Chapitre 6 - Sous nos ombres adoucies
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La neige tombe à gros flocons mais Rhodes ne s'arrête pas de creuser pour autant. Ses pensées sont tournées vers les corps sans vie et les familles dévastées, vers les visages ravagés par des larmes qu'il ne peut empêcher de couler. L'attaque des loups-garous a entraîné la mort de nombreux innocents, réduisant le village en une masse informe de flammes, de cadavres et de gémissements. Les pauvres hères mordus par les créatures de William ont été brûlés à la hâte pour éviter la contamination tandis que ceux qui ont péri sous les griffes des bêtes ont été entassés dans l'attente d'une sépulture. L'immortel n'a pas su endiguer seul le flot des loups-garous et il se sent responsable de leur venue dans ce village, le cinquième à souffrir d'attaques depuis que les bêtes ont retrouvé sa trace. C'est son sang, celui des Corvinus, qui a attiré les monstres, et tous les autres ont payé un trop lourd tribut à cause de sa présence. Il s'est proposé, à chaque fois, pour enterrer les morts et aider à la remise en forme des bâtisses, recevant alors le nécessaire pour creuser. Il ne peut pas reprocher aux villageois le ressentiment qu'il leur inspire et il essaye de faire au mieux pour apaiser leurs souffrances.
Par chance, la rancune des mortels a ses limites. Ils lui accordent le droit de demeurer chez eux, au moins pour Anya qui se remet difficilement de sa fièvre. Rhodes compte sur Konrád pour veiller sa nièce pendant qu'il s'occupe des tombes improvisées et il ne cesse de remercier l'autre homme dès qu'il en a l'occasion. Son compagnon de route est bien plus mesuré que lui, il sait s'occuper de la fillette sans risquer de lui faire du mal, démontrant une douceur insoupçonnée. L'immortel aimerait être un meilleur protecteur pour elle mais il n'y parvient pas. Dès qu'il a un moment de repos, il songe à sa sœur et à son sacrifice, à leur père et à sa folie, à leurs oncles monstrueux et à leur guerre. Il a passé la plus grande partie de son existence à combattre, il sait tuer et détruire bien plus que soigner et guérir. Ses mains sont taillées pour les épées, ses mots pour les ordres, ses sens pour la lutte. Jamais il n'a appris à devenir le seul point de repère d'une enfant malheureuse et presque orpheline. Sa vie est marquée par la souffrance, la mort, le deuil et l'injustice, il ne connaît rien de la douceur, du bonheur d'exister au sein d'une famille aimante sans devoir chaque jour prouver sa valeur.
Une femme vient lui proposer des vêtements plus chauds mais Rhodes les refuse d'un geste de la main. Le tissu assez épais pour protéger des ravages de l'hiver est une denrée rare dans ce village et il ne souhaite pas leur faire encore plus de torts. Sa tâche est presque terminée, il peut tenir sous ce froid sans craindre d'y laisser la vie, même si la sensation est désagréable. Il faudrait des températures plus basses pour le rendre malade ou le tuer, son corps produit naturellement une certaine forme de chaleur, ce dont il s'est aperçu auprès de ses compagnons d'armes, lors de longues nuits hivernales pendant lesquelles les autres soldats tremblaient sous les assauts du vent là où il ne ressentait qu'une caresse légère. Il doit cela à son immortalité, à ce sang maudit qui coule dans ses veines et qui lui a permis de survivre pendant les campagnes militaires de son père. Certains jours, il donnerait tout ce qu'il possède pour n'être qu'un humain comme les autres en sachant que viendra l'heure du repos éternel mais lorsque les éléments se déchainent, il ne peut que remercier sa nature si différente de celle de ses frères d'armes.
Le descendant d'Alexander force sur ses bras pour sortir de la dernière tombe, jetant un regard sur son travail en songeant que le même spectacle macabre risque de se reproduire s'il ne se dépêche pas de rejoindre ce lieu où il espère mettre Anya en sécurité. S'il sait depuis plusieurs mois que les loups-garous poursuivent les Corvinus, il ignore cependant pour quelle raison ils le font alors que sa nièce et lui possèdent en partie le même sang que William, le premier d'entre eux. Rien ne devrait pousser les créatures de son oncle à s'en prendre à des membres de sa famille. Il aurait bien quelques hypothèses à avancer mais elles lui paraissent à la fois improbables et alarmantes, porteuses d'un massacre d'une plus grande ampleur si cela venait à être réel.
