Chapitre 2 — Dans le Brouillard
Comté de Galway. Connemara. Irlande du Sud. — Lieu du crash
Le vent soufflait fort sur l'une des baies présentes à une vingtaine de kilomètres du village de Camus Outer. La roche se disputait la préséance des lieux, offrant un paysage à la fois sauvage et indomptable. Les nuages gris d'encre recouvraient le ciel en se déplaçant vers l'intérieur des terres, laissant sur leur passage l'odeur si particulière d'un paysage imbibé de pluie fraîche. Á l'horizon s'étendaient les flots froids et tumultueux de l'océan Atlantique, qui séparaient l'île principale d'Irlande d'îles annexes, plus petites, qui étaient bercées par le nord de l'océan.
Emily posa le pied sur la clairière maritime qui se présentait à elle, s'éloignant de la route très cabossée qui l'avait amenée jusqu'à ce lieu. La jeune femme voulait cependant des réponses.
C'est pourquoi elle était passée dans la supérette du petit village pour acheter un petit sac à dos rudimentaire ainsi que deux bouteilles d'eau, un sandwich sommaire et quelques fruits pour grignoter si ses recherches venaient à prendre plus de temps qu'elle le pensait. Elle comptait dans tous les cas être revenue avant la tombée de la nuit pour ne pas inquiéter son hôtesse ni celui qui lui avait sauvée la vie. Il ne faudrait pas qu'elle s'attarde dans tous les cas. La docteure irlandaise serait pâle, ou au contraire pourpre, de savoir qu'elle faisait l'exact contraire de ses consignes : plutôt que de se reposer tranquillement à la maison ou de se promener dans le village, elle faisait cette petite excursion. Le jeune homme ne serait sans doute pas ravi non plus qu'elle se ballade dehors ainsi seule, loin de la sécurité du village irlandais, mais s'il avait l'air d'être autant un bon gars qu'un beau garçon, les apparences pouvaient être trompeuses. Emily n'accordait pas sa pleine confiance à l'aveugle. Il avait certes marqué beaucoup de points en lui sauvant la vie et en l'aidant cette dernière semaine, mais il maintenait une distance entre eux. Il ne mentait pas, mais n'était pas ouvert pour autant. Emily avait été honnête avec lui, mais elle hésitait encore à s'ouvrir à lui.
Avant de décider de ce qu'elle allait faire, il lui fallait un peu de temps et surtout, des réponses.
Résolue, la jeune femme extirpa de la poche intérieure de l'imperméable prêté par la médecin la carte que le jeune homme lui avait montrée un peu plus tôt. Elle vérifia sa position par rapport à l'endroit indiqué par la carte. Elle ne devait plus être bien loin, si elle en croyait le document. Elle était consciente du risque qu'elle prenait en se rendant ici, seule, mais elle ne voulait pas impliquer ses bienfaiteurs dans ses recherches… et possiblement, dans de graves ennuis. La magicienne se remit en route en marchant dans la direction indiquée par la carte, qu'elle rangea.
La jeune femme baissa brièvement les yeux sur sa main droite, cachée sous un gant de laine emprunté. Elle n'avait pas besoin de l'exposer pour visualiser les étranges marques qui étaient dessinées sur le dos de sa main. La franco-britannique était pourtant certaine que ce tatouage n'était pas présent pendant ses vacances, si elle en croyait son plus ancien souvenir d'avant l'accident. Elle ne savait que trop bien ce qu'il représentait, même si elle ne comprenait pas ce qu'il fichait là : la dernière Guerre du Graal, qui avait eu lieu à Paris, remontait à vingt ans de cela. Ils devaient donc avoir encore au moins quatre-vingt ans de répit avant la suivante, si elle en croyait les quelques lectures qu'elle avait faites et les histoires que lui avait racontées feu son père. Après, ce n'est pas comme s'il n'y avait pas des précédents en termes d'irrégularités liées aux guerres du Graal : si elle en croyait les dires de son père – et elle avait toute raison d'y croire – les deux Guerres de Fuyuki et la Guerre de Paris n'avaient été séparées que de dix ans chacune. Après, dans ces deux cas de figure, on avait fini par soulever quelques hypothèses pour expliquer ces irrégularités. La deuxième Guerre de Fuyuki avait été provoquée par la fin dramatique et chaotique de la première guerre, où le Graal avait été détruit lors de la finale. Le Graal de la deuxième Guerre de Fuyuki avait bien été démantelé sous l'impulsion de son père et de sa marraine Rin Tohsaka. Quant à la Guerre de Paris, elle avait été causée par l'ambition d'un mage français soutenu par quelques puissances et influences « entourées de ténèbres ».
Emily n'avait jamais aimé cette expression, qui était à ses yeux un prétexte fallacieux, une excuse bien commode pour cacher des vérités et protéger des coupables trop bien placés.
Il fallait qu'elle se souvienne de ce qu'il s'était passé. Elle avait le sentiment, sans savoir pourquoi, que le crash n'était pas « accidentel ». La jeune femme espérait qu'en revenant sur les lieux où son bon samaritain l'avait trouvée, la mémoire pourrait lui revenir. Il fallait qu'elle confirme si ses craintes étaient avérées et si une Guerre du Graal était bien en cours, surtout si cela prenait place en Irlande alors que des tensions internes commençaient à se raviver. C'était sans doute le pire endroit et le pire moment pour organiser une guerre de mages dévastatrice, comme une poudrière qui n'attendait qu'une étincelle pour s'embraser avec plus de ferveur.
