1990 TA – Arnor

Elwen leur avait tout conté, absolument tout de sa vie. Les prêtres avaient blêmi, la reine était devenue muette et toute l'assemblée avait plongé dans un mutisme grave. Leurs regards froids et haineux auraient dû stopper l'elfe mais, une fois lancée, il lui sembla impossible de s'arrêter. Un flot de paroles dont elle ne soupçonnait même pas la force s'écoulait d'elle sans qu'elle ne puisse le stopper. Emportée par le flux, Elwen se laissa voguer au grès de la vie dont elle n'avait jamais été le maître, échouant à s'en faire actrice, se contentant d'en être la spectatrice impassible. Poser des mots sur qui elle était lui fit étrangement du bien, elle eut l'impression d'être séparée de son corps, flottant au-dessus de ces deux milles ans d'existence avec détachement.

Détachement, c'était le mot. Jamais Elwen ne s'était sentie aussi détachée d'elle-même. Elle ne pouvait s'empêcher de voir en cet instant un signe, c'était aux confins du monde, dans une contrée stérile et morte, qu'Ilestelwen enlevait enfin le masque qu'elle n'avait jamais ôté, se dévoilant au tribunal des âmes, livrant toutes les horreurs qu'elle avait commises aux personnes les plus quelconques. C'était une expiation. Le jugement qu'elle avait toujours attendu, la promesse d'une renaissance ou d'un achèvement. Elle se sentait étrangement soulagée, comme si faire face à tout cela la libérerait.

C'était une expiation, une demande de pardon, une supplication au monde. Ilestelwen, la Grande Faucheuse, la Mort Rouge, Cara Finda, Athelleen, demandait au monde de lui pardonner, s'excusait devant lui et se tenait prête à recevoir la sanction juste.

Tout au long du récit, Elwen ne fut jamais seule, les fantômes des disparus se firent nombreux à venir écouter son récit. Hélios lui tenait une main de manière rassurante, écoutant sa mère, complètement captivé. Mistrid était venue quelques fois, se contentant de rester assise dans un coin de la pièce, un petit garçon sur les genoux. Ils avaient défilé devant les yeux de l'elfe, passant les uns après les autres, lui jetant des regards divers. Un seul manquait à l'appel, Elenwë demeurait invisible.

Elwen mit des mois à tout raconter mais il lui sembla que le temps s'était arrêté. Perihan avait perdu toute la gentillesse qu'Elwen lui prêtait au départ, devenant peu à peu le géant de glace que l'elfe avait deviné sous ses traits faussement doux.

- « C'est en voyant la formidable jeune fille qu'elle était devenue que j'ai compris qu'il était temps pour moi de partir. Il était temps de l'abandonner au monde, de la laisser devenir ce que j'ai toujours vu en elle.

- Vous avez abandonné votre fille ? Souffla Perihan en écarquillant les yeux.

- J'apporte la mort, je répands le chaos, c'était la seule solution à son bonheur. Et il m'était insupportable de penser que j'aurai pu être la cause de son malheur, répondit calmement Elwen. Wingaanel est le fruit de la violence et des pleurs, elle mérite plus que n'importe qui le bonheur, il était hors de question que j'en sois l'obstacle. Partir loin d'elle a été la décision la plus dure de ma vie, mais je sais au fond de moi que c'était la bonne chose à faire. Je sais que ma fille est en vie, je sais qu'un sourire orne ses lèvres et c'est la chose la plus importante à mes yeux. »

Un silence étouffant lui répondit, quelques prêtres la regardaient d'un air hagard, d'autres griffonnaient mollement sur leurs parchemins. Perihan toisait l'elfe froidement, ne la lâchant pas un instant des yeux.

- « Vous venez de nous donner la confirmation de ce que nous redoutions … murmura-t-elle avec effroi.

- Que craigniez-vous ? Vous me traitez en monstre, à quoi vous attendiez-vous ? »

Sa question sembla prendre de court la reine qui se figea. Les mouvements frénétiques des plumes s'arrêtèrent.

- « Coldfells a juré de retrouver Athelleen pour la juger et enfin venger Shedùn -

- Vous n'êtes même pas vous-même convaincus parce que vous dîtes, déclara froidement Elwen. Vous vous cachez derrière cette devise mais pas un seul instant vous n'aviez réellement envisagé de retrouver Athelleen, maintenant que vous la tenez enfin, vous ne savez pas quoi faire ! Vous êtes aussi hypocrites que les autres royaumes. »

Elwen réalisa qu'elle était allée trop loin quand le fracas de la chaise de Perihan basculant par terre résonna dans la pièce. Une énorme main l'attrapa par la gorge et l'air lui manqua presqu'aussitôt. Se débattant comme elle pouvait, l'elfe regardait la reine droit dans les yeux à mesure que sa prise sur son cou se resserrait.

- « Ce conseil est établi et renouvelé depuis deux milles ans, la procédure si Athelleen venait à réapparaître est gravée au-dessus de la porte de ce palais en lettres d'or, les habitants de Coldfells sont entraînés à mener une chasse à l'homme sur plusieurs semaines, sous vos pieds la pierre habite votre tombeau, creusé il y a dix générations, un cachot vous est destiné et vous attend depuis tout ce temps. »

La reine la relâcha enfin, la jetant contre la chaise dans un accès de violence. Les prêtres n'osaient plus bouger. Perihan se retourna à nouveau vers Elwen qui peinait à reprendre son souffle.

