Chapitre 25 — Là où tout a commencé
Memento Mori. « Souviens-toi que tu vas mourir ».
Académie de la Tour de l'Horloge, Londres, Angleterre. Année 2030
L'air était assez plaisant pour une fois. Le temps clair et l'air des vacances avaient dispersé quelque peu le smog coutumier à Londres. La vue, depuis la Tour de l'Horloge, était exceptionnellement dégagée par sa proximité avec la Tamise. Il y avait encore pas mal de voitures et quelques vélos qui circulaient sur les routes en contrebas, bien entendu, mais c'était malgré tout bien plus calme.
Posé contre le mur et à même le sol, un panier en osier laissait dégager une odeur à la fois capiteuse et doucement sucrée qui embaumait un peu la petite terrasse sur laquelle il reposait. Á ses côtés, une bouteille de thermos en inox avait été posée, verrouillée bien que dépourvue de son capuchon noir.
Le parfum amer et riche du café émanait pour sa part d'un gobelet aux mêmes tons noir et argent, confortablement niché sur le rebord d'une balustrade entre des doigts assez fins, quoique calleux.
Une petite silhouette, solitaire, était accoudée à la balustrade, et semblait profiter de cette vue si rare.
« — Je me suis dit qu'un petit bout de France te ferait du bien, à défaut de la tour Eiffel. »
Un mince sourire vint étirer des lèvres charnues, égayant un peu un visage fatigué et émacié. Cela faisait longtemps qu'elle n'y avait plus mis les pieds. Cinq ans… une éternité, mordante et lancinante. Ses cheveux roux étaient devenus longs, même domptés dans un chignon lâche qui ne laissait échapper que de minces mèches entourant son visage, déjà parsemées de nombreux cheveux blancs.
Si seulement son cher ami avait pu l'écouter un peu plus, quand elle l'avait mis en garde.
Mais non, milord était persuadé de pouvoir mener tout de front, de tout pouvoir porter sur ses épaules.
- Á la tienne Waver, où que tu puisses être !
Mimant un toast imaginaire, comme s'il s'était trouvé à ses côtés, la professeure Fleury dégusta une longue gorgée de café, dont le musc corsé la réchauffait un peu. Sa main libre se glissa dans sa poche intérieure, attrapant avec douce tendresse la boussole qui y était nichée. Elle en avait toujours pris grand soin. Sa voix, d'abord enjouée, s'était ensuite baissée dans un ton plus grave et plus triste.
- Je n'ai pas perdu le Nord, tu vois.
Elle ne s'y était jamais habituée, à sa disparition… et pire, à son absence à ses côtés. Au vide qu'il avait laissé dans son cœur comme dans sa vie. Un gouffre que rien ni personne n'avait pu combler. Personne ne l'avait vu venir. Après toutes les épreuves qu'il avait traversées, après avoir connu trois Guerres du Graal, participé et survécu à deux d'entre elles, alors qu'ils profitaient d'une vie paisible…
- Qui aurait cru qu'il serait terrassé par une crise cardiaque, aussi violente que soudaine ?
Ce jour funeste ne cessait de hanter sa mémoire, de l'accabler de remords et regrets. Les semaines précédentes, il lui avait semblé un peu fatigué et, il est vrai, stressé par un moment très rempli dans son triple rôle d'enseignant, de directeur de l'Académie et de membre du Conseil des Mages. Elle l'avait prié, longuement, de prendre ces congés qu'il ne prenait plus afin de se reposer un peu. Ils s'étaient disputés, parfois, à ce sujet, de préférence en l'absence d'Emily et de Godric.
Un combat de longue haleine, mais elle y était parvenue. Sa main serra avec impuissance son café.
Dire qu'elle avait réussi à lui faire prendre des congés pour les quatre semaines qui suivaient ! Ils avaient planifié un grand voyage d'abord en Macédoine, puis en Irak en couple, afin de se rappeler des bons moments passés et essayer de nouer de meilleurs souvenirs que ceux liés à leurs disparus. Fiona et Godric étaient bien assez grands désormais et s'étaient envolés du nid, chacun pour suivre la carrière et la vie qui leur convenait. Quant à sa fille Emily, âgée de 15 ans, elle était assez autonome pour pouvoir se gérer toute seule, sachant qu'au besoin Rin et Shirou habitaient aussi à Londres.
Emily… tous les jours, elle lui rappelait un peu plus son père, que ce soit par ses traits délicats et ses cheveux noirs. Elle n'avait que 15 ans, et Adélaïde ne doutait pas qu'elle fasse déjà tourner des têtes.
- Salut ! T'as un moment ? S'exclama une voix jeune derrière elle.
Adélaïde était très ouverte d'esprit, mais rares étaient les étudiants qui se permettraient de lui parler aussi familièrement, même au sein de ses doctorants. Elle autorisait le tutoiement pour certains, mais elle demandait toujours un minimum de respect de la part de ses élèves et auditeurs. Un sourire amusé étira cependant ses lèvres alors qu'elle se détournait de la vue pour se tourner vers la voix en question. La voix lui était très familière, tant par son timbre légèrement impertinent que par sa désinvolture.
- Bonjour Suzaku ! Ça fait plaisir de te voir. Qu'est-ce qui t'amène par-là, mon grand ?
- Je passais dans le coin, répondit-il d'un ton amical. Comment tu vas ?
Suzaku Tohsaka, un jeune homme de quinze ans qui se tenait face à elle, la dépassait d'une bonne tête. Avec ses cheveux noirs en bataille et ses yeux légèrement en amande, il rappelait tout à fait à sa mère. Son visage et sa morphologie, en revanche, évoquaient son père, surtout avec ses yeux bruns chaleureux. Il portait l'uniforme habituel délivré aux meilleurs étudiants de l'Académie des mages.
Assurément, ni Rin ni Shirou ne pouvaient renier son filleul comme leur fils.
Adélaïde le connaissait depuis l'enfance, puisqu'elle avait été choisie comme sa marraine et l'avait porté dans ses bras quand il n'était qu'un tout petit bambin encore… qui avait bien grandi, désormais.
- Ma foi, plutôt bien. Les étudiants sont au rendez-vous et la carcasse tient le coup, et ce ne seront pas quelques rhumatismes qui m'empêcheront de faire ce que je veux. Et toi alors ?
- La routine, la routine. Tu as le temps pour, heu, parler un peu ? Je te paye un café, lui proposa-t-il avant d'ajouter, un vrai. Pas l'espèce d'eau aromatisée au café de votre distributeur.
Tiens donc ? Le petit jeune voulait lui parler de quelque chose ? Un sourire attendri échappa à Adélaïde. Sa compagnie, à l'instar de ses enfants, la faisait se sentir plus jeune que ses cinquante-cinq ans. On ne pouvait pas toujours discuter de tout avec ses parents, aussi Fleury avait parfois été l'un de ses confidents… et complices pour quelques plaisanteries ou activités hors du giron parental.
- Allons donc, j'aurai toujours un peu de temps pour mon filleul. Guide-moi vers ton fameux café, que je voie ce qu'il vaut. Et pas question que tu payes, c'est moi qui offre.
- Si tu insistes pour payer le café d'accord, mais je paye les pâtisseries. Ce n'est pas négociable.
Après tout, elle n'avait pas cours avant la fin de journée, et ses copies pouvaient bien attendre le lendemain. Quelque chose dans le regard du jeune homme lui soufflait qu'il voulût lui parler d'une chose sérieuse, derrière l'air débonnaire qu'il affectait de montrer. Et cela piquait vraiment sa curiosité.
Adélaïde nota avec amusement qu'il l'avait emmenée exactement au même endroit où elle avait discuté avec Rin avant le début officiel de la Guerre du Graal, avant de se confronter officiellement. Pour ne pas froisser la fierté du jeune homme qui avait fait des efforts, elle préféra garder le silence.
Ils passèrent leur commande respective, échangeant des banalités en attendant leurs consommations. Ce ne fut que lorsque leurs thés furent servis que Suzaku changea de sujet, lançant d'un air anodin.
- Tiens, comment va Emily ? Je crois qu'elle s'est enfermée pour réviser depuis quelques jours.
- Elle va bien, ne t'en fais pas. Je m'assure qu'elle pense à se nourrir et à dormir un peu. Tu la connais. Perfectionniste comme son père et mauvaise perdante… comme sa mère, je suppose.
- Elle a pris le meilleur et le pire de vous deux, commenta Suzaku tant mélancolique que résigné.
Sa réaction n'échappa pas aux yeux encore alertes de l'archéologue. Intéressant, pour le moins. Elle fut sensible à la mélancolie qu'il ressentait, évoquant sans le nommer le proche qu'ils avaient perdu. Ils burent tous deux en silence une gorgée de leur thé respectif, contemplatifs un bref instant. Adélaïde reprit néanmoins assez vite avec plus d'enthousiasme et un brin de fierté pour sa tendre et chère fille.
Je suis curieuse de voir vers quelle faculté elle s'orientera l'an prochain. J'espérai l'archéologie, mais je crois qu'elle penche vers la thaumaturgie. Avec ses résultats je ne suis pas trop inquiète… tant qu'elle ne s'épuise pas. Elle tend à trop s'investir. J'espère qu'elle trouvera quelqu'un qui puisse la canaliser et la raisonner, lança Fleury d'une voix débonnaire.
Elle n'était pas sûre qu'il saisisse la perche qu'elle venait de lui envoyer, mais il fallait absolument qu'elle en soit certaine. C'était un peu audacieux de la part de l'archéologue, surtout que le jeune gars était loin d'être bête, mais parfois l'audace portait ses fruits. Elle ne fut, clairement, pas déçue.