- Bon, si j'en crois la carte ça devrait être dans le coin…
Comme une réponse silencieuse, un violent mal de tête vint frapper de nouveau son crâne alors que des images furtives traversèrent son esprit. Elle se souvint alors de la douleur dévorante dans sa jambe et dans son bras, qui s'étendait généreusement jusqu'à son dos, pétrifiée. Elle se souvint du goût âcre du sang dans sa bouche, ainsi que la sensation croissante de faiblesse. Haletante alors que la dernière image s'estompait, Emily s'efforça de revenir sur le présent et observa ses alentours. Elle se trouvait à quelques mètres du rivage de l'océan Atlantique et elle contempla avec attention l'immense cratère qui avait déformé la clairière environnante, façonné à même le sol herbeux et rocheux. Une carcasse de métal gisait en son sein, tandis que d'innombrables débris d'acier étaient disséminés tout autour sur des centaines de mètres au moins. La désolation avait touché non seulement la terre mais s'étendait aussi jusqu'à l'océan, où brillaient quelques plaques d'acier déformées, rongées par l'eau salée et piégée dans la roche. Elle s'approcha en silence, tendue et sur ses gardes, ne pouvant que remarquer ici et là les rares témoins de la catastrophe muette, avec des vestiges défoncés de sièges individuels ou groupés, les fragments de tissus et de vêtements déchirés, les valises et les sacs abandonnés aux éléments.
- Ouais non, clairement, c'est là. On dirait que ça a été laissé à l'abandon. Difficile de croire que des promeneurs n'aient pas remarqué ce… chaos. Est-ce à cause de la barrière que j'ai sentie tout à l'heure ? Une qui tiendrait à distance les badauds et les curieux…
Ce n'était pas chose impossible. Après, tout dépendait des règles qui avaient été établies lors de la conception et de la création de la barrière par le mage. Emily avait pu traverser la barrière sans encombre. Était-ce restreint aux non-mages ? Ou à ceux qui venaient ici par hasard sans vouloir exactement se rendre à ce charnier ? Cela pourrait déjà apporter un premier élément de réponse relativement logique, même si cela supposait que les créateurs de la barrière soient des mages suffisamment puissants pour la maintenir sur plusieurs jours, en la gardant aussi efficace. Elle n'avait pas eu l'impression de voir des runes, mais après, elles pouvaient être dissimulées.
En tout cas, ce qui était bien réel, c'était l'odeur putride, pestilentielle, qui embaumait les lieux. Plus elle s'approchait de la carcasse d'acier, plus la senteur devenait entêtante, insoutenable. C'était pire encore que l'odeur de la viande brûlée ou les œufs pourris. C'était absolument horrible, sans qu'elle n'ait de mots assez forts pour la qualifier avec exactitude. Elle n'avait pas senti que des odeurs très plaisantes au cours de ses voyages, mais celle-ci les dépassait toutes. L'odeur la plus approchante avait été celle d'une carcasse de cervidé dans une forêt tropicale. Malgré le haut-le-cœur qui la gagnait de plus en plus, Emily s'efforça d'avancer et d'observer ce qu'elle voyait. Il était vraiment ardu de ne pas constater la présence, ici et là, de silhouettes difformes, désarticulées, à la merci des éléments, échouées sur la terre ou flottant sur les flots.
- Aussitôt, son corps détourna son regard d'eux, comme dans un réflexe d'auto préservation.
Pas après pas, des images terribles jaillissaient de son inconscient avec la force d'un geyser. Outre la douleur assommante, elle ressentait maintenant la chaleur suffocante de flammes trop proches, l'obscurité terrifiantes d'une fumée crasse, sombre, opaque et asphyxiante ainsi que l'odeur prégnante, insistante, de la chair maltraitée et du sang versé. Elle entendait les râles. La jeune femme se fit violence pour ne pas s'effondrer au sol sous le poids de ces vision écrasantes, qui rendaient ses jambes à la fois lourdes et fébriles, tandis que tout son corps tremblait. Elle secoua sa tête pour les chasser et pour se ressaisir. Elle voulait se souvenir, mais elle ne voulait pas subir simplement le traumatisme qui y était associé. Elle voulait comprendre, avant tout.
- Après tout le chemin que tu t'es tapé, tu ne vas quand même pas t'arrêter là. Allez, on se ressaisit et on se bouge le cul. On trouve ce qu'on cherche et on se tire vite de là.
Un rayon de soleil hivernal qui venait se refléter sur la surface d'un débris d'acier fiché dans le sol titilla sa mémoire, faisant ressurgir le souvenir épars de flammes dansantes qui léchait la carcasse de métal… avant de bondir sur un tout autre souvenir, un peu antérieur à l'accident. Elle vit un ciel bleu d'azur, tapissé par quelques nuages poivre et sel, à travers une petite fenêtre. Elle ressentit des secousses violentes, comme si son corps était traversé par des tremblements. L'agitation, confuse, l'incompréhension, la résignation. La fenêtre réapparaissait dans le tumulte de mouvements et de cris autour d'elle, œil dans cette tornade toujours plus confuse.
« - Maman ! C'était quoi la grosse lumière ?