- « Coldfells ne vit que pour faire justice à Shedùn, une fois cela fait, sa renommée parcourra toute la Terre du Milieu.

- Et que ferez-vous ensuite ? S'écria Elwen.

- Cela ne vous concerne pas. Nous avons fait une promesse que nous nous évertuons à tenir, cela s'appelle avoir de l'honneur. Peu importe ce qui se passe ensuite, nous aurons payé nos dettes et Coldfells perdura comme il l'a toujours fait. »

Perihan fit signe aux deux gardes près de la porte de s'approcher de la captive. Ses mouvements avaient perdu tout de la douceur des premiers jours, devenant secs et froids. Les gardes détachèrent les chaînes de la chaise et forcèrent Elwen à se lever. L'elfe ne tenta même pas de lutter, braquant simplement son regard sur le fantôme de son fils qui n'avait pas bougé.

- « Que va-t-il se passer maintenant ? Murmura Elwen, s'adressant à la fois à Hélios et à Perihan.

Perihan regarda dans la direction d'Hélios, semblant chercher des yeux ce que l'elfe fixait.

- Vous nous avez fourni votre version des faits, laissons maintenant parler les autres.

Les mots de la reine-géante figèrent Elwen. Lentement, elle tourna les yeux vers elle. La reine arborait un air froid et sévère.

- Je vous l'ai dit, un cachot vous attend depuis des siècles, vous l'honorerez bien de votre présence ?

- Q-Quels autres ? Bredouilla Elwen en se sentant blêmir.

Personne ne lui répondit, les prêtres avaient repris la rédaction de leurs parchemins et aucun ne daigna lever la tête pour la regarder. L'autre géant- Hoy – posa une main sur l'épaule de l'elfe, la forçant à se diriger vers la porte. Elle le fixa, le suppliant presque du regard de lui dire quelque chose. La peur s'empara d'elle, ce silence était trop pesant, les attitudes trop fuyantes et les non-dits trop évidents.

Depuis le début, Elwen s'était jouée de la situation, considérant à peine cette triste assemblée de prêtres et cette reine trop grande. Elle s'était dit être au-dessus de tout ça, au-dessus de cette promesse dont Coldfells se disait gardien. À présent, le doute l'envahissait, l'étranglait presque. Elle ne pouvait se défaire de l'impression d'oublier un élément. Et le sentiment d'avoir commis une impardonnable erreur s'insinuait doucement en elle, elle avait eu tort, elle le sentait distinctement.

Elwen braqua son regard sur les prêtres silencieux et vit dans leurs yeux cette chose évidente mais à laquelle elle n'avait pas su faire attention. Son intuition se confirma lorsqu'elle se tourna à nouveau vers Perihan qui l'attendait près de la porte, un air grave sur le visage.

Une certitude lui sauta alors aux yeux. Ce n'était pas un procès banal. Il y avait un non-dit qui se cachait derrière leur air calme et leur neutralité.

Dans cette salle, ces insignifiants habitants du Nord avaient à l'esprit quelque chose qu'elle ignorait encore. Ils savaient une chose dont elle n'avait pas conscience.

- « L-Les autres ? Souffla-t-elle encore, à présent terrifiée.

Perihan hocha simplement la tête et regarda l'autre géant de la pièce, Hoy qui se tenait toujours près de la captive. Le temps s'arrêta, Elwen retint son souffle, comme si elle pressentait que les mots qui seraient prononcés après cela changerait tout. Hoy vint se placer à côté de sa reine et la ressemblance sauta subitement aux yeux de l'elfe qui ne put s'empêcher d'entrouvrir le bouche de surprise. Elle jeta un regard paniqué à Hélios qui était encore debout à côté de la chaise qu'elle avait occupé ces derniers mois. Perihan tourna la tête vers l'endroit où se tenait le rouquin et Hélios fit un pas vers sa mère.

"Restez ici, très cher." souffla-t-elle.

Une vague glacée déferla sur l'elfe qui ne quittait plus son fils des yeux, toujours immobile au milieu de la salle. Perihan s'approcha d'elle.

"Je vous l'ai déjà dit, les fantômes se pressent derrière vos yeux, laissez-les donc parler."

Un bourdonnement emplissait lentement la salle, la vision d'Elwen se brouilla. Perihan lui sourit tristement, mais ces sourires n'avaient plus rien de tendre ou de doux, la reine n'était plus qu'une ogresse assez maline pour être parvenue à piéger sa proie sans l'alarmer et Elwen s'était laissée prendre au piège sans jamais en avoir conscience.

"Mon frère et moi avons une particularité, dit-elle dans un souffle.

Perihan prit la main de Hoy, il ne souriait pas, arborant un air triste et … vide.

- Nous voyons les morts." murmura Hoy en levant lentement les yeux vers Elwen.


1992 TA – Arnor

Les feuilles de route d'Elrond étaient pliées contre son coeur, à l'abri des intempéries et du vent. Legolas voyageait depuis un mois, arpentant sans relâche les abords du fleuve Hoarwell. Les landes désertées étaient restées muettes face aux questions qu'il avait hurlé dans le vent. Mais il ne désespérait pas, quelque chose lui soufflait qu'Elwen était là, quelque part, derrière une de ces innombrables collines.