- Hm, quelqu'un pour limiter les dégâts, quoi. Quelqu'un de responsable, d'attentionné, qui lui ramènerait les pieds sur terre mais aussi lui lever un peu sa tête hors des bouquins. Pour faire une recherche archéologique pas de problème, pour se faire la cuisine et ne pas oublier de se faire sa lessive, sa vaisselle par contre, répliqua Suzaku avec amusement et affection mêlés.
Il n'y avait plus de doutes à avoir. Ce que Rin pressentait, et ce qu'Adélaïde soupçonnait, était vérifié. Sa meilleure amie s'était toujours plaint que son fils soit très difficile envers les filles. Elle n'avait pas manqué de l'introduire auprès d'autres familles de mages de grand prestige, mais rien à faire. L'adolescent ne semblait pas vraiment les voir. Shirou s'en était amusé, mais impossible de le faire parler. Il avait juré auprès de son fils de garder ses secrets, et ne comptait pas revenir sur sa parole.
- J'aimerai bien, oui. Je ne la presserai pas, mais je ne serai pas toujours là. Rien n'est éternel.
La voix de Fleury était toujours aussi enthousiaste et assurée, mais son regard se fit plus triste. Suzaku ne sembla pas s'en rendre compte, et derrière sa plaisanterie, essaya de se recomposer un air digne.
- Puis surtout, tu as bien le droit de prendre un peu ta retraite, même d'elle.
- Aha, si seulement ! Je te remercie de te soucier de moi Suzaku, c'est gentil, mais la retraite ne sera pas de sitôt je pense avec les dernières réformes qui sont passées. Mais je parle et je parle… tu voulais me parler de quelque chose je crois, reprit Adélaïde avec bienveillance.
Puisqu'il hésitait et tournait, inhabituellement, autour du pot, elle lui donnerait un petit coup de pouce. Le jeune homme prit le bâton qu'elle lui tendait à pleines mains et parut se ragaillardir quelque peu.
- Oui, justement. Est-ce que… notre chercheuse en herbe t'aurait parlé de quelqu'un qui… susciterait son intérêt ? Demanda le jeune homme d'une voix apparemment désintéressée.
- Emily ? Hm… elle fait toujours les gros yeux quand Godric vient nous rendre visite avec sa petite amie du moment. Elle ne m'a pas trop parlé de garçons… à l'exception d'un seul, peut-être, répondit la professeure avec un soupçon de sourire malicieux.
- Oh, lequel ? Je le connais ? Répliquait-il aussitôt, avec une curiosité évidente.
- Tu le connais très bien, en effet. Elle est persuadée cependant de ne pas être à sa hauteur.
- Qui pourrait donc ne pas être à sa hauteur ?
Rin commençait certainement son éducation en haute société, donc l'adolescent était assez doué pour dissimuler ses émotions en termes d'expressivité faciale. En revanche et en privé, sa garde devait être un peu plus baissée. En effet, ses yeux bruns étaient vifs et expectatifs, tandis que ses doigts tapotaient légèrement la table avec régularité et laissaient entrevoir une fougue et une passion propre aux jeunes.
- Á ton avis, mon garçon ? Quel est le seul garçon, en dehors de son grand frère j'entends, dont elle parle toujours et dont elle préfère la compagnie par rapport à celle de ses bouquins ?
- Mon père ? Se hasarda-t-il avant d'ajouter précipitamment et un brin d'agacement. Quoi ? C'est vrai qu'ils se parlent beaucoup quand elle vient à la maison ! Comme larrons en foire…
Suzaku perdait un peu la main sur son sang-froid habituel. Le jeune homme laissait voir une moue boudeuse sur son visage fin, qui n'était pas sans rappeler quelqu'un à la franco-britannique. Ses paroles et sa réaction ne manquèrent pas de lui arracher des lèvres un éclat de rire, franc et sonore.
- J'ai dit garçon, pas homme ! Elle était bien bonne celle-là… je la raconterai à ton père, un de ces quatre. Ah là, heureusement qu'on discute un peu, ta mère et moi. Á ce rythme, on aurait eu les cheveux blancs avant que les choses n'avancent un peu, reprit-elle, encore hilare.
- Avant que les choses n'avancent un peu, répéta Suzaku avant de demander tout en haussant un sourcil. Qu'est-ce vous avez encore manigancé dans notre dos, vous deux ?
- Rien du tout. Juste que ne sommes pas sourdes, ni aveugles. Si ça peut te rassurer, on ne vous oblige à rien mais si vous êtes tous deux sérieux là-dessus, vous aurez notre bénédiction.
Ils étaient encore jeunes, du haut de leurs quinze ans respectifs. Emily avait eu peur de s'en ouvrir à lui pour plusieurs raisons. La peur de perdre leur amitié si ses sentiments n'étaient pas réciproques, et une crainte aussi par rapport aux prestiges de leurs familles respectives. Cette crainte était relativement infondée néanmoins, au vu de la vieille amitié des parents des principaux concernés aux yeux de Fleury, tout comme au vu des circonstances respectives d'émergence de leurs propres couples. Et puis, sans fausse modestie, le capital de sa propre famille n'avait rien à envier à la maison de Rin. Il était toujours bon de renouveler le sang des lignées de mage, de fortifier les liens, surtout quand cela n'allait pas en contradiction avec les intentions des deux jeunes gens concernés, de son avis.
- Bien sûr que je suis sérieux, s'exclama le jeune Tohsaka. Mais… ça ne se décide pas seul, et je ne suis même pas sûr qu'elle en pince pour moi, et…
- Bah, tu n'as qu'à venir à la maison ce soir et lui demander. Tu sais que tu es toujours le bienvenu au manoir. Cela lui fera une bonne surprise ! Sauf si tu as d'autres plans, bien sûr.
- Non, je suis libre, répondit aussitôt Suzaku avec une voix encore décontenancée.
- Sauf si tu préfères la tête à tête, peut-être. Je connais de bonnes adresses, si tu veux.
- Et est-ce que mon père est au moins au courant de ce que vous manigancez ?
Adélaïde se contenta d'esquisser un léger sourire et d'approuver de la tête, sérieusement. Évidemment qu'elles en avaient parlé à Shirou. Elle aurait préféré pouvoir également consulter Waver, hélas ce dernier… ne pouvait déjà plus les entendre quand elles avaient été certaines de leurs suspicions.
- Évidemment, marmonna l'adolescent dans sa barbe encore inexistante.
- Ce n'était pas pour t'embêter Suzaku. J'espérais juste t'éviter de manquer le train, comme qui dirait. Il faut un peu d'audace… et parfois un petit coup de pouce du destin, aussi.
- Il a bon dos le destin mais ce n'est pas complètement faux, maugréa son filleul.
- Á qui le dis-tu, commenta Fleury avec un léger rire et un mince sourire.
Cela la rendait assez nostalgique, lui rappelant un jeune britannique qui n'avait pas hésité à dévaler la gare en moto pour rejoindre le quai d'un train proche du départ avant qu'il ne soit trop tard. Cette impulsivité, qui s'était joué à un fil, avait eu ses conséquences notoires... mais elle ne regrettait rien. Waver lui manquait terriblement et elle sentait cruellement le poids de son absence. Cela ne voulait pas dire pour autant qu'elle aurait choisi de sacrifier ces précieuses années pour éviter cette peine.
Tout ce qu'elle regrettait, c'était de ne pas avoir été plus présente et de ne pas avoir insisté davantage pour qu'il se ménage un peu plus. Elle espérait, au moins, qu'il ait pu rejoindre son bien cher ami.
Ce fut alors qu'elle remarquait le silence qui s'était installé, ainsi que le regard de Suzaku posé sur elle alors qu'il dégustait un scone. Les yeux bleus de l'héritier des Tohsaka étaient assez inquiets.
- Est-ce que tu manges assez ? Tu as l'air plus maigre. Ce n'est pas en devenant un squelette que tu vas pouvoir crapahuter et escalader des sites archéologiques.
- Ne t'inquiète pas, va. La carcasse est solide et j'ai des muscles, même s'ils se voient moins !
Pour illustrer son propos, Adélaïde laissa voir un large sourire et plia son bras et banda le muscle qui s'y trouvait, devant l'air dubitatif et soucieux de son filleul et, qui sait, peut-être futur beau-fils.
Oui, Emily serait entre de bonnes mains et ils pourraient veiller sur sa fille quand elle-même serait partie. Elle lui avait transmis, il y a deux ans, la magie familiale des Fleury afin de l'instaurer officiellement comme son héritière. Tomas n'avait jamais eu d'enfant et, au désespoir de leur père, ne le voudrait jamais. Le sceau de magie familial de Waver était toujours entre les mains des El Melloi, mais Emily bénéficierait au moins de la protection et de l'héritage de ses racines magiques françaises. Adélaïde avait veillé à entretenir de saines relations avec la « belle-famille » de son cher et tendre, notamment avec Reines, avant même la naissance de leur fille. Pour sa part, Godric n'avait guère eu besoin de son aide pour trouver ce qu'il voulait faire et se stabiliser par ses propres moyens.
Après un repas très agréable en compagnie des deux tourtereaux, qui égayèrent clairement sa soirée et lui redonnèrent du baume au cœur, elle décida de les laisser tranquilles pour laisser une opportunité à Suzaku demander à Emily de sortir avec lui, si le mage arrivait à prendre son courage à deux mains.
