26 octobre U.A
Couvertures (Blankets)
En ouvrant la porte du dernier cachot, Petit Jean eut la surprise de découvrir un homme assis contre l'un des murs, les vêtements salis et la tête ployée en avant. De là où il était et à cause de la pénombre, le hors-la-loi ne pouvait évaluer ni son âge, ni son rang, ni même clairement son état. Mais il était certain que cet individu était blessé, affamé; terrifié, ce n'était pas trop sûr, parce qu'il conservait une prestance et une élégance qui impressionnèrent Petit Jean, même de loin.
« Nous ne sommes pas votre ennemi, lança-t-il en s'avançant dans la cellule. Les hors-la-loi de Robin de Locksley sont là pour libérer tous les ennemis du Shérif.
-Les hors-la-loi… de Robin de Locksley ? répéta l'inconnu en se redressant péniblement. Ça veut dire que Robin… est ici ?
-C'est exact… Quel est votre nom ?
-Je suis Lord Locksley…
-Lord Locksley ?! Le père de Robin et Gilles…
-De Robin… et de Gilles ? Vous avez bien dit « Gilles » ? »
Ces mots, même s'il peinait à tenir debout, semblèrent donner une nouvelle vigueur à l'homme. Il essaya de prendre appui contre le mur pour se rapprocher de Petit Jean, accepta volontiers les bras secourables qu'il lui tendit.
« Vous devriez peut-être vous rassoir, suggéra le hors-la-loi. Je vais chercher Robin et Gilles et leur dire…
-Non, ne me laissez pas ici… J'ai assez vu ces prisons pour le reste de ma vie. Amenez-moi voir mes fils… Dieu Tout-Puissant, alors Robin sait pour son frère…
-Je crois que c'était censé rester un secret… Mais oui, nous le savons tous, maintenant. »
Petit Jean passa son bras autour du dos de Lord Locksley et le conduisit, bon han mal han, aux étages supérieurs, puis dans la cour du château inondée de soleil.
Robin venait de franchir la porte qui menait au corps de logis, Marianne pendue à son bras. Les autres hors-la-loi et les villageois se regroupèrent autour de lui pour le féliciter et l'acclamer. Son frère s'approcha, lui aussi, timidement, et le héros lui sourit avant de lui tendre sa main libre. Gilles la prit avec étonnement et son aîné l'attira tendrement contre son flanc. Après quoi, il leva les bras de sa fiancée et de son frère bien haut dans le ciel et les cris des paysans redoublèrent.
« Je n'aurais jamais pensé voir ça un jour, déclara Lord Locksley, visiblement très touché. Pourrais-je… vous demander de m'aider à les rejoindre ? »
Ce qui se passa ensuite fut riche en émotions de toutes sortes. Gilles, surtout, était complètement tétanisé par la peur de se faire rejeter une seconde fois, de devoir affronter les centaines de regards curieux, de compter soudain deux personnes de plus dans sa famille alors qu'il n'en avait plus eue depuis l'âge de dix ans… Pendant que Robin poussait un cri de gratitude, de douleur et d'amour en se jetant dans les bras de Lord Locksley, il demeura en retrait, ses mains tremblantes cachées dans son dos. Mais, quand son frère l'attrapa par le col de sa pelisse sale en toile rouge et l'attira dans le câlin, il ne put pas résister. C'était… si bon. Les odeurs de Robin et de Lord Locksley se mélangeait dans son nez et ça sentait tout à la fois le bonheur, l'âtre de la cheminée pendant l'hiver et la maison, où qu'elle fut.
Il y avait évidemment encore beaucoup à faire pour canaliser l'énergie débordante des hors-la-loi et des habitants de Nottingham, leur indiquer ce qu'ils devaient faire à présent et soigner ceux qui en avaient besoin. Dans cet optique, Robin, Gilles et Marianne durent laisser le comte aux bons soins d'Azeem et de Fanny et se diriger qui vers les derniers partisans du Shérif pour leur expliquer la situation, qui vers les cuisines pour organiser le banquet qui célèbrerait leur victoire, qui vers les chambres pour s'assurer que tout le monde pourrait se reposer quelque part à la fin des festivités.
