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Avant propos
Cet OS a été écrit dans le cadre du BlackFest organisé par Festumsempra (n'hésitez pas nous rejoindre si les défis d'écriture vous intéressent !) sous les contraintes suivantes : la famille Black, et choix entre deux mots rares + deux musiques d'inspiration. Je vous mettrai les prompts à la fin.
Bon, c'était aussi un texte supposé faire moins de 4000 mots – vous jugerez vous-même de mon échec critique à ce niveau-là haha. Un grand merci à Tiresias-Foresuffering et à Sundae V pour vos reviews sur l'OS précédent !
Bonne lecture !
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La Loi des Étoiles
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Effacement
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Tu te souviens ?
Laisse-moi tranquille.
Rien ? Pas même de qui tu es ?
Non.
Ça me brise le cœur.
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Il se souvient.
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« Tu as entendu ? »
S'il pleut dehors, l'attente pèse sur le Manoir comme si l'orage était encore à venir. A ses portes, un vent d'indignation face à la nouvelle qui se répand, au terrible virus qui peu à peu contamine ses habitants. « Ça va exploser », chuchote Walburga penchée sur la rambarde d'escalier avec une brusquerie qui trahit son excitation.
Plus bas, Callidora Black écume, vomit une flopée d'insultes.
« Une traînée oui, je l'ai toujours su… mais traîtresse ? Espèce d'enflure !
— Calme-toi, Calli. Elle n'en vaut plus la peine.
— Elle nous l'a caché jusqu'au tout dernier moment, cette salope. Ma mère est mortifiée. Je suis mortifiée ! »
Plus que les mots, Alphard se souvient de la dureté du bois abîmé entre ses doigts. Il enserre le barreau qui le sépare du vide tandis qu'on tambourine à la porte d'entrée. Walburga sursaute, saisit son bras pour l'entraîner plus bas. La pluie semble envahir le manoir, couvre les cris jusqu'à la fermeture de la porte.
« Calli ! Je savais que tu serais là…
— Comment oses-tu venir jusqu'ici ? »
Les ongles d'Alphard laissent des marques qui ne quitteront jamais le bois. Même Walburga a pâli. Irma se tient droite, belle et froide comme la Black qu'elle est devenue.
« Tu n'es plus la bienvenue ici, Cedrella.
— Je… Je l'aime. Que voulais-tu que je fasse ?
— Tu me dégoûtes ! Tu nous dégoûtes. »
Un ton définitif, sans appel. Dans un brouillard, il se souvient des pleurs rauques, des deux sillons noirs gravés sur les joues de la femme qu'il ne reverra plus. Non. Elle crie, baguette tendue devant elle. Elle crie et la sentence est irrévocable. Au-dessus d'elle, l'arbre généalogique des Black étend ses branches tentaculaires. Une fumée noire s'en échappe.
« Non, pas ça ! Je t'en supplie…
— Va crever. »
Cedrella Black regarde son nom se consumer sur la tapisserie. Alphard ne la voit pas, il n'entend que ses cris, des cris que personne d'autre ne paraît entendre. Il se lève mais la main de Walburga le retient en arrière.
Maintenant, il sait. Il connaît la véritable nature de la mort. Cette femme affable, drôle et fragile qu'il assimile à une tante, cette femme qui lui offrait les friandises dissimulées dans sa manche, qu'il aime pour ses clins d'œil et son rire bruyant, cette femme de chair brûle désormais tout entière, calcinée sur la tapisserie, son nom illisible et noirci comme s'il n'avait jamais été. Plus qu'un cœur qui cesse de battre, la mort est un effacement.
De ses doigts d'enfant, il serre les barreaux de l'escalier, résistant à l'envie de se dégager de l'étreinte de sa sœur, de la défendre, elle, la femme qui a transgressé.
Il n'en fait rien.
Qui sait si la mort n'est pas contagieuse.
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Empyrée
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Tu te souviens ?
Arrête de me suivre, tu m'entends ? ARRÊTE.
Je ne bouge pas.
...
C'est toi qui as trop bu pour me fuir.
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Il se souvient.
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Nuit d'insomnie, où la clarté de ses pensées dans l'obscurité l'effraie.
Il s'est levé ; le Manoir est immense, les couloirs interminables ; des ombres tapies se dissimulent parmi les poutres, le parquet hurle sous ses pieds alors qu'il avance toujours, les sens aux aguets et le souffle court. Il déambule encore, descend dans le noir les marches irrégulières qu'il connaît par cœur, traverse le salon empli d'antiquités fragiles qui s'élèvent tels des pièges sur son passage et atteint enfin la porte de derrière. Il actionne la poignée et sent son cœur s'emballer sous la fraîcheur de la nuit : il a compris ce qui l'attend.
L'homme se tient dans l'ombrage du peuplier, assis sur le banc où il a élu domicile, un cigare à moitié consumé à la main. Ce n'est pas la première fois qu'il sont si proches, mais c'est la première fois qu'ils sont si seuls.
« Père ? »
Sa voix d'enfant a rompu le silence.
Pollux se retourne.
« Tu ne dors donc jamais ?
— Je n'y arrive pas.
— Toi et moi, on est deux. Tu veux t'asseoir ? »
Alphard s'avance avec prudence, pour finir par s'installer à la place désignée par son père. Il suit son regard et contemple un instant la lune aux trois quarts pleine, puis les myriades d'étoiles qui l'accompagnent.
« Le ciel est beau, ce soir.
— Oui, c'est vrai.
— Tu dis ça pour me faire plaisir. Mais tu n'y connais rien, n'est-ce pas ?
— Non. »
Un lourd brouillard s'échappe de la bouche de Pollux alors qu'il sourit.
« Tu vois ces étoiles, là-bas ?
— Je crois, oui.
— C'est la constellation de l'Hydre. »
Alphard s'étonne, tant le mot lui paraît étranger.
« Une Hydre ?
— Un Serpent à plusieurs têtes. Toi, tu es là, au centre. Alphard. Le cœur du serpent. »
Le doigt glisse, s'arrête un peu plus loin.
« Là, il y a Orion. Plus haut, tu trouveras Pollux.
— Ton étoile ?
— Oui. La plus brillante, elle aussi. »
Il y a de la fierté dans la voix de son père. Des étoiles. Les yeux au ciel, il essaie de retrouver la sienne mais c'est trop tard : perdue parmi les milliards. Alphard reporte son attention sur son père.
« Pourquoi sommes-nous des étoiles ? »
Pollux avale une longue bouffée de son cigare.
« Tu préférerais être un caillou ?
— Non, mais...
