MONSTRE

[Recueil d'OS]

OS Numéro 1 : Barty Croupton Jr. fête Noël avec son père.

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Avant propos

Cet OS a été écrit dans le cadre du Winter Fest organisé par le Festumsempra, calendrier de l'avent sur le thème de l'hiver. La phrase de début et la phrase de fin étaient imposées. N'hésitez pas à venir nous rejoindre à ce lien si vous le souhaitez : h-t-t-p-s : / / discord. gg / 73rYkUNPTx ou à nous contacter par mail : festumsempra [arobase] gmail. com

Petite dédicace comme d'habitude Pamphile pour la relecture. Merci également à Vertraymer pour l'organisation de ce super Fest – je vous invite chaleureusement à lire la collection bientôt complète sur AO3, elle contient de très belles pépites.

Dernière précision, il s'agit donc du premier OS d'un recueil qui en contiendra plusieurs. Le prochain date d'Halloween, mais j'essaierai de vous le poster bientôt. Il se pourrait bien que Maugrey y soit à l'honneur !

Bonne lecture, et belles de fêtes de fin d'année à vous ! ;)

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Monstre

Le problème, c'est que les êtres humains ont un don pour désirer ce qui leur fait le plus mal. Tels des insectes confrontés à la flamme, nous ne rêvons que d'une chose : y précipiter nos mains. La différence, c'est que nous savons qu'elle brûle. Nous n'avons aucune excuse.

Derrière les vitres, j'observe le brouillard s'épaissir en même temps que la nuit. Il y a longtemps que je n'ai pas vu la neige. Des flocons virevoltent un temps, éphémères, avant de disparaître dans le sol boueux.

C'est Noël. Enfin.

Entre les guirlandes suspendues au lustres, les figurines qui animent le buffet et l'étoile d'or en haut du sapin, impossible de passer à côté de l'ambiance festive. Les murs pâles reflètent mille couleurs, les étagères rayonnent dans le petit salon dédié au réveillon. Même Talonius Croupton, illustre ancêtre et législateur d'un autre temps, surnommé « l'homme qui ne rit jamais » par ses contemporains, arbore une couronne de houx du plus bel effet. Il feint de bouder mais – j'en suis sûr – cette vieille peinture moisie jubile en silence.

La main crispée sur un verre de whisky, à peine moins guindé qu'un meuble, Père juge la décoration d'un air sévère. Je passe un doigt rapide sur le buffet poussiéreux et lui adresse un sourire.

« Qu'en penses-tu ? »

Je le sais par avance : il ne répondra pas.

Inutile de s'en indigner outre-mesure ; mon père est un homme pudique, il n'a jamais su dire merci.

« J'ai choisi le vert et argent spécialement pour toi », je déclare avec légèreté.

L'ambition. Encore une chose qui nous réunit, lui et moi. Un début de barbe pointe à ses joues, ses paupières sont lourdes, son teint gris et sans éclat. Il travaille trop, je l'ai toujours dit.

« Il ne manque que Maman. Elle est partie chercher la bûche chez Sorbet & Citron, elle ne devrait plus tarder.

— Bien. »

Un mot murmuré à l'intention de son verre de whisky.

Le whisky se tait, lui aussi. Mon père le porte ses lèvres pour en savourer le goût âcre sur sa langue. Un geste simple. Un geste que je pourrais imiter à la perfection tant je l'ai souvent observé, fasciné par la précision quasi-mystique d'un rituel qui à mes yeux, renfermait en lui la quintessence du monde adulte. Ouvrir la bouteille. Faire tourner le verre entre ses doigts, à la lumière, pour qu'en éclate la couleur. Aspirer une gorgée infime, la conserver infiniment dans sa bouche. Avaler.

Recommencer.

Combien de fois ai-je assisté au spectacle ?

Quel âge avais-je lorsque le cœur battant, j'osai demander pour la première fois la permission d'y tremper mes lèvres ? Treize ans ? Quel étonnement de découvrir que je recevais, en lieu du refus attendu, un regard indéchiffrable ! Il pesait lourd, ce regard, sur la gorgée inespérée devenue l'accomplissement d'une vie. A treize ans, je sentais déjà que mon père n'offrait pas de seconde chance.

Bois.

A la place, je m'étouffai sous ses yeux déçus. La force du goût avait assailli mes sens, déposant l'âcreté d'une brûlure au fond de ma gorge. Sans un mot, le verre me fut repris, et jamais plus proposé. Peu importe, désormais.