« Anya est réveillée, l'informe Konrád en le rejoignant auprès des tombes. »
L'humain a des cernes sous les yeux, il peine à s'adapter à ce rythme de voyage différent de sa vie sédentaire dans son ancien village. Malgré la fatigue, il parvient cependant à trouver le temps de raconter des histoires à la nièce de Rhodes, en lui contant certains paysages de sa contrée, là où la fillette n'a jamais mis les pieds. De temps en temps, il parle de sa femme avec un brin de mélancolie dans son regard et une détermination à toute épreuve dans son cœur. Plus les jours passent et plus l'immortel pense que la quête de son compagnon de route est vouée à l'échec, il connaît assez les vampires pour savoir qu'une femme enceinte n'a aucune chance de survie dans la demeure de son oncle, encore moins si elle a été la victime des loups-garous. Sans doute n'est-elle déjà plus qu'un souvenir fugace pour les créatures du château, une nourriture si brève qui a redonné des forces à des vampires – dans le meilleur des cas – ou qui a servi à assouvir les désirs de certains d'entre eux, sans parler de l'enfant qui n'a sûrement jamais vu le jour. Par compassion pour cet homme qui se bat chaque jour afin de garder vivant le souvenir de sa femme, il attise la flamme de l'espoir alors que lui-même l'a déjà perdue depuis si longtemps.
Ils s'éloignent tous les deux du cimetière improvisé, accueillis par la chaleur d'un feu de bois qui, bien qu'il se meure dans l'âtre, réchauffe la pièce principale de la petite maison. Attablée avec les habitants des lieux, Anya mange du bout des lèvres les quelques céréales amassées pendant l'année au temps des récoltes, arborant une expression de tristesse infinie. En entendant les pas des deux hommes, elle relève la tête avec surprise, se dégage du banc qui lui sert d'assise et court maladroitement se jeter dans les bras de son oncle qui la serre contre lui. Le corps de la fillette a perdu la chaleur de sa fièvre mais il en porte les stigmates, elle est bien trop émaciée, et Rhodes sent les tremblements légers qui l'animent, comme si elle ne tenait debout que par l'intermédiaire d'un miracle. Il voudrait ne plus la relâcher, lui promettre que les beaux jours vont revenir, lui offrir un avenir dépourvu de la moindre créature des ténèbres. Cependant, rien de tout cela n'est possible alors il resserre son étreinte en priant pour que vienne le jour où elle ne connaîtra que le bonheur.
« J'ai peur, murmure-t-elle contre lui.
— Tu seras bientôt en sécurité, réplique-t-il en l'éloignant un peu de lui pour croiser son regard où se lit une frayeur bien plus mature que celle qu'elle devrait éprouver à son âge. Ces monstres ne pourront plus t'atteindre. »
Il ne s'agit que d'un demi-mensonge mais il ignore de quelle manière lui avouer cette vérité qu'elle risque de découvrir sous peu. L'endroit où il l'emmène n'est pas habité par des mortels, il regorge de vampires dissidents, de ceux qui seraient exécutés s'ils venaient à franchir les hauts murs du château de Markus. Cependant, il s'agit du seul lieu où Anya pourra être à l'abri des loups-garous, aucune des créatures de William n'a jamais pu pénétrer la demeure d'Elissa, une femme impitoyable dont la colère et l'amertume sont les uniques raisons de vivre. S'il avait les moyens de faire un autre choix, Rhodes n'hésiterait pas, mais il n'y a nul endroit où sa nièce sera en sécurité et il ne tient pas à la perdre alors qu'il n'a pas su protéger Hadia.
Constatant la fatigue dans les yeux de la fillette, son oncle la conduit à l'étage supérieur où l'attend un matelas de fortune composé de plusieurs couvertures empilées les unes sur les autres, bien trop fines pour le froid de l'hiver. Anya se glisse sous l'une d'entre elles et se recroqueville sans un mot, fermant les paupières sans voir que Rhodes lui accorde un regard rempli d'excuses. Il l'embrasse sur le front puis retourne auprès des propriétaires de la maison et de Konrád, esquissant un sourire qu'il espère assez poli malgré la mélancolie qui l'empoigne avec fureur. Le couple qui leur fournit un abri, Denes et Aranka, n'a pas manqué de les accueillir avec une bienveillance que l'immortel estime ne pas mériter alors qu'il a apporté le deuil et la désolation dans leur village dès l'instant où il s'y est arrêté avec sa nièce et son compagnon de route.
