Le soir ou tout commença.

Dehors il pleuvait. Une pluie battante et effrénée, instoppable et sauvage comme on en avait rarement connu en cette période de l'année. Toute la journée il y avait eu un grand soleil mais l'air avait été lourd, comme chargé de quelque chose qui laissait un sentiment de malaise dans les esprits. Et alors que loin, très loin de l'auberge, le marché de Mi'lan battait son plein, attirant à lui des centaines de milliers de voyageurs curieux, l'auberge Du bon goût accueillait également son lot de pèlerins. La vieille Thilda semblait être la tenancière des lieux depuis toujours et d'aussi loin que l'on s'en souvenait, elle s'était toujours trouvée accoudée au bar à servir quelques malheureux venu noyer leurs peines dans un alcool bien fort dont seule l'aubergiste avait le secret. Heureusement, quand cette dernière avait trop bu ou était trop épuisée pour tenir les lieux, elle pouvait compter sur sa fille Isil. Les habitués savaient la pauvre Isil malade depuis sa plus tendre enfance et la laissait vaquer à ses tâches sans trop lui accorder d'attention, mais il arrivait parfois qu'un pèlerin un peu trop ivre veuille découvrir quel doux visage se cachait sous le capuchon grisâtre qui recouvrait le visage de la jeune fille. Heureusement, même ivre, la vieille Thilda veillait au grain, et sèchement, elle rabrouait le plus curieux des plus curieux. De la sorte, Isil avait prit l'habitude que toutes les soirées se ressemblent et s'enchainent à l'auberge. Il ne se passait jamais rien d'incroyable et d'une certaine manière, c'était rassurant. Alors, lorsqu'un soir Thilda arriva dans la cuisine affolée, et lui désigna une table de la tête, la jeune femme devina qu'il se passait quelque chose qui n'avait rien d'ordinaire.

« Ce sont des elfes ma petite Isil alors tiens-toi bien, ne fait pas de bêtises et surtout… Oui, surtout, ne te fait pas trop remarquer avec ceux-là. Ils sont plus malins que les autres et ne tombent pas facilement dans le piège de quelques explications sinueuses. »

Songeuse, l'intéressée hocha brièvement la tête. Des elfes. Isil se tordit le cou pour tenter de les apercevoir depuis l'embrasure de la porte, en vain. Elle n'en avait jamais vu de sa jeune vie et était bien curieuse de voir si les rumeurs -très nombreuses- à leur sujet étaient toutes avérées. Mais la jeune femme savait également qu'ils étaient le cauchemars de Thilda et surtout du secret qu'elles partageaient toutes les deux. Elle se promit d'être très prudente, ce soir encore.

Thilda lui fit comprendre qu'elle s'occuperait de leur tablée et Isil se contenta de rester en cuisine et de ravitailler les verres des quelques habitués. Il n'y avait pas beaucoup de monde ce soir en dehors de ces derniers, si ce n'était une tablée de marchands, présents depuis quelques jours déjà, et ladite tablée d'elfes qui venaient de débarquer. Ainsi la soirée commença à s'écouler et tout se passa bien jusqu'à ce que l'aubergiste ne se mette à boire. Elle le faisait régulièrement, et Isil avait prit l'habitude de la voir faire, mais désormais, elle ne pourrait plus franchement compter sur l'aide de la tenancière pour tenir l'auberge, alors, quand les elfes, à leur table, firent signe qu'ils avaient soifs, la jeune femme dût se résigner. Elle allait devoir gérer toute seule.