Ce sera bientôt l'heure.

Vaine tentative de chasser de ma bouche le goût amer de l'échec, je savoure à la place l'odeur du rôti qui, baigné dans l'ail, le thym et la citrouille, sature la pièce d'un parfum nostalgique. Le plat préféré de Bartemius et plus précisément, le plat traditionnel d'un Noël réussi. Le plat que la fidèle Winky, sous l'ordre de ma mère, lui concocte avec soin lors des grandes occasions.

Il appréciera le geste, j'en suis sûr.

« Père, le rôti doit être cuit.

— Parfait. »

Il jette un coup d'œil à sa montre.

« Je mangerai vite, j'ai du travail, annonce-t-il d'un ton sévère. Le Ministère attend ma réponse à deux amendements concernant ma loi sur les fonds de chaudron. Des amendements stupides, d'ailleurs, si tu veux mon avis... »

Je ne le veux pas.

Cela ne m'empêche pas de lui adresser un sourire.

« Je comprends. Puis-je mettre un peu de musique en attendant ?

— Si tu veux. »

A la fenêtre, quelques flocons flottent encore, mêlés à une pluie fine que j'imagine glacée. Entre temps, un silence lourd et cotonneux s'est épaissi entre nous, un silence qui pourrait être insupportable, mais qui finalement, a quelque chose de calme et rassurant. Un silence dont lui comme moi avons l'habitude. J'allume la RITM : une émission de remix des meilleurs chants de Noël, dont fait partie la merveilleuse Célestina Moldubec. Mon père voue à sa voix chaleureuse une haine déterminée et froide ; ma mère la chante et l'adore.

Je pourrais inscrire sur ma liste
Bijoux, parfums et teintures blondes,
Je pourrais être réaliste
Et demander tout l'or du monde...

Satisfait, je me tourne vers lui :

« Quelle belle chanson... »

Avec un coup d'œil du côté de mon père, j'augmente légèrement le son de la radio.

« Dommage que Mère ne soit pas là pour l'entendre », je souffle.

Mais je n'en veux pas
Je ne veux que toi
Toi toi toi
Mais je n'en veux pas...
Car tu l'es pas là...
Toi toi toi
S'il te plait reviens-moi !

J'en reviens déçu : impossible de lire sur son visage fermé la moindre appréciation pour les paroles ou la mélodie. Et en même temps, c'était prévisible. Père n'a jamais été un mélomane.

« Bon, puisque tu as prévu de partir tôt, autant mettre la table !

— Inutile de sortir l'argenterie. »

Sous l'effet de sa voix tranchante, la porte du buffet se fige entre mes mains.

« C'est Noël, Père. Quelle plus belle occasion ?

— Les couverts ordinaires suffiront. »

Bien sûr, pourquoi salir une argenterie réservée à Fudge et sa clique ?

« Maman voudrait sans doute…

— Referme ce placard, s'il te plait. Ne discute pas. »

Un frisson me saisit. Je n'ai plus treize ans et cet ordre me fait encore l'effet d'une main glacée contre mon cou. Les guirlandes s'effacent devant son regard éteint. Il ne s'attend pas à ce que je lui réponde, je ne lui réponds pas.

Agacé, il pose son verre sur la table.

« Winky s'est endormie ? »

Sous une apparente froideur, son regard de fer effleure le point de fusion.

« La table devrait être mise depuis longtemps, articule-t-il sans bouger d'un pouce.

— Elle est aux cuisines… Tu la connais : une perfectionniste.

— Le perfectionnisme ne vaut rien sans l'efficacité.

— Oh, je suis bien d'accord. »

Il me fixe d'un œil morne. Je m'incline devant lui, comme il me l'a si efficacement appris.

« Rien ne nous empêche de nous mettre à table, Père, si tu es pressé. Manger fait venir les retardataires. »

J'ose un léger sourire.

« C'est ce que Mère disait toujours le soir, quand on t'attendait. »

A sa mention, il tressaille.

Je désigne la chaise en bout de table sans lui laisser le temps de répondre. La place est celle de l'homme de la famille, assez loin pour être intouchable, assez proche pour recevoir le sel. Il me regarde avec une suspicion étrange mais le désir d'en finir est plus fort. Il s'y installe dans son habituelle posture guindée, qui rappelle la marionnette au bout de son fil.

