Chapitre 34
Les jours suivants, je décidai de chercher un emploi moins chronophage pour me permettre de mettre mon plan à exécution. Je trouvai rapidement un petit boulot de magasinier à mi-temps, et je décidai de mettre des annonces dans la presse locale :
"Gabrielle Moreau, médium, propose ses services pour chasser les fantômes d'un lieu hanté. Intervention discrète, 50€ tout compris, paiement après résultat."
Si je voulais pouvoir frayer avec des vampires en toute sécurité, j'allais avoir besoin d'une protection conséquente. Et en l'absence de William, quoi de mieux qu'une petite armée de fantômes ?
Contrairement à une idée communément répandue, les cimetières ne contenaient pas de fantôme, et je n'avais pas très envie de me promener dans un hôpital ou une prison, je préférais donc faire preuve de patience et attendre que mes premiers clients se manifestent. Si je pouvais gagner un esprit et me faire payer pour cela, ce serait gagnant-gagnant.
Les semaines passèrent sans le moindre appel, mais je ne perdis pas espoir, continuant à publier l'annonce chaque semaine dans le journal. Ce fut ainsi que j'eus ma première mission un mercredi soir. Mon interlocutrice était une femme, environ la trentaine, qui vivait seule dans un vieil appartement. Elle était restée très évasive par téléphone, et ce ne fut qu'une fois face à moi qu'elle consentit à m'expliquer les raisons de son appel.
- Vous savez, je ne croyais pas à tout ça… Enfin je ne suis toujours pas sûre d'y croire. Mais, quand il se passe des choses qui échappent à toute forme de rationalité… Vous êtes mon dernier espoir. Je n'ose même plus rentrer dans mon appartement. Il est situé au dernier étage, sous les combles. Apparemment il a été refait à neuf juste avant que je ne le loue, mais…
- Qu'est-ce qui vous mène à croire que votre appartement est hanté ?
- Au départ c'était des petites choses étranges, des objets qui se déplaçaient, des bruits de pas, des lumières qui s'allumaient et s'éteignaient toutes seules. Puis ça a été la télévision, la plaque électrique... Des choses renversées… Et il y a quelques jours…
Elle remonta sa manche, dévoilant un bras marqué par des traces de doigts violacées.
- Ah oui… Ça fait beaucoup d'indices… Depuis combien de temps habitez-vous là ?
- Tout juste un mois. Depuis cette nuit, je dors à l'hôtel. Je ne pouvais plus fermer l'œil, je n'arrêtais pas de trembler… Est-ce que je deviens folle ?
- Vous n'êtes pas folle, heureusement ou malheureusement selon le point de vue. Il arrive parfois que les esprits des morts ne trouvent pas le repos, pour X ou Y raison. Donc je vais aller dans votre appartement et voir à qui j'ai affaire. Lorsque vous avez emménagé, l'appartement était-il meublé ?
- Non, il était vide, tous les murs repeints. Le sol refait à neuf. Pourquoi cette question ?
- Les esprits sont généralement rattachés à un lieu par quelque chose qu'on appelle un vaisseau. Cela peut-être un grigri, un bijou, une dent… N'importe quoi qui appartenait au défunt. Si l'appartement était vide de tout meuble, ça veut dire que cet objet est peut-être dans les murs ou le sol…
Elle me conduisit jusqu'au studio qu'elle louait, mais s'arrêta sur le seuil une fois la porte déverrouillée. Elle semblait véritablement terrifiée, et au vu du nombre de signes, je pouvais la comprendre. L'esprit à l'œuvre semblait assez agité.
Lorsque j'ouvris la porte, je débouchai sur une pièce à vivre semblable à celle dans mon propre logement. Il y avait une table avec deux chaises, un mobilier de cuisine minimaliste et quelques placards. Mais à peine avais-je fait quelques pas dans l'appartement que mon regard tomba sur une jeune femme d'à peu près mon âge. Elle avait des vêtements modernes, une coupe au carré, des cheveux bruns et des yeux marrons, sobrement maquillés. Une mort récente donc. Elle était assise sur une chaise mais s'était tournée vers moi, un air énervé au visage.
- Qui êtes-vous ? Sortez de chez moi !
Je levai les deux mains en signe de paix et Lucie m'imita, cependant prête à s'interposer pour me protéger.
- Bonjour. Nous venons comme conciliateurs de la part de votre colocataire.
- La fille que j'ai fait fuir ? Bon débarras. Je ne partirais pas d'ici. De toute façon, j'ai essayé, mais je n'y arrive pas, et tant qu'à être prisonnière de ce trou, je préfère encore être seule. Qu'elle récupère ses affaires, je ne l'attaquerai pas. Mais je vous garantis que personne d'autre ne s'installera ici. Je continuerais à hanter cet appartement de merde, exprès pour faire les pieds au vieux grippe-sou qui m'a servi de propriétaire.
- Je vois. Vous êtes donc au courant que vous êtes décédée.
Elle eut un haussement d'épaule las.
- J'ai entendu les mecs de l'assurance quand ils sont venus. Intoxication au monoxyde de carbone. Il caillait tellement que j'avais acheté un petit poêle à bois et je l'avais branché sur le conduit de l'ancienne cheminée. J'ai été conne. Le propriétaire a été mis hors de cause, mais c'était ça ou je crevais de froid ! J'ai tellement la haine…
- Et c'est ce qui vous retient ici. Ça et quelque chose que vous auriez oublié dans cet appartement. Peut-être un bijou… La jeune femme m'a dit que les lieux avaient été refaits à neuf. Vous n'auriez pas une idée de l'endroit où ça peut être ?
- Pourquoi je vous le dirais ! Je vous ai dit que je voulais me venger. Lui faire payer jusqu'à ce qu'il vienne me demander pardon !
Je croisai les bras et commençai à regarder à droite et à gauche.
- Vous croyez vraiment que c'est ce qui va se passer ? La plupart des gens ne croient pas aux fantômes. Dès que la demoiselle sera partie, un autre locataire viendra, et ainsi de suite. Au bout d'un moment, peut-être qu'il pensera que l'appartement est maudit, et alors il le vendra. Si je découvrais l'objet qui vous attache ici, je pourrais soit vous libérer de ce plan d'existence, soit vous proposer une vie un peu plus intéressante. Je cherche des colocataires comme vous. Je ne peux pas vous en dire plus actuellement. Mais je vous présente Lucie, qui m'accompagne depuis plusieurs années.
Mon amie la salua d'un signe de la main.
- Salut ! Comment est-ce que tu t'appelles ?
Le fantôme sembla un instant perplexe face à l'incongruité de ma proposition.
- Euh… Je m'appelle Jade. Mais… Vous cherchez des fantômes pour vivre avec vous ? Je ne comprends pas.
- Je ne peux pas… être plus précise pour le moment.
Je fis signe en direction de la porte derrière laquelle ma cliente se trouvait toujours. Je ne pouvais raisonnablement pas dire que j'avais besoin d'amis fantômes pour assurer ma protection contre des vampires… Heureusement, Lucie prit le relais.
- Elle, c'est Nathalia. Elle a des ennuis avec des vampires qui la recherchent. Ce sont des démons à l'apparence humaine. Si elle te propose ça, c'est dans l'espoir que tu la protèges, mais c'est comme tu veux.
Jade resta un instant les yeux écarquillés, comme si elle se retrouvait face à deux échappées d'asile. Je secouai la tête.
- Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas rester ici. Ce serait absurde et vous ne tarderez pas à devenir complètement folle d'ennui. Ce que je vous propose c'est soit une existence aux côtés de personnes qui peuvent vous voir et discuter avec vous, soit la paix de l'esprit. Et quand bien même vous ne voudriez pas m'aider pour mon problème, ça vous fera toujours une meilleure distraction que des gens qui s'enfuient en criant. Sans compter que si je vous emmène chez moi, vous ne serez plus prisonnière d'un seul appartement. Vous pourrez visiter tout mon immeuble si ça vous chante.
Mes arguments semblèrent la toucher car elle prit un air pensif, comme si elle pesait le pour et le contre.
- Mais, si vous me… libérez de ce plan d'existence comme vous dites, qu'est-ce qu'il y a, après ?
Je me gardai de lui dire que sa question était stupide.
- Je n'en ai pas la moindre idée. Je suis vivante, et Lucie n'a jamais quitté ce plan. Ceux qui vont de l'autre côté ne reviennent pas pour raconter. Enfer, néant ou paradis, que sais-je. Est-ce que vous étiez croyante ?