Le soleil se couchait à l'horizon lorsqu'il remarqua enfin une petite tâche blanche en contrebas, dans le creux d'une vallée. Un frisson le parcourut tout entier et il sut que cet étrange point blanc à quatre jours de route était le signe qu'il attendait depuis toutes ces années.

Quatre jours passèrent au rythme des sabots de son cheval, Legolas ne prit qu'une seule pause pour faire boire sa monture et reprit sa route immédiatement après. Lorsqu'il arriva enfin en vue de la vallée qu'il visait, il sentit sa gorge se serrer. Quelque chose d'horrible s'était passé ici, il le sentait. La vision des centaines de petites pierres alignées autour d'un arbre lui donna la nausée.

Ainsi, il était finalement arrivé à Hoarwell. Et Hoarwell était un cimetière.

Le silence qui régnait était étouffant, aucun oiseau, pas un insecte ne chantait. Legolas mit pied à terre et perdit un instant l'équilibre. Le poing sur son coeur, il fut obligé de s'accroupir pour ne pas tomber. C'était ainsi que trente ans de quête prenaient fin, dans le calme et le silence d'un cimetière. Il avait couru après des fantômes.

D'un pas chancelant, il s'approcha de l'arbre au centre et posa sa main sur la pierre blanche dont été faite la sculpture. Une femme regardait à l'horizon pour l'éternité. Une étrange tristesse s'échappait de cette femme pétrifiée, une mélancolie profonde semblait avoir figé ses traits.

En l'observant plus longuement, une certitude vint à l'esprit de l'elfe. Cette sculpture au visage étrangement calme et triste était la représentation d'une femme qui regarde son monde chuter et sa vie prendre fin.

Ce n'était pas de la mélancolie, c'était le plus grand des désespoirs qui se cachait derrière ses paupières de pierre. Legolas sentit une larme glisser le long de sa joue et, surpris, écarquilla les yeux. Cette femme pétrifiée venait de l'émouvoir comme personne ne l'avait jamais fait. Avec fascination, il continua de fixer le visage de cette morte, car oui, elle était morte, il le savait sans comprendre pourquoi.

Son regard passa sur les tombes à moitié rasées et il ne put s'empêcher de sentir un poids s'appesantir davantage sur ses épaules. Ce lieu portait une histoire si lourde qu'il en sentait le poids à chaque instant.

S'approchant de l'arbre, il distingua une inscription gravée avec rage dans l'écorce. Il y lut des mots qu'il ne comprit pas et y passa délicatement un de ses doigts. Un frisson naquit dans sa nuque et il fronça les sourcils.

En relevant la tête, une nouvelle certitude germa dans son esprit. Hoarwell était bien plus qu'un cimetière, c'était un sanctuaire.

Le sanctuaire d'Elwen et dans lequel personne ne devait s'attarder. C'était une partie de l'histoire d'Ilestelwen à laquelle il refusait d'appartenir, il n'en avait ni le droit, ni l'assentiment. Il avait traqué Hoarwell et à présent qu'il y était enfin, il réalisait que sa place n'y était pas.

Personne ne devait passer les portes d'Hoarwell, pas même lui. C'était l'espace d'Elwen, le lieu de ses démons et il refusait d'y entrer. Il n'avait pas à faire partie de cette histoire, il devait rester en dehors de cela.

Legolas jeta un dernier regard à la statue de la belle morte et suivit des yeux la direction qu'elle fixait. Il sut alors que ses pas le conduiraient bien plus au Nord qu'il ne l'avait imaginé.


1990 TA

"Nous donnons une voix à ces fantômes, nous sommes la voix des disparus qui ne sont pas encore partis dans les Cavernes, continua Perihan sans lâcher Elwen des yeux. Et ceux qui sont attachés à vous sont si nombreux que vous aurez bien le temps de vous habituer à votre cachot."

Ce furent les derniers mots qu'Elwen entendit avant que les gardes ne la tirent en arrière alors qu'elle se jetait sur la reine. Elle hurlait encore lorsqu'ils l'enfermèrent dans le plus sombre des cachots. Elle n'avait pas peur du noir, ni de la prison, ni de Perihan et de son frère. Mais elle tremblait pour Hélios.

Il n'avait pas bougé, même lorsqu'elle s'était ruée sur la géante en hurlant à pleins poumons. Il n'avait pas bougé, même lorsqu'il avait surpris de lourdes larmes coulant le long des joues de sa mère, ni quand les gardes l'avaient tirée hors de la pièce, ni quand la porte s'était refermée sur elle et ses cris.

Elle l'imaginait à la merci de ces horribles personnes, entouré de prêtres prêts à le faire souffrir. Il est déjà mort, lui soufflait une voix. Il était mort mais non pas à l'abri des Cavernes. Fanao Firya ne le sauverait pas, les Hommes pouvaient encore lui faire du mal. Pas physiquement, certes, mais toutes sortes de magie était capable d'emprisonner une âme pour la torturer pour l'éternité.

Et Elwen était prête à tuer pour éviter cela. Prête à achever cette ville maudite pour sauver son fils déjà puni par les Valar.

Hélios avait assez souffert. Elwen sentait déjà les doux effets de la haine et de la fureur s'infiltrer en elle. Ils allaient payer, Athelleen n'était jamais morte et ils allaient vite le comprendre.