« Winky ? »

L'Elfe se tait.

Le fumet du rôti nous parvient toujours. Se lèvera-t-il pour le chercher ? Non. Je connais la réponse. Il fixera sa montre avec impatience, immobile, haïssant intérieurement l'attente inutile, le retard intolérable, l'engagement rompu. « Un homme intransigeant », aurait dit ma mère avec une indulgence qui l'honore.

« Hypocrite » serait plus juste.

Je jette un coup d'œil à la fenêtre. Il ne neige plus. Les vitres s'ouvrent sur un paysage opaque, l'obscurité a effacé pour de bon les carcasses des arbres, les oiseaux errants, les mauvaises herbes qui peu à peu, se sont infiltrées entre les clôtures du jardin. Plus de vie – simplement la nuit. Lentement, je me lève, quitte les festivités du salon pour pénétrer dans la cuisine où le rôti baigne dans une sauce teintée de soleil par la couleur des citrouilles.

J'y plonge un doigt pour y goûter et découvre un plat fade, peu épicé, juste comme il les aime. Il en mangera un quart avant de repousser son assiette d'une main lasse, Monsieur a un devoir à accomplir. Je ne lui en veux pas : j'ai bien conscience de l'importance d'une figure comme mon père au sein du monde sorcier.

Moi aussi, après tout, j'ai besoin de lui.

A l'instant où je franchis la porte, l'idée de lui servir un dernier repas répand dans mes veines une excitation étrange. La même qui s'insinue en nous devant l'emballage doré d'un cadeau, juste avant le déchirement de la révélation, et d'autant plus forte qu'on connaît la déception fatale qui suivra son ouverture.

« Non, Winky, je me charge d'amener le repas jusqu'à la table. »

Le plat fume entre mes mains. J'avance en direction du salon, ébloui par la fausse neige et les guirlandes qui accrochent la lumière. Talonius fredonne des articles du code sorcier sur mon passage, l'ambiance est à la fête.

« Je t'en mets un morceau ? »

Sous les yeux attentifs de mon père, je plonge un couteau dans la viande pour vérifier la cuisson ; il s'y enfonce comme dans du beurre.

Parfait.

« Te voilà bien prévenant ce soir, constate-t-il avec surprise.

— Je l'ai toujours été. Nous n'avons que peu l'occasion d'être seuls tous les deux, autant en profiter.

— Etrange tout de même, que Pearl ne soit pas rentrée... »

Si je ne le connaissais pas si bien, je le croirais presque inquiet. Avec un sourire rassurant, je verse une louche de viande et de légumes dans son assiette et la pousse dans sa direction.

« Tu devrais manger. Ça va refroidir. »

Un craquement dans le plancher, près de l'entrée, se fait entendre.

Il se fige.

« Tu as entendu ?

— Ce doit être Mère qui arrive. »

Elle est là, tout près.

J'en jurerais.

Son ombre grandit sur le chemin ; la nuit s'étend, le silence écrase les secondes. Mon père fixe la porte d'entrée comme si un regard pouvait la contraindre à s'ouvrir. La poignée ne bouge pas. Soudain expressifs dans l'interminable attente, ses traits prennent une dimension inquiétante, presque monstrueuse à la lumière des bougies qui oscillent sur la table. Un clair-obscur traître, qui laisse imaginer qu'en lui, une part de lumière côtoie les ténèbres.

« C'est comme si elle était entrée, tu ne trouves pas ?

— Que...

— Elle revient épuisée des courses, un peu échevelée, parce qu'elle a couru et qu'elle déteste transplaner…

— Je ne c...

— Tu la connais comme moi. »

A son air étonné, mon sourire s'élargit.

« Elle pose son manteau sur le fauteuil – ce que tu hais – puis le déplace lorsqu'elle constate qu'il te gêne. Elle s'installe à ta droite. A ses lèvres flotte la douceur d'un sourire, pour essayer d'égayer l'ambiance triste et morne. Sourire qui s'efface quand elle comprend que tu as quitté la pièce avant même le dessert. »

Son teint gris a blanchi, verdi peut–être.

Les couleurs de sa maison – et de la mienne – une fois encore.

« Mais nous avons tout notre temps, nous ne sommes pas encore au dessert.

