, aucune nouvelle transmission n'avait été reçue de la part de l'U-156, qui devait pourtant avoir déjà lancé depuis longtemps sa première attaque contre le convoi qu'il avait repéré. Au fil des heures qui s'égrenaient, on commençait à craindre le pire quant au sort de Hartenstein et de son équipage. À l'extérieur, la nuit était déjà tombée sur l'océan, et l'U-666 continuait à tracer sa route en surface dans la tempête et la pénombre. Ce n'est que peu après 22 heures 00 qu'une nouvelle transmission en morse fit crépiter le local radio, où Hinrich était à présent de quart. Le très expérimenté chef opérateur put décrypter le message plus vite que ne l'aurait fait Meyer. Il n'eut pas besoin de faire porter la transcription manuscrite au Central, car déjà l'ensemble des officiers du bord – le Kommandant, Kroll, Kriechbaum, et l'ingénieur Grade – s'étaient massés sans plus de manières devant l'entrée exiguë de son petit local radio. Le message était long, mais Meyer put bientôt tendre sa transcription complète au Kommandant, qui s'en empara avidement.

Le ton de sa voix baissa, et son débit ralentit à mesure qu'il lisait les inquiétantes nouvelles:

-–- ««U-156, en AK81. Convoi repéré attaqué à 1406. Quatre tirs, deux impacts sur cargos. Pris en chasse par escorteurs, obligé plonger à 1410. Grenadages répétés, par au moins trois petits bâtiments, 106 explosions dénombrées. Dégâts maîtrisés. Perte contact sonore, surface à 2145. Contact visuel perdu avec escorte et convoi, dont les deux cargos touchés, présumés coulés. Poursuis la chasse sur cap présumé 074.»»

-–- Teufel! commenta Kriechbaum. Il a vraiment dit 106 grenades aquatiques?! Ces Anglais-là ont vraiment dû bénéficier d'un gros rabais sur les explosifs américains...

Le Kommandant, lui, ne réagit pas à froid, mais prit au contraire le temps d'une courte réflexion dont il ne tarda pas à livrer le fruit:

-–- Si ce convoi peut se permettre de détacher trois escorteurs, et de gaspiller autant de munitions sur une seule cible, ça laisse imaginer ce qu'ils gardent encore en soute pour nous! Bon, ce message-là, il ne sera peut-être pas très productif d'en communiquer la teneur complète à l'équipage... Nous sommes d'accord là-dessus, meine Herren? C'est clair pour vous aussi, Hinrich?

Les regards des officiers se tournèrent d'emblée vers le chef radio, qui ne paraissait pas particulièrement enchanté de devoir garder un tel secret pour lui, ni surtout de devoir laisser ses compagnons d'équipage dans l'ignorance du danger qui les menaçait tous. Mais l'ordre d'un supérieur ne se discute pas, et tout particulièrement pas celui d'un Kommandant à bord de son bâtiment. Hinrich approuva donc d'un simple signe de tête, en se gardant de dire un mot.

Les officiers retournèrent ensuite vers leurs postes ou leurs couchettes, tandis que l'opérateur radio demeurait assis à son pupitre. Kriechbaum et Hinrich paraissaient plutôt abattus. Le L.I. Grade soupirait en hochant la tête d'un air négatif, sans croiser le regard du Kommandant, ni donc permettre à celui-ci d'y puiser davantage d'informations sur l'état d'esprit de son officier ingénieur. Comme on pouvait s'y attendre, seul l'Oberleutnant Kroll voyait le bon côté des choses qui avait échappé à tous les autres:

-–- La bataille promet d'être chaude. Herr Kaleun! Ça, c'est une affaire où on gagne la Ritterkreuz, ou bien alors, on peut définitivement y renoncer!

Sans surprise, l'enthousiasme hors de propos du jeune officier va-t-en-guerre ne remonta pas du tout le moral du Kommandant... La Ritterkreuz, la cravate de Chevalier de la Croix de Fer, le fascinait bien moins depuis qu'il avait gagné en maturité au milieu de l'équipage de l'U-96. Elle l'intéressait nettement moins en tout cas que de pouvoir rentrer vivant au pays, et peut-être, s'il avait de la chance, de pouvoir revoir sa tendre Solveig à Stavanger.

Kroll s'éloigna ensuite vers le Central en sifflotant: "Wir fahren gegen Engeland". "Nous partons contre l'Angleterre", tu parles! songea le Kommandant. Près de trente ans que cette vieille rengaine avait été écrite, et pas une seule botte allemande ne s'était encore jamais posée sur le sol britannique, qui n'eût aussitôt été faite prisonnière!

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[ À suivre... ]

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