« Nous repartirons bientôt, annonce Rhodes en s'installant à la table. Vous n'aurez plus à craindre pour vos vies. »
Il s'empare du bol en terre cuite qu'Anya a délaissé, terminant à sa place la ration de céréales. Aranka lui propose un supplément mais il refuse d'un geste de la tête, l'estomac bien trop noué pour avaler d'autres aliments plus conséquents. À ses côtés, Denes et Konrád ont entamé une conversation animée sur les croisades qui se poursuivent, estimant l'un et l'autre que les retentissements de tels combats pourraient être délétères si les armées du roi venaient à prendre part au conflit. Rhodes intervient pour remarquer que leur souverain ne prendra pas ce risque alors que plusieurs de ses vassaux se démènent déjà contre les attaques des loups-garous dont les répercussions sont perceptibles à grande échelle. Devant les expressions inquiètes de ses hôtes, il s'excuse pour sa mauvaise humeur, préférant retourner au-dehors affronter le froid plutôt qu'assombrir le cœur du couple si bienveillant.
Le ciel révèle les astres sur la voûte recouverte du voile obscur de la nuit et l'immortel s'imprègne de ce sentiment d'apaisement qu'il ressent dès que le jour s'efface. Il n'est pas un vampire mais il aime la beauté des étoiles, la solitude qui s'installe avec l'arrivée des ténèbres et ce calme particulier qui étire les heures nocturnes.
« Vous qui n'êtes ni vampire, ni loup-garou, ne pouvez-vous pas mettre un terme à tout cela ? s'enquiert Konrád en le rejoignant, engoncé dans un manteau de fourrure qui ne l'empêche pas de grimacer lorsque le vent frappe sa peau. Si votre famille est aux origines de cette guerre, il serait temps d'agir.
— Comme vous le dites, je ne suis ni l'un ni l'autre. Vous avez vu ce dont ces créatures sont capables, et vous savez qu'il faut bien plus qu'un humain, aussi immortel soit-il, pour ramener la paix. »
Rhodes devine que son compagnon de route essaye tant bien que mal de ne pas le juger, qu'il ne fait qu'émettre des hypothèses pour restaurer un état pacifique depuis longtemps oublié et espérer retrouver la sûreté de ce monde. L'immortel porte sur ses épaules la honte des échecs de son père, Tóbiás n'a pas eu d'argument assez puissant pour raisonner Markus, le seul de ses deux frères encore assez conscient pour comprendre ce qui lui est exposé, là où William n'est plus qu'une bête dominée par ses instincts de prédateur. Cette guerre qui ne cesse d'apporter son lot de victimes provient avant tout d'un ennui familial, elle aurait pu être évitée si le premier des vampires n'avait pas pris autant de temps à réagir lorsque son frère jumeau est devenu un monstre sans foi ni loi. Certains estiment que la présence de ces bêtes n'est qu'une malédiction qui touche les pécheurs, pour les punir de leurs fautes envers Dieu, plongés dans les méandres d'une religion dont, ironiquement, ces créatures sont pourtant absentes. Il est bien plus simple pour les mortels de s'accorder sur une colère divine plutôt que de croire qu'ils affrontent des gens qui auraient pu être comme eux ou qui seraient des membres de leur famille.
Il n'y aurait qu'une personne pour avoir assez d'autorité sur Tóbiás et Markus – et il ne s'agit pas de Dieu – mais Alexander préfère observer dans l'ombre plutôt que s'impliquer à part entière dans les combats. Rhodes a beaucoup d'affection pour son grand-père, cependant il lui reproche de porter une culpabilité passive contre laquelle il ne s'élève pas. Le premier des immortels se terre dans ses demeures éloignées, sans intervenir auprès de ses fils, comme s'il considérait qu'ils pouvaient assumer leurs choix alors que la moindre décision de Tóbiás ne conduit qu'à des guerres incessantes et meurtrières. Rhodes a tenté de raisonner son père pour limiter les combats et le convaincre de rejoindre Markus dans son château afin de conclure enfin une alliance définitive mais ses complaintes n'ont servi à rien. Tóbiás considère qu'il ne doit intervenir qu'auprès des mortels et non auprès de ses frères monstrueux dont l'existence aurait dû être effacée dès l'instant où leur humanité leur a été volée.