Jade sembla gênée à cette question.
- Je viens d'une famille pieuse, mais… j'ai cessé de pratiquer. Si j'en crois ma grand-mère, c'est en enfer que je devrais aller. Alors…
- Alors restez avec moi ! Si vous avez peur, pourquoi prendre de risque ? Je vous promets que je ne vous ferai pas payer de loyer.
Ma dernière plaisanterie sembla un peu la dérider car elle pouffa et se leva de sa chaise.
- Bon… s'il reste quelque chose de moi ici, c'est sans doute sous le linoléum. Ce connard a eu la flemme de faire le ménage, donc il s'est contenté de tout recouvrir.
Je soupirai en avisant les différents meubles de la pièce. Il allait falloir faire un peu de déménagement. Je rejoignis le palier et ouvris la porte sur ma cliente. Comme je m'y attendais, elle se trouvait juste derrière, et elle se redressa brusquement, les joues rouges de gêne.
- Mademoiselle, je vais avoir besoin d'un peu d'aide. Prenez les chaises et mettez-les dans le couloir. On va faire pareil avec la table et les placards. Je vais devoir soulever le revêtement de sol.
- Ah bon ? Mais alors, est-ce que vous allez pouvoir m'aider ?
- Tout à fait… Tout du moins si je trouve l'objet en question. Venez, entrez, je vous promets qu'elle ne vous fera aucun mal.
Je jetai un coup d'œil à mon futur nouveau fantôme de compagnie, et la jeune femme hocha la tête. Quant à ma cliente, elle regarda à droite et à gauche avant de faire un premier pas dans la pièce.
- Elle ?
- Oui. Vous ne pouvez ni la voir ni l'entendre, mais elle est ici. Elle s'appelle Jade. Elle est morte de froid dans cet appartement. Il est très mal isolé, donc je vous conseille tout de même de quitter les lieux avant l'hiver. Tenez, prenez ça.
- De froid ? Ici ? Mais…
Je vis au sourire qui venait d'apparaître sur le visage de Jade qu'elle approuvait mon mensonge.
- Dites-lui que les murs sont isolés avec du papier journal. Et même qu'il y a de l'humidité. Ils l'ont recouverte avec de la peinture, mais elle réapparaîtra dès qu'il commencera à faire froid.
Je répétai les propos du fantôme tout en passant les meubles à ma cliente qui suivit mes instructions sans broncher. Manifestement, elle était encore sous le choc de sa première preuve de surnaturel, et elle était en mode automatique. Soit !
Assez rapidement, la salle fut vidée de son petit mobilier, et je sortis une paire de gants de mon sac avant de soulever le linoléum. Ma mésaventure chez les Giovanni m'avait servie de leçon. Jade n'avait pas menti. Sous le revêtement se trouvait un parquet grisâtre et poussiéreux qui aurait sans doute besoin d'un ou deux bons coups d'aspirateur. Les rainures entre les lattes étaient bien encrassées et j'eus une grimace de dégoût en voyant dans quoi j'allais devoir fouiller.
- Bon. On cherche un petit objet, probablement un bijou, peut-être une chaîne ou une boucle d'oreille. Soit c'est passé dans une rainure, soit c'est dans l'un des coins.
Lucie et Jade nous aidèrent aussi, cependant il nous fallut tout de même une dizaine de minutes avant de parvenir à trouver quelque chose. C'était un minuscule pendentif représentant un œil bleu cerclé d'or, et Jade poussa un cri en le voyant.
- Oui, c'est ça ! C'est un porte-bonheur que ma sœur m'a ramené de Grèce. Je pensais l'avoir perdu. Il était là, finalement.
- Il n'a pas réussi à vous sauver, mais quelque part, si cela vous a empêché d'aller en enfer, c'est qu'il a fonctionné au moins un peu. Bien. Nous allons tout de suite vérifier si c'est bien l'objet qui vous retient sur Terre. Je vais mettre le potentiel vaisseau dans cette boite. Si tout se passe comme prévu, vous allez vous retrouver dans un endroit où vous ne pourrez plus rien entendre ni rien voir. Ce ne sera pas une expérience très agréable, mais c'est la seule manière de vous sortir de ce lieu, et je vous libérerai une fois suffisamment éloignées. Allons-y.
D'un coup sec, je laissai tomber le bijou dans la boîte que Steren m'avait confiée des années plus tôt, et refermai le couvercle sans attendre. Instantanément, Jade disparut sous mes yeux, et je poussai un soupir de soulagement. Pour une première mission, tout s'était déroulé comme je l'espérais.
- C'est bon là ? Elle est partie ?
Ma cliente continuait de me regarder comme si elle s'attendait à des formules en latin, et je dus me retenir pour ne pas éclater de rire.
- Oui, ça a fonctionné. Votre appartement n'est plus hanté. Je vais vous aider à ranger les meubles, et ensuite nous pourrons parler paiement.
- C'est bien gentil, mais comment je fais pour savoir que le fantôme est bien parti ?
Je déroulai à nouveau le linoléum sur le sol et lui jetai un regard blasé.
- En l'état actuel, vous ne pouvez pas puisque vous n'avez pas la capacité de voir les esprits. Mais vous verrez bien avec le temps. Si vous aimez cet appartement, libre à vous de ne pas suivre les conseils du fantôme et de rester ici. Elle n'avait rien contre vous personnellement, elle voulait simplement vous faire fuir pour punir son ex-propriétaire qu'elle estime responsable de sa mort. Quoi qu'il en soit, moi j'ai fait ce pour quoi vous m'avez embauché donc j'exige d'être payé.
Une fois les quelques meubles remis à leur place, la jeune femme consentit finalement à me donner mon salaire, malgré sa reluctance.
- Si c'est une arnaque, je vous dénoncerai à la police.
- Je vous garantis que ce n'est pas le cas, l'esprit ne vous causera plus le moindre tort, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. Sur ce, bonne continuation et au revoir !
Une fois sortie, je repris le métro et regagnai rapidement mon appartement. Ce n'était certainement pas avec ce travail que j'allais obtenir la richesse, mais il y avait quelque chose de satisfaisant à aider des gens dans leur détresse face à l'occulte, et en cas de besoin je pouvais toujours jouer les pickpockets avec Lucie. Une fois entre mes murs, je libérai Jade qui poussa un cri de stupeur en apparaissant tout d'un coup devant moi.
- Ça a fonctionné… Je suis… libre !
- Votre corps astral est associé à ce bijou, de ce fait désormais vous serez obligée de le suivre. Vous pouvez vous éloigner d'une dizaine de mètres environ, mais si jamais l'objet est déplacé, par exemple, vous serez téléporté dessus si vous dépassez cette limite. J'ai cru comprendre que vous arriviez à déplacer des objets ?
La fantôme fit la grimace.
- Je n'y arrive pas systématiquement. Le plus souvent, je passe au travers…
- Est-ce que je peux vous tutoyer ? Ce serait plus simple puisque vous habitez désormais ici. Un fantôme accroît généralement ses pouvoirs avec le temps. Lucie pourra vous expliquer ça mieux que moi. Quand vous parviendrez à tenir des objets, vous pourrez jouer aux jeux de société avec nous. Évitez tout de même de vous faire remarquer de mes voisins, sinon libre à vous de visiter comme vous l'entendez.
- OK. Euh, Nathalia, c'est ça ? Comment ça se fait que vous… euh tu me voies ?
- Je suis médium, c'est une capacité innée. On naît avec ou on ne l'est pas, mais c'est tout de même assez rare, comme tu t'en doutes, sinon tout le monde serait au courant que les fantômes existent. Lucie et moi, ça fait dix ans qu'on est ensemble.
Ma meilleure amie prit le relai.
- Nath' m'a proposé de me libérer mais j'ai préféré rester à ses côtés, c'est bien plus amusant.
Jade nous regarda l'une et l'autre avec un air perplexe.
- Bon, et c'est quoi cette histoire de vampires ?
Lucie poussa un ricanement moqueur.
- Une longue histoire.
Je secouai la tête.