Dès qu'elle eut refermé la porte de sa chambre derrière elle, le sourire serein et chaleureux d'Adélaïde s'effrita avant de faner complètement. L'énergie dont elle faisait preuve jusque lors semblait vaciller alors qu'elle avança à pas lents vers le lit, se laissant tomber sur son rebord afin de s'y asseoir.
Des quintes de toux sèches et violentes lui échappèrent, tandis que sa main cherchait sur sa table de chevet une fiole en particulier. Fébrile, elle parvint à l'atteindre et sans hésiter, bût tout son contenu.
Son visage pâle parut reprendre un peu de couleurs, tandis que sa respiration se faisait plus aisée.
Sous le voile des ombres, son masque d'assurance tomba net lorsque ses yeux, humides et fatigués, laissèrent échapper des larmes qui coulèrent sur ses joues plus émaciées qu'auparavant. Son lit lui semblait froid et trop grand pour elle. Son corps lui semblait lourd et parcouru de douleurs lancinantes.
Un peu plus loin, près d'un tas de papiers divers, des feuilles de résultats d'analyses récentes reposait sur son bureau. Nombre de valeurs étaient inscrites en caractères gras, autour d'un froid commentaire.
Un incendie, invisible et silencieux, la meurtrissait à petit feu. Rien ne pourrait l'arrêter, il la consumait depuis trop longtemps et s'était déjà trop répandu, détruisant peu à peu ses poumons.
Un rictus douloureux et amer déchira ses lèvres, entre deux quintes de toux étouffées. C'était une malédiction assez propre pour une « pilleuse de tombes », comme l'appelaient Godric et Gilgamesh. L'une de ses mains restait crispée autour d'un pendentif d'or, qui brillait doucement dans la nuit.
Il lui restait une dernière quête à mener, une parole à tenir, une promesse personnelle à honorer.
Le lendemain.
La journée était bien entamée puisque l'horloge indiquait quatre heures de l'après-midi. Le dîner s'était attardé jusqu'à une heure avancée, aussi Adélaïde avait proposé à Suzaku de rester dormir à la maison dans la chambre d'amis alors inoccupée. Elle avait bien entendu prévenu Rin de ce petit imprévu, mais cela n'avait pas posé de problème. Ce n'était pas la première fois que l'un ou l'autre des adolescents restait dormir, en tant qu'amis d'enfance. Ils avaient pour ainsi dire grandi ensemble.
Les voir s'entendre aussi bien réchauffait toujours le cœur de la vieille professeure d'archéologie. Qu'ils restent amis ou que leur relation fleurisse au-delà de la seule amitié, la mère en elle était soulagée qu'Emily puisse compter un proche aussi fiable et responsable à ses côtés, dans sa vie. Fleury avait essayé d'être une bonne mère, tout en étant consciente de ses propres imperfections. Emily et Godric avaient été ceux l'avaient gardée la tête hors de l'eau lorsque Waver était décédé. Quelqu'un comptait sur elle, alors elle devait tenir et garder la tête haute afin de l'aider et la guider.
Maintenant, quand elle voyait que le petit bébé énergique qu'elle avait tenu dans ses bras était devenu une belle jeune fille pleine de charme et d'esprit, épanouie, Adélaïde se sentait tout à fait comblée. L'archéologue retraitée n'avait plus d'inquiétude à l'égard de sa fille, qui était sa fierté… leur héritière. Elle pourrait se défendre par elle-même et suivre le chemin qu'elle voudrait tout en étant bien entourée.
Comme le lui avaient rappelé les derniers examens, il était temps qu'Adélaïde pense un peu à elle-même. Elle avait peu de temps devant elle, aussi voulait-elle partir sans qu'il ne lui reste de regrets.
Adélaïde comptait donc résoudre pour de bon l'énigme que le roi d'Uruk avait laissée derrière lui.
« — Quand le temps jouera contre toi, retourne là où tout a commencé.
D'une manière ou d'une autre, c'est aussi là que tout se finira. »
Ces termes, Caster avait tenu à les choisir comme les derniers mots qu'il lui adresserait avant que leurs chemins ne se séparent après l'obtention de leur souhait respectif auprès du Graal. Ils devaient être d'autant moins innocents qu'il les avait prononcés en ancien sumérien à son attention. Adélaïde avait passé les cinq dernières années à décrypter patiemment les termes anciens, voire sacrés qu'il avait utilisé, cherchant et éliminant toute possibilité pour mettre à jour la bonne signification. Dès lors qu'elle avait pu s'arrêter sur une traduction significative, logique et cohérente, ses propos lui avaient parus un peu plus clairs. Comme les énigmes que lui avaient soumises Godric dans l'avion qui les ramenaient de l'Irak, treize ans plus tôt… ce dernier Mystère la faisait cheminer vers Warka.
Un sourire lui échappa. Ce cher Caster avait-il tout anticipé ? Il était trop tard pour le lui demander et de toute façon, elle n'avait jamais aimé donner sa langue au chat sans chercher d'abord elle-même.
Elle allait mettre à profit la décision de Suzaku et d'Emily de passer la journée ensemble dans Londres. Sa décision prise, elle avait un petit coup de fil international. Saisissant son portable à clapet rétro qui lui valait toujours un regard dubitatif de sa fille, Adélaïde composa un numéro et lança l'appel.
Elle attendit plusieurs tonalités en se préparant un thé avant qu'une voix américaine ne se fasse entendre. Adélaïde répondit dans l'anglais d'une bilingue vivant en Angleterre depuis des années.
- Hello. Je m'appelle Adélaïde Fleury. Je vais bientôt me rendre aux Etats-Unis et je voudrais discuter avec votre PDG. Pourriez-vous m'indiquer quand il serait disponible ?
- … Pourriez-vous me répéter votre nom ? Demanda la voix féminine méfiante au bout du fil.
- Bien sûr. Adélaïde Fleury. Avec un « y » à la fin et non un « i ». Oui, un « y ». Comme Yannis.
Adélaïde attendit une paire de minutes, tout en versant l'eau chaude de sa bouilloire dans une théière en veillant à ne pas brûler ses mains par mégarde, le téléphone coincé entre l'épaule et l'oreille.
- Votre nom ne m'est pas familier. Pour quel motif voudriez-vous vous entretenir avec le PDG ? Reprit la voix féminine au fort accent américain, impersonnelle et impassible.
- Un motif confidentiel dont je ne peux discuter qu'avec lui. Quelles seraient ses disponibilités ?
- Puisque vous n'êtes pas sur ma liste, je ne suis pas autorisée à vous divulguer son agenda.
Adélaïde fronça des sourcils tout en reposant la bouilloire. Elle reconnaissait un ton professionnel quand elle en entendait un, ce ton de la personne qui se dérobe sans réfléchir derrière le règlement. Essayant tant bien que mal de contenir son agacement, elle répliqua d'une voix cordiale mais ferme.
- C'est pour le moins étonnant, puisque c'est lui-même qui a insisté pour que je vienne le voir lors de mon prochain passage à New-York. Je suis navrée d'insister mais le motif est pressant.
- Vous pouvez insister autant que vous le voulez, mais vous n'êtes pas sur ma liste donc je ne suis pas autorisée à vous divulguer son agenda. Insista l'américaine avec indifférence.
- Écoutez madame, je sais que vous faites votre boulot et tout, mais…
- Attendez. Un instant, je vous prie. L'interrompit d'un ton sec et las son interlocutrice.
Adélaïde n'appréciait pas beaucoup d'être ainsi mise en attente sans plus de politesse, mais se concentra sur la mesure de la quantité de feuilles de thé noir qu'elle mettrait pour se réchauffer. Elle n'était pas tout à fait un visage inconnu des employées chevronnées de l'entreprise, puisqu'elle s'y était déjà rendue pour un rendez-vous avec Godric, accompagnée d'Emily et de feu Waver. La professeure allait raccrocher et se résigner à lui envoyer un courriel lorsque la voix bien plus avenante de l'adjointe directe du PDG bien plus connue d'Adélaïde se fit entendre au bout du fil.
- Bonjour, madame Fleury ! Je suis désolée pour ce malentendu. Ma jeune collègue est arrivée récemment parmi nous. Elle met beaucoup de zèle dans ses tâches… un peu trop de zèle parfois. Bien sûr que nous allons trouver une date qui puisse vous accommoder. Pourriez-vous m'indiquer à quelle période vous serez sur notre sol ? Connaissant monsieur Kingsley, il souhaitera très certainement partager votre compagnie pendant plusieurs jours.
L'adjointe, Lindsey Brown, était une femme aussi professionnelle, compétente, responsable qu'avenante. Elle était l'une des très rares personnes de confiance du PDG, triée sur le volet. Adélaïde se détendit alors qu'elle se servait une tasse de thé, s'asseyant sur l'un des chaises de la cuisine.
- Bien sûr. Je prends un vol après-demain qui arrivera à New-York à 17 heures, si ce n'est pas trop court comme délai. Je peux décaler mon séjour à deux ou trois jours, au besoin. Je sais que votre chef est un homme occupé et que son emploi du temps est souvent très rempli. Répondit Adélaïde tout en ouvrant son ordinateur portable en veille et en réservant le billet d'avion en même temps, prévoyant de réserver la chambre d'hôtel dans la foulée.
- Ne vous inquiétez pas. Monsieur Kingsley nous avait donné des instructions pour libérer au maximum son agenda dans la possibilité de votre venue, aussi nous pourrons tout à fait vous accommoder. Répondit l'adjointe d'une voix posée, avenante et professionnelle.