« William, le premier des loups-garous, n'a plus aucune conscience, ce n'est qu'un animal enfermé qui sauterait à la gorge de quiconque chercherait à le délivrer. Quant à Markus, je pense qu'être vampire lui a donné le goût du pouvoir. »
Rhodes n'émet qu'un point de vue, sans avoir de parfaite certitude. Tout ce qu'il connaît sur ses oncles provient de son père et de son grand-père, et de ce qu'il a vu sur les champs de bataille. Il n'a que peu côtoyé les vampires mais les loups-garous ont détruit des villages entiers, ne laissant derrière eux que des cadavres sur le point de revenir à la vie et des familles déchirées.
« Il est impossible de raisonner des bêtes, poursuit l'immortel avec un rire amer. Avez-vous déjà essayé de dompter un animal sauvage ? S'en prendre à des loups-garous est bien plus difficile, la moindre morsure vous réduit en l'un des leurs et vous pousse à la mort dans le cas où vous surviviez à leur venin.
— Vous avez pourtant combattu contre ces bêtes, remarque Konrád en haussant un sourcil. S'ils sont si invincibles, comment expliquez-vous que vous soyez encore en vie ?
— L'argent leur est néfaste, ou tout du moins assez douloureux. Et trancher une tête, peu importe la personne ou la créature en face, est bien souvent efficace. »
Rhodes ne compte plus le nombre de corps décapités qu'il a aperçus pendant les campagnes de son père, disséminés sur les routes ou à l'entrée des villages. Jusqu'à présent, rien n'a été plus sûr pour se débarrasser de leurs ennemis, avec les bûchers pour s'assurer de ne jamais assister au retour à la vie de l'un des cadavres. Si ces actes sont devenus des habitudes, il n'en éprouve pas moins du dégoût à chaque fois que son épée doit séparer les têtes et les corps pour s'assurer que tout ira bien. Il a répété ce geste bien trop de fois, il a entendu le bruit des os en se rappelant inlassablement que ceux qu'il tue ainsi ont été des humains et ne seront plus que des morts, des victimes d'un conflit qui dure depuis trop longtemps. Et puisque ceux qui en sont à l'origine sont immortels, cette lutte inégale risque de s'étendre encore.
« Allons dormir, souffle Konrád avec bienveillance en pressant son épaule. Et ne me dites pas que votre constitution vous protège, vous avez besoin de vous reposer et d'oublier un peu ce que vous traversez. »
Rhodes ne proteste pas, il hoche la tête et le suit à l'intérieur de la maison où leurs hôtes ont débarrassé la table et installé quelques couvertures sur le sol, devant le bois encore chaud. Konrád est le premier à s'endormir, vaincu par la fatigue et l'inquiétude, tandis que l'immortel fixe sans le voir le plafond de la pièce principale. Il aimerait sombrer aussi facilement que son compagnon de route dans le chemin des rêves mais la tension qu'il ressent en permanence ne l'aide en rien. À côté de lui, son épée est prête à être dégainée au moindre bruit suspect et, sous l'amas de tissu qui lui sert d'oreiller, un poignard attend lui-aussi pour se débarrasser d'un intru qui chercherait à lui faire du mal. Il a l'impression que chaque craquement de bois, chaque pas à l'extérieur, est un signe d'une présence inconnue et malfaisante, comme si les crimes de sa famille le suivaient dans l'ombre. Doucement, il s'oblige à fermer les yeux et à laisser la respiration de Konrád le bercer.
Ce sont les pleurs d'Anya, cependant, qui viennent perturber son sommeil, le tirant de l'état de somnolence dans lequel il était plongé. Rhodes s'empresse de la rejoindre en constatant que ses sanglots se font plus violents, craignant des hurlements semblables à la nuit précédente, lorsqu'elle a sombré dans des cauchemars bien trop réels pour une enfant de son âge. Il s'assoit sur le rebord des couvertures en murmurant son nom, caressant doucement ses cheveux afin de l'apaiser, songeant aux autres habitants de la maisonnette, endormis à quelques pas de là sans se douter des rêves horrifiques qui agitent les pensées de la fillette. Toujours sur un ton bas, le descendant d'Alexander se met à entonner une berceuse, d'une voix un peu timide, lui qui ne connaît que le fracas des armes, les gémissements plaintifs des blessés, les chants de guerre et le silence de la mort sur les champs de bataille.