- Je n'ai pas d'ennuis comme disait Lucie et pour l'heure, aucun vampire ne me recherche. Je suis persuadée que Steren ou Aïlin n'auront aucune difficulté à me retrouver quand ils l'auront décidé. Mais commençons par le début. Oui, les vampires existent. Comme dans les mythes, ce sont des créatures mort-vivantes qui se nourrissent de sang et vivent la nuit. Ils ont une apparence humaine et savent parfaitement se fondre parmi les humains donc personne n'en a conscience. Leur nature leur confère certaines capacités surhumaines, comme une force ou une vitesse extraordinaire, le pouvoir d'hypnotiser les gens ou de changer d'apparence. En tant que fantôme, vous arrivez à les détecter immédiatement, et la plupart des vampires sont totalement impuissants face à vous. Quelques-uns peuvent vous blesser avec des pièges magiques, mais ça reste rare.
- Et donc, qui sont ces Aïlin et Steren que tu viens de citer ? Et pourquoi est-ce qu'ils en ont après toi ? Ils n'aiment pas les médiums ?
- Non, ce n'est pas ça. Mes géniteurs m'ont abandonné quand j'avais dix ans, c'est à ce moment que j'ai rencontré Lucie. Et il y a cinq ans, Aïlin et Steren se sont présentés à moi et m'ont proposé de m'adopter…
- Ils s'intéressaient à tes pouvoirs et à ton intelligence !
Je fusillai Lucie du regard avant de continuer.
- Ils m'ont appris plein de choses, ils m'ont fait découvrir leur monde. Normalement j'aurais dû devenir comme eux à mes 21 ans, mais ils m'ont imposé des épreuves avant de m'offrir la vie éternelle, et à l'occasion de la première d'entre elles, j'ai commis une erreur qui a coûté la vie à un vampire. À cause de ça, ils m'ont chassé, mais ils reviendront me chercher tôt ou tard. J'en sais trop pour qu'ils me laissent simplement vivre parmi les mortels, mais ils voulaient me punir et ils savaient exactement où taper pour me faire mal.
Jade grimaça.
- Du peu que tu m'en racontes, ça n'a pas l'air d'être des gens très sympathiques !
Je soupirai, les yeux perdus dans les motifs du sol.
- Ce sont des vieux vampires, ils ne connaissent pas l'empathie comme nous. Ils ont vu tant de gens les supplier qu'ils ont annihilé certains sentiments comme la pitié. Pour autant, je pense qu'ils… enfin que ma mère tient à moi. Mais la société vampirique est très codifiée et l'erreur que j'ai faite… aurait pu me coûter la vie.
- Tu leur trouves des excuses. Ce sont juste des connards sans cœur. Ils t'ont jeté, exactement comme les précédents.
Lucie avait croisé les bras et son visage translucide manifestait toute l'animosité qu'elle ressentait pour mes parents. Pour ma part, la conversation faisait remonter de douloureux sentiments en moi, et je décidai de changer de sujet.
- Enfin bref, bienvenue parmi nous. Tu écoutes quoi comme musique ? Les fantômes et l'informatique ne font pas bon ménage donc évite de toucher à l'ordinateur, mais tu peux allumer le poste de radio si tu en as envie. Je n'ai pas de télévision, mais sur le bureau tu as des crayons et des feuilles. Entre 7h et 13h je suis au boulot donc il vaut mieux éviter de faire trop de bruit sur ces horaires-là. Sinon n'hésite pas !
***/+/***
Les semaines suivantes passèrent dans une relative tranquillité. Avec l'aide de Lucie, Jade avait accru sa maîtrise de ses pouvoirs fantomatiques avec une étonnante rapidité. Elle était désormais capable de manipuler des objets sans systématiquement les faire tomber et cela avait créé une nouvelle dimension à sa non-vie. Elle se comportait parfois comme une enfant gâtée mais sa gratitude envers nous, l'incitait à faire des efforts. J'avais acheté un petit poste de télévision à sa demande, et de son côté elle était parvenue à voler un peu d'argent par-ci par-là ou à me rendre quelques services. Elle n'était pas encore capable de m'aider à tricher au casino, mais elle nous y avait accompagné et avait attentivement observé Lucie lorsque nous nous y étions rendues.
J'ignorais si le casino de Lille appartenait à un vampire ou non, mais je restais prudente et n'amassais que des petites sommes, de manière à gagner juste de quoi répondre à mes besoins.
Je n'avais eu aucune nouvelle de la part de mes anciens parents, ni même de la part du primogène Senek ou d'un des Malkaviens du Havre. Même si j'avais changé de ville et d'identité, je savais qu'ils n'auraient eu aucune difficulté à me retrouver s'ils l'avaient voulu.
Quelque part, ce n'était pas plus mal. Dans mon cœur, la plaie était encore bien ouverte, et je pleurais régulièrement en songeant à la mère et aux amis que j'avais perdus.
De manière générale, je ne sortais presque jamais de chez moi une fois la nuit tombée, même si cette règle de vie allait se trouver mise à mal avec l'arrivée de l'hiver. Mes horaires de travail m'imposaient de rejoindre l'entreprise avant le lever du soleil, mais il y avait tout de même peu de risque que je croise des vampires à cette heure. Les transports en commun bondés n'étaient pas vraiment un terrain de chasse idéal, et je ne fréquentais ni les boîtes de nuit, ni les salles de concert.
Côté fantôme, je n'avais eu qu'un seul client depuis Jade. Cela avait été un jeune couple qui venait d'acheter une maison. Les lieux étaient hantés par une vieille femme qui devait déjà être complètement folle de son vivant et qui avait été tuée par un cambrioleur. Ça avait été un vrai casse-tête de trouver son vaisseau et j'avais fini par détruire une multitude de petits objets allant du dentier aux boucles d'oreilles.
Jusqu'à présent, je n'avais eu aucune preuve que des vampires avaient retrouvé ma trace, j'étais donc loin de m'attendre à la venue du primogène Ewans ce soir-là…
Cela ne faisait même pas quatre mois que j'avais été ostracisée, et la nuit n'était tombée que depuis trois heures. Je ne me couchais généralement pas avant 23h, j'étais donc encore éveillée, et en pleine partie de Monopoly avec mes deux fantômes.
Je venais de lancer les dés lorsque je m'aperçus de la brusque disparition de Lucie. Comme souvent, Jade était fascinée par le petit écran de télévision posé sur la commode, et je fronçai les sourcils.
- Tu ne saurais pas ce que fabrique Lucie, par hasard ?
- Hein ? Ben je sais pas, partie mater le voisin sous sa douche ?
Je grimaçai.
- Nous n'avons plus de voisin, je te rappelle. Et bien que je n'aie aucune preuve, j'ai de fortes suspicions sur le fait que vous l'ayez fait fuir à force d'aller et venir chez lui.
Jade haussa les épaules, et j'eus soudain un étrange doute. Mes deux fantômes et moi nous entendions plutôt bien, et même si Jade n'était parmi nous que depuis peu de temps, elle m'accordait sa pleine et entière confiance. Elle n'avait normalement aucune raison de me mentir, si ce n'est pour ce qu'elles considéraient être pour mon bien, à savoir l'éloignement de tout vampire de ma vie.
Lucie avait si souvent répété à Jade combien les vampires étaient néfastes que l'autre fantôme en était désormais persuadée, et se faisait une mission divine de me protéger malgré moi.
Sans attendre, je bondis vers la porte, mais elle refusa de s'ouvrir. Je fusillai Jade du regard et mes suspicions furent immédiatement confirmées.
- Laisse-moi passer.
- Mais…
- Jade. Ne t'inquiète pas, tu peux m'accompagner.
La porte s'ouvrit finalement, et je débouchai sur le couloir de mon étage pour voir Lucie, concentrée bras tendus en direction de l'ascenseur.
- Nath' ! Rentre !
- Laisse-le sortir, Lucie !
Face à mon regard noir, ma meilleure amie ne tenta pas de discuter, cependant elle se plaça devant moi, bras croisés, alors que le Tremere émergeait de l'ascenseur, la mine courroucée.
- Nathalia. Je vois que tu maîtrises de moins en moins ton fantôme…
- Primogène Ewans. Que me vaut l'honneur ? Vous venez vérifier si je suis suffisamment malheureuse ?
- Je venais voir comment tu allais. Et te poser quelques questions. Nous devrions sans doute entrer pour discuter…
Je soupirai et fis volte-face pour regagner mon appartement. Sa présence faisait immédiatement remonter en moi une multitude d'émotions négatives et je savais par avance que je ne sortirais pas indemne de notre entrevue. J'aurais aimé lui présenter un visage froid et stoïque à l'image de ce que lui-même m'infligeait, mais je savais que j'en étais incapable. Une fois entrés, je me laissai immédiatement tomber sur une chaise, tandis qu'il refermait la porte, et Lucie et Jade se placèrent immédiatement de part et d'autre de moi.