Des instructions ? Cette mention intrigua Adélaïde alors qu'elle reprenait en main le téléphone portable pour détendre son épaule. Comment avait-il pu prévoir qu'elle irait lui rendre visite prochainement ? Leur dernier appel remontait bien à deux semaines de là, et il n'avait pas été question qu'elle vienne prochainement aux Etats-Unis car son agenda professoral était alors très rempli. Adélaïde décida qu'elle pourrait toujours lui poser directement la question une fois sur place aussi n'insista-t-elle pas sur ces deux points et préféra aller droit au but d'une voix bien plus détendue.
- C'est très aimable. Vers quelle heure puis-je le rencontrer ? Qu'est-ce qui l'arrangerait le plus ?
- Faites au mieux pour venir le plus rapidement possible, c'est sans doute ce qui lui plairait le plus. Monsieur Kingsley est très accommodant, c'est une des nombreuses raisons pour lesquelles il est plaisant de travailler avec lui.
Elles échangèrent quelques minutes encore. Adélaïde estima d'un rapide calcul mental basé sur sa connaissance des lenteurs douanières, surtout celles américaines très sourcilleuses sur les bagages, et sur les retards habituels des vols le créneau horaire auquel elle serait dans le hall des arrivées. Elle indiqua cette information à l'adjointe, qui ne demanda d'ailleurs pas la date de fin de son séjour. Cela ne faisait que dix minutes qu'Adélaïde avait raccroché après un échange très cordial qu'elle entendit la porte d'entrée du manoir s'ouvrir et la voix énergique et enthousiaste de sa fille retentir.
- Maman, tu es là ? Je suis rentrée !
- Je suis dans la cuisine ma puce. J'ai fait du thé, il est encore chaud si tu en veux. Répondit Adélaïde avec un tendre sourire, tout en rangeant son ordinateur portable dans sa sacoche qu'elle glissa discrètement dans son sac-à-dos, accroché sur l'une des chaises adjacentes.
Une adolescente de quinze ans se présenta à elle, encore revêtue de l'uniforme estudiantin de l'Académie de Magie de Londres. Emily était déjà plus grande qu'elle du haut de son mètre soixante-et-onze, malgré une croissance tardive, et ses traits tout comme ses yeux d'obsidienne évoquaient aussitôt son père aux yeux de Fleury. Adélaïde était fière de sa fille, ce n'était rien de nouveau. Elle appréciait sa force de caractère, qui lui provenait autant d'elle-même que de Waver, dont elle avait aussi hérité de la ténacité et d'un grand sens de l'organisation, en tout cas professionnel. Fleury ne commenterait sur l'ordre tout à fait chaotique dans lequel se trouvait la chambre de l'adolescente, ni sur l'agacement dont Emily pouvait faire preuve quand les choses ne se passaient pas comme prévu. Le décès soudain de Waver avait été une épreuve terrible pour elles deux, et mère et fille s'étaient soutenues et s'étaient serrées les coudes afin de ne pas sombrer, envers et contre tout. Á l'époque, Adélaïde avait eu un mal fou à la faire sortir de sa chambre ou de la salle de jeux-vidéos du manoir tant Emily s'y était réfugiée pour faire face à son chagrin et à un deuil plus que difficile. Il lui avait bien fallu l'aide conjointe de leurs proches, en particulier Suzaku, Godric, Fiona, Rin et Shirou.
La jeune fille déposa son sac contre le mur avec désintérêt, un radieux sourire aux lèvres et ses yeux noirs rêveurs alors qu'elle s'approchait de l'archéologue et la surprit en la prenant dans ses bras.
- Ta journée s'est bien passée ? Demanda Adélaïde d'une voix chaleureuse et affectueuse tout en retournant l'étreinte inattendue de l'adolescente.
- Oui, j'ai passé un bon moment avec Suzaku. C'était sympa. Répondit Emily avec le sourire aux lèvres, qui avait l'air tout à fait aux anges alors qu'elle commençait à la relâcher.
- Tu es rayonnante, Mily. Ça me fait plaisir de te voir le sourire jusqu'aux lèvres.
Adélaïde ne se priva pas de l'attirer contre elle et de la serrer à nouveau dans ses bras, ses yeux bleus espiègles et aimants. Pour une fois que sa fille venait demander un câlin et pas l'inverse, la professeure comptait bien profiter de ce rare moment. Comme elle s'y attendait, l'adolescente se débattit pour le principe et s'échappa de ses bras, les yeux rieurs derrière une apparente moue de mécontentement.
- Maman, je n'ai plus dix ans. Je suis à l'Académie maintenant, tu te rappelles ?
- Tu resteras toujours ma puce. Je suis fière de toi, et je sais que ton père le serait aussi. Rétorqua Adélaïde avant de lui ébouriffer tendrement les cheveux, Emily protestant pour la forme.
Adélaïde s'efforçait de paraître solide et forte pour sa fille, la prunelle de ses yeux, quand bien même elle savait qu'elle n'était pas en forme. Son temps était compté, aussi chaque instant lui était précieux. Ce petit moment de bonheur s'échappa lors qu'une violente quinte de toux sèche lui brûla les poumons. S'éloignant juste à temps d'Emily et reculant de quelques pas, Adélaïde subit sans mot dire la brutale et douloureuse quinte de toux, qui s'enchaîna comme à sa triste habitude sur plusieurs autres. Inquiète, Emily se précipita aussitôt à son chevet et lui offrit un paquet de mouchoir ainsi qu'un verre d'eau. Adélaïde la remercia d'un léger sourire, toussant dans le mouchoir alors que sa fille demandait.
- Maman ? Tu es sûre que tout va bien ? Tu as l'air fatiguée et je t'ai entendue tousser hier soir.
- Ça va, oui. Ce n'est pas un petit coup de froid qui va mettre à terre ta mère. Voulut la rassurer Adélaïde dès lors qu'elle eut retrouvé sa voix et son souffle, avec un sourire apaisant.
- Ça traîne quand même, pour un rhume. Tu ne veux vraiment pas aller voir un médecin ? Insista l'adolescente, ses yeux d'obsidienne aussi soucieux que dubitatifs de ses affirmations.
- Ça finira par passer tout seul. Je fais ce qu'il faut en ce but. Temporisa Adélaïde avec fermeté.
L'archéologue voyait bien l'inquiétude et les doutes d'Emily, qui la connaissait sans doute un peu trop bien avec les années. Cependant, sa fille savait qu'elle n'obtiendrait pas gain de cause en termes d'entêtement avec sa mère, aussi décida-t-elle de ne pas insister et plutôt de montrer à Adélaïde qu'elle respectait son choix mais qu'elle ne l'approuvait pas et qu'elle se faisait du souci pour elle. L'archéologue l'invita avec un sourire et un geste de main à s'asseoir, en lui offrant une tasse de thé. Emily n'insista pas pour une fois et sans même bougonner qu'elle avait autre chose à faire, l'adolescente prit place en face d'elle et lui indiqua du regard de bien vouloir se poser aussi en retour. La professeure prit le temps de réfléchir à ses mots avant de reprendre la parole d'une voix posée.
- Je vais voyager pendant deux-trois semaines. Je peux te confier le manoir en mon absence ?
- Oh, tu as une conférence quelque part ? Á moins que ce ne soit pour une expédition. Je peux venir avec toi ? Ça fait longtemps qu'on n'a pas fait de road trip entre filles !
Les yeux d'Emily pétillaient de curiosité et d'espoir. C'est vrai que cela faisait un moment qu'elles n'avaient pas voyagé en famille. Adélaïde avait été si accaparée depuis le décès de Waver qu'elle s'était préoccupée du bonheur de sa fille avant le sien, permettant à cette dernière de voyager avec Rin, Shirou et Suzaku à l'étranger mais sans elle. Fleury était restée à la capitale pendant ce temps, en profitant pour mettre en ordre ses affaires et essayer de se montrer aussi organisée et prévoyante que ne l'avait été Waver afin d'assurer que leur famille continuerait de bien se porter à l'avenir. Elle n'était pas lui cependant, aussi faisait-elle de son mieux afin de garantir la santé et l'avenir de leur fille. Oh bien sûr, elle avait emmené Emily à l'étranger à deux reprises : une fois en Macédoine, pour honorer la mémoire de Waver et quelque part au voyage qu'ils auraient dû faire, et une fois au Canada en permettant à Emily de l'accompagner à l'occasion d'un colloque d'une semaine en archéologie. Cela avait été de très bons moments, mais là, Emily ne pourrait pas l'accompagner pour ce voyage-ci.
Adélaïde avait cependant deux bonnes raisons toutes trouvées pour que sa fille n'insiste pas trop.
- C'est gentil ma chérie, mais on en reparlera aux prochaines vacances. Tu as tes examens qui approchent et un petit ami attentionné. Je prends juste quelques jours de congés.
- Attention, ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde. Je m'en souviendrai. Tu vas où ? Demanda Emily, un peu déçue de ne pas être de la partie et intriguée par ce voyage soudain.
- Aux États-Unis, barouder un peu et surtout rendre visite à Godric. Tu connais ton frère aîné, il n'arrête pas de se plaindre que je ne viens pas le voir assez souvent. Commenta Adélaïde.