« Dites-moi, messire Azeem, lança Lord Locksley au Maure qui lui bandait le bras, sans s'émouvoir plus que ça de trouver un Musulman en Angleterre. Si j'ai bien compris, vous avez accompagné mon fils aîné tout au long de ce voyage… Pourriez-vous me raconter comment il est arrivé là où il en est aujourd'hui ?
-Ce serait avec plaisir, Père de mon Chrétien, répondit Azeem avec un sourire. »
Il raconta donc une partie de l'histoire en laissant largement à Robin et Gilles matière à compléter. Ils auraient sûrement envie de parler de tout ça avec leur père. Un père qui, au fur et à mesure que l'après-midi avançait, se sentait de plus en plus démoralisé. Il était blessé, amaigri, faible, il ne pouvait rien faire pour aider ses garçons. Mais il voulait faire quelque chose, il le voulait vraiment. Il était leur père ! Il devait montrer à Robin qu'il était fier de ce qu'il avait accompli et à Gilles qu'il se souciait de lui.
Alors, profitant de ce qu'Azeem prenait soin des autres blessés, il s'éloigna de l'hôpital de fortune et se mit en quête de quelque chose… n'importe quoi… qu'il pourrait faire pour ses fils. En laissant son regard traîner au hasard, il repéra une paire de couvertures chaudes abandonnées sur une corde à linge et s'en empara.
Plus loin, Robin et Gilles avaient très heureusement décidé de prendre une pause et étaient assis sur la première marche d'un escalier. Ils bavardaient et levèrent aussitôt la tête quand ils aperçurent Lord Locksley. Le cadet la rebaissa aussitôt mais l'aîné se redressa d'un bond pour aller porter assistance à son père.
« Laisse, décréta le comte. Je suis bien capable de porter des couvertures à mes fils. »
Un frisson d'émotion remonta le long de l'échine de Gilles; le sourire de Robin s'élargit et il se rassit. Lord Locksley les rejoignit, s'accroupit devant eux et donna l'une des couvertures à son aîné. Avant de faire de même avec son cadet, il lui releva doucement le menton d'un doigt pour croiser son regard et lui sourit.
« Comment te sens-tu, mon petit ? Votre ami maure m'a dit que tu avais été fouetté par les hommes de cet odieux Nottingham.
-Ça va, répondit le jeune homme sans parvenir à détacher ses yeux des siens une fois qu'il eut plongé dedans. Azeem m'a soigné… et… et Robin aussi.
-J'ai déjà vérifié ses blessures, Père, renchérit l'archer fièrement.
-Évidemment, tu me couves encore plus qu'une poule couve ses poussins.
-J'en suis heureux, souffla Lord Locksley en leur posant à chacun une main sur la joue. Et toi, Robin ? Tu n'es pas blessé ?
-Non, je vais bien. Père, venez donc vous assoir avec nous. Nous partagerons les couvertures. »
Le héros s'écarta de son frère et ménagea une place à Lord Locksley entre eux. Le comte s'assit et ferma les yeux un instant, transporté par ce moment fabuleux. Il était là, avec ses deux enfants, qui étaient déjà liés l'un à l'autre comme deux tiges de lierre entrelacées. Ils ne lui en voulaient pas pour le mal qu'il avait pu leur faire, à chacun; il y avait encore des choses à dire mais, en attendant que ce moment arrive, ils étaient tous les deux serrés contre lui en toute confiance. Gilles s'enquit même devant ses yeux clos :
« Souffrez-vous ?
-Non, ne t'inquiète pas pour moi, répondit Lord Locksley en souriant. Je profitais simplement du moment. Est-ce que ces couvertures sont confortables ?
-Oui, beaucoup. Prenez-en donc un pan. »
Le jeune homme se défit en partie de sa protection laineuse et en recouvrit timidement les épaules de son père. Robin sourit et fit de même. À force de se blottir tous les trois sous les chaudes couvertures, le cadet des deux frères piqua du nez sans le vouloir contre Lord Locksley et s'endormit. Robin le regarda d'un air attendri mais, bien rapidement, il fit de même et laissa le sommeil le gagner, serré contre son père. Le comte se retrouva donc avec ses deux fils endormis sur lui et il leur embrassa doucement la tête, l'un après l'autre, avec émotion.
Oui, c'était vraiment le plus beau jour de sa vie.