- Je ne vous fait pas visiter. Cette pièce est la seule chose qu'i voir.
- J'ai appris que tu travaillais dans la manutention, j'étais surpris, tu es pourtant capable d'avoir bien mieux.
- Sans doute, mais ce travail-ci me permet de débrancher mon cerveau et m'épuise suffisamment pour m'empêcher de trop penser quand j'en sors.
Il secoua la tête, comme si ma réaction le décevait.
- Aïlin a été dévastée, tu sais. Cette décision lui a énormément coûté.
Je serrai les doigts sur le rebord de la table, pour m'empêcher de bondir de ma chaise.
- Et je suis censée ressentir de l'empathie, peut-être ? Votre… sanction m'a retiré tout ce qui avait de l'importance dans ma vie.
À nouveau, ma gorge se nouait sous le coup de l'émotion. Il fit cependant comme si de rien n'était, commençant à regarder autour de lui, bras croisés dans le dos.
- Une sanction n'est pas faite pour être agréable. Il fallait te donner une leçon. Si tu n'as pas compris cela, c'est que tu n'es toujours pas suffisamment mature pour revenir.
- Qu'est-ce qui vous dit que je veux revenir ? Vous m'avez chassé, vous m'avez arraché mon identité, tous mes liens, vous m'avez dépouillé de ce à quoi je tenais le plus. Ma famille. Pourquoi voudrais-je revenir pour prendre le risque de tout perdre à nouveau ? C'est trop douloureux !
- Nathalia…
- Écoutez-moi pour une fois ! Vous m'aviez promis… Que jamais vous ne m'abandonneriez. Que vous seriez toujours à mes côtés, quoi qu'il arrive. Que vous seriez de vrais parents… Mais vous avez repris toutes vos promesses. Vous m'avez détruite plus sûrement que ces cinq foutues années en hôpital psychiatrique. Vous…
- Nous avons fait ce que nous avons jugé être le mieux pour ton éducation. Il fallait que tu comprennes à quel point ce que tu as fait est grave. Ton crime méritait la mort, Nathalia ! Et il ne tient qu'à toi de tout récupérer…
- Je le sais. Je suis parfaitement consciente de tout cela. Mais vous n'aviez pas besoin d'aller aussi loin ! Vous avez dit que mes paroles n'avaient plus aucune valeur à vos yeux ? Je vous rassure, les vôtres non plus. Vous êtes des menteurs et des manipulateurs. Je me fiche bien de l'Étreinte. Je voulais simplement partager le sang de ma mère, maintenant je n'ai plus de mère.
- Je peine à croire que tu aies tourné la page si facilement. Pourquoi avoir changé de nom ? Tu ne nous as pas facilité la tâche.
Je haussai les épaules.
- Je savais que vous parviendriez à me retrouver si vous le vouliez vraiment. Et il était absolument hors de question que j'endosse mon ancienne identité. Je pensais que vous me connaissiez suffisamment pour le savoir.
- Je t'ai sous-estimé, je le reconnais. Je ne pensais pas que tu parviendrais si facilement à obtenir une fausse identité. Nous avons pris cette décision rapidement et nous avons voulu t'offrir une porte de sortie. Pourquoi Lille ?
- Une grande ville, proche de la frontière, beaucoup de moyens de transport. À la fois suffisamment éloignée du Havre pour qu'il soit compliqué pour vous de faire l'aller-retour en une seule nuit, mais suffisamment proche pour que je puisse faire le trajet en quelques heures. Je suis d'ailleurs étonnée que vous veniez si tôt.
- Je vois. Le Prince de la ville est une connaissance. Ne crois pas qu'il existe beaucoup d'endroits en Europe où je n'aurais pu t'atteindre.
Je m'étirai sommairement sans bouger de ma chaise, prenant confusément conscience combien cette conversation me mettait sur les nerfs.
- Et donc, vous avez fait tout ce trajet simplement pour me poser des questions ?
- Il est encore trop tôt pour te permettre de rentrer. Aïlin a annoncé publiquement ta sanction et a expressément demandé que personne ne te contacte. Elle perdrait la face si elle t'autorisait à revenir. Cependant elle s'inquiète pour toi…
Je faillis répéter mes propos précédents et affirmer que je n'avais aucune envie de rentrer, mais il était évident que c'était un mensonge. Il ne se passait pas une seule journée sans que je ne pense à tout ce que j'avais perdu. Même si je savais aussi que ma fierté m'empêcherait de faire le premier pas…
Au lieu de ça, je détournai le regard, simulant le détachement.
- Parce qu'elle se considère toujours comme ma mère, finalement ?
- Ne sois pas absurde. Aïlin n'a jamais cessé de t'aimer comme sa propre descendance. Dans son esprit, vos liens vont bien au-delà des mots ou du sang. Ne prends pas ses sentiments à la légère. Je vois que tu as commencé à boire ?
Je suivis son regard et avisai la bouteille de rhum abandonnée sur le rebord du meuble de cuisine.
- Pourquoi suivrais-je les ordres de quelqu'un qui m'a expressément ordonné de ne plus porter son nom.
- Elle sera chagrinée de l'apprendre…
Je poussai un soupir étranglé et passai mes mains sur mon visage. Dans ma tête, je ne pouvais m'empêcher de me repasser cette discussion funeste. Elle m'avait chassé, m'avait ordonné de quitter la ville et m'avait interdit le moindre contact… Elle n'avait rien dit lorsque Steren m'avait dépossédé de mon identité… Pourtant, je ne pouvais me résoudre à lui faire du mal.
- Non, s'il vous plaît, ne lui dites pas… Ce n'est arrivé qu'une fois. Je ne sors jamais et j'ai voulu… décompresser. Je me sentais tellement mal. Mais je ne veux pas la décevoir… encore…
Cette fois, les larmes se mirent à couler le long de mes joues. Je me sentis pitoyable et je détournai le regard tandis que Lucie m'apportait une boîte de mouchoirs. Je détestai cette sensation… de n'être qu'un membre arraché, une orpheline abandonnée à sa solitude. J'avais envie de prendre le premier train pour retrouver ma mère et pour autant je savais que cela n'avancerait à rien.
Peinant à reprendre une respiration apaisée, je me levai pour entrouvrir la fenêtre et fermai les yeux en sentant la brise fraîche sur mon visage. Mon cœur était écharpé et le moindre rappel à ma situation était comme autant d'aiguilles plantées dans une chair à vif. Derrière moi, Steren se leva de sa chaise.
- Bien, je ne peux rester plus longtemps. J'ai vu ce que je voulais voir. Sois patiente, Nathalia, et continue de te conduire dignement. Nous te préviendrons lorsque tu pourras revenir. Ne perds pas ta chance.
Je serrai les dents, réprimant l'envie de lui hurler dessus. Lui crier que je n'étais pas un boomerang qu'on pouvait lancer à l'envie. Que je leur en voulais terriblement et que j'avais déjà fait tellement d'efforts pour leur plaire... Que je souffrais et que j'étais terrifiée à l'idée de faire de nouveau confiance à qui que ce soit… Mais au lieu de cela, je ne répondis pas, me contentant de le fixer de mes yeux rougis par les larmes, amorphe alors qu'il se retournait une dernière fois depuis le pas de la porte. Voyant que je ne réagissai pas, il sortit et Lucie s'empressa de claquer la porte derrière lui, transmettant tout son mépris à travers la violence de son geste.
Pour ma part, la discussion m'avait vidée de toute énergie, et je me laissai tomber sur les genoux, les bras resserrés autour du corps en une vaine tentative de me sentir moins seule. Jade était restée près de moi, mais son corps intangible ne m'apportait qu'un maigre réconfort. J'avais vaguement conscience qu'elle essayait de me remonter le moral, mais je ne comprenais même pas le sens de ses paroles, mon cerveau anesthésié par toute l'énergie déployée pour ne pas craquer.