Contrairement à Emily, Adélaïde n'avait jamais été férue des nouvelles technologies et déjà qu'elle avait rechigné avant de se mettre aux courriels plutôt qu'aux SMS ou aux appels, elle avait beaucoup de mal avec les systèmes de messagerie verbale et écrite à distance via une connexion Internet. Emily et Godric avaient bien essayé de la convertir à ces engins dont elle se méfiait comme la peste, sans réel succès. C'est à peine s'ils étaient parvenus à lui faire installer une messagerie connue sur son ordinateur portable et sur son téléphone cellulaire, à défaut de la convertir aux autres réseaux sociaux. Ils l'avaient eu sur ce point avec l'argument des appels groupés et des appels internationaux, quand elle se déplaçait en colloque ou en expédition et puisque Godric résidait essentiellement aux USA. Enfin, lui faire installer était un bien grand mot du fait que ledit logiciel était déjà installé et configuré dans l'ordinateur portable et le téléphone intelligent que Emily et Godric lui avait offerts lors de ses derniers anniversaires, sans qu'elle ne demande à les avoir. C'était un impératif, affirmaient-ils.
Ce n'était techniquement pas un mensonge. Elle comptait passer par les États-Unis dans tous les cas, et aviserait sur place ce qu'elle ferait ensuite. Elle allait dans tous les cas rendre visite à Godric.
La moue qui traversa les traits d'Emily amusa Adélaïde, et l'attendrit un peu. Si sa fille avait adopté très rapidement Godric en leur sein lorsque ce dernier était réapparu de nulle part sous sa forme enfant, et l'avait considéré comme le grand-frère qu'elle n'avait jamais eu, Emily était devenue un peu plus possessive en grandissant et après le trépas de Waver. La jeune fille n'avait jamais compris pourquoi ses parents avaient des discussions avec Godric auxquelles elle ne pouvait participer, ni pourquoi son frère s'était très vite montré plus mature et plus intelligent que les garçons du même âge. Ça n'avait pas été facile même si Waver et Adélaïde s'étaient efforcés d'être justes, mais l'âge aidant, Emily avait fini par surpasser cette période de jalousie et comprit qu'elle était tout autant aimée que lui. Godric et sa fille étaient désormais en de très bons termes, le premier faisant preuve d'une patience à laquelle ils ne s'étaient pas attendus de sa part et se plaisant à la considérer comme une enfant. Emily ne comprenait pas bien pourquoi et s'en piquait de temps à autres, avant de laisser filer bien souvent. La jalousie avait laissé place à une certaine possessivité, qu'Adélaïde mettait sur le compte d'un enfant qui avait perdu un parent et qui ne voulait pas perdre l'autre… cela finirait par lui passer.
- Papa et Dorian n'ont jamais manqué de me raconter tes expéditions, alors ça me rassure de savoir que tu n'y vas pas seule. Du coup, je consens à te partager un peu avec Godric.
Emily gardait une expression digne sans la perdre des yeux alors qu'elle dégustait une gorgée de thé. Au grand dam d'Adélaïde, elle n'avait pas repris son goût du café et préférait la boisson typiquement anglaise que chérissait Waver. La française s'était fait une raison, après nombre d'essais infructueux. Si la jeune fille ne pouvait pas l'accompagner, elle ne comptait pas couper le contact pour autant si Adélaïde en croyait tant ses propos que la lueur résolue des yeux d'obsidienne de leur chère fille.
- Tu me tiendras au courant, d'accord ? Je ne te demande pas de m'appeler chaque jour, mais préviens-moi au moins de ton arrivée et de tes étapes. Et tu m'enverras des photos.
- Il me semble que de nous deux c'est moi la mère, non ? Souleva Adélaïde en haussant un sourcil.
- Oui, mais il faut bien que quelqu'un veille sur toi, alors je prends le relai de Papa. Rétorqua avec aplomb Emily sur le ton de l'évidence.
- C'est gentil ma chérie, mais il faut que tu profites un peu de la vie aussi.
On ne comprenait généralement que trop tard à quel point la jeunesse est une période dorée qu'il ne faut pas gâcher mais bien au contraire savourer. Une période de découverte, d'enrichissement, d'épanouissement de l'enfance jusqu'à l'aube de l'âge adulte avant de connaître la vraie vie active. Adélaïde espérait qu'Emily aurait la même opportunité qu'elle de passer une ou plusieurs années d'étude à l'étranger, qui ne manqueraient pas de l'enrichir sur le plan culturel mais aussi relationnel. C'était un grand sujet de débat et de discussion avec les grands-parents maternels de la jeune fille, qui espéraient qu'elle viendrait passer son année d'étude universitaire à l'étranger en France pour la voir plus souvent. Á choisir, Adélaïde suggérait plutôt les États-Unis ou même le Canada, pour les opportunités professionnelles et surtout le développement du réseau de connaissances et de contacts.
- Je suppose qu'un peu d'air frais te fera du bien, mais fais gaffe à toi. Á ton âge vénérable, il vaudrait mieux que tu évites de faire des folies de ton corps. Concéda Emily, l'air mutin.
Adélaïde fit mine de protester pour la forme, avant d'éclater de rire à la satisfaction de sa fille puis de lui demander de lui raconter sa journée avec Suzaku. Oui, il valait mieux qu'Emily ne cherche pas à en savoir plus sur sa condition physique et sur ses intentions dans un futur plus ou moins proche.
Downtown, Lower Manhattan, New York, États-Unis. Année 2030. Trois jours plus tard.
Elle avait pu faire ses valises en toute discrétion, sans lever de soupçons, et était partie en embrassant une dernière fois sa fille sur la joue et en la saluant d'un signe de main tout en montant dans le taxi.
Elle avait eu cependant quelques surprises en arrivant à l'aéroport de Londres, qui ressemblaient à de trop belles coïncidences pour n'être que des coïncidences. Tout d'abord, son billet de classe économique avait été doublement surclassé en première classe, sans qu'elle n'ait à payer de différence. Tout avait déjà été réglé au préalable, aux dires de l'hôtesse du guichet d'enregistrement alors qu'Adélaïde craignait qu'il n'y ait eu une erreur des systèmes informatiques au cours de la réservation. Après un vol beaucoup plus confortable et reposant qu'elle ne l'avait prévu, c'est à l'aéroport de New-York que le deuxième imprévu l'attendait. Elle avait été avisée qu'une voiture avec chauffeur l'attendait à la sortie du hall des arrivées, pareillement réservée et payée au préalable.
Il était assez ironique de penser que l'idée de mourir la terrifiait à ce point. Elle avait très peu eu peur au cours de la dernière Guerre du Graal, et maintenant que l'adrénaline s'était estompée… la perspective la glaçait jusque dans ses veines. C'était arrivé bien plus vite qu'elle ne l'avait prévu. D'après les résultats des analyses et aux dires du médecin, elle avait moins de deux mois devant elle et son état risquerait de se dégrader de façon très abrupte et très rapide, inéluctable et irréversible.
Il était hors de question qu'elle attende la fin, à finir cantonnée à un lit d'hôpital le temps de dépérir.
Si elle devait mourir, fort bien ! Mais Adélaïde comptait choisir comment et où elle finirait ses jours.
Puisque la maladie continuait de ronger rapidement ses poumons, depuis les inhalations néfastes des tombeaux et sites anciens qu'elle avait explorés tout au long de sa vie, elle voyagerait jusqu'au bout.
Elle avait bien pensé à demander à Dorian de l'accompagner avant de se raviser. Son ancien élève suivait désormais son propre chemin de chercheur et menait sa propre vie de famille. Il passait en outre des temps compliqués en ce moment puisqu'il était en pleine procédure de divorce avec son épouse. Bien que la procédure soit réalisée à l'amiable, il lui fallait encore négocier la garde partagée de leur fils de douze ans, Liam, dont Adélaïde était la marraine. Son ancien doctorant n'avait pas besoin de préoccupations supplémentaires, tout comme il pouvait voler de ses propres ailes désormais. Son seul regret était de ne pas pouvoir honorer sa promesse de l'accompagner sur son prochain chantier de fouilles et de passer quelques jours avec eux en Irlande. Adélaïde n'avait eu ni l'envie ni le courage d'annoncer à ses proches sa fin prochaine, c'est une épreuve qu'elle affronterait seule.
C'était la première fois depuis des années qu'elle se rendait à New-York. La dernière fois remontait à six ans, quand Godric avait invité Waver à l'accompagner à la célèbre convention de jeux-vidéos internationale E3, l'Electronic Entertainment Expo organisée à Los Angeles. Profitant de l'occasion pour faire découvrir du pays à Emily, Adélaïde avait emmené sa fille explorer les deux grandes villes américaines. Cela avait été un voyage assez divertissant, qui avait bien valu la peine d'entendre les deux hommes débattre inlassablement des nouveaux jeux vidéo et des sorties prévues.
Ah ça, cela n'avait pas toujours été facile de vivre avec des gamers invétérés.
Á son grand désarroi, Emily avait hérité du goût de son père et de Godric pour les jeux-vidéos. Certes les jeux-vidéos et les consoles de Waver continuaient de servir et ne prenaient pas la poussière ainsi, et seraient entre de bonnes mains par la suite, mais quand bien même, ça l'attristait un petit peu.