- Sans doute un éclair, mon chéri. Nous devons sans doute être près d'un orage. »
Quelle était cette « grosse lumière » qu'évoquait cette voix enfantine dans sa vision ? Non, il ne pouvait pas s'agir d'un orage, voulût-elle rétorquer à la voix féminine. Le ciel était limpide et dégagé, clair, azur. Non, les cieux étaient paisibles. Elle en était sûre. Alors qu'est-ce que…
C'est là qu'elle les vit.
Elle les vit avec une précision terrifiante. Elle vit ces silhouettes lointaines, furtives, qui se déplaçaient telles des ombres. Et surtout, elle les vit. Elle vit, dans cette minuscule ouverture, crépiter ces immenses flammes d'azur sur le sol vert des terres irlandaises, si près et si loin. Un craquement affreux, monstrueux, des rafales aussi tranchantes que des lames de rasoir… !
Une plainte échappa à Emily alors qu'elle était submergée par ces ressentis terrifiants, par ces émotions dévorantes, par cette terreur que son esprit avait vraiment tout fait pour oublier. S'effondrant à genoux au sol, ses mains serrées sur ses tempes, Emily secouait vivement sa tête alors qu'avec une limpidité acérée, les souvenirs autour de l'accident se déversaient dans son esprit avec la force d'un torrent. Malgré elle, les larmes revenaient serpenter avec force sur ses joues, son corps traumatisé se soulevant contre les injonctions au calme de son esprit détaché. Une voix douce l'interpella à ses côtés alors qu'une main fine se posait sur l'une de ses épaules.
- Tout va bien, mademoiselle ?
- Ça va, oui… ça va aller…
- Prenez le temps qu'il vous faut. Respirez profondément. Voilà…
- Merci, madame…
C'était réconfortant d'entendre l'accent familier de la Grande Bretagne. Comme si elle sentait qu'elle se calmait, la main sur son épaule s'éloigna et elle entendit une personne se redresser. Emily parvint à se relever et sécha rapidement ses larmes, remettant de l'ordre dans ses pensées. Elle offrit un léger sourire reconnaissant à la dame qui lui faisait face : elle était revêtue d'une longue robe émeraudes aux manches un peu plus amples, liserée de fils d'or. Le vêtement semblait être fait de velours et recouvrait une poitrine généreuse, que l'on distinguait juste assez avec un fin col en « V » assez plongeant. Le dos de ses mains était recouvert d'un petit gant de cuir qui laissait la mais livre et était attaché au niveau du majeur. Avec un visage élégant et d'épais cheveux bruns bouclés, une peau légèrement hâlée et des yeux verts sublimes, la dame anglaise ne manquait ni de beauté ni de prestance et attirait naturellement l'attention.
- Je vous en prie. Il est normal de défaillir quand on est confrontés à une telle tragédie, et rappelés à notre fragilité d'être vivant… et à la brièveté de notre existence.
- Je suppose… ce n'est pas beau à voir. Et ce n'est pas trop une promenade de santé.
Emily ébouriffa brièvement ses cheveux. Elle ne savait pas trop quoi lui répondre. C'était un peu trop perché, peu trop philosophique pour elle. La jeune femme préférait généralement une approche plus terre-à-terre et pragmatique, et elle s'interrogeait sur la présence de la dame.
- Excusez-moi pour ma question abrupte, mais qu'est-ce qui vous amène par ici ? Ce n'est pas ce que j'appellerai un cadre champêtre ou même bucolique.
- La curiosité. Je pensais que cette dramatique catastrophe m'aiderait aussi à retrouver l'inspiration… mais je me suis trompée, visiblement. C'est regrettable.
Emily ne savait pas trop comment aborder cette dame qui venait de la haute société. L'inconnue dégageait une aura apaisante, courtoise et charismatique, mais quelque chose interpellait la jeune femme sans qu'elle ne puisse mettre le doigt dessus. Était-ce son apparence parfaite ou son caractère paisible qui lui semblaient trop parfaits pour être honnêtes ? La curiosité… vu ce qu'il y avait dans les alentours, elle supposait avec un froid dans le dos que cela pouvait être de la curiosité macabre. Il y avait des grands de ce monde qui avaient ces penchants-là, et qui étaient des habitués des cabinets de curiosité ou des musées de médecine. Comment pouvait-on se complaire de la désolation ? C'était quelque chose qu'elle ne comprenait vraiment pas. Quelque chose chez cette dame ne mettait pas la franco-britannique à l'aise, aussi voulût-elle couper court à la discussion tout en s'efforçant de faire preuve d'un peu de politesse.
- J'espère que vous finirez par la trouver. Quant à moi, je vais devoir vous quitter.
- Vraiment ? J'espérais que nous pourrions discuter un peu plus longtemps.
- Oui, madame. Une longue marche m'attend et je voudrais rentrer avant la nuit.
Emily recula de quelques pas. Elle avait eu des réponses qu'elle cherchait, le reste pourrait attendre mais seule, avec une inconnue toute femme fût-elle, elle ne se sentait pas en sécurité. Si une Guerre du Graal était bien en cours en Irlande, elle ne pouvait pas faire lui faire confiance. La jeune femme lui tourna le dos et commençait à s'éloigner sans demander son reste lorsque l'inconnue l'interpella une nouvelle fois, sa voix douce se drapant de fermeté :
- Je vous en prie. Pourriez-vous m'accorder la grâce d'une dernière faveur ?