En soufflant un coup -comme pour se donner du courage- Isil attrapa les pintes que dame Thilda venait de poser devant elle et elle se dirigea, d'une démarche qu'elle espérait assurée, vers la table des elfes. Ils étaient en pleine discussion lorsqu'elle arriva à leur hauteur et elle devina qu'il devait s'agir de quelque chose de relativement important et secret, car en remarquant sa présence, tous se turent. Elle senti sur elle des regards inquisiteurs, curieux, mais aussi agacée. Et en soit, le fait que sa présence les agace étaient une bonne chose. Tant qu'elle n'était pas désirée à proximité de leur table, ils ne chercheraient pas à en savoir davantage à son sujet ! Elle entreprit de les servir rapidement, prenant soin de ne pas croiser le regard de qui que ce soit, puis elle s'effaça, toujours dans le silence, ignorant les regards qui scrutaient son dos, pour aller se réfugier dans les cuisines et reprendre cette fameuse soupe de champignon dont Thilda tenait une si bonne réputation.

Et alors qu'elle remuait lentement le breuvage, elle laissa son esprit vagabonder dans un monde imaginaire dont elle seule avait le secret. Isil s'imaginait être une elfe justement, courant un arc à la main et les cheveux au vent, humant ce doux vent de liberté qui venait lui effleurer les joues. Loin, bien loin de cette auberge qui l'avait vue grandir, elle pouvait rêver d'être une autre personne et surtout de vivre une autre vie.

A plusieurs reprises Thilda passa dans la cuisine mais à chaque fois elle se garda bien de faire la moindre remarque. Sans doute la tenancière devait elle comprendre ce à quoi Isil occupait son esprit et, peut-être qu'avec une certaine compassion, elle décida de ne pas lui faire la moindre remontrance.

Lorsque dehors la pluie s'arrêta enfin, Isil, poussée par la curiosité, décida de sortir pour voir quels chevaux pouvaient bien avoir les elfes. Si tant est qu'ils montent des chevaux, ceux-ci devaient être absolument magnifiques et son âme d'enfant curieuse prenant le dessus sur sa toute jeune sagesse, elle s'engouffra à l'extérieur. Le sol était encore humide et boueux, gorgé de la dernière pluie qui venait à peine de cesser. Il faisait frais, mais rien d'alarmant non plus et la jeune femme encapuchonnée,

« Eh bien ma p'tite, v'la deux jours que j'suis ici et deux jours que j'me d'mande c'qu'il y a sous c'capuchon. Montre-moi ton p'tit minois. Soit pas timide. J'te croqu'rai pas ! »

Si elle avait été un peu moins embêtée par le fait que Thilda était probablement trop ivre pour intervenir, Isil aurait pu rouler des yeux. Mais inquiète, elle secoua la tête et tenta de faire comprendre à l'homme, un peu trop pressant, qu'elle n'était pas le moins du monde enjouée à l'idée de se faire tripoter par un inconnu.

« Je ne suis pas intéressée, veuillez me laisser tranquille s'il vous plait. »

C'était sa propre voix qu'elle entendait désormais. Elle qui n'avait que peu d'occasion de prendre la parole se surprenait toujours lorsqu'elle entendait sa propre voix, comme si elle la découvrait pour la première fois. C'était un timbre doux et posé, léger comme une plume mais qui laissait deviner une poigne de fer et une impétueuse envie de dévorer le monde. Il y avait quelque chose de royal, voir même de divin dans sa voix et c'était presque un supplice que la phrase n'ait pas été un peu plus longue. Mais peut-être qu'Isil aurait mieux fait de rester silencieuse. Car si elle aimait découvrir sa voix, elle savait que cette dernière suscitait, comme tout le reste de sa personne, un vif intérêt. Dans la hâte la jeune femme avait agi sans réfléchir, comme muée par son instinct de conservation, mais, lorsqu'elle constata avec dépit que l'ivrogne ouvrait grand ses yeux, comme subjugué par ce qu'il venait de se passer, elle songea qu'elle venait là de faire quelque chose de très stupide.