Adélaïde n'avait jamais été une grande amatrice des grandes villes, aux exceptions notoires de Londres, de Bordeaux et de Paris qui occupaient une place particulière dans son cœur. Elle était persuadée que l'énigme laissée par Caster derrière lui faisait partie d'une manigance entre Godric et lui. Elle était volontairement cryptique et assez claire sur ce point : pour être sûre qu'elle avait la bonne réponse à cette énigme, ou au moins qu'elle était sur la bonne piste, l'archéologue devait faire le point avec lui. Au moins, il avait pensé à lui laisser l'une de ses cartes, pour qu'elle ait son adresse tant personnelle que professionnelle ainsi que ses informations de contact au cas où elle aurait besoin de le joindre. Elle n'avait pas même eu besoin de chercher un itinéraire par elle-même puisqu'à son arrivée à l'aéroport de New-York, on l'avait informée qu'une voiture avec chauffeur l'attendait. Information prise, une réservation déjà réglée avait été faite à son nom pour l'emmener directement jusqu'à destination, et ensuite emmener ses affaires jusqu'à l'hôtel où elle séjournait. C'était ainsi qu'elle se trouvait ainsi, aux premiers feux du déclin de la journée, au pied d'un immense immeuble empruntant à la fois à l'architecture moderne et à des inspirations anciennes. Plutôt que de n'être que d'acier et de verre, l'architecte avait préféré que le bâtiment repose sur des bases solides de pierre dans son ossature. Le verre était bien sûr très présent pour apporter de la luminosité et ne pas trop dénoter des autres constructions de cette avenue au cœur du Quartier des Affaires local, mais au moins la bâtisse était facile à repérer. Il y a longtemps, il leur avait donné rendez-vous au prestigieux salon de thé, restaurant et café d'en face… pas si longtemps, et pourtant déjà une éternité. Un sourire amusé se tissa sur ses lèvres. Certaines choses ne changeraient probablement jamais chez lui, tel que ce besoin à faire montre de son succès et de son génie, tout en laissant sa marque propre.
Elle devait sacrément dénoter au sein de toute cette foule de costumes-cravate, de tailleurs-jupes, de souliers de luxe et de chaussures à talons, avec sa chemise, sa veste sans manches, son pantalon multi-poches et ses chaussures de randonnée. Ce n'était clairement pas son monde, toute cette modernité. Pourtant, elle devrait s'y plonger au moins momentanément si elle voulait pouvoir lui parler. Sur cette pensée résolue, snobant son environnement, Fleury s'avança vers les portes de la Babylon Corp.
Un hall immense s'offrait ses yeux, avec son carrelage immaculé. Deux hommes de sécurité encadraient les portes d'entrée, fouillant avec soin le sac à dos qu'elle n'avait pas laissé à la bagagerie de l'hôtel deux étoiles où elle avait réservé une chambre pour le très court séjour qu'elle avait prévu. Un mobilier luxueux avait été disposé dans la salle, pour accueillir ses invités et ses visiteurs. Il faisant particulièrement bon, ni trop chaud ni trop froid, les plantes et fleurs qui décoraient apportant une impression de fraîcheur très appréciée. Ses yeux clairs repérèrent au centre un bureau de forme ovale, où une assez jeune femme avait le nez penché sur des registres ainsi que sur l'écran de son ordinateur.
Avec un sourire cordial, Adélaïde s'avança vers le guichet et salua l'employée avec entrain.
- Bonjour ! Excusez-moi, je voudrais parler à monsieur Kingsley. Est-il présent ?
- Vous avez un rendez-vous ? Demanda l'employée sans quitter des yeux son ordinateur.
Eh bien, il y avait des leçons d'amabilité qui se perdaient dans ce pays ! Adélaïde fit de son mieux pour ravaler l'agacement qu'elle ressentait face à l'insolence et au mépris de la demoiselle qui la toisait. Elle ne devait pas être très âgée, la professeure lui donnait entre vingt et vingt-trois ans. Un très joli brin de fille, elle voulait bien le reconnaître avec sa silhouette svelte et son visage fin, ses beaux yeux bruns noisette, ses cheveux blonds et un teint de peau hâlé de soleil. Néanmoins, l'arrogance qu'elle lisait dans son regard sous ses lunettes ne lui convenait guère vraiment… et à sa voix, elle était sûre que c'était elle que la professeure avait eue en première au téléphone. L'archéologue ne se laissa pas impressionnée pour si peu et décocha un sourire tout à fait cordial et professionnel.
- En l'occurrence, oui.
- Votre nom ? Lâcha avec désinvolture l'employée d'accueil
- Adélaïde Fleury. J'ai appelé avant-hier. Précisa Adélaïde tout en tendant sa carte d'identité.
- Fleury… Ah oui, Fleury. C'est vous que j'ai eu au téléphone. Commenta l'employée d'un ton détaché, rivant des yeux aiguisés en la dévisageant en comparaison de sa carte d'identité.
- Je sais, j'ai vieilli mais c'est bien moi. Pouvez-vous prévenir madame Brown de mon arrivée, s'il vous plaît ? Demanda Fleury avec aimable fermeté en récupérant sa carte d'identité.
- Attendez un instant je vous prie, je l'appelle.
Le ton restait clairement arrogant, mais au moins il était redevenu plus professionnel et plus correct. Adélaïde profita de la courte attente pour se connecter au réseau internet de son abonnement téléphonique international et envoya un message écrit à Emily pour la prévenir de sa bonne arrivée sur place. Elle joignit à son message écrit quatre-cinq photos prises depuis son arrivée afin de lui faire plaisir. Á peine avait-elle eu le temps d'envoyer le message que l'adjointe de Godric entrait dans le hall. Avec un sourire avenant et une foulée dynamique, le bras droit du PDG lui tendit une main qu'Adélaïde serra aussitôt d'une poigne cordiale et ferme, un sourire courtois aux lèvres :
- Bonjour madame Fleury ! Je suis enchantée de vous revoir. Avez-vous fait bon vol ?
- Hello, madame Brown. Le vol fût très agréable oui, j'ai eu la surprise d'être surclassée.
- Je suis ravie de l'entendre. Nous nous en sommes occupés, c'était bien la moindre des choses. N'ayez crainte pour vos affaires, notre chauffeur les acheminera directement à l'hôtel.
- C'est très aimable à vous. Pourrez-vous m'indiquer l'itinéraire vers cet hôtel ?
- Bien sûr mais ne vous inquiétez pas, nous vous y conduirons avec Monsieur Kingsley. Je vais vous accompagner jusqu'au salon d'attente des VIP et informer Monsieur de votre arrivée.
L'adjointe du PDG l'avait guidée jusqu'à un confortable et spacieux salon réservé aux invités de marque. L'atmosphère était plus chaleureuse par les boiseries dont disposait la vaste pièce, ornée de tableaux sans aucun doute de fortune et égayée par plusieurs plantes vertes. Elle bénéficiait d'un grand apport de lumière depuis une généreuse baie vitrée qui laissait passer la lumière du jour. Des lampes de luxe apportaient en complément des lueurs rouges-orangées fort accueillantes, accompagnant de très confortables fauteuils en cuir pourpres. Un minibar était également mis à disposition des invités, afin qu'ils puissent se servir à loisir des meilleurs cafés, thés et de délicieuses douceurs. Adélaïde n'eut cependant guère le temps de s'attarder sur la disposition de la pièce. En effet, à peine quelques minutes plus tard, elle entendit une série de pas familiers s'approcher. Bientôt, les portes automatiques qui séparaient et isolaient le salon du reste de la réception s'ouvrirent et laissèrent la place à une grande silhouette qu'Adélaïde reconnût immédiatement, un sourire chaleureux aux lèvres.
Avec ses cheveux blonds, son costume blanc et sa chemise indigo, il était très difficile de le manquer.
Les yeux rouges du nouveau venu se posèrent bien vite sur elle, ses traits s'éclairèrent et un large sourire étira ses lèvres, tandis qu'il gagnait sa hauteur, claquant dans ses mains avec un plaisir évident.
- Adélaïde ! Eh bien, depuis le temps que j'attends ta visite ! L'interpella le grand homme en gagnant assez vite sa hauteur.
- Bonjour Godric ! Allons, je sais que tu es très occupé. Répondit Adélaïde avec chaleur.
- Occupé ? Pourtant, tu sais bien que tu es toujours la bienvenue. Qui a bien pu te raconter une sornette pareille ?
Il était devenu particulièrement grand, toisant aisément le mètre quatre-vingts, si bien que la franco-britannique était obligée de lever la tête pour croiser son regard lorsqu'il s'arrêta à ses côtés. Il avait fait un effort pour coiffer ses courts cheveux blonds, dans une coupe proche de celle qu'elle lui avait connu plus jeune. L'absence de cernes sous ses yeux lui laissait le mince espoir qu'il se ménage un peu. Ses yeux incarnats étaient vifs et assez chaleureux, tandis que ses traits étaient plus ouverts. Son visage s'était affiné, quittant les rondeurs de l'enfance pour se ciseler vers les traits de l'âge adulte. La ressemblance avec Caster la frappa, tout en notant des différences sensibles avec ce dernier. Son sourire, en tout cas, était aussi rayonnant que la dernière fois qu'elle l'avait vu, trois ans plus tôt.
- La dame de l'accueil. Elle ne me trouvait pas dans une « liste » apparemment et ne voulait pas me communiquer tes disponibilités. Heureusement, ton adjointe a pu clarifier la situation.
- Il va vraiment falloir que je la discipline, cette chère Meredith.
Le regard noir et acéré qu'il dardait vers le bureau d'accueil et son occupante n'étaient pas pour la rassurer. Elle n'appréciait pas beaucoup la réceptionniste, mais pressentait que les foudres de son jeune ami ne devaient vraiment pas être plaisantes à recevoir en tant que dirigeant juste, mais sévère. Adélaïde préféra temporiser la tempête et esquissa d'une main un geste apaisant, sa voix posée.