— Dans la vie, mon fils, il y a deux catégories de personnes. »
Un bruissement de feuilles se fait entendre. Son père est comme ça, toujours à théoriser sur tout et n'importe quoi, à chercher des symboles dans la moindre faille. Il analyse la chorégraphie des abeilles, la chute des feuilles en automne, les infinies propriétés du sang des dragons. Il aime parler et lorsqu'il est lancé, on suit aussi naturellement le flot continu de sa voix que le cours d'un ruisseau.
« Ceux qui s'élèvent aux plus hautes strates du ciel et ceux qui ne peuvent quitter la terre. Tu es une étoile, mon fils.
— Je ne peux pas juste être moi ? »
Au-dessus de lui, une infinité d'étoiles. Alphard en fixe une comme pour la supplier de grandir, d'illuminer à nouveau les ténèbres.
« Tu es un Black. »
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Engrenage
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Tu te souviens des étoiles ?
Non plus.
Menteur.
Je ne t'écoute pas.
Tu sais, que tu les regardes ou non, elles sont toujours là.
...
Ce n'est pas boire qui les éteindra.
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Il se souvient.
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Premier test.
Premier jour d'école.
Walburga lui a tout détaillé dans la petite chambre bleue. Trouver le bon wagon, les gens comme nous, la bonne maison, le bon club, les bonnes options. Tout lui paraît immense. Les roues du train actionnent leur nouvel engrenage. Autour de lui, les visages sont flous. Les portes s'ouvrent, les paysages défilent, puis les heures, et le wagon s'arrête.
Alphard se souvient des chapeaux noirs dressés par centaines. Puis le chapeau, une vieille cloche rabougrie posé sur un tabouret que l'assemblée vénère avec passion. « C'est lui qui détermine ma vie ? »
Chacun de ses mots vaut un tonnerre d'applaudissements. GRYFFONDOR. Walburga, à la table vert et argent, garde un visage fermé. POUFSOUFFLE. Une ou deux huées. SERDAIGLE.
C'est à lui.
Black.
Retentit son nom et s'écrase le silence. Un silence qui creuse la salle, efface ses occupants. Il sent la texture râpeuse du Choixpeau entre ses mains, puis son poids sur sa tête, cette chose immonde et pelliculaire qui lui enserre le crâne.
Il n'en oubliera jamais les mots.
« Tiens, un Black. Il y a des choses qui ne changent pas. Toujours à croire qu'ils ne font qu'un, eux qui sont si différents. »
L'hydre guette ; les étoiles sont autant d'yeux qui veillent sur lui. Il y a les mots de Walburga, les allusions de ses parents, les ornements argentés du manoir. Ses entrailles se nouent comme un serpent qui se replie. Tu es un Black.
« Tu es sûr ? Tu pourrais être tellement plus que ça… »
Le noir se fait. A nouveau, l'orage des applaudissements. La sentence est tombée, il s'avance à l'aveugle, une main l'attrape, le nœud dans ses entrailles se détend.
« Père et Mère seront si fiers de toi. »
Le serpent grimpe le long de son estomac, lui siffle un mot qui remonte jusqu'à ses lèvres, un mot qu'il doit se faire violence pour ne pas vomir.
SERPENTARD.
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La Chute
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Un trou, deux trous, trois trous.
Je t'en supplie, pars.
Une multitude de trous par lesquels s'échappent la lumière.
Pars, pars, pars.
Bientôt, il n'en restera rien.
PARS !
Il se souvient.
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Il est intelligent.
Il n'y a pas que les cartes du ciel qu'il sait remplir, les parchemins aussi. Capable de produire quarante centimètres de dissertation passionnée au sujet d'une obscure révolte de gobelins qui a éclaté mille ans plus tôt. Mais transformer un escargot en caillou…
C'est sa baguette qui l'encombre. Un morceau de bois, se répète-t-il alors qu'elle prend le pouvoir entre ses mains, fait jaillir les étincelles qu'il n'a jamais demandées.
Le seul bois qu'il maîtrise, c'est celui de la batte de Quidditch. Les balles fusent, les joueurs s'agitent et ses mains enserrent le manche. Il écoute Abraxas hurler des ordres. Harrison Bulstrode insulte les poursuiveurs adverses. Des sales Poufsouffle. Des bons à rien. Sous une pluie battante, un vent puissant, la robe d'Alphard est gorgée d'eau.
Bruit de fracas.
Des cris, de la confusion.
L'arbitre siffle, les points défilent.
Abraxas a repéré le vif d'or, suivi de près par l'attrapeur adverse.
« Protège-le ! » crie Harrison.
La pluie redouble d'intensité, les mains d'Alphard glissent sur son balai. Il ne voit rien. Il ne voit pas le Cognard arriver à toute vitesse vers l'attrapeur, le faucher avec une violence telle qu'il le projette en arrière. Protège-le. Mais Abraxas s'écrase sur le sol boueux. L'adversaire referme sa main sur la petite balle et un tonnerre de protestations s'élève depuis les gradins.
Un à un, les joueurs atterrissent et parmi eux s'élève la voix du Capitaine, glaciale.
« File-moi ta batte.
— Pour quoi faire ?
— Il va payer, ce sale Sang-de-bourbe. Alphard, donne ! »
Sa main la lâche.
Lâche.
La confusion, les cris – encore. Harrison frappe. La pluie brouille ses traits, dégouline sur son visage. Il frappe. Ne pas le regarder. Abraxas les rejoint en boitillant, le visage fendu d'un large sourire.
« Tu ne sais pas à qui tu t'attaques.
— Mr Bulstrode ! »
Armando Dippet l'écarte de sa victime d'un coup de baguette magique ; la batte s'écrase dans la boue. Il saisit le bras d'Harrison avec colère, l'éloigne du terrain alors qu'il crie encore :
« J'espère que t'as bien compris la leçon !
— Il suffit ! »
Le Poufsouffle crache de la terre et les mains contre son ventre, lutte pour se relever. Alphard se penche pour ramasser la batte toujours au sol. Il s'apprête à reculer lorsqu'un sourire moqueur efface celui, satisfait, d'Abraxas.
« Si j'avais su que les Serpentard étaient si mauvais perdants... »
Le visage d'Abraxas se tend.
« Donc non, tu n'as pas compris. »
Frappe.
Les mots qu'il lira dans ses yeux. Ou qu'il croira lire, peut-être. Le stade s'est vidé, seuls quelques Serpentard isolés profitent encore du spectacle. Alors que la batte percute ses côtes, l'adversaire pousse un cri de douleur. La batte guide ses mains, lui paraît vivante lorsqu'elle s'abat de nouveau et que résonne la voix d'Abraxas, si proche et pourtant si lointaine :
« Tu n'es rien face à nous, Murphy. Rien. Et quand on n'est rien, on s'écrase. »
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Fiançailles
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Tu es en colère.
Parce que tu refuses de disparaître.