- J'insiste, et je vous conseille d'ailleurs de ne pas vous attarder vous non plus. J'ai entendu dire que les routes n'étaient pas sûres en ce moment.
- Je suis désolée mademoiselle, mais je ne peux pas vous laisser partir.
C'est qu'elle devenait insistante, la bougresse ! Emily musela son impatience et son envie de l'envoyer promener en prenant moins de pincettes en refusant de se tourner vers-elle, pressant simplement le pas. Hélas, elle n'eut pas le temps de faire deux mètres qu'elle vit d'étranges marionnettes humanoïdes apparaître dans son champ de vision. La jeune femme essaya de s'écarter afin de les contourner, mais à chaque fois qu'elle se détournait d'autres pantins similaires s'ajoutaient pour lui bloquer la voix, tant et si bien qu'elle se retrouva encerclée. Emily se tendit aussitôt et se tourna vers la dame à la robe émeraude, mains sur les hanches.
- Sérieusement, à quoi ça rime tout cela ? Je n'ai rien à voir avec vous.
- Vous feignez l'innocence jeune femme mais tout comme moi, ce n'est pas le hasard qui vous a menée jusqu'ici. Vous n'auriez pas pu franchir la barrière si tel avait été le cas.
- J'étais juste en quête de réponses. Je ne sais pas ce qui vous a vraiment amenée ici, et je n'ai pas envie de le savoir, mais je doute que ce soit pour les mêmes raisons que moi.
- Votre réluctance me fatigue. J'espérais que vous puissiez me divertir quelques temps avant que je n'achève vos souffrances… et que je ne mette fin à votre solitude.
- Ma… solitude ? Demanda Emily, interloquée et méfiante face au vent qui tournait.
Cela ne sentait pas bon, et elle ne parlait pas du charnier dans lequel elles se trouvaient. Il fallait qu'elle la fasse parler, qu'elle gagne du temps afin de pouvoir trouver des moyens de défaire le piège. La jeune femme se tenait néanmoins prête à se battre si la situation l'exigeait, réveillant peu à peu ses circuits magiques sans perdre de vue l'étrange dame. Elle remarqua alors que deux ombres s'approchaient de celle qui ne devait être autre qu'une magicienne, tout comme elle. Il y avait une autre marionnette très élaborée, à forme humanoïde et élégamment revêtue d'une robe longue blanche, avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus froids qui n'avaient rien de vivants et une sorte de masque doré qui entourait ses yeux. La menace semblait cependant provenir de l'homme qui l'accompagnait. Il était plutôt grand, avec une peau claire et des yeux rouges, ses cheveux noirs mi longs, son menton pointu, des lunettes et son sobre costume poivre et sel, avec des gants blancs et une cape bleu-marine. Quelque chose dans son apparence pourtant élégante donnait des sueurs froides à Emily, dans la façon dont il l'observait et dans son attitude. Cet homme n'était pas normal, pas sain d'esprit… et sans intentions saines.
- Cet accident a dû profondément vous meurtrir. Vous êtes la seule survivante que j'ai vue jusque lors… ma pauvre enfant, la culpabilité du survivant doit-être terrible.
- Jusque lors… attendez, vous avez été témoin du crash ? Pourquoi n'avez-vous rien fait ? Vous n'avez pas prévenu les autorités ? Pourquoi ne pas les avoir secourus ? Demanda Emily, de plus en plus outrée en réalisant le triste sort de ses comparses d'infortune.
- Pourquoi l'aurais-je fait ? Qu'aurais-je gagné à le faire ? Rien qui ne vaille le risque de me faire assaillir par les vulgaires de ce pays qui nous détestent de tout leur cœur.
- Vous auriez pu sauver de nombreuses vies ! Nous n'étions pas tous morts lors du crash. Répliqua Emily avec colère sourde, le vent soufflant avec force autour d'elles.
- Mais je leur ai apporté la salvation, très chère. Avec l'aide de mon ami, ils ne souffrent plus. Ils n'auront plus jamais à craindre la mort, la peur et la douleur. Ils ne seront plus jamais seuls… regardez. Ils sont ici, tout autour de nous… et de vous.
Une froide réalisation glaça les veines d'Emily, qui regardait franchement autour d'elle. Elle ne voyait cependant que les silhouettes des marionnettes humanoïdes, qui les entouraient sans mot dire en les contemplant de leurs regards vides et froids. Une magicienne qui manipulait des marionnettes… c'était une forme de magie dont elle avait entendu parler à la Tour de l'Horloge, mais qu'elle ne pratiquait pas. Cela ressemblait, en certains points, à la magie des golems dont sa mère était si férue. Elle en comptait autour d'elle une bonne quarantaine, et pour un tel degré de contrôle, Emily supposait que la magicienne qui lui faisait face était plutôt douée à son art. Après, la jeune Velvet n'était pas sans savoir que les mages pouvaient maîtriser plus d'un seul arcane de magie, c'était souvent le cas afin de multiplier et diversifier ses possibilités magiques.
- Quelle largesse ! Vous les avez libérés de leur souffrance, mais que leur donnez-vous en retour ? Vous les avez réduits en esclavage, vous leur ôtez leur libre-arbitre ! Ne pût s'empêcher d'ironiser Emily d'un ton grinçant, ses yeux d'obsidienne ombrageux.