- Une dame qu'elle n'a jamais vue et qui demande soudainement à te voir, elle s'est peut-être posé des questions. Ce qui est fait est fait.
- Certes, mais elle sait aussi qu'elle doit me prévenir, le cas échéant, et notamment vérifier la liste des VIP dont tu fais partie, même si elle ne les a jamais vus, insista Godric.
Il ponctua son propos d'une légère pichenette sur le bout du nez de l'archéologue, qui n'insista pas. C'était là son territoire, et donc ses règles et ses façons de procéder. Et puis, la demoiselle en question n'avait pas été très aimable avec elle, alors la professeure ne se sentait pas d'humeur très magnanime. Posant une main sur son épaule, Godric l'enjoignit à le suivre et les guida vers le côté droit du hall.
- Vu que j'étais de passage, je me suis dit que j'allais te saluer, répliqua Adélaïde avec entrain.
- Et tu as eu raison !
Sans accorder un regard à la réceptionniste, il déverrouilla l'accès à l'aile droite de l'immeuble et les fit cheminer dans un grand couloir, avant de les mener dans un ascenseur. Adélaïde n'eut pas le temps de voir l'étage sur lequel il avait appuyé, mais elle remarqua qu'ils restèrent un moment dans l'appareil. Ils débouchèrent dans un autre couloir, qui n'était occupé que par deux bureaux tout au plus.
- Tu me disais que tu avais de gros projets sur le feu cette année. J'espère que ma visite impromptue ne bouscule pas trop tes plans.
Tant la réaction de la secrétaire que la pensée de cette réunion qu'elle avait surprise, avec tous ces cadres visiblement importants, l'avaient fait s'interroger sur la pertinence de sa visite. Adélaïde allait lui proposer de prendre un café ou qu'elle l'invite à dîner le soir à la sortie de son travail, mais Godric ne la laissa pas poursuivre et secoua l'une de ses mains comme pour écarter sa suggestion.
- Si j'ai bien appris une chose, c'est justement de prendre le temps. Et crois-moi, tu en vaux largement la peine même si tu te sous-estimes. Et non, tu n'as pas le droit de me contredire.
Il s'était alors arrêté devant la porte la plus éloignée du couloir. Écartant son regard par politesse quand il composa le code d'entrée sur le digicode, puis plaça l'un de ses doigts sur le lecteur d'empreinte digital, elle fut sortie de ses pensées lorsqu'il lui fit signe d'entrer à sa suite dans la pièce.
Le bureau était à la hauteur de la magnificence du hall. Il était très grand, avec sa superficie correspondant au moins à deux ou trois bureaux ordinaires de l'Académie des mages. Des piles de dossiers étaient soigneusement rangées sur des étagères, sur plusieurs rayonnages. Elle remarqua également la présence d'un matériel audiovisuel de pointe. Deux écrans plats d'ordinateurs fixes étaient posés sur la très grande table de travail, à la fois assez proche d'une immense baie vitrée pour profiter de sa luminosité et de son point de vue exceptionnel sur la métropole et assez en retrait pour ne pas souffrir du soleil et du contrejour. Elle soupçonnait la présence d'un ou deux ordinateurs portables complémentaires, en plus de la tablette IPad qu'il tenait dans son autre main.
- Il était devenu un homme très occupé en effet, mais au moins épanoui, très méticuleux et organisé.
Déposant sa veste sur le porte-manteau à son invitation, ainsi que son sac à dos de randonnée, Adélaïde s'installa ensuite près de la généreuse table circulaire présente dans l'aile « détente » du bureau, sur un pouf à mousse mémoire particulièrement confortable. Une généreuse corbeille à fruits fit bientôt son apparition, alors qu'il sortait deux verres à pied d'un placard. Comme il refusait toute aide de sa part, Adélaïde relança la conversation d'un ton chaleureux et détendu.
- J'ai vu ton interview dans un journal. Je n'ai pas trop compris de quoi vous parliez, c'était un peu trop compliqué pour quelqu'un de la vieille garde comme moi, mais tu étais à ton aise. Comment te portes-tu sinon, en dehors de ton bureau ?
- Mes affaires se portent bien, et j'essaye de me ménager aussi. Je ne me rappelle que trop bien de tes mises-en-garde contre le surmenage. Après tout, cela m'a déjà coûté la vie par le passé !
Adélaïde aimait l'entendre rire. C'était un rire non pas sarcastique ici, mais serein et amical. S'il était capable d'autodérision, c'était un signe que tout allait bien et que l'humeur était bonne.
Cette familiarité retrouvée la détendait un peu, et dissipait un pan de la solitude écrasante à laquelle elle s'était accoutumée tant bien que mal depuis son veuvage et sa dispute très ressentie avec Dorian. Il n'avait plus besoin d'elle, elle n'aurait plus à s'inquiéter. Pouvoir s'en assurer une dernière fois en personne avant que leurs chemins ne se séparent lui faisait l'effet d'un véritable baume au cœur.
- Il est bon de prendre un peu de temps pour soi aussi. Tu es toujours avec cette « Bridget » dont tu me vantais la beauté dans ta lettre ? Á en croire le regard des demoiselles et des dames qu'on a croisées, tu es toujours très populaire, commenta Adélaïde avec un léger sourire.
- Non, c'est fini depuis longtemps ça, déclara-t-il d'un ton désintéressé avant d'ajouter avec une ombre de sourire amusé. Oh, tu me flattes.
- Je suis une piètre flatteuse, voyons ! Diana disait que je ferais une mauvaise actrice.
- On peut être bonne flatteuse sans être une bonne actrice. Et si tu me disais plutôt ce qui me vaut le plaisir de ta visite. J'apprécie bien évidemment ta compagnie, mais je n'ose croire que ce n'est que le simple plaisir de la mienne qui t'amène ici, demanda-t-il en posant une bouteille de vin sur la table ainsi que les verres à pied, avant de s'installer lui-même sur un pouf voisin.
La question l'interpella plus qu'elle ne l'avait anticipée. Elle la surprit autant qu'elle la blessa un peu, même si elle n'aurait dû faire ni l'un, ni l'autre. La convivialité de leurs retrouvailles et la bonne humeur ambiante l'avaient fait oublier la boule au ventre du motif de son départ de Londres. Adélaïde n'avait pas l'intention de lui mentir, leur relation ne fonctionnait pas là-dessus. Fleury ne voulait pas l'inquiéter, aussi tenta-t-elle de garder sa voix posée, malgré elle plus douce.
- J'avais envie de te voir et de te parler, tant que je pouvais le faire. Cela te déplaît-il ?
Elle n'avait aucune faveur à lui demander, sinon de partager un peu de temps avec elle pour lui faire oublier un instant le destin qui l'attendait. C'était peut-être un peu égoïste de sa part. Avait-elle eu vraiment raison de faire ce crochet ici, plutôt que de se rendre directement sur place pour en finir au plus tôt ? Ses yeux s'abîmèrent vers son verre avant de se poser, plus ternes et fatigués, vers son jeune ami qui finissait de remplir les deux verres de vin. Ce dernier semblait plus curieux qu'autre chose, lui tendant l'un des deux verres de vin avant de croiser les bras sur son torse lorsqu'elle l'eût pris.
- Non, bien au contraire. C'est le « tant que je pouvais le faire » qui m'interpelle.
Le temps passe mon cher. Si le vin se bonifie avec les années, il n'en va pas de même avec mes articulations. La vie de bureaucrate ne me réussit pas, lança Fleury avec une grimace.
- Tu parles comme si tu étais mourante. Peu de gens sont morts de bureaucratie à ma connaissance, rétorqua le jeune PDG en dégustant une gorgée de vin après qu'ils aient trinqués.
- Tu serais surpris par les chiffres. La sédentarité est un véritable fléau des temps modernes, mais il faut bien laisser la main aux jeunes pour les expéditions, pour qu'ils apprennent le métier. La relève est assurée, il ne me reste plus qu'à transmettre mon savoir à la faculté.
Elle brûlait de s'en ouvrir à quelqu'un, mais se ravisait à chaque fois par réflexe. Il n'était pas dans l'habitude de Fleury de parler de ses faiblesses, et déjà d'en faire montre. Elle n'aimait pas du tout se sentir aussi impuissante, aussi vulnérable. Cela l'amusait toujours un peu de l'entendre si docte sur nombre de choses et encore assez innocent sur d'autres aspects du monde moderne. Il était bien armé pour l'appréhender en toute sérénité, et il en avait encore assez à découvrir pour ne pas s'ennuyer.
Elle avait déjà transmis l'essentiel de son savoir et de ses expériences à ses étudiants et aux archives qu'elle lèguerait partiellement à la bibliothèque de l'école. Fiona pouvait voler de ses propres ailes maintenant, avec l'élégance d'un faucon dont il ne fallait pas sous-estimer les serres. Emily, bientôt, s'envolerait à son tour hors du nid pour explorer l'horizon, ce qui l'attristait et l'émouvait à la fois.
Le dilemme d'une mère, sans nul doute, que d'être partagée entre la tristesse et un sourire fier.
Le vin qu'il lui avait servi était agréable. Elle n'avait pas eu le temps de voir de quel alcool il s'agissait avant qu'il ne dépose la bouteille un peu plus loin. Le vin avait une belle texture et un musc plaisant, boisé et puissant à la fois. Il devait avoir de la bouteille, et avait dû rester en fût pendant un moment. Une sélection de connaisseur, sans nul doute. Elle préférait les vins plus robustes et plus amers d'ordinaire, mais un peu de sucré ne ferait pas de mal de temps en temps. Elle le dégusterait lentement.