— Insolent, murmure-t-il. Où est-elle ? »

Aucune étincelle. Pour le moment, ses yeux brûlent d'incompréhension. Son poing fait trembler la table.

« Réponds ! »

Je désigne à son intention l'assiette que j'ai poliment remplie pour lui. Il n'y prête pas la moindre attention. J'ai pourtant préparé ce repas avec amour. Mais c'est la nature de cet homme d'ignorer mes efforts, de se montrer blessant sans le vouloir.

« Ça ne te plait pas, d'être seul avec moi ? »

D'un bond, il se lève.

Brûle dans ses yeux une colère indéfinie, incapable de s'attacher à un objet réel. Incapable – ça viendra – de me dévorer moi. Sa haine est là, tout près, je peux presque la sentir ; elle est sur le bout de sa langue sans qu'il ne puisse la cracher. Des poches hideuses ont gonflé sous ses yeux, il paraît si las, plus vieux qu'il ne l'est. Je ravale la pitié qu'il n'a jamais eu pour moi et désigne calmement la chaise qu'il vient de quitter.

« Assieds-toi, Père.

— Où est-elle ? interroge-t-il, intraitable.

— Père...

— Réponds, c'est un ordre ! »

L'ironie de la situation m'arrache un nouveau sourire. Je savais qu'il existait encore en lui le fruit de la rébellion contre ce fils meurtrier et indigne. Il se tient debout devant moi, sombre et menaçant, les mains crispées sur sa baguette. Il ne comprend pas – pas encore.

Toutefois, je perçois en lui un début d'inquiétude.

« Qu'as-tu fait ?

— C'est fou comme le mensonge rapproche et la vérité éloigne... Nous nous sommes tant rapprochés ces derniers temps, Père. Ce serait dommage de se mettre en colère. »

Alors qu'il me domine à présent de toute sa taille, sa baguette s'enfonce dans mon cou et sa voix retentit, implacable.

« Winky n'est pas dans la cuisine, n'est-ce pas ? »

Je ne m'y trompe pas : il s'agit d'une affirmation. Au fond de lui, il sait. La menace du bois pèse lourd contre ma peau. Ses mots toutefois, paraissent moins aiguisés que d'habitude, à moins que ma carapace soit désormais assez dure pour m'en prémunir.

« Où est Pearl ? »

Enfin, la panique.

« Assieds-toi, s'il te plait.

— Réponds, imbécile ! »

Une vive douleur saisit mon cou.

« Qu'as–tu fait ? hurle-t-il.

Assieds-toi. »

Sa baguette tombe sur le tapis, presque sans bruit.

Enfin, un peu de calme. Il s'est assis. Je prends le temps de me servir d'un peu de sauce, en goûte le délice du bout des lèvres.

« Cela manquait juste d'un peu de sel. »

Je tends la main pour le saisir tandis qu'il m'observe depuis le bout de la table, aussi raide qu'un cadavre. Le sel tombe sur mon plat comme de la neige et disparaît à son tour. Je reporte mon attention sur lui.

« Tu as toi-même viré Winky, tu te souviens ?

— Je n'ai jamais...

— Quant à Maman… Une vraie tragédie. »

J'éclate de rire devant son regard perplexe.

« Tu es fou… »

A-t-il tort ? Peut–être pas.

« Si tu lui as fait quelque chose…

— Tu ne te souviens vraiment pas, Père ? Elle est morte. C'est toi qui l'as tuée. »

Bartemius pâlit.

« En aspirant sa joie de vivre, année après année, plus efficace qu'un Détraqueur.

— Je… Je ne comprends pas.

— Ce n'est pas grave. Mange, père. N'oublions pas que nous sommes là pour passer un dernier Noël en famille. J'ai tout préparé de mes mains, et ça va refroidir. »

Sa fourchette plonge dans son assiette, mécanique. Il ingère un morceau de viande après l'autre, sans s'arrêter suffisamment de temps pour réussir à parler, sans en savourer la subtilité du goût autant que je le voudrais.

Tant pis.

« Tu l'aimais beaucoup, Mère, n'est-ce pas ? »

A nouveau, il tressaille.

La panique imprimée sur ses traits a quelque chose de réjouissant. Je lui fais signe de prendre une pause, magnanime.

« Imbécile, répète-t-il en détachant chaque syllabe. Qu'as-tu fait ?