- Vous ne pouvez pas comprendre, ainsi prisonnière des affres de la chair. Pourquoi vous accrochez-vous à la vie, mademoiselle ? Pourquoi souhaitez-vous continuer de souffrir et de connaître le tourment ? Je crains de ne pas pouvoir vous convaincre, aussi vais-je devoir vous contraindre… et vous faire rejoindre nos rangs pour soutenir notre cause. Je la laisse à tes bons soins, Assassin. Tu sauras faire entendre raison à cette insensée.
- Alors vous participez à cette guerre insensée… vous êtes encore plus folle à lier que je ne le pensais. Je ne rentrerai pas dans votre jeu sordide. Cette guerre ne m'intéresse pas. Entretuez-vous si ça vous chante, mais moi, ça n'est vraiment pas mon trip.
La magicienne ne répondit pas, se contentant de claquer des doigts pour faire apparaître une petite valise où se trouvait repliée en position fœtale une autre marionnette, semblable à la horde autour d'elle, avant d'esquisser un froid sourire qui se voulait bienveillant envers Emily. La jeune femme se tenait sur ses gardes, prête à défendre chèrement sa peau tandis que le vent se faisait plus virulent autour d'elle. Impassible, l'apparence de l'homme étrange se déformait et prenait des traits plus monstrueux alors que son visage se recouvrait à moitié d'un masque blanc fardé de noir et entaché en un sanglant sourire, tout en gardant une moitié folle et avenante. Sa cape bleu-marine se déformait en une obscure nuée presque vampirique dans son dos. Ses mains en revanche étaient sans doute les plus terrifiantes, puisque chaque ongle avait été remplacé par la lame tranchante et acérée d'un couteau d'argent ensanglanté. Il ouvrit les bras et en chœur, la quarantaine de poupées se mit à applaudir, tambourinant s'ils étaient en plein concert.
- Voici venu le temps du spectacle. Tous ceux qui poseront les yeux sur moi sauront ce qu'est la peur. Christine, ô Christine ! Entends-tu leurs applaudissements ? Ils demandent un Encore ! Alors chantons l'amour, chantons l'espoir, chantons la mort !
Dans un contraste saisissant, une magnifique voix de soprano s'éleva des lèvres mécaniques de la marionnette aux cheveux blonds qui était élégamment habillée. Le chant était si beau que même Emily, qui aimait assez entendre la musique classique même si elle n'était pas douée, s'en trouvait tout à fait émue, pétrifiée et transportée. L'enchantement était si grand que ce ne fut qu'à la dernière minute qu'elle remarqua l'assaut d'une poupée maudite qui voulait la décapiter. La jeune femme se baissa juste à temps, la lame effleurant ses cheveux, avant de faire appel à son affinité avec l'air. Puisque ses opposants voulaient chanter, elle danserait en retour.
Emily ferma les yeux pour amenuir sa peur, et se concentra sur sa connexion avec le vent pour accroître son ouïe et sa perception des mouvements autour d'elle. Sa focalisation revenue, elle modula les courants aériens pour qu'ils valsent tantôt autour de ses bras ou de ses jambes, s'appuyant sur la force aérienne pour les abattre sur ses opposants de métal les plus proches à l'instar de lames d'air. Leur portée était très courte, mais cela pouvait lui permettre de les tenir en respect. La règle impérieuse était de ne jamais rester immobile, de tourner demeurer en mouvement, de ne pas chercher à bloquer mais surtout à dévier ou bien à esquiver, à s'adapter. Quand elle commençait à être dépassée par le nombre, Emily dressait automatiquement une barrière médiane de vent qui la recouvrait comme un voile ou comme un cocon invisible.
La jeune femme avait espéré pouvoir faire plier les jointures de métal plus fragiles des créations humaines avec la force des bourrasques de vent, mais elles étaient plus solides que prévu.
L'autre mage refusait de s'impliquer dans le combat ou de se salir les mains. Elle demeurait en retrait, se contentant simplement de récupérer les marionnettes abîmées pour les remettre en état et les relancer dans la mêlée. L'homme, ou plutôt le Servant se corrigea en pensée la jeune Velvet Fleury, qui l'accompagnait semblait ressentir une profonde jouissance en voyant ce combat désespéré, cette tragédie perdue d'avance, en la voyant se débattre de toutes ses forces. Emily eût vite compris après un peu d'observation que l'entité qui coordonnait ces diableries de métal était la marionnette aux cheveux blonds qui ne cessait jamais son chant angélique. Le problème était que cette dernière demeurait toujours hors de portée et les rares fois où Emily avait vu une ouverture et tenté de l'atteindre, elle avait toujours été repoussée par d'autres marionnettes ou d'autres poupées s'étaient interposées entre ses lames d'air et la machine.
- Nous serons tous ensemble ! Unis dans le chant, unis pour l'éternité... !