Cette pauvre étagère...
FOUS-MOI LA PAIX !
Tu veux vraiment que je parte ?
...
Tu te détestes tant que ça ?
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Il se souvient.
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Perdita.
Un nom sublime, la plus belle de toutes. Une grande brune, presque plus grande que lui. Un sourire et un maintien parfait. Immobile, on croirait lire les contours d'une statue de marbre. Chaque mot de sa bouche est pesé. Elle n'est ni jalouse, ni mauvaise – elle a tout. Intelligente et sérieuse, drôle et complice, le regard qui vous capte et qui ne vous lâche plus.
Ce sera elle.
Pollux le lui annonce un soir de pleine lune. Sous le peuplier, l'explosion d'une bombe au milieu des étoiles. Elle, une Beurk, une fille de bonne famille, jolie et fière. Et la fierté, il la lit aussi dans le regard de son père. C'est comme un cadeau qu'il lui fait, l'offrande d'une vie. Les fiançailles auront lieu à leur majorité.
« Merci. »
Il se souvient de ce mot lâché du bout des lèvres, incapable d'en prononcer un autre. Il se souvient du regard de Perdita posé sur lui au retour du train. Elle le fixe et dans un murmure : « J'aurais pu tomber sur pire. »
Walburga est un peu jalouse, elle qui a hérité d'un cousin. Harrison l'envie, lui aussi, mais « C'est un Black », concède Abraxas sur le ton d'une vérité universelle. Un Black, songe Alphard le regard rivé vers les étoiles, cherchant les siens, ne trouvant rien – la nuit est nuageuse, bien trop noire. Il s'attarde tout en bas, vers les arbres qui ne sont plus qu'un amas sombre et confus.
Si elle est parfaite, il ne lui reste donc plus qu'à l'aimer.
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L'Hydre
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Tu te souviens ?
Non, tout est trop noir.
Raison de plus pour ouvrir les yeux.
Comment ça ?
Ce n'est pas parce qu'ils éteignent la lumière que tu n'existes pas.
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Il se souvient.
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Les rendez-vous à Pré-au-Lard avec Perdita, la Secte dans laquelle Slughorn les aspire deux soirs par semaine, les entraînements de Quidditch batte à la main. Pas besoin d'apprendre les dates de gobelins ou la liste des ingrédients d'une potion de fertilité, mais trouver le bon geste pour désarmer l'adversaire l'épuise tant qu'il contemple sa propre baguette avec dégoût. Il sent sur sa nuque les regards de ses juges. Rien à faire. La magie qui coule en lui a sa volonté propre, indépendante, un esprit de contradiction bien à elle.
C'est la période des essais pourtant, de la découverte. Il y a ce garçon étrange, d'un an plus âgé, qui sait accomplir des choses dont personne d'autre n'est capable. Perdita l'observe du coup de l'œil, un vague regret dans l'âme. Harrison et Abraxas fouillent les recoins de la réserve pour découvrir ses secrets et comme saisis par son aura, se greffent peu à peu à son groupe. Tout est froid chez lui, de son sourire à la colère. Mais il s'exprime avec une précision, une intelligence dans le choix des mots qui attire. Et alors qu'il apprend à ses amis à contrôler un groupe de rats capturés un peu plus tôt, il se tourne vers Alphard et l'interroge de sa voix glacée : « Tu ne joues pas ? ».
Il se souvient de sa baguette pointée sur le rat.
Tom l'observe.
Le serpent se noue dans son ventre. Un serpent aux multiples têtes dont il sent le venin imprégner ses entrailles. Le rat n'obéit pas ; Tom se désintéresse de son cas. Alphard recule mais aucun soulagement ne vient l'accueillir. Perdita semble déçue. Abraxas ne commente pas. La pression remonte jusqu'à sa poitrine, l'air devient chargé de plomb. Il étouffe.
Son regard se perd sur les planètes, les étoiles ; il se plonge dans le vieux bouquin d'astrologie qui s'est glissé entre deux descriptions du ciel. Il découvre que l'on peut se forger un destin par les astres et avec lui, les plus inattaquables excuses. Ainsi la conjonction Saturne-Mercure annonce les dangers qui pèsent sur leurs expérimentations de magie noire. Mars en Capricorne rend impensables les explorations en forêt. On le trouve un peu étrange avec ses prédictions fantasques, mais il est étrange, et on n'insiste pas.
A la fenêtre ce soir-là, la nuit est toujours noire, chargée de l'humidité lourde qui précède l'orage. Il contemple les étoiles qui existent peut-être là où il ne peut les voir, les doigts agrippés au rebord de l'encadrement minuscule de peur de perdre de vue l'immensité du ciel.
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Eclipse
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Et ce n'est pas parce que tu as oublié que ce n'est pas arrivé.
Tu te trompes.
Ce n'est pas pour moi que je dis ça.
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C'est pour toi.
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Il se souvient.
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Les étoiles sont lourdes. Invisibles encore, elles se taisent ; le soleil couchant répand un sang pâle sur les murs du couloir. Juger, juger, elles ne savent faire que ça.
Des bruits de pas. Abraxas suspend son rire, pointe du doigt une ombre à l'angle du couloir. Un rat. Par la force du destin ou du hasard, parce qu'ils se tiennent non loin des cuisines, parce qu'il s'agit d'une sorte de rituel qui les excite. Un rat traqué dans une allée sinistre. Un rat qui recule alors qu'il est déjà trop tard.
« Tiens, Murphy.
— Je vous obsède, j'ai l'impression. »
Peu importe les menaces, ce rat-là ne montre pas sa peur.
« Je ne dirais pas ça, articule Harrison, mais on est ravis de te croiser.
— C'est réciproque. J'ai toujours dit qu'on devrait être amis.
— Plutôt crever. »
Le Poufsouffle émet un sifflement moqueur.
« T'es jaloux parce que mon père n'a pas épousé sa cousine ?
— Fais très attention.
— Oh, il va finir par apprendre », murmure Abraxas.
Un mouvement de baguette lui suffit à obtenir un cri. Murphy se mord la lèvre, comme s'il regrettait de lui avoir offert ce plaisir. Harrison regarde, satisfait, les jambes de sa victime se dérober sous la douleur.
« Les rats s'écrasent, Murphy. C'est la loi.
— Relève-toi, intime Abraxas.
— Non merci, je vais rester un peu là.
— Relève-toi. »
Rouge. Tout est teinté de rouge, de la pierre des murs aux carreaux du sol. L'autre se relève à la manière d'une marionnette dont on aurait tiré les fils.
« Maintenant, baise-moi les pieds. »
Rouge et brûlant, comme du sang qui s'échappe de lui.