« Ben tient ! Avec une voix d'ange comme ça, t'dois être belle comme le soleil. Allez, vient là que j'te r'garde de plus près ! »

Si Isil n'avait pas été dans une position si délicate, elle aurait probablement roulé des yeux devant sa propre bêtise, mais déjà l'homme l'empoignait et la plaquait contre lui avec fermeté. En sentant les effluves d'alcool mêlées à l'odeur acre des mines du nord, la jeune femme paniqua de plus belle. Thilda était à l'intérieur, avec une bonne dizaine d'autres personnes, il lui suffisait de crier pour que quelqu'un rapplique dans la seconde. Mais si elle criait, elle attirait forcément l'attention sur elle, or, il lui semblait qu'elle avait déjà fait suffisamment de bêtises pour la soirée et qu'elle devait désormais agir avec un minimum de réflexion.

Elle tenta de repousser l'homme -sans grand effet- lorsque la divine providence frappa sous la forme d'un… Eh bien d'un elfe. Elle aurait préféré voir Thilda -une figure rassurante sous la lumière tamisée de la lune- mais elle saurait se contenter d'un elfe. En croisant son regard il lui sembla bien que son cœur s'arrêtât. Les murmures de voyageurs étaient bien en deçà des rumeurs représentant les elfes et leur grande beauté. Aux yeux d'Isil il lui semblait qu'elle venait là de faire la rencontre d'un être divin. Et quels yeux ! Si les siens lui semblait dénués d'intérêts, ceux de l'elfe, d'un bleu merveilleux, lui donnait l'impression de rencontrer l'océan en personne ! Et ces cheveux ! Si longs, si beaux ! En fin de compte tout était merveilleux chez cet être et Isil eut bien du mal à revenir à la réalité.

Ce n'est qu'à cet instant qu'elle remarqua que la scène s'était figée. L'ivrogne immobile, fixait également l'elfe, visiblement mécontent d'avoir été interrompu. Quant à l'elfe justement, son regard passait d'Isil à l'ivrogne avec une certaine interrogation dans le regard, comme s'il hésitait à intervenir. Finalement, il prit la parole

« Mon ami, je crois que cette jeune femme vous a demandé de la laisser tranquille. »

D'un mouvement un peu sec Isil fut poussée en arrière contre le mur. Dans la panique et parce qu'elle était bien incapable de dire ni de faire quoi que ce soit, elle resta pétrifiée sur place, tandis que l'elfe repoussait l'ivrogne d'une main ferme. Elle pensa l'espace d'un instant à Thilda, à l'intérieur de l'auberge, qui ne se doutait probablement de rien et elle pria pour que la situation n'empire pas.

Finalement l'autre disparu dans la nuit en vociférant contre l'elfe et en promettant qu'il se vengerai de cet affront. A ce moment-là uniquement, la jeune femme se permit de souffler légèrement et tenta d'apaiser son cœur qui martelait contre sa poitrine. Son sauveur se retourna et la toisa longuement, dans un silence extrêmement pesant. Enfin, ce n'était pas tout à fait elle, qu'il fixait. En suivant son regard, elle découvrit avec horreur qu'une mèche de cheveux dépassait de son capuchon. Elle qui prenait toujours soin de les tresser pour qu'ils ne soient pas visible pour quiconque, songea avec dépit que cette mèche folle avait dû se décrocher pendant l'altercation. Estomaquée, choquée, et à nouveau pétrifiée par la crainte que son secret ne soit découvert, elle tenta vivement de camoufler ses cheveux d'un geste de la main. Mais elle doutait que ce soit suffisant. Thilda l'avait prévenue, les elfes étaient intelligents et bien plus vifs d'esprit que la clientèle habituelle de l'auberge. Il aurait tôt fait de deviner que ces cheveux, d'une blancheur extrême, n'avait rien de tout à fait ordinaire. Les yeux humides, elle tenta de la supplier du regard lorsqu'enfin, il arrêta de la contempler. Au lieu de cela il se mit à fixer le ciel étoilé, visiblement songeur. La bouche sèche, le cœur battant, elle s'apprêtait déjà à se jeter au sol pour le supplier de ne rien dire à qui que ce soit, lorsqu'enfin, il brisa le silence

« Vous n'êtes pas vraiment malade, n'est-ce pas ? »