Je ne savais plus quoi penser. Était-ce normal ? Était-ce moi qui étais dans l'erreur ? Dans ma douleur, j'avais crié à l'injustice, mais étais-je seulement légitime ? Je peinais déjà à me relever et on me demandait des efforts, encore… Je ne me sentais plus capable de lui faire confiance, pas alors que j'avais vécu sa décision comme la pire des trahisons. La douleur me semblait intolérable, presque aliénante par son intensité, et je savais qu'une autre désillusion de ce genre me serait fatale.
J'aurais tout donné pour que ma mère apparaisse à mes côtés et me prenne dans ses bras pour me réconforter, malheureusement je devais endurer… encore.
Voyant que je ne bougeais plus, Lucie prit le contrôle de mon corps pour aller me coucher, et je ne fis pas le moindre effort pour l'en déloger. J'étais soulagée, au contraire. Par ce biais, je pouvais sentir quelque chose. Il y avait au moins quelqu'un pour prendre soin de moi…
***/+/***
Le lendemain matin fut difficile. L'envie de boire le reste de la bouteille de rhum me traversa, cependant je m'empressai d'en vider le contenu dans l'évier, sous l'œil critique de Jade.
- Alors tu vas faire bien gentiment tout ce qu'il te dit de faire ?
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Il reviendra. J'espère juste que la prochaine fois je parviendrais à garder mon calme. Rassure-toi, je compte m'en tenir à ce que j'avais prévu. Je refuse… de leur pardonner si facilement. Je ne réclamerai pas l'Étreinte. Mais j'obéirai à leurs ordres et je ferai en sorte de me rendre indispensable pour qu'ils ne puissent plus jamais se passer de moi.
Sans attendre, je fonçai dans la salle de bain pour prendre une douche froide, espérant par-là me remettre les idées en place. Ma foutue émotivité était ma faiblesse et je ne pouvais plus me permettre de tomber aussi facilement dans leurs manipulations. Depuis le temps, je savais pourtant que les vampires utilisaient les émotions pour prendre l'ascendant sur les humains. Il allait donc falloir que je devienne aussi insensible qu'eux…
Au travail, je faisais les tâches qui m'étaient confiées sans même réfléchir, ce qui me permettait de préparer mon plan : Comment me rendre indispensable aux yeux des vampires ? Il allait falloir que je tente d'en apprendre un peu plus sur la Camarilla locale si je voulais pouvoir faire preuve de mes talents, car j'étais certaine que si un vampire essayait de me revendiquer, Aïlin apparaîtrait rapidement.
Mon cerveau me permettait de briller dans de nombreux domaines : je pouvais voir et entendre les esprits, mémoriser des partitions complexes ou des pas de danse en peu de temps, pirater des systèmes informatiques, élaborer des plans d'attaque… En théorie, je n'avais que l'embarras du choix, mais dans la pratique je savais que ce ne serait pas si facile.
Je pouvais m'inscrire au conservatoire pour y jouer du violon, mais atteindre un Toreador suffisamment haut placé pouvait prendre du temps, et je comptais bien attirer Aïlin avant le mois de juillet. Quant à mes talents en tant que chasseuse de fantôme, ce n'était pas avec ma faible clientèle actuelle que ma réputation allait parvenir de sitôt jusqu'à un vampire. Je n'avais pas non plus l'intention de paraître être une menace pour la Mascarade locale, au risque de voir un Nosferatu m'attendre au pied de mon immeuble un matin.
Il allait falloir user de subtilité pour attiser leur curiosité sans pour autant sembler suspecte…
Les soirs suivants, je commençais à chercher des informations sur les entreprises qui pouvaient potentiellement appartenir à des vampires. Il s'agissait de recouper les informations, chercher des preuves d'une influence locale marquée, d'un dirigeant systématiquement absent des photos en plein jour… Au bout d'une semaine, je parvenais à en trouver quelques-uns, mais sans preuve formelle. Comme tout vampire un tant soit peu ancien, ils étaient prudents et ne laissaient rien les trahir en public. Dans l'immédiat, je ne voyais pas bien quoi faire, et je commençai doucement à perdre espoir.
Finalement, la chance me sourit, mais pas de la manière dont je m'y serais attendu. J'avais reçu l'appel d'un potentiel client, le secrétaire d'une entreprise de construction qui figurait parmi mes suspects. Son patron souhaitait me rencontrer et m'avait donné rendez-vous à 19h, après la fermeture des bureaux de son entreprise. Je m'y étais rendu, accompagnée de mes deux acolytes, malgré ma volonté de ne plus sortir à la nuit tombée. Nous étions en Janvier, et le soleil était couché depuis près d'une heure et demi. La compagnie était une entreprise spécialisée dans l'immobilier et ses bureaux se trouvaient dans un immeuble moderne et assez classieux. À l'entrée, le vigile m'indiqua que j'étais attendue, et m'informa que le bureau du directeur se trouvait au dernier étage.
Lorsque la porte s'ouvrit, un homme chauve en complet costard-cravate m'attendait, et j'aurais sans doute sursauté si Lucie ne m'avait pas prévenu.
- Mademoiselle Moreau. Bonsoir. M. Bruhlet vous attend.
Je me contentai de hocher la tête et regardai autour de moi pour chercher l'escalier de service. L'ascenseur avait débouché sur un couloir recouvert de moquette couleur crème et aux murs anthracite. Des sculptures aux formes tribales décoraient les lieux et face à moi, une double porte en bois sombre empêchait de voir plus loin. Le secrétaire frappa deux coups à la porte, et une voix grave lui ordonna d'entrer.
- Ah, la médium. Venez, approchez-vous.
Je fis quelques pas dans la pièce, découvrant un vaste bureau aux vitres fumées. La moquette était cette fois d'un noir absolu et les murs décorés de vieilles Unes de journaux mis sous verre. Alors que je m'approchai, Lucie qui s'était avancée me confirma ma théorie.
- C'est un vampire, Nath'. Jade, s'il se met à donner des ordres étranges à Nath', je prendrais le contrôle de son corps pour l'empêcher de faire n'importe quoi et je m'enfuirais. Tu n'auras qu'à arrêter le secrétaire s'il essaye de nous arrêter.
Je serrai les dents tout en contrôlant soigneusement mon visage, enjoignant mentalement mes deux fantômes de ne pas faire n'importe quoi.
- Monsieur Bruhlet, bonsoir. Votre secrétaire est resté très vague sur les raisons de cette entrevue.
- En effet. Damien, sortez.
- Bien, monsieur.
Le secrétaire s'inclina brièvement avant de sortir, refermant la porte derrière lui. Pour ma part, j'étais restée à environ un mètre du bureau, scrutant le vampire à la recherche du moindre indice sur son intention. C'était un homme de la quarantaine, un visage taillé à la serpe, à l'image du petit bouc sur son menton. Il avait des yeux noirs perçants, des cheveux bruns plaqués en arrière et un costume noir de grande facture. Il ressemblait un peu à Steren dans sa posture et ses vêtements, mais était très différent de visage.
- Mademoiselle Moreau, je ne vais pas tergiverser. Vous prétendez pouvoir raisonner les esprits.
- En effet, j'ai la capacité de les voir et leur parler. Que puis-je faire pour vous ?
- Et bien j'ose espérer que vous ne me ferez pas perdre mon temps. J'ai fait récemment l'acquisition d'une vieille demeure que je souhaite réhabiliter, mais un… fantôme hanterait les lieux d'après les ouvriers. Il y a eu déjà plusieurs malencontreux accidents, et je ne peux pas faire raser le bâtiment, sans quoi il perdrait une grande partie de sa valeur. Vous devez donc chasser cet importun, le convaincre de quitter les lieux, l'exorciser ou je ne sais quoi. Je vais vous confier un double des clés et un badge pour accéder au chantier, mais n'allez pas vous y casser une jambe, cela ferait d'ennuyeuses paperasses.
Je soupirai de soulagement. Manifestement, il ne semblait rien savoir de ma précédente identité.
- Je ne peux rien vous garantir, mais je vais faire mon possible. Il va me falloir quelques informations. Déjà, quelle est la superficie du bâtiment ?
- 750m². C'est un hôtel particulier qui date du XVIIIe siècle. Vous comprendrez qu'il m'est difficile de vous fournir un inventaire des décès violents qui ont pu y avoir lieu. Il y a une dizaine de pièces, plus combles et sous-sols. J'imagine qu'il va vous falloir quelques jours pour résoudre mon problème… Je vous donne une semaine.