« Les gars, ce n'est pas nécessaire. »
La voix d'Alphard est inaudible, sa baguette inutile entre ses mains. Murphy s'exécute. Une soumission factice qui paraît ravir ses camarades au plus haut point.
« Ça me fait plaisir de te voir respecter ton rang.
— Il a compris, Harrison. On peut y aller ?
— Oh, juste un petit dernier. Dis, Murphy, saute de la Tour d'Astronomie. (Harrison sourit en le regardant partir, puis éclate de rire devant l'expression d'Alphard.) Oh, je plaisante ! Hé Murphy, le deuxième étage suffira !
— Harrison, tu ne peux pas…
— C'est un Sang-de-bourbe, Al. Ils ont les os solides, ces bêtes-là.
— Alphard n'a pas tort. Rappelle-le. S'il se plaint, on pourrait avoir des problèmes.
— Très bien… »
Il prétexte des maux de ventre pour s'éclipser mais l'envie de vomir est réelle. Dehors, la nuit est claire, l'étoile Pollux le regarde de haut. Les mots de son père sous le peuplier lui reviennent à l'état de flashes.
« Il y a ceux qui s'élèvent et il y a les autres. Tu comprends, mon fils, pourquoi les Nés-moldus n'iront jamais loin : ce ne sont pas leurs ailes. Ils ont tout volé. Et les ailes, il est du devoir des Sang-pur de les conserver telles qu'elles ont été données. De les transmettre de famille en famille, efficaces et pures, jamais teintées, trouées ou maculées de terre. »
Alphard ferme les yeux pour ne plus voir l'Hydre qui a troué le ciel. Les innombrables têtes étirent leur cou, l'une coupée aussitôt repoussée ; le venin se distille lentement dans ses veines.
Une pensée lui revient, familière : « Vos ailes, Père, ne devraient pas être si lourdes à porter ».
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Boulie
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Ne recule pas, respire.
Je ne peux plus.
Plonge alors, laisse les flots te porter.
...
Mais avant, pose cette bouteille.
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Il se souvient.
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Réglé avec la précision d'une horloge, le mariage de Walburga est sublime. A distance, Pollux l'observe avec fierté tandis qu'Irma recadre les invités éméchés. Sa sœur est digne dans sa robe de mariée immaculée, un sourire au coin des lèvres. On y croit quand elle dit oui. « Bientôt ton tour, petit frère », glisse-t-elle en recueillant ses félicitations.
Perdita Beurk s'est assise à sa table. Il échange avec elle une série de banalités, puis un baiser maladroit sous le peuplier.
« Et si je n'en ai pas envie ? »
Le visage de Walburga se ferme. Elle l'entraîne à l'écart, tenant d'une main les jupons de sa robe de mariée.
« Qu'est-ce que l'envie vient faire là-dedans ?
— Tout, non ?
— Ne sois pas si égoïste. Perdita est parfaite. La famille compte sur toi. »
Rien. Seul le vent le réchauffe. Le peuplier secoue inutilement ses branches ; les lèvres de Perdita sont froides – à moins que ce ne fut les siennes.
Si sa vie est une horloge, l'aiguille est cassée. Il a un temps de retard, impossible pour lui de saisir la seconde qui s'écoule, de faire autre chose que de tourner en rond sans jamais arriver nulle part.
Sa batte n'effleure plus un Cognard. Il ne suit plus Harrison et Abraxas dans les couloirs, n'ouvre plus les livres de la réserve à leurs côtés, se tient le plus loin possible de Perdita.
Même les prédictions fantasques ne l'amusent plus. Quelle importance si les sagittaires vont passer une bonne journée ? Les étoiles ont perdu leurs noms. Sur la carte du ciel, ce sont des points jaunes, des inconnues. Il regarde le P qui orne sa copie.
L'aiguille avance dans le vide.
Vide.
Sauf lui. Son regard qu'il croise à l'improviste, ce regard qui ne s'excuse pas d'exister. Celui qui passe entre les secondes de l'horloge sans se laisser atteindre ni emporter.
Le seul à même de faire taire le serpent qui en lui continue de déployer lentement ses écailles.
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Brisure
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Tu commences à te souvenir, pas vrai ?
Pourquoi tu m'obliges à… ?
C'est une solitude immense que d'être le seul à savoir.
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Il se souvient.
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La sensation grisante de la première règle brisée.
Il nettoie chaque pièce de son télescope avec une minutie absurde, traquant la poussière sans jamais le quitter du coin de l'œil. Déjà Harrison et Abraxas ont quitté la Tour. Ils ne restent jamais très longtemps, les étoiles les ennuient. Seuls. Pas d'excuse, ils sont seuls dans la clarté d'une nuit sans nuage : même Mars l'autorise à des folies, à teinter d'une réalité brut les mots qu'il a si longtemps imaginés. Il observe Murphy froisser un nouveau parchemin avant de jurer entre ses dents, furieux et désespéré.
Il aime bien cette colère qui peut surgir de nulle part, libératrice. Il y a quelque chose de terre-à-terre, de réel dans la fermeté de ses traits, dans ses yeux si clairs qu'ils n'admettent aucun mensonge.
« Bordel. J'y comprends rien. »
Murphy laisse échapper un rire désabusé.
« Je commence à croire que celui qui a relié les constellations n'a jamais vu un bélier de sa vie. »
Avec prudence, Alphard laisse glisser vers lui son regard.
« Besoin d'aide ?
— Excuse-moi, je t'ai demandé quelque chose ? »
Son mépris est palpable.
« Désolé. »
La formule ouvre une porte que le silence s'apprête à claquer. Murphy se détourne et sans lui prêter davantage attention, se replonge dans son travail. Alphard se tait. Il y a des mots qu'on ne s'abaisse pas à dire, quand on est un Black. C'est la règle.
La première règle brisée.
« Pour tout. Je suis désolé pour tout. »
Murphy s'est figé.
« Je ne crois pas que tu méritais ce qu'on t'a fait subir.
— Tu ne crois pas ? répète-t-il, intraitable.
— Je veux dire...
— Dis-moi, qu'est-ce qui te fait encore hésiter ? »
Alphard déglutit.
« Je veux dire qu'on m'a appris à le croire. Je ne le crois plus, désormais. »
Murphy l'observe un instant avec méfiance.
« J'imagine que c'est mieux que rien. »
Il ne paraît plus si en colère, simplement las. Il se penche pour ramasser la carte tombée à terre, à laquelle Alphard a tout juste le temps de jeter un coup d'œil.
« Tu l'as mise dans le mauvais sens.
— Je ne crois pas, non.
— Tu as confondu Gémeaux et Taureau.
— Non. Si ça c'est un Taureau, Alphard, je suis une courgette. »
Incrédule, d'un geste faussement dramatique, Murphy se laisse lentement glisser contre le mur.