Les cris d'Elwen ne s'étaient pas taris, même des semaines après son enfermement. Elle se refusait le silence, si là, quelque part dans ce château, son fils souffrait, elle hurlerait jusqu'à ce que sa douleur cesse. Hélios avait assez souffert.

La porte s'ouvrit avec fracas, l'elfe se rua aussitôt sur les gardes qui entrèrent, assenant coups de poings et morsures sans remord. Le goût du sang la rendit folle et elle se rendit à peine compte qu'elle tenait entre ses dents une oreille. Un des gardes s'effondra en hurlant, son collègue se jeta sur l'elfe qui l'envoya au sol d'un violent coup de pied dans le crâne. Le craquement que produisit sa nuque ne laissa aucun doute sur sa chance de survie.

Comme un animal sauvage, Elwen gravit les interminables escaliers à quatre pattes, encore haletante de l'altercation. À travers le brouhaha de la garde qui accourait, les cris apeurés des servantes et le bruit de la rue, elle percevait la voix de Perihan.

Ce château était labyrinthe, Elwen dérapa en prenant un embranchement. Les cris des soldats semblaient venir de partout, le souffle erratique, elle s'engagea dans un énième corridor. Elle reconnut avec un frisson la lourde porte de bois noir au bout du couloir, la porte de toutes ses souffrances, la porte qui s'ouvrait sur le tribunal de sa conscience.

Mais le couloir était si long, les gardes si nombreux. Comme des vagues, elle sentait la foule arriver de chaque côté d'elle, prête à la submerger à tout moment.

"Saisissez-vous d'elle !" hurla quelqu'un par dessus le brouhaha.

Le coeur de l'elfe battait à la chamade, elle jetait des regards fous autour d'elle, respirant comme une bête prise au piège. Parce que c'est ce qu'elle était, une simple bête traquée et bientôt mise à mort pour régaler les bourgeois.

Ils se rapprochaient à chaque seconde, la masse informe se ruait droit sur elle.

Les bruits se firent bruissements, sa vision se focalisa sur cette porte noire, là, tout au bout de cet interminable couloir. À l'instant où les doigts des gardes et des gens du château se refermaient sur elle, Elwen bondit en avant, s'élançant comme la bête qu'elle était.

Le temps se ralentit, Ilestelwen courrait à grandes foulées vers son fils, chaque enjambée était une tentative de semer ses poursuivants qui emplissaient déjà le couloir. Le bruit de ses pieds nus sur la pierre froide résonnait dans son esprit, elle pouvait presque voir par dessus son épaule les mains tendues vers elle, les doigts dépliés comme des serres.

La porte noire s'ouvrit au ralenti pour laisser voir Hoy. Le souffle d'Elwen se coupa et cet instant d'inattention lui fut fatal. Un jeune garçon se jeta en avant et s'agrippa à ses jambes, la faisant chuter. Son corps heurta brutalement le sol de pierre mais la douleur ne fut rien à celle qui grandit dans sa poitrine.

À travers l'entrebâillement de la porte, Elwen entrevit bien Hélios. Il était debout face à l'assemblée de prêtre, seul au milieu du cercle, à la place même que sa mère avait occupée quelques jours avant lui.

Il pleurait.

Elwen sentit un rugissement grandir en elle et elle se débattit avec rage malgré les hommes qui la maintenaient au sol. On faisait du mal à son fils, à celui qu'elle avait promis de protéger, peu en importe le prix. Le prix avait déjà été assez élevé. Elle avait tué pour Hélios. Elle était morte pour Hélios.

Hélios se cachait le visage dans les mains et, peu à peu, ses genoux faiblissaient. Il se laissa glisser au sol et demeura ainsi, avachi par terre, entouré de ses longs cheveux d'automne, les épaules voûtées sous un poids invisible, recroquevillé comme l'enfant qu'il avait été. Mais cette fois-ci aucune main rassurante ne l'aida à se relever. Hélios ne lui avait jamais paru aussi vulnérable et brisé.

À plat ventre, Elwen hurla son nom, il tourna lentement la tête vers elle mais ce ne fut pas de la surprise qui se lit sur ses traits. Ses yeux portaient un étrange mélange de tristesse et de honte. Il la regardait comme s'il venait de la trahir, comme s'il comprenait enfin que le monstre de ses nuits s'était caché toutes ces années sous les traits de sa mère. Et Elwen sut alors qu'il avait fait quelque chose d'horrible. Rien qu'à ce regard, elle comprit tout. Ses yeux murmuraient quelque chose, quelque chose qui pouvait très bien se traduire en deux mots.

« Pardonne moi. »

Elwen avait bien appris avec les années que ces mots sont le soupir d'un drame, d'une tragédie à venir. Ils précèdent la mort.

Elwen sentait ses lèvres trembler, elle aurait voulu lui crier que tout ce que ces personnes lui disaient était faux. Au lieu de ça, seul un gémissement d'abattement s'échappa d'elle.

Et la fille qui n'avait plus d'espoir ferma les yeux à l'unisson de la porte. Son fils disparut dans les ténèbres. Les centaines de mains l'emportèrent de nouveau vers les profondeurs de la terre et le noir se fit total.

Elwen s'assit contre une des parois de sa prison, regroupa ses jambes en les entourant de ses bras avant d'y cacher sa tête. Si même Hélios se détournait d'elle, plus rien ne pouvait avoir de sens. Elle voulut se laisser mourir ainsi, accablée par ce regard qui ne quittait pas ses pensées, un trou béant au milieu du corps d'où s'échappait tout ce en quoi elle avait cru de bon.