— Encore une fois, Père, c'est toi. Bien sûr, je ne nie pas avoir ma part de responsabilité, mais c'est un crime que nous avons commis ensemble. Peut-être la seule chose que nous n'ayons jamais fait en famille.

— Un crime… ? »

Il y a quelque chose de jouissif à contempler l'air perdu de cet homme qui sait tout, ne saisit rien, rejette vos fautes plus que tout le monde, ce juge qui ne comprend pas les raisons, ce bourreau qui n'a jamais su pardonner.

Pour la première fois, je perçois en lui le tranchant de la peur.

« Tout a commencé le jour où tu m'as trahi. Moi, ton propre fils. »

Je m'approche, détache pour lui chaque syllabe.

« Souviens–toi. »

Chaque mot se serait fiché dans son cœur, s'il en avait un.

Sous les guirlandes durement installées, les quelques présents qui jonchent le sapin, le délicieux repas qu'il a goûté, il me renvoie un regard où le dégoût de la vérité a remplacé le vide.

Enfin, il comprend.

« Tu es un monstre. »

Il ne paraît pas goûter le sourire que je lui renvoie.

« Je suis ce que tu as fait de moi.

— Jamais je n'ai voulu un tel f… »

Il s'arrête avant le mot maudit ; son regard s'attarde sur la baguette qui gît à terre. Trop tard. Un informulé et la voilà de retour entre mes mains. Il ouvre la bouche, en vain d'abord, car le lexique de la haine – étrangement – lui manque pour me définir.

Puis les phrases se font plus dures, plus précises.

« Tu as piétiné l'honneur de la famille. »

L'honneur. Dans sa bouche, l'ironie de ce mot a l'âpreté d'un verre de whisky.

« Tu m'as désobéi.

— Désobéi ? N'est-ce pas précisément cela qui à tes yeux, est le pire ? Car dis-moi, Père, qu'y a-t-il d'honorable à jeter son fils unique en prison ?

— Tu aurait mérité d'y rester », assène-t-il dans un souffle.

La musique s'est tue. Ses paroles résonnent quelques secondes dans le silence. A la merci de ma baguette comme je l'étais à la sienne, il demeure exactement le même.

Les gens que l'on connaît trop bien ne changent jamais.

« C'est ce que tu penses ? Moi, ton propre fils ?

— Je n'aurais pas dû te sauver.

— Me sauver ? »

J'aurais pu croire à une plaisanterie, s'il n'était pas tragiquement dépourvu d'humour. J'aurais pu rire mais ne jaillit de ma bouche qu'un son étouffé par ses mensonges.

« Tu n'as rien fait. Ma mère m'a sauvé !

— Tu croupirais encore là-bas, si je ne l'avais pas aidée.

— Et sans elle pour te supplier, tu m'y aurais laissé pourrir ! »

On le sait tous les deux. Ma haine ne lui inspire qu'un regard condescendant et glacé.

« Tu me fais vomir, je murmure.

— Ne pointe pas cette baguette dans ma direction. »

Il ose. Il devrait me craindre, brisé par ma colère, me supplier à genoux de lui pardonner. A la place, il prétend m'avoir sauvé ?

Un frisson saisit mon corps.

« Tu savais où tu m'envoyais. »

Il se tait.

« Sais-tu qui je voyais, chaque jour qui passe ? Pas ma mère, non. Effacée, la tendresse qu'elle m'offrait sans rien demander en retour. Effacés, les souvenirs où elle me serrait contre son sein. Effacés, les soirs d'hiver où elle venait jusqu'à mon lit pour me border. Il n'y avait plus que toi, Père. Ta figure maigre, sèche et déplorable, ton regard déçu face au E sur mon bulletin, ta colère quand je sortais du rang, ton indifférence quand je me forçais à y retourner. Mes Détraqueurs, c'était toi. »

Lorsque mon souffle se relâche enfin, sa voix résonne, cruelle.

« Tu pleures ? »

Non, je ne lui ferai pas ce plaisir.

« Tu avais commis un crime, explique-t-il froidement. Ce n'était que justice.

— La justice qui t'est si chère, Père, est stérile, glaciale et sans amour. (Je rapproche ma chaise de lui, plante mes yeux dans les siens et ma baguette, cette fois, au creux de son cou.) Ta justice a échoué. C'est la mienne qui compte, maintenant. »

Il ne tremble pas :

« Nul ne peut se soustraire à la loi.