« J'abandonne. »
Alphard hésite. Il pourrait partir. Si ses amis revenaient...
Non. Il faut aller au bout.
« C'est mon domaine, les étoiles. Si tu veux, je peux te filer un coup de main.
— Je les hais. Comment tu peux t'y retrouver ? »
Il esquisse un faible sourire.
« On m'a bien appris, c'est tout. »
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Abandon
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Tu aurais dû me jeter un sort.
Je t'ai trouvé courageux.
Tu t'es trompé.
Il y a du courage à regarder ses erreurs dans les yeux.
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Tu te souviens ?
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Il se souvient.
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Perdita ne doit rien savoir. Ses amis ne doivent rien savoir. Sa famille doit l'ignorer absolument. Il faut qu'il soit prudent ; Murphy serait du genre à leur hurler la vérité en pleine face sur un coup de tête, simplement parce qu'il l'a décidé. Murphy est son exact opposé. Murphy s'en fiche de ce qu'on pense de lui. Il vit sa vie, paria ou non, n'hésite pas à se servir de sa langue et de ses poings contre les assauts des Serpentard.
Murphy n'est pas le prototype du bon élève. Il n'est pas poli, même un peu vulgaire. Passable partout, sauf en potions, matière dans laquelle il excelle – Slughorn le hait. Mais ça lui plait, ça se voit dans ses yeux. Murphy aime provoquer, faire éclater d'un seul regard la fureur dans celui de son interlocuteur.
En cours, ne pas le regarder.
Ne pas montrer que ses pitreries, ses répliques l'amusent.
« Détends-toi un peu, Bulstrode. On ne peut pas exercer la Métamorphose humaine en étant si constipé. »
Dans les couloirs, toujours l'ignorer.
Jusqu'au soir.
Il attend la nuit avec l'impatience d'un enfant. Au début, ils se croisent presque par hasard. Puis ils s'entraident, Astronomie ou Sortilèges. Puis ils parlent. Longtemps. Murphy raconte chez lui, la fierté de ses grands-parents, l'impression que leur petit-fils est quelqu'un de grand, le contraste avec la réalité du terrain. Alphard parle de son père, des Black nommés d'après les étoiles, des devoirs qui n'en finissent pas et de l'intransigeance de Walburga.
Ils parlent jusqu'à n'avoir plus rien à se dire.
Alphard revoit le corps de Murphy comme si c'était hier. La douceur de son visage, les reliefs des cicatrices qu'il ne questionne pas. Il se souvient de la sensation de l'interdit, électrisante, de ses lèvres à des endroits que lui seul a jamais touchés. Il oublie tout : Perdita, Harrison, Abraxas, son père et les autres, les mille têtes de cette Hydre dont il a si longtemps été prisonnier. Il songe que ça ne le gêne pas, finalement, de se trouver sous les étoiles, que c'est bien sur terre qu'on peut aimer être en vie, et nulle part ailleurs.
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Bouillonnement
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Ne t'arrête pas.
Les choses auraient pu être différentes, tu crois ?
Peut-être.
Tu regrettes ?
Ce n'est pas moi qui bois. Moi non, je n'ai jamais rien regretté.
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Il se souvient.
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« Tu as changé. Tu as l'air plus… heureux.
— Vous trouvez ?
— N'aie pas l'air si effrayé. C'est signe que ça se passe bien avec Perdita. »
Pollux sourit.
« Moi aussi à une époque avec ta mère… Je ne vais pas te mentir, on est loin d'avoir attendu. Surtout n'en dis pas un mot à ta grand-mère. Qu'elle meure ignorante, ça ne lui fera pas de mal.
— Vous croyez qu'elle a attendu, elle ?
— Probablement. Ton grand-père et elle ne s'aiment pas beaucoup. Parfois ça marche et parfois moins. Enfin, je suis content pour toi. Je n'avais pas choisi n'importe qui. Ce sera un superbe mariage, c'est certain. »
Toutes les lettres qu'il écrit pendant l'été, Murphy les signe Perdita B. Une petite coquine cette Perdita, penserait n'importe quel curieux déterminé à les ouvrir. Deux fiancés. Rien d'anormal. Elle vient dîner chez eux deux fois par semaine. Il lui sourit d'un air poli en songeant aux lettres de la fausse Perdita.
J'en peux plus de t'attendre.
L'impression de flotter presque, en dehors de tout, ni là-bas ni ici. Il subit les réceptions interminables avec l'esprit ailleurs.
On se retrouvera.
Il aime lire cette écriture brouillonne et précipitée. Il aime les mots qui ne se cachent pas derrière un protocole sans fin, sans vérité. Il se surprend même à en être capable, lui, d'exprimer ce qu'on ne lui a jamais appris.
Demain ?
Demain, il suivra son père au Ministère : Département de la coopération magique internationale, « ça va te plaire, tu verras ». Presque dans un réflexe, il écrit Oui.
Parfait.
.
.
Flamme
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Laisse-moi.
Non.
Je ne veux pas savoir...
Je sais.
Je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ?
Bien sûr que si.
.
Il se souvient.
.
Le feu qui réchauffe, un feu doux et lumineux ; le feu qui brûle et détruit, à force d'y avoir trop joué. Là, devant la tapisserie familiale, il s'imagine qu'elle brûle elle aussi, pas seulement son nom mais la tapisserie tout entière. Tout ne deviendrait que noirceur et fumée, tout serait Pur, enfin, fidèle à la terrible devise des Black.
Les flammes la brûleraient comme elles ont brûlé le visage anéanti de sa sœur. Inutile de les éteindre par des mensonges. Le repas qu'elle est venue lui déposer gît à terre. Murphy recule mais elle le plaque contre le mur, baguette à la main.
« Qu'est-ce que tu as fait à mon frère ?
— Walburga, lâche-le !
— Je te reconnais… Un Sang-de-bourbe. Tu ne devrais même pas être au Ministère. Réponds, bordel ! »
Dans ses yeux, le feu répand une fumée noire, une fumée qui brouille tout ; elle ne comprend plus.
« Je l'aime. »
La baguette se fige.
« Ton frère, répète Murphy. Je l'aime. »
Souffler sur les braises. Des mots qu'il a toujours su dire, parce que c'est Murphy, que le filtre de la pudeur ne l'étouffe pas. Walburga perd les siens, les contemple tous deux avec horreur. Alphard étouffe, retient son souffle. Il ne peut pas demander à Murphy de se taire car c'est trop tard, le château de papier qu'est sa vie est déjà calciné. Walburga recule et un frisson glacial le saisit.
« C'est fini pour toi. »
Fini.