Elle ne sût pas pendant combien de temps elle se démena ainsi. Les vagues de marionnettes semblaient incessantes, infinies et toujours plus proches de la submerger. Les lames des entités de métal l'avaient entaillée plusieurs fois à ses bras et à ses épaules alors qu'elle se protégeait et esquivait de son mieux, une lame venant même érafler sa joue droite. Elle remarqua vite que les machines démoniaques ciblaient particulièrement sa tête, ses tendons et sa main droite et leurs mouvements étaient souvent similaires, et donc leur comportement pouvait être un semblant prédictible. Le problème majeur était leur nombre démesuré, à au moins trente contre une avec dix autres marionnettes qui restaient en retrait pour protéger leurs « reine » et « roi ». Ils ne lui laissaient pas le temps de faire la moindre incantation, ce qui lui compliquait l'accès à ses compétences de Numérologie et donc à son recours à la foudre pour abattre ses opposants.
Ses oreilles bourdonnaient, des acouphènes s'installaient petit à petit à force qu'elle recourait de façon prolongée à sa synergie sensorielle avec le vent. Si elle continuait ainsi, elle allait compromettre totalement son ouïe et cela, c'était tout bonnement hors de question et ce serait contre-productif. C'est donc avec récalcitrance qu'elle coupa cette connexion sensorielle et s'appuya des courants aériens pour accroître la portée de son saut et essayer de reculer. Malheureusement, l'étau des marionnettes se resserrait sur elle tandis que la fatigue la rattrapait. Á ce rythme effréné, elle n'allait pas rester vaillante longtemps mais si elle avait le malheur de cesser de se débattre, la jeune femme savait qu'elle était fichue et condamnée à jamais.
Grimaçante, ses oreilles tintaient de l'intérieur face au bourdonnement qui se faisait de plus en plus entendre. D'abord sourd et distant, il se faisait de plus en plus bruyant jusqu'à l'insupporter. De ce qu'elle pouvait entendre, elle n'était pas la seule importunée puisque la voix du Servant – Assassin, si elle se souvenait bien – s'écriait avant de se mettre à chanter en Haute-contre :
- Ce son infâme ! Je vais maudire et détruire tout ce qui est laid !
Avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit cependant, le bourdonnement était devenu un grondement tonitruant alors que les marionnettes étaient sur le point d'immobiliser Emily. Elle fût obligée de se couvrir les oreilles et ferma les yeux alors qu'une silhouette blanche se ruait droit sur eux, dans un crissement insupportable de freins et de pneu sur la surface terreuse. Emily entendit un bruit sourd, comme si quelque chose venait de percuter autre chose avec force. Elle s'efforça d'ouvrir les yeux et la tâche blanche floue se précisa à ses côtés en moto routière sportive blanche grisée, dont le moteur vrombissait toujours. Une grande silhouette aux courts cheveux blonds y était assise, vêtue d'une longue veste noire qui battait dans le vent. Une voix à la familiarité aussitôt rassurante se fit vite entendre alors qu'elle l'interpellait :
- Monte, si tu veux vivre !
Arthur, le jeune homme avec lequel elle avait commencé à nouer amitié, se tenait devant à côté d'elle, avec son habituel haut rouge, son pantalon noir et ses chaussures noires. Ses traits étaient en revanche beaucoup plus sérieux et résolus qu'à l'ordinaire, ses yeux verts rivés sur elle tandis que les marionnettes se remettaient difficilement debout, couchées au sol sans qu'Emily ne comprenne bien ce qui les avait écrasées contre la terre au point de les sonner. Arthur restait près d'elle, l'une de ses mains serrées tandis qu'il tendait l'autre main dans sa direction.
Emily resta coi un bref instant, avant de se ressaisir et de lui réplique sans cacher son inquiétude.
- Arthur ? Mais qu'est-ce que tu fais… ne reste pas là, tu vas te faire tuer !
- Monte, sinon tu vas finir comme eux et c'est un destin que je ne souhaite à personne !
Il était si déterminé qu'Emily sût qu'il n'en démordrait pas. Il semblait sincère alors qu'il lui tendait toujours sa main, ses yeux verts la priant d'accepter sa requête. Sa force de conviction la convainquit assez pour que les traits de la magicienne chassent leur fatigue et leurs hésitations pour se muer en détermination, alors qu'elle se tourna vers lui et lui tendit sa main en retour. Il n'hésita pas un instant pour saisir sa main dès qu'elle fût à sa portée et l'attira vers lui avant de la hisser sans effort sur la moto en la plaçant derrière lui. Il prit avec fermeté son bras pour le placer au niveau de sa taille et lui faire comprendre qu'elle devait s'y tenir. Elle eût à peine le temps de maintenir sa prise et de caler ses pieds sur les repose-pieds que le moteur de la puissante moto vrombissait avec rage. Une seconde plus tard, l'engin filait à toute vitesse.
Le paysage se brouillait dans le vent de leur course alors qu'ils filaient sur les plaines herbeuses et rocheuses. De la mer elle ne sentait que l'odeur salée, alors qu'elle se confondait avec le ciel. Malgré la vitesse folle à laquelle ils filaient, dangereuse au vu du terrain accidenté et du fait qu'ils étaient poursuivis de près, Emily se pencha juste assez vers lui pour qu'il l'entende.
- Tu sais qu'ils me traquent et que si je reste avec toi, ils vont s'en prendre à toi ? S'écria Emily, déterminée mais préoccupée pour le sort de son résolument bon samaritain.
- Je suis prêt à prendre le risque. On ne m'a pas appris à détourner les yeux quand les gens sont dans le besoin. Répondit Arthur d'un ton décidé, sans la moindre hésitation.