Je me retins de lever les yeux au ciel face à l'attitude du vampire. C'était sans doute un Ventrue pour être aussi exigeant…
- Pardon mais j'ai un travail. Je vais y aller dès demain après-midi pour une première appréciation mais le vaisseau qui retient l'esprit à notre monde peut être particulièrement difficile à trouver dans une demeure aussi vaste. Est-ce que je pourrais avoir un moyen de vous contacter pour vous transmettre ma progression ?
- Inutile. Vous allez prendre une semaine de congés. Je veux que cette affaire soit votre priorité absolue. Dans quelle entreprise travaillez-vous ?
- Je suis manutentionnaire chez Emballec.
- Bien. Mon secrétaire vous fera parvenir un arrêt de travail par mail dès demain. Ainsi vous pourrez vous concentrer pleinement sur la tâche que je vous ai confiée.
Je levai un sourcil. Il y avait peu de chance que mon supérieur direct apprécie la plaisanterie, mais ce n'était pas comme si j'étais très attachée à cet emploi…
- Euh, OK. Et comment pourrais-je vous avertir de ma réussite ?
- Contactez mon secrétaire. Inutile de donner des détails, c'est quelqu'un de très cartésien. Il ne comprendrait pas. Dites-lui simplement si la mission est une réussite.
- Très bien, une dernière chose. Est-ce que vous désirez récupérer le vaisseau ?
- Pourquoi voudrais-je d'une telle chose ?
- Et bien certains… Certaines personnes y accordent de la valeur. Mais du coup, vous me confirmez que je suis libre de le détruire ou de le garder ?
- Je veux simplement la preuve de sa capture. Pour le reste, faites-donc comme vous l'entendez. Voici le nécessaire. L'adresse est dedans.
Il avait sorti d'un tiroir une enveloppe en papier Craft et je m'avançai pour la saisir. Je jetai rapidement un coup d'œil à l'intérieur et relevai la tête.
- Est-ce que vous auriez un plan des lieux par hasard ? Cela me faciliterait grandement la tâche, d'autant que les vaisseaux sont souvent dans les lieux qui échappent à la vigilance des déménageurs. Un petit réduit par exemple, le fond d'un grenier ou un recoin de cave…
- Je n'y avais pas songé. Mon secrétaire vous le fera parvenir dans la nuit.
- Bien, dans ce cas je m'y attèlerai dès demain matin. Bonne nuit M. Brulhet.
Je quittai le bureau sans tarder et poussai un net soupir de soulagement une fois sorti de l'immeuble. Manifestement, le vampire n'avait pour l'instant d'autre intention que celle pour laquelle il m'avait engagé. Maintenant, les cartes étaient entre mes mains. À moi de me montrer suffisamment efficace pour qu'il parle de moi autour de lui…
***/+/***
Comme convenu, je trouvais les plans exacts du bâtiment dans ma boîte mail au lever du jour. En rentrant, j'avais envoyé un mail à mon supérieur pour le prévenir de mon absence sans rentrer dans les détails. J'ignorais ce qu'avait bien pu inventer le vampire pour justifier mon arrêt mais je voulais pouvoir y retourner une fois la semaine passée. Même si c'était un boulot de merde, j'en avais besoin pour m'acheter à manger et payer mon loyer.
J'avais profité de ma première journée de congés pour faire une petite grasse matinée, ce qui m'avait fait le plus grand bien. Puis je m'étais apprêtée avec l'aide de mes deux fantômes pour fouiller le bâtiment hanté. Gants, chaussures de sécurité, vêtements couvrants, lampe torche, foulard, bouteille d'eau, sandwich et trousse à pharmacie. Je n'ignorai pas tous les risques que pouvait présenter l'exploration d'une vieille bâtisse, d'autant plus si elle était occupée par un esprit. J'espérai tout de même qu'il ou elle ne tenterait pas de m'attaquer comme il avait pu le faire avec les ouvriers employés pour démolir l'intérieur du bâtiment.
La demeure se trouvait en périphérie de la ville, dans un quartier résidentiel, et était entourée d'un jardin envahi par les ronces et les herbes folles. Les ouvriers y avaient déposé un bâtiment en préfabriqué, comportant des WC et une salle de pause et j'y trouvais des casques et des caisses à outils. Au moins je savais où chercher en cas de besoin.
Pour l'heure, je ne voulais surtout pas que l'esprit me prenne pour l'un des employés de Bruhlet. Je préférais me présenter comme une conciliatrice neutre, d'autant plus lorsque la situation semblait aussi compliquée que celle-ci…
La demeure était composée d'un grand bâtiment construit sur deux étages dont un de combles, et d'un niveau en rez-de-jardin qui comportait anciennement le cellier, la cuisine, la buanderie et le garde-manger. D'après les plans, au rez-de-chaussée se trouvaient anciennement un grand et petit salon, un bureau, une salle de musique et une salle à manger.
Aujourd'hui, les pièces étaient vides, mais la demeure en elle-même laissait imaginer sa splendeur passée. La porte d'entrée s'ouvrit sans difficulté sur un couloir pavé de céramique noire et blanche, et je frissonnai immédiatement face à la différence de température avec l'extérieur. La plupart des fantômes qui rejetaient les vivants avaient tendance à faire chuter les températures des lieux qu'ils hantaient, consciemment ou non, et cette fois ne faisait pas exception.
Toujours désireuse d'initier les négociations de la manière la plus pacifique qui soit, je toquais contre le panneau de bois le plus proche.
- Bonjour ! Il y a quelqu'un ?
Regardant à gauche et à droite pour tenter d'apercevoir le fantôme, je vis bientôt une femme d'âge mûr passer la tête au détour d'un mur. Je lui fis immédiatement signe de la main et m'avançais vers elle.
- Bonjour madame ! Je vous prie de m'excuser, je suis Nathalia et voici Lucie et Jade. Nous avons été mandatées par la compagnie immobilière pour venir négocier avec vous les conditions de cession de votre demeure.
Immédiatement, son visage se durcit.
- Je suis ici chez moi, et je ne compte céder cette propriété à qui que ce soit ! Vous direz à votre employeur qu'il a fait preuve d'une impolitesse extrême en envoyant ses hommes venir ainsi dans ma maison ! Pas un seul n'a daigné m'adresser la parole !
Manifestement, il s'agissait d'un fantôme qui n'avait pas pris conscience de sa mort. J'allais devoir faire preuve de diplomatie… Je m'inclinai brièvement.
- J'en suis sincèrement navrée, madame. C'est une méprise de la part du notaire qui nous a assuré que vous aviez déjà quitté les lieux. Ce n'était cependant pas très élégant de s'attaquer aux ouvriers comme vous l'avez fait. Vous avez été d'une rudesse extrême.
- Il n'a jamais été question que je quitte les lieux ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ! Cette maison m'a été léguée par mon père à sa mort. Paix à son âme, il se retournerait dans sa tombe s'il apprenait que je l'avais vendue ! Et qu'auriez-vous fait à ma place en voyant des inconnus pénétrer chez vous ? Ils se comportaient comme si j'étais invisible !
J'avais deux possibilités. Soit la confronter à sa mort et lui dire la vérité, soit continuer à jouer la comédie. Pour l'heure, je préférai tenter la seconde solution, quitte à la brusquer un peu si jamais elle ne se montrait pas suffisamment coopérative.
- Je vous prie à nouveau de bien vouloir nous excuser pour la mauvaise éducation de nos employés. Ils seront réprimandés pour cela, soyez-en sûre. J'ignore aussi ce qui a pu se passer avec le notaire. Il s'avère vraisemblablement que votre père a signé un contrat de vente à un moment de sa vie. Mon employeur a payé pour cette demeure, il a tous les papiers qui le prouvent.
La femme s'était avancée dans le couloir et je pouvais désormais voir sa tenue. Elle portait une longue robe noire au col de dentelle, que j'estimai dater du XIXe siècle. Avec son chapelet et l'austérité de ses vêtements, on aurait dit une vieille fille de la bourgeoisie. Elle sembla songeuse.
- J'aimerais voir ses papiers. Pourquoi aurait-il fait cela ? Ce serait absurde.
- Vous vivez seule ici ? Cette demeure doit être difficile à entretenir et à chauffer. Peut-être a-t-il songé qu'il vous serait plus confortable d'habiter un logement plus moderne. Il y a en centre-ville de belles constructions reliées au gaz de ville, et on entend même parler de faire venir de l'eau directement dans les demeures. J'imagine que vous vous éclairez encore à la bougie…
Mon interlocutrice eut l'air choquée face au ton moqueur que j'avais volontairement employé, et elle pinça les lèvres, comme une vieille bigote à qui on aurait proposé quelque chose d'immoral.