Le mot résonne même alors que la porte est à nouveau claquée. La tapisserie étend ses branches tentaculaires. Pollux garde le silence. Plonge son regard sombre dans celui de son fils comme pour en tirer la vérité qu'il a toujours refusé d'entendre. Fini. Il n'y a rien à dire, rien à expliquer. Pire que la colère, c'est la déception dans ses yeux qui le tue.
« Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Si Perdita l'entend… On ne peut pas se permettre d'humilier les Beurk, tu comprends ?
— Père, je…
— C'est la dernière fois qu'on reparlera de cette histoire.
— Mais…
— Tu n'en parleras jamais à ta mère. Tu entends ? Jamais. Pour ce qui est de ta sœur, je vais m'assurer qu'elle l'oublie. »
La voix de Pollux est calme, déterminée. Il fait courir son regard sur les noms inscrits sur la tapisserie avant de revenir vers son fils.
« Tu épouseras Perdita. Tu ne reparleras jamais plus à ce garçon. Jamais.
— Je ne peux pas… »
Mais sa voix est trop ténue.
« Oh si, tu peux. Et tu le feras. Je sais te lire et je te connais par cœur, je saurais si tu mens. Je saurais si tu l'as rejoint. Et si tu n'obéis pas, je n'hésiterais pas à le tuer. Ça ne me fera pas plaisir, mais je n'hésiterais pas.
— Pourquoi ? Pourquoi ne pas juste…
— Parce que tu es mon fils. Tu es un Black. »
La tapisserie intacte, les flammes s'éloignent. A nouveau, un froid intense et paralysant, un froid qui s'insinue dans ses veines jusqu'à glacer son sang.
Non, ce n'est pas fini.
Tu es un Black.
.
.
Absence
.
Je ne pouvais pas, il allait...
Arrête.
Si je pouvais revenir en arrière...
Tu ne peux pas.
.
Il se souvient.
.
« Je ne te désire pas, Perdita. Je n'ai aucune envie de…
— Mon pauvre Alphard, est-ce que quiconque ici a parlé de désir ? Regarde-toi, avec ta petite barbe de dandy pathétique et tes costumes colorés. J'ai bien compris que tu avais autant d'estime pour moi qu'une plante verte. Mais tu crois que je te désire, moi ? Ne m'offense pas, s'il te plait. Tu fais ta vie, je fais la mienne, et je préfère autant avoir mon lit pour moi toute seule. »
Elle s'exécute, travaille dans la boutique de son père, parcourt le monde pour dénicher les objets les plus rares. Bientôt, il ne la voit plus qu'à de rares occasions. La plupart des gens oublient qu'ils sont mariés ; on le laisse tranquille.
Au Ministère, les relations internationales le fatiguent, les politiciens lui donnent envie de vomir, une envie qu'il rend réelle dans les pubs, le soir. Autour de lui se mêlent les moldus ; il est étrange et décalé à côté d'eux, mais il fascine. On lui glisse des adresses où il sera plus à l'aise, des sous-sol poussiéreux, joyeux, où l'on se contrefiche de ce qu'il est parce qu'on se reconnaît en lui.
D'autres soirs, il transplane en campagne pour regarder les étoiles. Pour se soustraire à son destin, il se replonge dans les mouvements des planètes, achète des livres d'astrologie. Au bureau, il prédit les horoscopes, détermine le thème astral de ses collègues. Il fait des calculs, observe longuement sa cible, invente sa petite science basée sur la place des étoiles dans le ciel.
« Je vais monter un cabinet d'astrologie. »
Rires gênés à la table. Ce n'est pas grave. On commente sans s'étonner : Alphard est un excentrique et après tout, ça pourrait marcher.
Il loue un petit local sur le Chemin de Traverse. Bientôt, les magazines s'arrachent son expertise, les Sang-pur se précipitent pour que les étoiles leur offrent un avenir. Facile. Le même pour tous, rien ne change. Ça paye bien. Il n'a plus besoin de l'argent fourni par son père. Il achète une maison pour Perdita et garde son appartement.
Alphard accumule toujours plus de robes colorées, paye les voyages de Perdita, offre à sa famille des mets hors de prix, prédit les pires catastrophes aux grandes-tantes qu'il déteste. Aux autres, il sait leur donner ce qu'ils veulent. Sa présence rend les soirées plus légères. Seul Pollux l'observe en coin, plonge parfois son regard dans le sien, pour voir.
Est-ce qu'il le voit, d'ailleurs ?
Les années passent et il pense à lui, nulle part présent sous le couvercle des étoiles. Le désir de le revoir l'enserre comme une tenaille. Non. Il n'a pas le droit.
Il est un Black.
.
.
Regrets
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Je n'ai plus envie...
On est presque à la fin.
Il avait dit qu'il te tuerait, Murphy.
...
Murphy ?
.
Il se souvient.
.
Un hasard, c'est un hasard. Il arpente tous les jours le Chemin de Traverse, ce n'est qu'une question de temps. Rien à voir avec Harrison qui affirme l'avoir croisé avec ses collègues de la Brigade un jeudi soir au Chaudron Baveur.
S'il s'y installe chaque soir, c'est pour boire et rien d'autre. Il a toujours aimé sentir le feu du whisky couler le long de sa gorge. Ses sens se brouillent, le serpent ne bouge plus, il se sent un peu plus lui-même. Il écrit les horoscopes de la semaine sur un coin de table, en offre deux ou trois gratuitement pour les clients les plus fidèles, ceux qui s'installent un temps pour boire un whisky en sa compagnie.
L'alcool fait du bien : il oublie.
Murphy débarque un jeudi soir accompagné de quelques collègues. Ils commandent des bièraubeurres avec enthousiasme, prennent place à la table du fond. La main d'Alphard tremble sur son verre de whisky dont il prend une lampée pour se donner contenance. Tout en dessinant des constellations sur un morceau de parchemin, il écoute la voix de Murphy, éclatante dans le brouhaha de la foule.
POISSON.
Jupiter étant aligné avec Mars, il est grand temps de faire le premier pas. Oubliez les regrets et foncez dans le tas !
Une belle connerie.
Le barman refuse de le servir davantage. Dans une soirée qui s'éternise, Alphard se raccroche au reste de whisky qui gît dans son verre. Un dernier client insiste pour qu'il lise son avenir dans les étoiles ; le ton monte devant son refus, capte l'attention des Brigadiers au passage.
« C'est Alphard Black ! Il a sa boutique pas loin !
— Mr Black, vous voulez pas nous faire une petite prédiction ?
— Il a l'air bourré.
— Qui sait ? P'têt que ça l'aide.
— Les gars, laissez-le tranquille… »
Sans qu'il sache exactement à quel moment, Alphard s'est levé.
« Vous voulez une prédiction ?
— Non merci Monsieur, vous pouvez vous rasseoir. »
Face à lui, un groupe d'homme hilares, sauf un.