Emily garda quelques minutes le silence, réfléchissant à ses propos. Elle respectait son courage, alors qu'il se mettait en danger pour lui tirer hors des ennuis. Oui, elle pouvait entendre cette volonté inflexible et cette détermination sans failles. Sa résolution l'avait convaincue. Un léger sourire déférent au coin des lèvres, elle l'observa et remarqua que les yeux verts du jeune homme oscillaient entre la route devant lui et le rétroviseur pour évaluer la distance de plus en plus réduite malgré leur vitesse qui les séparaient des marionnettes et des deux monstres. Elle partageait ce constat préoccupant. Ils n'étaient pas sortis d'affaire, il fallait se débarrasser de ces monstruosités avant qu'elles ne puissent continuer leur macabre et sinistre commerce.
- Je comprends. Bon, je nous ai mis dans ce pétrin, je vais mettre les bouchées doubles pour qu'on s'en sorte. Déclara Emily avec résolution en libérant l'une de ses mains.
- Ce ne sera pas de refus, surtout si tu peux nous frayer un chemin. Répliqua Arthur sans perdre une once de concentration sur sa conduite alors qu'il réalisait un virage serré.
- Je m'en occupe. Je te confie la conduite et mes arrières. Répondit Emily avec gravité.
- Je m'en charge. Je m'occuperai des plus intrépides. Confirma Arthur avec brièveté.
S'ils voulaient s'en sortir face à cet écrasant désavantage numérique, ils devaient œuvrer de concert. Emily lui partagea brièvement ses observations sur la dynamique des marionnettes et lui indiqua leur lien avec la mystérieuse marionnette blonde qui les contrôlait par une espèce de chant, que protégeait le Servant dont elle avait appris que la classe était Assassin. Elle ne savait pas si ces informations pourraient lui être utiles mais quitte à travailler ensemble, autant qu'ils soient aussi bien informés l'un que l'autre s'ils voulaient être vraiment efficaces. Serrant les cuisses pour garder l'équilibre sur la moto lancée à toute allure, elle pouvait voir l'immense foule de la quarantaine de marionnettes qui ressemblaient à une horde de morts-vivants. N'était-ce pas ce qu'ils étaient, au fond ? Des êtres vivants que l'on empêchait de mourir, tout en leur retirant tout semblant de libre-arbitre par quelque sombre rituel. En tant que survivante de la catastrophe, Emily estimait qu'il était de son devoir de les guider vers le repos. Posant ses mains l'une contre l'autre, la jeune femme ferma les yeux et se concentra. Des étincelles crépitèrent sur ses mains jointes alors que ses lèvres murmuraient des incantations presque muettes.
- Snap !
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, les étincelles quittèrent ses mains et se précipitèrent droit vers la masse mécanique qui se trouvait face à eux, à l'instar d'une énorme flèche gorgée d'électricité.
L'enchantement se ficha droit dans le cœur d'une machine, la foudroyant et court-circuitant ses mécanismes délicats. En raison de leurs nombreux composants métalliques, la foudre ne s'arrêta pas en si bon chemin. Elle rebondit en boule électrique sur les machines les plus proches, ricochant de marionnettes en marionnettes tout en amplifiant sa propre puissance brute. Le temps que la magicienne adverse se rende compte de ce qu'il se passait et conjure une barrière magique avec des pierres précieuses pour protéger la dizaine de poupées proches d'elle et de la marionnette blonde, deux bons tiers des marionnettes avaient été lourdement endommagées. Quant au tiers restant, Arthur ne leur laissa aucun répit puisqu'il fonça sur eux avec la moto, de puissantes bourrasques de vent venaient entourer ses passagers comme un œil de cyclone, des rafales violentes venant lacérer quiconque s'approchait trop près du bolide à deux roues.
Leur efficacité sembla enrager la magicienne à la robe verte, qui ordonna d'une voix claire :
- Cela n'a que trop duré. Assassin, arrête-moi ces insolents coûte-que-coûte ! Nous ferons avec ce qu'il restera de leurs entrailles et de leurs organes.
- Compris, Ma Donna. Pour votre éclat futur, je briserai vos ennemis. Chantons. Chante avec moi, une dernière fois. Chante, chante mon ange. Christine Christine !
Emily eut tout de suite un mauvais pressentiment en sentant le flux magique croissant qui renforçait la puissance magique du Servant grotesque et monstrueux alors que d'étranges et lugubres chandelles et candélabres apparaissaient tout autour d'eux, tandis qu'un énorme orgue surgissait de la terre sous les pieds de l'Assassin. Quelque chose chez l'orgue donnait des frissons de dégoût à la jeune femme, avant qu'elle ne puisse mettre le doigt dessus : l'orgue était façonné du même métal que les poupées… et était taillé dans des ossements humains. L'odeur qui en émanait était putride, tel le fumet pestilentiel de charognes encore pourrissantes.
Les yeux verts d'Arthur semblaient s'éclairer d'une lueur turquoise particulière alors que les bourrasques qui entouraient la moto s'étendaient pour les recouvrir davantage, en une solide barrière de vent. Se tenant d'une main à son torse, Emily posa sa main droite sur son bras.
- Je vais te donner un coup de main. Si tu me le permets.