Au bout de longues minutes pendant lesquelles il craint d'échouer tant sa nièce tremble de peur, il constate avec soulagement que ses pleurs diminuent, bien qu'encore présents. Il lui souffle qu'il est là pour elle, qu'il repoussera les loups-garous s'ils reviennent, qu'il ne laissera plus personne lui enlever son enfance, tout en sachant pertinemment qu'il ne pourra rester avec elle. Anya ouvre les yeux au même moment, prononçant le nom de sa mère avant d'observer autour d'elle, frottant ses paupières gonflées par ses pleurs. Rhodes remarque l'air effrayé de la fillette ainsi que son regard qui se remplit de larmes lorsqu'elle se rappelle qu'Hadia n'est pas là pour la prendre dans ses bras et lui prodiguer tous les conseils d'une mère.
« Je veux rentrer à la maison, pleure Anya en saisissant entre ses doigts la couverture qui la recouvre.
— Nous ne pouvons pas y retourner, déclare doucement son oncle avant de poser une main sur l'un de ses poings fermés. Je vais t'emmener en sécurité, je te l'ai promis.
— Mais maman n'est pas là.
— Elle reviendra, elle sera toujours là pour toi. »
Il pose un baiser sur son front et la pousse gentiment à se rendormir, caressant ses cheveux en lui souriant malgré le nœud qui lui serre la gorge. Il craint que sa nièce ne revoie jamais sa mère, les vampires ne sont pas connus pour leur clémence. Mentir n'est sans doute pas ce qu'il y a de mieux mais, pour apaiser une enfant terrifiée, il n'a pas d'autre choix. Il attend qu'elle se soit à nouveau calmée pour redescendre, remarquant au passage que Konrád dort toujours. Pour sa part, Rhodes se sait incapable de se recoucher comme si de rien n'était.
Il récupère son épée qu'il ceint à sa hanche puis part affronter le froid mordant de l'hiver. Les dernières tombes creusées la veille sont déjà recouvertes d'une grande couche de neige mais cela n'empêche pas les villageois les plus courageux de commencer à enterrer leurs morts. L'immortel se joint à eux dans le silence, il aide les hommes à descendre les corps dans les fosses individuelles, adresse parfois quelques regards contrits aux familles venues se recueillir une dernière fois sur les dépouilles. Il n'a pas de mot juste pour les rassurer, il n'a jamais accordé d'importance à la vie après la mort, ayant déjà le sentiment que son existence sur cette terre n'est qu'un enfer permanent avec si peu d'éclaircies. Il respecte toutefois les croyances de tous ces gens, cet espoir auquel ils s'accrochent avec tant de force, cette envie d'imaginer qu'un monde meilleur les accueillera tous après leur mort s'ils parviennent à se montrer dignes de recevoir une place au paradis. Rhodes a perdu la foi dès l'instant où il a croisé les crocs sanglants d'un premier monstre – rien n'est assez puissant pour enlever à un homme l'odeur de la mort si proche.
Plusieurs heures s'écoulent ainsi sous l'œil avisé du religieux du village qui entonne des prières dès qu'un nouveau défunt est enterré. Rhodes ne prête aucune attention au temps qui passe, au ciel dont les couleurs changent, acceptant la nourriture et la boisson qui lui sont données. Anya est restée au chaud dans la petite maison, en compagnie de Konrád, et l'immortel ne peut qu'être soulagé de constater que son compagnon de route maintient la fillette à l'écart de tout ce spectacle bien trop macabre. Lorsque les derniers corps ont disparu sous la terre, Rhodes est surpris de voir plusieurs mortels l'approcher pour l'inviter à le rejoindre dans la taverne du village. Il comprend que sa participation active à leurs rites a brisé une partie de la glace qui les séparait et il les suit avec curiosité.
Un feu ronflant brûle dans la cheminée, enveloppant Rhodes d'une chaleur bienvenue. Il se laisse entraîner à une table et écoute les conversations qui résonnent dans la grande pièce principale, accompagnées par quelques rires qui fusent parfois. L'ambiance n'est pas festive, le deuil marque les visages, mais à la manière d'une accalmie, les cœurs s'ouvrent un peu pour partager de la gaieté et de la compagnie. Une rafale de vent vient cependant s'infiltrer dans la taverne à l'instant où un individu vêtu d'une longue cape verte fait son apparition à la porte, quémandant à boire avant de faire retomber sa capuche en arrière, révélant un visage las, des yeux couleur de miel et une peau marquée par le soleil.