« Allez Murph', sois pas rabat-joie.
— Vous, vous allez croiser une vieille connaissance.
— Pas très précis, tout ça, rétorque un brigadier. Quel genre de connaissance ?
— Le genre qui… »
Il croise son regard clair. Il trébuche. Oubliez les regrets. Sauf que les regrets ne vous oublient pas. La nausée le frappe à nouveau, implacable, une autre nausée que celle du whisky, une nausée qui vient des profondeurs de l'estomac, là où le serpent se cache toujours.
« Le genre que vous feriez mieux d'éviter.
— Ça suffit. »
La voix de Murphy est implacable, elle aussi, quand il se tourne vers ses collègues.
« De toute évidence, il n'est pas en état de rentrer seul : je vais le raccompagner. »
La main de Murphy glisse sous son bras. Une peur indicible étreint Alphard mais à nouveau, c'est trop tard. Un coup de vent le saisit, son corps lui paraît s'écraser sur lui-même. Lorsqu'il réapparaît, un lampadaire lui agresse la vue, des immeubles couverts de graffitis s'entassent, les lumières de la ville cachent les étoiles. Il titube, fait quelques pas en direction d'un muret avant de vomir dans un talus.
« Mais tu t'es enfilé combien de verres ? »
Question rhétorique. Deux minutes plus tard, Alphard gît sur un canapé, un verre d'eau à la main dans un salon-chambre-cuisine qui ne cesse de tourner.
« Bordel, Alph', je croyais que tu ne voulais plus qu'on se voie ! Tu les as choisis eux, tu te souviens ?
— Mon père allait te tuer. Je n'avais pas le choix…
— Pas le choix ? Je t'ai proposé de partir. Je l'ai fait ou pas ? Ou tu l'as oublié, ça aussi ? Je t'ai proposé qu'on se barre tous les deux, là où ta famille à la con ne nous retrouvera jamais.
— Tu ne connais pas mon père… Il… Il nous retrouvera. Je suis désolé, je n'aurais jamais dû venir, je n'aurais… »
Murphy soupire.
« Tu sais, ce n'est pas mourir dont on devrait avoir peur. Il y a pire que mourir.
— Je suis tellement désolé… »
Il lui intime de s'allonger, jette sur lui une couverture.
« Il y a l'effacement, et ce n'est pas toujours celui qu'on croit. »
.
.
Abandon
.
S'il te plait, ne pars pas.
Je suis là.
…
Tu te souviens, alors ?
Presque.
Je suis désolé, il le fallait.
Je sais.
.
Il se souvient.
.
Il se tient devant les filaments argentés, les regarde tournoyer en silence. Parmi eux, il distingue une silhouette.
Murphy qui le tient par le bras, l'empêche de trébucher.
Murphy qui s'assied à côté de lui.
Murphy qui sourit.
Il abandonne à la pensine la peau de Murphy contre la sienne. Il contemple un dernier instant les vagues reflets qui disparaissent, puis reviennent à la surface. C'est la seule solution qu'il ait trouvée, la seule qui lui permette de berner son père.
Oublier.
.
.
Écrin
.
Tu n'as toujours pas reposé la bouteille.
Bien observé.
Tu vas finir par te tuer.
Ne m'as-tu pas assez répété que je devais assumer ?
…
Alors j'assume.
.
Il se souvient.
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Vivre et entasser les souvenirs.
Belle journée d'automne au Manoir des Black. Il a reçu une lettre de Perdita le matin même ; elle demande le divorce. Il ne l'a pas vue depuis si longtemps qu'il se demande à quoi elle ressemble désormais. Elle a dû vieillir, elle aussi.
« Vous ne dites rien ? Un divorce dans notre famille et vous ne dites rien ? »
Une brise encore tiède fait frissonner les arbres. Les enfants jouent sur un tapis de feuilles mortes. Walburga enrage sous le silence de son père assis sur le banc, un cigare à la bouche sous le peuplier.
Alphard sourit.
« Tu n'en rêve pas, toi ? Regarde ton mari, il tient plus du corbeau que de l'être humain.
— Tu ne devrais pas boire autant aux dîners, Alphard. Non, Sirius ! Ne mords pas ta cousine !
— Et toi Walburga, assène Pollux avec une douceur trompeuse, tu devrais te préoccuper davantage de l'éducation de ton fils. »
Bras croisés, le regard glissant du côté d'Alphard, Walburga laisse lentement exploser une colère glaciale.
« Vous voulez dire, comme vous avez éduqué le vôtre ? Un divorce, Père ! Comme si ce n'était pas assez qu'il ne soit pas capable de prolonger la lignée !
— Calme-toi.
— C'est nous tous qu'il humilie.
— J'ai parlé aux Beurk. Le divorce se fera dans le secret. Tout le monde a oublié cette alliance. »
Walburga s'éloigne sans répondre, le bras de ses fils saisi au passage. Pollux tire une bouffée de son cigare. Il n'ajoute rien, se contente de plonger son regard dans celui de son fils, de serpenter comme à son habitude entre les trous des souvenirs.
Lorsqu'il en sort, il sourit.
« Je vois que tu es devenu raisonnable. »
Si vous saviez.
Etrangement, la satisfaction ne prend pas tout à fait corps. Vivre et entasser les souvenirs. Loin, dans un joli écrin.
Inatteignable.
.
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Eteindre
.
Tu as raison : je les ai laissés gagner.
...
Je n'ai pas voulu le voir.
Ne dis pas ça.
Je me souviens à présent.
.
Il se souvient.
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La pensine l'attire. Le bien-être d'une pensée qui s'évanouit, d'un souvenir disparu qui le rend soudain plus léger, d'un autre qu'il pourra revivre à l'infini. Peu à peu, les filaments s'emmêlent et s'accumulent.
Il lui arrive parfois de ne plus reconnaître des lieux, des gens dont il a rangé le souvenir dans un coin de la pensine, sans exactement savoir pourquoi. Léger. Tout poids l'a déserté. Il se sent léger quand il rejoint Murphy dans son petit appartement. Il ne comprend pas lorsque son ami le repousse doucement.
« C'est terminé. »
Face à l'incompréhension, Murphy paraît éprouver un mélange de tristesse et de colère.
« Ne me regarde pas comme ça. Tu sais pourquoi.
— A cause de la pensine ? Mais c'est la seule solution pour…
— A cause de toi. »
Le souvenir est net, douloureux. Murphy recule d'un pas, cherche ses mots tandis qu'une sensation glacée s'insinue dans les entrailles d'Alphard, une sensation à la fois familière et inconnue. Il voudrait tout arrêter, comme si sa baguette pouvait stopper le temps, annihiler l'inéluctable, mais le temps s'écoule, fuit par son silence.