Le temps était contre eux, chaque seconde comptait. Elle pouvait sentir la tension musculaire de son compagnon d'infortune. Ils se connaissaient depuis peu, leur amitié était aussi naissante que récente, mais ils devaient se faire confiance mutuellement s'ils voulaient s'en tirer. Elle supposa qu'il était parvenu à la même conclusion alors qu'il l'observait du coin de l'œil, son regard toujours éclairé de cet éclat turquoise inhabituel. Il lui donna en silence son accord. Emily acquiesça en retour pour le remercier de sa confiance et se concentra avant de murmurer :
- Square.
Une fois de plus, elle fit appel aux arts thaumaturgiques. Sa main droite s'éclaira d'une lueur d'argent alors qu'elle sollicitait ses circuits magiques pour concentrer, canaliser, transférer et entrelacer temporairement son mana dans l'enchantement créé par Arthur afin de le renforcer. La barrière de vent s'éclaira d'une lueur turquoise plus vive et devint plus tangible, matérialisée. Au même instant, l'Assassin joignait son chant au timbre cristallin de la marionnette blonde et au chant de sa Master, tout en appuyant avec force les touches du piano de l'orgue aussi gigantesque que sinistre. Sons et chants se mêlèrent alors et se muèrent en puissante magie invisible qui vint déchiqueter ses alentours, sans la moindre considération pour les poupées. La barrière de vent et le souffle enragé de magie se confrontèrent, des grésillements parcourant la surface de la défense aérienne renforcée. De longues minutes durant, l'équilibre maintenu, elles se défièrent sans qu'aucun parti n'accepte de céder. La sueur perlant sur ses tempes face à l'effort soutenu et continu demandé, Emily ne bougeait pas, ses yeux d'ébène fixés sur la Master, le Servant de classe Assassin et l'unique poupée qui n'avait pas été balayée avec les autres. Pas un instant elle ne quittait du regard leurs opposants, sans jamais cesser ses efforts.
Contrairement aux murs du Gouffre de Helm, la barrière de vent ne vacilla pas et ne rompit pas. Elle tint tête aux lames invisibles de la magie d'Assassin et, implacable, finit par les briser.
Les bourrasques de vent violent qui composaient la barrière changèrent une nouvelle fois de direction et vinrent se concentrer dans la main droite d'Arthur, la moto reprenant sa folle lancée sur leurs opposants, et en particulier Assassin, tant qu'ils se remettaient du contrecoup de leur attaque conjointe. Emily pouvait sentir leur souffle violent, mais elle ne posa pas de question. Au lieu de cela, elle préserva ses forces restantes et se concentra sur un sort mineur d'air en remarquant que de nombreuses poupées, bien que désarticulées, se relevaient une fois de plus. Faisant mine de viser dans un premier temps la Master, Emily dévia sa route au dernier moment pour affecter sa véritable cible : la marionnette vêtue d'une robe et sertie de cheveux blonds. Elle piégea cette dernière dans une cage d'air mineure, assez solide pour la contenir quelques minutes et assez épaisse surtout pour étouffer les moindres vocalises prononcées par la poupée.
Cela confirmait ses suspicions alors que les marionnettes se figeaient les uns après les autres. Au même instant, un cri déchira l'air alors que leur moto effleura le flanc gauche d'Assassin.
- Plus jamais… ! Plus jamais… je n'entendrai plus ta voix… Christine… Master…
Sous les yeux d'Emily, le Servant semblait avoir été littéralement tranché en deux au niveau du tronc. Les deux moitiés churent bientôt au sol, avant qu'Assassin ne commence à disparaître, perdant de sa corporalité. Ce ne fût qu'alors qu'Emily dispersa le sort mineur de vent qu'elle avait conjuré, et remarqua que la poupée aux cheveux blonds semblait disparaître à ses côtés. La moto réalisa un virage serré, avant de s'arrêter à une distance prudente de leurs ennemis. La Master était effondrée au sol, un poing frappant dans une rage muette les terres irlandaises. Emily allait s'enquérir de son état lorsqu'elle sentit Arthur la retenir par la main avec fermeté.
- Tu ne peux rien faire pour elle. Il ne faut pas qu'on s'attarde ici. D'autres vont venir.
Dans le rétroviseur, elle pouvait deviner les traits à la fois tirés et déterminés d'Arthur. Il semblait fatigué. Le vent était tombé et la brise fraîche de la fin de journée reprenait ses droits. Le jeune homme sembla remarquer son trouble et ajouta d'un ton plus amical et compréhensif.
- Tu as fait ce qu'il fallait, Emily. Ils pourront reposer en paix. Rentrons, d'accord ?
Il avait sans doute raison. C'était sans doute la décision la plus sage, admettait Emily en son for intérieur. Ce n'était pas un choix facile à faire, mais la priorité était leur propre sécurité. Maintenant que ses soupçons étaient confirmés, il était primordial de rester libre et en vie. Elle avait beaucoup de questions bien sûr, mais elles pourraient attendre qu'ils soient en lieu sûr. La vieille dame irlandaise allait certainement les enguirlander, mais c'était un moindre mal.
Emily approuva d'un signe de tête, se réinstallant dans le siège passager avant de replacer ses bras autour de son torse. Arthur effleura un instant sa main en un signe de réconfort avant de saisir les poignées de la moto et de démarrer sans plus attendre, filant comme le vent.
Bientôt, il n'y eu plus de traces de leur présence sur les lieux.