— Menteur. »

Car il y a cédé, lui. Je vois dans ses yeux qu'il comprend. Il a cédé à la justice de l'amour, rien qu'un instant.

Quelle ironie quand on sait que cet unique instant d'humanité aura provoqué sa perte.

« Tu l'aimais, n'est-ce pas ? Pas moi bien sûr, mais elle. Tu peux me comprendre, j'en suis sûr. Je suis toi, Père, et c'est ça qui te fait le plus mal. Une autre version de toi, celle que tu aurais pu être, aimante et passionnée quand tu es froid et sans cœur.

— Aimer, toi ?

— J'aime, oui. J'aime celui qui saura changer ce monde pourri jusqu'à la moelle. Je serais là pour le changer avec lui. »

Il secoue la tête, incrédule.

« Tu t'es fait avoir par une secte sordide, rien de plus. Tu as toujours eu cette... (Il est pris d'un mouvement de dégoût) cruauté en toi.

— Tu mens.

— Si tu le dis. »

Son regard perçant ne quitte pas le mien. Il est calme, trop calme.

« Qu'est-ce que tu veux ? demande-t-il enfin, et je détache chaque mot pour lui répondre.

— Rien. J'ai attendu et je ne veux plus rien. Je n'ai plus besoin de ton amour, j'ai le sien. Il m'aime, lui. Il m'aimait alors et quand je le ferais renaître, il ne m'en aimera que davantage. Je saurais le rendre fier. Je serais pour lui le fils dont tu n'as jamais voulu. »

Il laisse entrevoir un sourire narquois.

« Si tu ne veux rien de moi, que fais-tu ici ?

— Je voulais juste que tu le saches. Je te tuerai, père. Pas maintenant, bien sûr, on a tout notre temps. Je te tuerai quand je n'aurais plus besoin de toi.

— Tu as toujours été un monstre... »

Le mépris dans ses yeux me fait mal. La flamme est là et je ne peux m'empêcher d'y passer la main en oubliant qu'elle brûle. Mes mots ont réveillé les cendres devenues braises, incendie dans ses yeux.

« Tu te trompes, Père.

— Tu as tué, assène-t-il avec la dureté qui est la sienne. Tu as torturé des innocents jusqu'à la folie.

— Je n'en ai pas toujours été un. Mais il n'y avait que ça qui t'intéressait, n'est–ce pas ? Poursuivre, remettre en rang les rebelles. La haine, Père, c'est toi qui me l'as apprise. »

Les mots sont si lourds que je suffoquerais presque mais c'est trop tard, je ne peux m'arrêter maintenant.

« Tu le sais. Tu la connais, cette responsabilité. N'est-ce pas la raison pour laquelle tu m'as libéré ? La raison pour laquelle tu t'es condamné ? Tout ce qui est arrivé, c'était toi. Tu as tort, je ne suis pas quelqu'un de mauvais ! Je suis quelqu'un de bon à qui il est arrivé... de mauvaises choses. »

Il me fixe en silence, les lèvres closes, un air de défi collé au visage.

« Dis-le. Tu sais que j'ai raison, alors dis-le ! »

Une goutte de sueur coule sur ma tempe et je me lève d'un bond, incapable de supporter l'aversion dans ses yeux quand c'est dans les miens qu'elle devrait se trouver.

Ce n'est pas moi, le monstre : c'est lui.

« Dis-le ou je te tue. »

Je tuerais mon père le soir de Noël, avant de repartir pour le Bal. Tout disparaîtra dans la cendre. Tout sera pardonné. Je lui ai laissé sa chance, il ne l'a pas saisie.

« Dis-le », je souffle.

Peut-être est-ce le seul moyen.

Baguette brandie devant lui, j'attends en vain. Les miracles ne sont pas légion, même la nuit de Noël. Il tressaille sous le poids de mon regard sans pour autant détourner le sien.

« Dis-le. »

Son regard se fait vitreux. Son corps tout entier se détend alors que s'ouvre sa bouche pour m'asséner la vérité qu'il refuse de dire. Enfin, ma baguette retombe sur la table. Le dîner est froid ; les guirlandes nous narguent toujours et résonne sa voix terne, mécanique et glaciale, qui échoue à pénétrer mon cœur.

« Tu n'es pas quelqu'un de mauvais. Tu es quelqu'un de bon à qui il est arrivé de mauvaises choses. »