« S'il te plait… tu ne peux pas faire ça.
— Je ne peux pas ? »
Murphy fulmine, sa main saisit un saladier qu'il balance à travers la cuisine. Il en contemple un instant les morceaux sans parvenir à calmer sa colère.
« C'est toi qui ne peux pas. Tu n'avances pas, jamais. T'existes à peine. Toutes tes excuses sont bonnes pour rester coincé dans ce putain d'entre-deux. Tu crois si fort que t'es un rebelle mais si y'avait un concours de lâches, Alphard, nul doute que tu saurais décrocher la médaille.
— Mon père…
— Ton excuse parfaite. Tu ne le vois pas ? C'est lui qui a raison, Alphard. Tu es un Black et il n'y a pas grand chose que je peux contre ça. »
Il se souvient du vide qui s'ouvre à lui, de la douleur confuse, qui ne s'agrippe à rien puisque rien ne lui appartient plus. Il titube dans les rues. Fuit ce qu'il ne peut pas fuir. C'est une douleur à vif qui prend racine dans sa chair, impossible à guérir.
A moins que…
Un à un, il extrait sa peine. Les filaments argentés tournoient. Tout. Les joies et les peurs, les amours et les regrets. Il se vide, plus léger que jamais, se fait l'effet d'un fantôme le soir sous l'immensité des étoiles. Peut-être qu'il vole enfin parmi elles, comme l'a autrefois désiré son père, mais il n'en pas sûr car tout au fond de lui, quelque chose ne brille plus.
.
.
Effacement
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Pardon.
...
Pardon d'avoir oublié.
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Il se souvient.
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Les jours s'enchaînent à lui. Puis les semaines, les mois, les années. Murphy ne revient pas. Les prédictions astrologiques ne l'amusent plus, alors il engage des stagiaires. Il boit un peu trop et quand boire ne suffit plus, il passe à des substances plus corsées. Il ne boit plus pour effacer, il boit pour détruire. Son estomac brûle et dans ses artères s'accumulent les déchets. Il pourrait hurler, hurler sous cette petite voix lancinante qui malgré les substances, ne le quitte jamais.
Tu te souviens ?
Chez les Black, la plupart du temps on l'évite. Aux réunions de famille, on lui pardonne son excentricité et « les mots qui dépassent sa pensée ». Walburga en est furieuse : « Il dit que les Bulstrode sont des brutes et vous ne dites rien ? » Pollux se contente d'un sourire, cigare au coin de la bouche. « Ma chérie, quiconque a connu Yvan Bulstrode sait que cette famille n'est pas la soie le plus douce de l'armoire, si tu vois que je veux dire. »
Alphard éprouve une satisfaction mêlée de peine à la rendre folle.
« Tu es une tache sur le mur. Si ça ne tenait qu'à moi, tu aurais déjà disparu de cette tapisserie.
— Fais-toi plaisir, grande sœur. »
Mais vite, elle a d'autres sujets de préoccupation. Son aîné, le rebelle increvable, le Gryffondor manipulé par ces traîtres de Potter, son aîné est parti. Walburga hurle, furieuse qu'il ait osé s'extraire de leur prison dorée ; Regulus se bouche les oreilles. Pollux la regarde faire les cent pas en silence.
« J'ai tout essayé, tout ! Il est parti, ce sale chien. Qu'il parte alors, et ne revienne jamais. Il n'y a pas de Traître-à-son-sang ici. »
Sirius brûle. Son nom s'efface. La branche qui le soutenait est vide. Sirius, étoile la plus brillante de la constellation du chien, peut-être la plus brillante tout court. Disparue.
Pourtant, le soir même dans le ciel, Sirius brille toujours. Il l'imagine, seul et libre à la fois, détaché de tout lien qui l'enserre. Le ciel est clair, seule le brouille la fumée émise par son père. Pollux philosophe sur les branches pourries de l'arbre qu'il faut couper. Une évidence pour tout paysagiste désireux de garder son jardin en bonne santé. Alphard laisse les mots couler sur lui, et incapable d'en comprendre la raison, sent sa gorge se serrer.
« Pourquoi pas moi ? »
Son père tressaille.
« De tout ce que j'ai fait…
— Qu'as-tu fait, Alphard ? »
Mais tout est flou, inatteignable, à l'état d'impression diffuse.
« Je ne sais plus », murmure-t-il.
A nouveau, trop pesantes, ces étoiles ; le ciel est un couvercle en fonte que seul, il ne parvient pas à soulever. Au cœur, il y a l'Hydre qui guette. Ce serpent qu'il a accepté d'être. Mais surtout, le vide des souvenirs que rien ne peut remplir.
Pollux pose une main sur son épaule.
« Ça va aller, mon fils. »
.
.
Fin
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Pose cette bouteille.
Non.
Pose-la, s'il te plait.
Tu te souviens de ce que tu m'as dit ?
J'avais tort.
Je me suis effacé tout seul.
…
Quelque part, je suis déjà mort.
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Il se souvient.
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Debout devant la pensine, il se souvient.
La détresse de Cedrella, l'exigence sans faille d'Irma, le protocole Sang-pur, les amis qu'il déteste en silence, cette fiancée avec qui il ne partage rien.
Les jeux avec Cygnus et Walburga, la batte de Quidditch qu'il tourne entre ses doigts, les batailles explosives avec Abraxas et Harrison, les retrouvailles secrètes avec lui au sommet de la Tour d'Astronomie.
Il se souvient de la joie et de la douleur causée par la peine, de la peur de décevoir et de la tristesse d'avoir déçu.
Il se souvient des regrets et des remords.
Il se souvient.
Enfin, la voix de Murphy se tait. Il peint à nouveau le monde de ses couleurs. Non, il ne le trahit pas. Car Murphy l'oubliera. Murphy poursuivra son existence comme il a toujours su le faire.
Pour Alphard, c'est trop tard, l'histoire est arrivée à sa fin ; il sait qu'il ne reposera pas ce verre. A la place, il jette un dernier coup d'œil sur le testament posé sur la table basse.
Moi, Alphard Pollux Black, lègue toute mes possessions à Sirius Orion Black.
Alors que la dernière lampée de whisky brûle dans sa gorge, empoisonne pour de bon l'Hydre qui s'est logée dans ses entrailles, que le salon vide tournoie autour de lui, il laisse entrevoir un dernier sourire.
Peut-être qu'avec ça, son nom sera enfin brûlé de la tapisserie.
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(Fin)
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Prompts choisis :
– Boulie : absence morbide de volonté.
– Empyrée : céleste, espace céleste et infini
– Feel It Still, Portugal The Man.
– Back To Black, Amy Whinehouse.
Merci d'avoir lu !