1991 TA

On vint un jour chercher Elwen pour la sortir des ténèbres terrifiantes dans lesquelles elle s'enfonçait depuis plus de deux ans. Hélios n'était jamais venu, aucun n'était venu la tourmenter. Elwen avait supplié Elenwë de les faire revenir, à genoux, de grosses larmes roulant sur ses joues, elle avait prié pour revoir le visage de son fils, de Mistrid, d'Aeglos et de tous les autres.

Mais le noir était resté le même. Elle qui avait fait le vœu fou de ne plus voir leurs silhouettes suppliait à présent le monde de lui rendre ses fantômes, son enfer personnel mais si rassurant.

Lorsque la porte s'ouvrit, la lumière força l'elfe à fermer les yeux. Deux mains la saisirent sous les épaules et la traînèrent en dehors de la cellule. Elwen se laissa traîner sans résistance. Elle guetta la grande porte noire mais ils ne s'y arrêtèrent pas, la conduisant dans une autre salle sans porte.

La pièce était grande, ouverte par de larges fenêtres qui laissaient entrer la terrible lumière du soleil réfléchi par les neiges. Au centre, une bassine creusée dans la pierre du sol était remplie d'eau claire. Trois femmes se tenaient là, parfaitement postées devant une fenêtre. Le visage de l'une était couvert de profondes rides, tandis que sa voisine avait la peau aussi lisse et jeune qu'Elenwë. La dernière était sûrement la plus étrange, elle semblait figée entre l'adolescence et l'âge mûr. Son front et le contour de sa bouche étaient légèrement marqués de fines rides. De longs cheveux blancs couvraient ses épaules développées. Son visage semblait éclairé par une bougie, même si aucune n'était présente dans la pièce, et ses yeux étaient du plus pur des gris.

Toutes trois s'avancèrent vers l'elfe lorsque les gardes furent sortis. La plus âgée entreprit de la dévêtir, Elwen ne lutta même pas. Les trois femmes échangèrent un discret et bref regard surpris avant de reprendre leur tâche. La plus jeune fit asseoir l'elfe désormais nue sur un tabouret de bois blanc. La crissement des ciseaux fit sursauter Elwen qui eut un mouvement de recul.

« Il le faut. Laissez-nous faire. Il le faut.

- Pourquoi ?

- Vous devez porter le dénuement le plus total avant de vous présenter devant Visvydas.

- Qui ? Bredouilla Elwen.

- Visvydas, Celui qui voit tout. »

La femme n'en dit pas plus et continua de raser le crâne de l'elfe tandis que ses collègues maintenait la tête de cette dernière penchée en avant. Elwen observait attentivement ses longs cheveux rouges chuter au sol en un maladroit ballet. Lorsqu'on lui permit de se relever, elle toucha machinalement son crâne. Elle le découvrit nu et eut presque un sursaut de surprise. En s'approcha du bassin, elle tenta de voir son reflet, en vain.

L'eau était claire mais froide, terriblement froide. Les femmes lui intimèrent silencieusement de se plonger dans le bain. Elwen scruta son corps blafard, caressant ses côtes apparentes, ses hanches décharnées, touchant du bout des doigts la chair pâle de ses cuisses. La guerrière était morte pour ne laisser qu'un squelette. Ces années au cachot avaient rongé son corps, la dévorant à moitié pour n'en laisser que de la peau et des os.

Les femmes lui frictionnèrent avidement la peau à l'aide d'un tissu rêche, gravant dans sa chair les prémices du supplice qu'elle allait endurer. Lorsqu'enfin elles la laissèrent émerger de l'eau, Elwen demeura un instant indécise face à la grossière tunique de lin brunâtre qui lui faisait face. La plus des femmes lui passa par dessus la tête sans dire un mot. L'elfe chercha du regard des chaussures mais n'en trouva aucune.

Les femmes avaient à présent disparu, Elwen se retourna pour détailler la pièce vide. C'était vraiment un endroit très étrange, l'espace semblait être parcouru constamment d'un souffle d'outre-tombe. La gorge anormalement serrée, l'elfe s'approcha de la fenêtre et son souffle se coupa tout à fait.

Sous elle, le vide. Le vide atrocement grand. Elle ne parvenait même pas à voir la terre d'ici, une épaisse brume obturant la vue de quiconque. Le regard perdu dans le néant, Elwen frissonna. Une pensée ne la quittait plus, si l'air était si lourd, si le néant était si imposant, c'était parce qu'une ancienne magie était à l'oeuvre ici. Elle pouvait en sentir les marques à chaque respiration, à chaque oeillade aux fenêtres.

Dans l'encadrement de la porte apparut brusquement Perihan. Elwen recula inconsciemment, son corps se crispant. La géante s'approcha à grands pas vers elle, un air parfaitement neutre lissant ses traits. Elle portait une lourde cape de fourrure blanche et avait natté ses longs cheveux blonds. Elle était seule. Elwen se surprit à le noter, la reine n'avait jamais été seule avec elle, habituellement toujours escortée d'une suite de prêtres, d'apprentis ou de gardes.

« Vous voilà prête à passer sous le regard de Visvydas. Aussi nue qu'au premier jour, aussi vulnérable, observa la géante.