- Évidemment que je m'éclaire à la bougie, quelle question ! Je ne veux pas de gaz chez moi, et cette demeure fait partie de mon patrimoine !
- Ne vous inquiétez pas, il va sans dire que vous pourrez choisir votre nouvelle maison selon vos préférences. La somme qui vous reviendra est conséquente, votre père a fait une très bonne affaire. Vous pourrez même embaucher une domestique pour entretenir les lieux, par exemple. Sur ce, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je reviendrai demain avec le certificat de vente. Simplement, pour que je puisse faire mon compte-rendu auprès de mon employeur, pourriez-vous s'il vous plaît m'épeler vos noms et prénoms ?
- Faites donc, mais ne croyez pas pouvoir me berner pour me spolier de mes biens, aussi facilement. Je n'y croirais que lorsque je l'aurais vu. Je suis Victoria Lamotte-Beuvron, avec deux T, et un U à Beuvron. Voilà.
Je m'inclinai brièvement en guise d'au revoir et quittai les lieux, toujours flanquée de mes deux fantômes de compagnie. Lucie attendit que nous nous soyons suffisamment éloignées pour prendre la parole.
- Alors, comment comptes-tu faire ?
- Aller aux archives municipales. Ça ne devrait pas être trop difficile de trouver qui était son père. Il me suffira de récupérer la photo d'un acte de vente de l'époque et de le modifier pour y afficher ce que je veux. Aujourd'hui on a préparé le terrain. Même si elle n'est pas convaincue, le faux acte de vente va déjà la conditionner pour un départ dans l'au-delà. Et avec un peu de chance, elle m'aidera même à trouver ce qui la retient dans ces murs… Si elle ne veut pas me laisser fouiller, je n'aurais plus qu'à tenter l'autre solution.
Jade prit la parole.
- Est-ce que tu comptes lui proposer de nous rejoindre ?
- Non, on est déjà assez nombreuses à l'appartement. En plus, elle est morte il y a sans doute des siècles. Ce serait trop compliqué de la faire vivre à notre époque. Il vaut mieux la guider pour qu'elle obtienne le repos.
Aux archives de la ville, je trouvais sans difficulté les informations recherchées. Victoria Lamotte-Beuvron, fille d'Archibald et Mathilde Lamotte-Beuvron, était née en 1840 et morte en 1914 d'une crise cardiaque supposément provoquée par un bombardement, sans avoir jamais quitté le domicile familial. Elle avait vécu seule toute sa vie et d'ailleurs, l'acte de décès n'indiquait pas de date exacte, preuve que le corps n'avait été trouvé que longtemps après. À l'aide de mon ordinateur, je pus créer sans difficulté un certificat de vente de l'époque, et je récupérai la signature du père sur l'acte de mariage. Chez un imprimeur, je demandai une impression sur papier toilé, et roulai le tout pour que ça ait l'air officiel.
***/+/***
Je retournai au manoir dès le lendemain matin. J'avais troqué mon pantalon contre une jupe longue et un chemisier blanc pour me fondre un peu mieux dans mon rôle. Même si le fantôme n'avait pas semblé y accorder la moindre attention la veille, je préférai mettre toutes les chances de mon côté.
Je trouvai Victoria au salon. Elle était agenouillée sur ce qui devait-être un prie-Dieu installé devant la fenêtre, mais que bien entendu je ne pouvais voir, et j'attendis patiemment qu'elle ait fini avant de me manifester. Comme la veille, elle pinça les lèvres et me jeta un regard sévère.
- Mademoiselle Nathalia. Faites comme chez vous, surtout !
- Je vous prie de m'excuser, comme vous ne répondiez pas et que la porte était ouverte, je suis entrée. Je ne voulais pas vous déranger dans votre prière. J'ai rapporté le certificat de vente.
Elle secoua sa main avec un air suffisant, signe que je l'ennuyais, et s'assit sur une chaise invisible.
- Soit, n'en faites pas une habitude. Faites-moi donc voir ce prétendu certificat.
Je lui tendis le papier et pus voir avec satisfaction ses yeux s'écarquiller sous la stupeur.
- Impossible. Pourquoi me l'aurait-il caché ! C'est pourtant bien sa signature… Père… Me voilà donc dépossédée de ma demeure.
Je me retenai de secouer la tête. Pour peu, je l'imaginai se pâmer pour rajouter au dramatique de la situation… Du doigt, je désignai la somme en anciens francs que j'avais inscrite sur le document.
- Certes, mais vous êtes aussi propriétaire d'une coquette somme d'argent. Et mon employeur m'a expressément demandé de tout faire pour faciliter votre déménagement. Nos ouvriers viendront déplacer vos meubles jusqu'à votre nouvelle demeure dans le plus grand respect. Par ailleurs, moi-même et mes deux collaboratrices nous tenons à votre disposition pour vous aider à rassembler vos effets les plus fragiles pour que vous puissiez vous assurer de leur sécurité.
- C'est si soudain ! Je ne suis pas prête. Je dois… me faire à cette idée. Je vous ferai mander par télégramme d'ici un mois.
Je soupirai et regardai Lucie et Jade avec une grimace.
- Je suis navrée, mademoiselle Lamotte-Beuvron, mais je crains que cela ne soit impossible. Je comprends que vous n'étiez hier encore au courant de rien, mais la date limite pour l'évacuation des locaux avait été fixée à la fin de la semaine.
- Grand Dieu ! Oh, vous me faites jurer ! Un tel délai est inconcevable ! Partez ! Laissez-moi !
Au-dessus de ma tête, le lustre envahi par les toiles d'araignées commençait à se balancer dangereusement, et je m'empressai de faire quelques pas en arrière.
- Je comprends votre désarroi et j'en suis désolée, soyez certaine. Je reviendrai demain à la même heure.
Je quittai les lieux en vitesse et repris mon souffle une fois arrivée dans le jardin. Depuis l'extérieur, la bâtisse semblait parfaitement inhabitée, comme si la conversation que je venais d'avoir appartenait à un autre espace-temps. Moi qui espérais régler la situation au plus vite pour impressionner le vampire, pour l'instant c'était plutôt mal parti.
- J'espère que demain elle se sera faite à l'idée…
***/+/***
Le lendemain, j'avais remis un pantalon et des chaussures solides. J'avais bon espoir que le fantôme me laisse visiter la maison, et avec un peu de chance, que je parvienne à trouver le vaisseau qui la retenait ici. Durant la première guerre mondiale, les bombardements avaient surtout lieu la nuit, il y avait donc de grandes chances qu'elle soit décédée dans son lit. Et s'il y avait un bijou auquel elle tenait plus particulièrement, il allait probablement être dans cette pièce…
Bien entendu, la fameuse boîte de Steren se trouvait dans mon sac, mais j'espérai vraiment ne pas avoir à m'en servir en situation d'urgence.
Cette fois, je frappai directement sur le heurtoir de la porte et attendis plusieurs minutes avant d'entrer. Je savais qu'il me serait impossible d'entendre une voix désincarnée depuis l'extérieur, mais je souhaitai la mettre autant que possible dans de bonnes dispositions. Comme d'habitude, je la trouvai dans le salon, et je me demandai si elle avait ne serait-ce que la notion du temps qui passe.
- Ah, mademoiselle ! J'étais en train de me demander si vous n'étiez pas devenue sourde.
Je m'inclinai brièvement, imitée par Lucie et Jade.
- Mademoiselle Lamotte-Beuvron. J'ai pris en compte vos précédentes remarques et je m'efforce de ne plus reproduire mes erreurs. Comme promis, je suis venu vous aider à mettre de côté les objets les plus fragiles parmi vos possessions.
- C'est inutile, je ne partirai pas d'ici. Je suis l'actuelle propriétaire de cette demeure par légation testamentaire. Mon père ne m'aurait jamais mis dans une telle situation sans m'en avoir parlé auparavant.
- Mais ! Vous allez vous faire expulser, le nouveau propriétaire est dans son bon droit ! Je vous assure que le contrat est authentique.