Ils partagèrent quelques minutes de silence à savourer quelques gorgées de vin. Ce n'était pas un mutisme désagréable, et cela laissait le temps à Adélaïde de se ressaisir et de consolider son calme. La professeure y était presque lorsque Godric reprit la parole tout en l'observant avec attention.
- Quel pessimisme ! Cela m'étonne quand même de ta part.
- Cela me donne du baume au cœur de voir qu'Emily, Suzaku, Dorian et toi allez bien.
- Mais pas toi, remarqua-t-il. Je ne peux m'empêcher de ressentir un « mais » quelque part.
Godric n'en démordait pas, hein. Un sourire mi triste mi amusé erra sur ses lèvres, alors qu'elle reprenait plusieurs petites gorgées de l'excellent vin. Tout ce qu'elle disait était la stricte vérité. Adélaïde se rappela la réunion qu'elle avait surprise tout à l'heure en fanfare. Il était déjà assez occupé et c'était gentil d'accepter de lui consacrer un peu de son temps. Elle s'en contenterait tout à fait.
- Ce n'est pas la grande forme, mais ça n'a rien de bien surprenant je suppose. Cela me fait du bien de te revoir. Ça m'avait manqué, de discuter directement avec toi. C'est trop calme.
Á peine les mots avaient échappé à sa bouche qu'elle manquait de s'étrangler avec sa gorgée de vin. Sérieusement ? Elle était obligée de laisser glisser cette dernière précision qui pouvait être sujette à tant d'interprétations ? Adélaïde but une nouvelle gorgée de vin pour dissimuler son embarras, sans remarquer la teinte rosée de ses joues. Pourvu qu'il ne l'ait pas entendue ou qu'il laisse passer…
- Ah oui, trop calme ? Peut-être pourrais-je mettre un peu d'animation alors, dans cette vie si monotone ? S'exclama l'ancien Servant avec un sourire railleur et un regard malicieux.
- Hm ! D'ailleurs, tu savais que le petit Suzaku a enfin déclaré sa flamme à Emily ?
- Eh bien, tout vient à point à qui sait attendre ! Comme quoi les miracles peuvent arriver quand on prie assez fort. Les dieux seuls savent à quel point Waver et toi avez prié.
- Ils ont eu au moins la bonté de se lancer tant que je suis là, lança Adélaïde d'un ton bon enfant.
- Ça aurait été bien triste autrement.
C'était un sujet plus sécuritaire, moins à risque de dérapages accidentels. Elle se sentait étrangement légère et bien sur le moment, presque ragaillardie. Ce fut avec le sourire que l'archéologue s'exclama.
- Comme tu dis ! C'est déjà ça de pris. Désormais, je pourrais vaquer l'esprit en paix.
Par tous les dieux ! Le temps qu'elle s'en rende compte, il était déjà trop tard. Adélaïde avait bien du mal à rassembler ses pensées et de prendre le temps de réfléchir à ses mots, ce qui l'étonnait beaucoup. Sans doute la fatigue du voyage qui la rattrapait… et God qui n'attendit pas un instant pour lancer.
- Es-tu déjà « en paix », ou as-tu encore quelques regrets et projets inachevés ? Difficile de croire que la pilleuse aux mille-et-une-tombes ait déjà fini de toutes les écumer.
- Aha ! J'ai déjà passé mes truelles à Dorian et à mes anciens doctorants. C'est à eux de creuser maintenant. Il n'y a qu'un chantier sur lequel je compte retourner bientôt.
- Pas toute seule, j'espère. Après tout, à ton âge, tu pourrais très bien te rompre le cou ou te casser une nouvelle fois le dos, répliquait Godric tout en s'asseyant sur le pouf à côté du sien.
Adélaïde laissa une moue glisser sur ses traits, ses yeux clairs réprobateurs. Était-il vraiment obligé de lui rappeler l'occurrence du Pérou, qu'elle lui avait racontée au cours de la Guerre du Graal ? Ayant de plus en plus de mal à brider son caractère, l'archéologue bougonna avec un air vexé.
- Allons, j'en ai connu des chantiers ! Je n'en suis plus à mon premier, et il n'est pas trop risqué.
- Tout de même, tu te dis si proche de la fin. Ça me rassurerait que tu sois accompagnée. Et puis, ce ne serait pas vraiment un baby-sitting. Ce serait plutôt pour te rappeler le bon vieux temps, réunir la dream team comme on dit par ici ! S'exclama le jeune homme avec entrain.
Depuis quand était-il arrivé aussi proche ? Avant qu'elle ne puisse se concentrer assez pour formuler sa réponse, l'ancien Roi des Héros avait posé une main sur son épaule, un grand sourire aux lèvres. Il rendait la chose compliquée à défendre, et le pire était de savoir qu'il en était très bien conscient. Adélaïde n'avait jamais douté qu'il soit doté d'un grand charisme et d'un don oratoire inné, mais il n'en avait jamais fait usage contre elle auparavant… et elle n'y était pas aussi sensible, d'ordinaire.
Sa main était légère sur son épaule, mais sans lui faire de mal, sa prise restait à la fois ferme et résolue.
- Comme nous l'avions convenu, je voulais t'en laisser la possibilité. Après, tu as ta vie et ton avenir ici… et les mains bien remplies, aussi. Je préférerais que tu en profite un peu. Tu l'as bien mérité, et puis de toute façon, pour être franche avec toi, je ne ferai pas long feu.
- Ça n'a pas de sens voyons, dans un monde aussi mondialisé ! Partir, ce n'est pas comme si on partait pour toujours. Après tout, on peut revenir en moins d'une journée, releva-t-il aussitôt.
- Ça dépend de la destination… et du voyage, aussi. Surtout pour un voyage qui se termine.
Il ne servait plus à rien de lutter. Fleury n'en avait plus l'envie, et puis elle savait reconnaître une défaite quand celle-ci était indéniable. La vérité dérangeante avait fini par s'échapper de ses lèvres, se glissant entre les mailles du filet de ses cordes vocales et de sa volonté, affaiblie tant par la lassitude, un zeste de désespoir que par les vapes de l'alcool. Adélaïde tourna sa tête dans la direction opposée, embarrassée d'être aussi vulnérable et d'en être consciente. Godric l'avait bien eue, cette fois. Il avait eu ce qu'il voulait savoir. Une envie brûlante de se lever à la première excuse venue la tentait ardemment, tant elle se sentait fébrile, agacée contre elle-même et de s'être autant exposée de la sorte.
Alors qu'elle s'attendait à moitié à une répartie moqueuse ou désappointée, Godric la surprit à tapoter son épaule pour attirer son attention, et à lui répliquer avec un sourire mi espiègle et mi sérieux.
- Si tu es à ce point certaine que ce voyage se termine autant qu'il se termine en beauté, hein ma beauté !
- Hm, tu sais parler aux dames comme tu sais faire parler les autres ! Me faire boire jusqu'à ce que je sois enivrée… difficile de réussir à être aussi diabolique et divin à la fois que toi.
Sa boutade n'était cependant pas très convaincante, avec sa langue un peu pâteuse et ses pensées un peu confuses dans l'état d'ébriété légère où elle se savait être… et l'affection qui s'y entrelaçait. Tandis que Fleury s'accrochait avec la force du désespoir aux vestiges d'humour, Godric semblait s'en amuser et lui déclara sans s'embarrasser de feindre l'innocence, arborant un air fier et mutin.
- Ravi que nous soyons d'accord là-dessus ! Je craignais que tu ne poses une résistance aussi longue que vaine.
- Va pour la dream team. Puis je te l'avais promis, hein… Par contre, il ne faut pas que je sorte comme ça. Je… je ne suis pas certaine que je marche droit. Ta secrétaire va me mettre à la porte si elle me voit dans cet état, et ton adjointe s'inquiéter, souligna difficilement Fleury en ayant un peu de peine à s'extirper du pouf tant le monde semblait tanguer un peu autour d'elle.
- Ne t'inquiète pas. Je vais lui faire comprendre l'importance que tu as. Tu n'es pas n'importe qui après tout, l'assure-t-il tout en la relevant avec aisance puis en l'aidant à rester debout.
Adélaïde n'était plus très sûre de bien entendre ce qu'elle croyait entendre. Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas fini éméchée de la sorte, et son corps n'y était plus aussi habitué et résistant que par le passé. Aussi ses derniers mots devinrent assez vite aussi confus que ce qui l'entourait. C'était déstabilisant et assez reposant, ironiquement, de ne pas avoir à être celle qui prenait les décisions.
Fleury allait suggérer d'appeler un taxi pour la reconduire à son hôtel lorsque Godric attrapa sa veste sans manches et en extirpa la carte de l'hôtel qu'elle avait laissé dans sa poche frontale du côté droit.
- Allez, je t'amène à mon hôtel. Tes affaires y ont déjà été amenées. Tu seras mieux installée que dans ton… deux étoiles ? Non mais vraiment, c'est mieux, lança-t-il d'un ton ferme.
Elle le sentit à peine la saisir délicatement pour la soulever avec facilité dans ses bras. Bon, elle ne devait pas être bien lourde désormais, mais quand même… ! Elle était trop fatiguée pour marmonner qu'elle avait sa fierté et sa conscience glissait déjà quand, dans un souffle, il lui souhaita bonne nuit.