- Je ne comprends pas, soupira Elwen, soudainement fatiguée de le répéter depuis deux ans.

- Nous avons écouté vos morts, nous leur avons parlé longuement. Les uns après les autres, ils nous ont conté leur vie, leur mort et leur supplice. À présent, nous sommes en mesure de décider de votre sort. »

Elwen fixa la reine avec lassitude. Elle n'était pas la première à tenter de rétablir la justice, elle ne serait sûrement pas la dernière.

« Nous sommes leurs serviteurs, nous servons la voix des morts, continua Perihan. Certains brûlent d'une colère que les années n'ont pas tarie, il serait juste de leur donner ce qu'ils exigent.

- Ma mort.

- Ils nous ont supplié, leurs plaintes ont arraché quelques larmes à votre cher protégé.

- Qu'avez-vous fait à Hélios ? S'égosilla brusquement Elwen, comme réveillée par la mention de son fils. Si vous l'avez fait souffrir, vous feriez mieux de fuir dès à présent.

- Hélios est resté de son plein gré, nous secondant de son silence attentif. »

Elwen s'avança d'un pas vers la géante, elle pouvait sentir sa fureur irradier d'elle mais ne fit rien pour en calmer les ardeurs.

« Q-Que lui avez-vous montré ? Murmura-t-elle, soudain traversée par une crainte indescriptible.

- Hélios ne vous connaissait pas, il ne savait rien de vous. Les autres lui ont montré ce qu'était réellement sa mère.

- Vous … vous n'aviez pas le droit, gémit Elwen en se sentant glisser au sol. Vous n'aviez pas le droit. »

À genoux sur le sol de pierre froid, elle sentait déjà les assauts des larmes s'emparer d'elle. À sa grande surprise, Perihan s'assit lentement à sa hauteur.

« Son ignorance n'était pas juste. Il-

- Mais qui vous parle de justice ! S'écria férocement l'elfe. Hélios est mon fils et vous ternissez notre lien. Il est ma raison de vivre, la seule part de bonheur qu'il me reste dans un océan d'horreurs.

- Hélios méritait de savoir, vrombit la géante. Comme tous ces gens méritent de voir leur souhait se réaliser. Aujourd'hui s'ouvre votre rédemption. »

Elwen se sentit subitement partir en arrière, la pièce se renversa et elle sombra dans une inconscience réconfortante.

Lorsqu'elle reprit conscience, elle était allongée à plat dos sur le sol de la salle entourée de néant. Lentement, elle s'assit et observa autour d'elle. Quelqu'un lui faisait face, elle ne connaissait pas son visage. C'était un homme aussi grand que Perihan dont les cheveux blonds s'étalaient vaporeusement dans son dos. Sa peau était si blanche qu'on aurait pu le prendre pour un être de marbre. Il avait les yeux fermés. Elwen ne savait pas quoi faire et à l'instant où elle allait ouvrir la bouche pour prononcer un mot, les paupières du géant se décelèrent.

L'elfe eut un mouvement de recul et elle porta la main à sa bouche, stupéfaite. Le géant avait les yeux vides.

Aucun iris ou pupille n'illuminait le blanc de ses orbites. Il lui faisait peur, le regard qu'il portait sur elle avait quelque chose de glaçant. Comme s'il était en train de la disséquer vivante. Une souffrance grandissait en elle, mais, avec horreur, Elwen constata qu'elle était désormais incapable de bouger. Prisonnière du regard tranchant de cette étrange créature, elle pouvait très clairement sentir des doigts invisibles triturer son esprit, dépeçant chacune de ses plus noires pensées.

Elle voulut crier, alerter, hurler sa souffrance mais aucun son ne sortit de ses lèvres entrouvertes. Pas même un râle. Elle tenta de fermer les yeux, en vain. Les yeux blancs du géant emplirent toute entière sa vision et elle sentit à nouveau sa conscience fondre.

« Vous êtes malade, Athelleen, très malade, souffla une voix. Laissez-nous vous guérir. »

Elwen pleurait, recroquevillée au milieu de la pièce, couchée à la manière d'un enfant au creux du ventre de sa mère. Elle ne voulait pas ressentir cette terrible douleur qui l'avait transpercée de part en part. Ce qui la terrifiait davantage n'était pas l'ampleur de cette souffrance, mais la certitude de l'avoir déjà connue. Quelque part, enfoui sous Easthold, une part d'elle se souvenait très bien des tortures du nain sorcier.

Il l'appelait Mirinên Derewîn, la fausse mort. Ce nom râpait la langue, avait un goût de rouille et de souffre.

Elle pouvait presque encore sentir les milliers d'aiguilles venir se planter dans une part invisible d'elle, une part communément appelée Âme.

« Votre âme est sombre, un monstre vit en vous et vous dévore année après année. Laissez-nous le tuer. Sauvez celle que vous étiez, expiez vos fautes pour la laisser vivre à nouveau, murmura à nouveau la voix.

- Un exorcisme ? Ricana-t-elle, la voix encore gorgée de larmes.

- Une expiation ... Une renaissance. »


Debout bien droite au milieu de la pièce aux fenêtres-néant, Elwen avait cessé de se débattre depuis des jours. Sa tête pendait mollement contre sa poitrine. Une voix retentissait inlassablement dans le silence écrasant.