- Et bien j'attendrais que l'on vienne me déloger. Cette demeure appartient à ma famille depuis des générations. Je ne serais pas celle qui l'aura abandonné ! Vous pourrez dire cela à votre employeur. Qu'il garde son argent. Victoria Lamotte-Beuvron ne bougera pas !
Je poussai un profond soupir, dépitée d'avoir fait tant d'efforts pour échouer si près du but.
- Très bien… Je vais prévenir mon employeur. Mais vous ne gagnerez pas. La signature de votre père fait foi. Vous allez être chassée d'ici et vous perdrez votre compensation dans un procès absurde. Sans compter la honte que cela amènera sur le nom des Lamotte-Beuvron.
- La honte serait plutôt d'abandonner cette demeure bâtie par mes ancêtres. Maintenant partez ! Je ne veux plus vous voir ici.
Sans attendre, je rejoignis le couloir avant de m'arrêter devant la porte. Mais alors que je me retournai une dernière fois, je constatai qu'elle ne m'avait pas suivie. Pris d'une idée, je fis signe à mes deux amies de se taire, et ouvris et refermai la porte, pour simuler mon départ.
Victoria était restée dans le salon, et j'en profitai pour continuer tout droit en direction de l'escalier. Il fallait absolument que je parvienne à trouver la chambre de la maîtresse de maison, puisque c'était la pièce qui avait le plus de chance de contenir le vaisseau, cependant il ne restait plus le moindre meuble pour me guider.
Je montai jusqu'au premier étage à pas de loup, prenant bien soin de longer la rambarde au cas où une marche craquerai sous mon poids, et par chance j'y parvins sans faire le moindre bruit. Face à moi, un long couloir menait à différentes pièces aux portes entrouvertes. Le parquet était recouvert d'un tapis poussiéreux et décoloré qui avait heureusement le mérite d'atténuer le bruit de mes pas.
Les fenêtres aux vitres cassées laissaient passer des courants d'air et les portes oscillaient parfois d'elles-mêmes sur leurs gonds dans des grincements sinistres. Les plinthes étaient recouvertes de toiles d'araignées aux tailles impressionnantes, et je n'avais aucun mal à imaginer leurs propriétaires, heureusement il en fallait plus pour m'effrayer. Je craignais plutôt que Victoria ne suspecte quelque chose et décide soudainement de traverser le plafond pour venir confondre l'intruse que j'étais.
- Lucie, Jade, essayez de traverser les murs pour faire du repérage. Si ce n'est pas ici, nous devrons monter jusqu'au second.
Si je me fiais à mes connaissances du XIXe siècle, les étages sous les combles étaient généralement réservés aux logements des domestiques, cependant il n'était pas impossible qu'un coffre appartenant au fantôme y ait été entreposé…
La première pièce était de taille modeste et ne semblait rien comporter. Elle donnait sur un petit cabinet de toilette, et j'en conclus de par ses dimensions qu'il devait s'agir d'une chambre d'amis ou d'enfants. Je progressai à petits pas, sacrifiant ma vitesse au profit de ma discrétion et de mon attention, car je ne voulais rater aucun détail. Le cœur battant, je ne pouvais m'empêcher de regarder régulièrement dans mon dos, angoissée à l'idée d'y trouver Victoria.
J'étais en train de vérifier le siphon du vieux lavabo de céramique à l'aide de la lumière de mon téléphone portable, lorsque Lucie émergea soudainement du mur, me faisant sursauter.
- Nathalia ! Je crois avoir trouvé quelque chose. On dirait une chevalière. Mais elle semble coincée sous un truc devant la cheminée. Je n'arrive pas à la déloger… C'est dans la grande chambre à côté.
Sans attendre, je fis demi-tour pour rejoindre mon amie. La pièce en question était effectivement suffisamment vaste pour correspondre à une chambre de maître de maison. Elle menait elle aussi à une salle de bain privée, mais comportait surtout une imposante cheminée en marbre et deux fenêtres, alors que la précédente n'en avait qu'une seule. Sur le parquet, des siècles d'utilisation avaient imprimé la trace de certains meubles dans le sol, et je devinai sans mal où devait se trouver le lit du temps où le manoir était habité. Devant la cheminée, un pare-feu en fonte avait été abandonné, manifestement trop lourd pour être emporté. Je posai mon sac et me penchai immédiatement à ses pieds pour y distinguer une chevalière noircie par le temps, coincée entre les pattes.
Je tentai de soulever l'objet juste assez pour la dégager, mais il pesait un âne mort et sa conception était suffisamment intelligente pour garantir sa stabilité. Lucie était allée chercher Jade et toutes deux tentèrent à leur tour de soulever l'objet sans obtenir plus de résultat. Le temps passai et je décidai de prendre une décision radicale.
- Bon ! On devrait y aller en se mettant toutes les trois, ensemble. Ça va faire un boucan du diable, et Victoria va sans doute rappliquer mais on n'a pas le choix. Il faut vraiment espérer que ce soit ça, sinon il sera compliqué de revenir…
Je soupirai et sortis la boîte de mon sac afin de pouvoir y mettre l'objet sans attendre, puis je me redressai pour prendre mon élan. Le pare-feu faisait une bonne soixantaine de centimètres de haut et était sculpté de chevaux et de volutes aux formes arrondies. Je les accrochai de mes doigts avant de pousser de toutes mes forces, aidée par mes deux amies. Après quelques secondes, l'objet bascula enfin, tombant lourdement sur le côté en un vacarme assourdissant. Pour peu, j'en aurais craint qu'il traverse le parquet !
Ainsi renversé, le pare-feu avait libéré la chevalière, cependant je n'eus pas le temps de m'en saisir qu'un hurlement retentit derrière moi, assorti d'une soudaine douleur au niveau de ma cheville. Victoria avait sans doute traversé le parquet pour venir aussi vite, car elle avait refermé ses doigts autour de ma jambe pour me traîner en arrière, et je ne pus rien faire face à sa force surnaturelle. Je criai et tombai en avant, manquant de me cogner la tête contre le pare-feu renversé. Mon menton heurta tout de même violemment le parquet et ma lèvre se fendit sous le choc, me laissant légèrement sonnée.
Malheureusement pour moi, Victoria ne comptait pas s'arrêter là. Prise dans sa rage, elle m'attira encore un peu jusqu'à pouvoir entourer ma gorge de ses mains, puis elle commença à serrer. La chevalière tout comme la boîte étaient hors de ma portée, et je ne pouvais même pas la repousser car son corps était intangible ! J'étais sur le point d'étouffer lorsque tout s'arrêta. Victoria s'était évaporée en un clin d'œil, plongeant à nouveau la demeure dans le silence.
Reprenant difficilement mon souffle, je vis bientôt le visage inquiet de Lucie se pencher sur moi.
- Nath', ça va ?
Jade la rejoignit bientôt et toutes deux m'aidèrent à me redresser. La boîte était à deux mètres de moi, fermée, et Jade me fit un clin d'œil.
- Et bien, heureusement que c'était le bon ! J'ai bien l'impression qu'on t'a sauvé la vie.
- C'est clair… Un peu plus et on allait être quatre à hanter cette baraque !
Je ris en entendant la réponse de Lucie, mais le son qui s'échappa de ma gorge me sembla anormalement rauque.
- Bon sang, j'ai la voix d'une fumeuse frénétique… Et ben ! J'espère que les prochains ne seront pas aussi mouvementés. J'ai l'impression de m'être faite renversée par une bagnole. Heureusement que je ne bosse pas demain !
Je ramassai précautionneusement la boîte et la remis dans mon sac à dos, calée entre mes différentes affaires. Celle-ci, je n'étais pas près de la libérer… Je descendis les marches à pas lents, soutenue par mes deux fantômes. Ma tête me tournait et j'avais hâte de rentrer chez moi.
Dans le bus, je pris conscience que je devais vraiment avoir une sale tête, car les gens me dévisageaient, et une vieille dame me demanda même si j'avais besoin d'aide. Cependant je déclinai poliment, pressée de pouvoir m'allonger dans mon lit. Une fois à mon appartement, je pris tout de même soin de rédiger un mail au secrétaire du vampire qui m'avait engagé. Finalement, j'étais parvenue à résoudre son problème en trois jours, non sans mal, et j'espérai qu'il y soit sensible…
Fin du chapitre 34
Ne t'inquiète pas Elo, je n'ai sans doute pas exhaucé tes voeux cette fois-ci, mais tu devrais apprécier le prochain chapitre... ;)