Une jeune fille habillée d'une délicate robe blanche lui parlait depuis des heures. Dans ses cheveux châtains, une couronne de fleurs faisait ressortir ses yeux azur.

« Père m'avait bien dit de prendre garde aux bandits sur les routes, mais à mon grand soulagement le voyage se passa sans encombre. Vous imaginez, une semaine de route sans un accrochage ! C'était un miracle, surtout à cette époque. La demeure de Mayrbek était si belle, plus grande encore que je ne pouvais l'imaginer, et les gens étaient si gentils ! Je me suis cru un instant dans un rêve. On ne m'avait permis d'amener que ma suivante Maer, mais ses domestiques s'occupèrent si bien de moi que je n'eus même pas le loisir de me languir de ma suite. Seule l'absence de mon cher Papa pouvait assombrir le tableau. Mayrbek avait fait confectionner la plus belle des robes en mon honneur. Lorsque je la revêtis, je sus que je n'aurai pu faire plus beau mariage !

La jeune fille souriait avec émotion à mesure que la scène repassait dans ses pensées. Son sourire fondit pourtant à mesure qu'elle poursuivait son récit.

- La nuit tomba, aucun intrus n'avait alarmé la garde. La fête était somptueuse, on devait nous marier à l'aube, selon la tradition de la famille de mon tendre fiancé. Les étoiles illuminaient nos timides échanges, il n'osait pas encore relever le voile qui masquait mon visage de ses yeux, c'était si touchant. Les rires emplissaient l'air, les sourires étaient sincères et la joie ne pouvait être plus éclatante. Je vivais enfin la nuit de noce dont j'avais toujours rêvé. Vous m'auriez vu, une véritable enfant euphorique à l'idée que tous ces mets, toute cette agitation étaient en mon honneur. J'étais heureuse … nous étions tous si heureux … mais Mayrbek était inquiet, il me souffla que quelqu'un me voulait du mal, que ce calme n'était pas normal. En réalité, on l'avait prévenu que son mariage suscitait jalousie et colère. Et, à demi mot, il se disait partout que la mariée serait assassinée avant la fin de la nuit.

La voix de la jeune fille tremblait, son visage n'avait plus rien de son insouciance enfantine, de son enthousiasme candide, désormais livide et pétrifié par une horreur qu'Elwen n'avait pas envie d'entendre. Elle ne se souvenait pas de cette jeune mariée au sourire extatique.

- Malgré les inquiétudes de Mayrbek, la nuit de célébration se passa sans encombre et, à l'aube, toute la foule se dirigea vers le temple où un prêtre nous attendait pour nous lier à jamais. Je revois encore le sourire de mon homme, murmura distraitement la jeune fille. Je revois notre insouciance et notre candeur face aux acclamations enjouées de la foule nous laissant entrer seuls dans l'enceinte sacrée. Mayrbek prit mon bras et il me fit pénétrer dans le temple avec un tendre sourire. Je n'en ressortis jamais.

La jeune fille avait récité ces derniers mots d'une voix blanche, fixant un point invisible juste derrière la tête de l'elfe.

- A la place de celui qui aurait dû nous lier pour l'éternité se tenait celle qui nous sépara à jamais. Je ne sentis pas tout de suite la pointe de son poignard transpercer mon coeur, ce fût le regard horrifié de Mayrbek qui m'alerta. La robe immaculée se gorgea de sang et se fit aussitôt linceul. L'homme que j'aimais ne me prit jamais pour femme et, en un instant, tout ce que j'avais cru voir se construire s'effondra douloureusement devant mes yeux. Je ne partagerai jamais sa couche, je ne porterai jamais ses enfants, je ne serai jamais la femme du grand Mayrbek, gémit la jeune fille, la voix hachée de violents sanglots. Plus que la mort, vous m'enleviez un rêve. »

Elwen resta silencieuse un long moment avant de relever la tête vers la jeune fille dont le menton tressautait sous les pleurs.

« Vous êtes … Sahdona, la petite mariée du Sud dont le mari ne vit jamais le visage, souffla l'elfe.

Le regard de la jeune fille se durcit immédiatement et seule la colère emplit ses prunelles ambrées.

- Même si je vous demande pardon, vous n'accepterez jamais mes excuses, continua Elwen.

La jeune fille avait détourné les yeux, fixant résolument une des fenêtres s'ouvrant sur le néant. Ses sourcils étaient froncés.

- Pourquoi ? Pourquoi avoir fait cela ? Articula-t-elle sans jamais regarder l'elfe. C'est tout ce que je demande.

- J-Je ne veux pas vous le dire.

- DÎTES-LE ! Hurla Sahdona.

- Un seigneur offrait cent pièces d'or pour votre mort, répondit précipitamment Elwen.

La jeune demeura pensive, une douce tristesse se lisait sur ses traits.

- Cent pièces d'or … C'est à cent pièces d'or que tenait ma vie et mon rêve … Je vous en aurais donné le quintuple rien que pour me laisser ne serait-ce qu'un jour de plus.

- Je suis désolée … Si vous saviez comme je regrette ces gestes à présent …

- Aucun mot que vous pourrez prononcer ne rachètera ma vie perdue ni ne changera le court des événements. Je ne peux pas vous pardonner, vous m'avez tant enlevé, mais entendre vos remords rendra peut-être mon repos plus supportable.

Sahdona allait disparaître, rejoignant l'autre côté de Fanao Firye, lorsque Elwen l'arrêta.

- Attendez ! Qu'est-il arrivé à Mayrbek ? Osa-t-elle demander.

- Il épousa ma sœur cadette quelques mois plus tard et ne visita jamais ma tombe. Tout comme il ne posa jamais les yeux sur mon visage, caché pour l'éternité par le voile d'une pureté qui m'emporta dans la mort. »


- « Votre âme est entachée, terriblement bafouée, nous entreprenons ici de la laver de toutes les horreurs que vous avez pu commettre.

La voix revenait chaque nuit, Elwen n'osait plus croiser son regard. Un soir, elle le sentit poser sa main dans son dos, elle se tendit immédiatement, retenant son souffle. Sa peau était glacée, sa main aussi raide que du marbre.

- Vous êtes en bonne voie, ne perdez pas espoir et ne laissez pas mourir Ilestelwen. »

L'instant d'après, la main et la voix avait disparu. En se relevant sur un coude, Elwen balaya la pièce du regard, mais le géant avait bien disparu. Les morts continuèrent à la visiter pendant de longs mois, rythmant ses journées de la même manière que les trois femmes qui revenaient chaque soir pour la laver et changer ses vêtements.

Un matin, Elwen se réveilla sans trouver personne. Aucun fantôme, pas même une des trois femmes. Tournant sur elle-même, son regard s'arrêta enfin sur une silhouette près d'une fenêtre. Ses longs cheveux blancs s'envolaient, portés par un vent invisible.

Elenwë.

L'elfe sentit sa gorge se serrer. Cela faisait des mois qu'elle n'avait pas revu sa sœur. Pas depuis Hoarwell.

- « Je n'ai pas voulu leur parler, murmura la jeune femme, toujours tournée vers la fenêtre. Je ne sais pas pourquoi, quelque chose me soufflait qu'il ne fallait surtout pas que je leur parle. Je sentais que ce n'était pas juste. Ils allaient te faire du mal, ils allaient faire du mal à Hélios.

- Mais c'était ta chance, Elenwë, c'était le moment que tu as attendu pendant mille ans. Mon jugement final, celui qui changerait tout, qui te rendrait enfin justice. Tu te souviens des mots que tu avais l'habitude de me souffler dans les premières années après la mort d'Hélios ? Tôt ou tard, tout le monde aura ce qu'il mérite.

Elenwë resta silencieuse, se contenta de soupirer comme si elle était prête à s'effondrer de fatigue.

- J-Je n'y arrive plus, Elwen. Je n'arrive plus à t'en vouloir. Je suis la seule à connaître tout de toi et, après toutes ces années, je ne sais plus si tu mérites bien d'être punie. J-Je crois que j'ai eu tort de souhaiter ta mort.

La jeune femme baissa la tête, son regard résolument tourné vers le vide.

- Je voulais juste que tu vois Hoarwell, souffla-t-elle en fermant douloureusement les yeux. C'est chose faite, tu as vu et vécu Hoarwell, tu as senti cette peine qui me transperce encore. Tu as souhaité mourir, tu as hurlé aux Valar de t'achever. Et alors que mes yeux se posaient sur toi, ce n'était déjà plus ma meurtrière que je voyais, c'était simplement ma sœur brisée. Et aujourd'hui, tu te retrouves prisonnière de ton propre enfer. Je n'ai jamais voulu ça, je suis fatiguée de sentir ta douleur. Et une voix me souffle déjà que Ilestelwen a assez souffert, qu'il est temps de cesser de la hanter. Mais c'est impossible, ici gronde la voix de milliers de personnes qui ne t'ont pas encore pardonnée et qui ne le feront sûrement jamais.

- Non, ne dis pas ça. J'ai mérité chacun de ces maux, j'ai mérité ce supplice. Je sens déjà que quelque chose meurt en moi. Il était temps d'être punie.

- J'espère de tout coeur que tu ne te trompes pas. Mais j'ai peur, terriblement peur de te voir sombrer. Je connais mieux que toi tes limites, te voilà désormais au bord du précipice. Ne les laisse pas t'emporter, Ilestelwen, montre leur cette force qu'ils ne soupçonnent pas. Je ne veux pas te perdre.

- Tu me perdras jamais, cette malédiction est aussi mon salut. Nous ne serons jamais séparées.

- Tu as tort … Plus tu t'avances vers ta fin, plus je réalise que c'est probablement la dernière fois que je te parle.

Face au silence d'incompréhension de l'elfe, la femme continua.

- Tu es une elfe, Elwen. Je suis humaine. Si tu meurs, je ne te reverrai jamais. »

Elenwë disparut sans que l'elfe n'ait pu voir son visage. Elwen courut à la fenêtre et braqua son regard vers le néant. Le brume demeurait toujours autant insondable.

- La première étape est terminée. Mais le plus dur est à venir.

Derrière elle, la voix de Perihan portait un accent étrange, celui d'une grande tristesse. Elwen se tourna vers elle et croisa le regard abattu de Hélios. À l'instant où elle sentit une pointe percer son coeur, elle sut que son cauchemar ne faisait que commencer.


Reviews :)

Les choses sérieuses sont en place, on arrive à un vrai tournant de l'histoire, j'espère que cela vous plaît toujours autant (même si le rythme de publication n'est plus au rendez-vous)