« C'est un troubadour, déclare l'un des hommes assis auprès de Rhodes. Peu passent par ici, on dit que certains seigneurs du coin refusent leur présence. »
L'immortel n'est pas surpris, son père appartient à cette catégorie de nobles qui détestent les troubadours, aussi bien pour leurs poésies que pour les nouvelles qu'ils colportent d'un bout à l'autre du pays et au-delà des frontières. Il observe avec attention le nouveau venu s'installer au plus près du feu, ôter sa cape et répondre aux questions que les villageois s'empressent de lui poser.
« Votre pays n'est pas le seul à subir des attaques aussi monstrueuses, leur apprend le troubadour avant de boire une longue gorgée. Vos frontières manquent de soldats, vos bêtes envahissent les autres contrées à cause de votre inaction.
— Si vous connaissez l'ampleur de cette invasion alors vous devriez savoir qu'il n'est pas aisé de se défaire de ces créatures, intervient Rhodes avec un brin d'agacement. »
Seul le crépitement des flammes lui répond, les regards se sont tournés vers lui dès qu'il a ouvert la bouche. Il quitta sa place et rejoint le troubadour, l'enjoignant à poursuivre d'un geste de la main. L'homme boit une nouvelle gorgée puis annonce qu'il a traversé le royaume de France où plusieurs créatures ont été repérées depuis des mois. Rhodes pâlit car la menace est désormais trop loin de la Hongrie, là où son père prétendait qu'elle n'irait jamais, là où les mortels n'ont aucune raison de s'attendre à être dévorés ou transformés par des êtres de la nuit. Les soldats sont partis en guerre sainte pour les croisades, ils visent un autre ennemi plus palpable, plus humain – et intérieurement, Rhodes se demande encore pourquoi les mortels s'acharnent ainsi à se détruire les uns les autres pour des différences de croyances alors qu'ils feraient mieux de s'unir contre les ténèbres.
L'immortel écoute les autres nouvelles apportées par le troubadour, perdu dans ses pensées. Il remarque à peine les départs de certains hommes, ne perçoit que peu le changement de température alors que le feu se meurt peu à peu, n'entend pas le bruit des pas de l'individu qui a rapproché son tabouret du sien pour être à sa hauteur.
« Je sais qui vous êtes, lui souffle le troubadour d'un ton assez bas pour ne pas être entendu par les derniers occupants de la taverne. Des rumeurs courent sur un immortel qui va de village en village en amenant avec lui la destruction et le chaos, un homme apparenté au seigneur Corvinus.
— Je croyais que les gens comme vous étaient capables de distinguer les mensonges de la réalité, réplique Rhodes en masquant la tension qui prend naissance dans ses veines. Vous n'êtes pas le premier à croiser ma route, vous avez tous ce même besoin d'attirer l'attention. »
Il n'est pas franc avec l'autre homme, il a rencontré d'autres troubadours au fil des ans, tous si différents les uns des autres. Là où certains ne font qu'apporter des histoires terrifiantes afin de rendre les populations plus dociles envers les seigneurs dont elles dépendent, d'autres ont au moins le bon sens d'aller de village en village pour leur communiquer de véritables informations entre deux chansons. Rhodes a pris l'habitude de s'en tenir éloigné, préférant ne laisser aucune indication sur sa nature ou sa généalogie, conscient que les troubadours passent beaucoup trop de temps à observer ce qui les entoure pour en tirer des conclusions. Si cet homme a déjà compris quel lien existe entre lui et les Corvinus alors il va devoir redoubler de vigilance, peu certain d'avoir envie d'être pourchassé par les villageois des environs. Il n'ignore pas qu'avoir ne serait-ce qu'une goutte de sang en commun avec Markus ou les autres résidents du château de son oncle est vu comme une preuve d'accord avec le diable tant les mortels sont persuadés que des démons résident entre les hauts murs de pierre.
Un léger rire s'échappe soudain du troubadour qui se penche en avant, plantant son regard dans celui de l'immortel. Il murmure qu'il n'est pas de ceux qui colportent des affabulations, et qu'il vaut sans doute bien mieux qu'un homme qui porte dans ses veines le même sang que celui de créatures monstrueuses. Rhodes devine que l'étranger a des connaissances précises sur les Corvinus, sur les bêtes issues de ses deux oncles, sur la terreur qui ne cesse de planer sur les humains. Il ne le contredit pas mais n'affirme pas ses propos, détournant cependant les yeux en raison de son expression trop inquisitrice. Le troubadour ne recule pas pour autant, il remarque que les villageois se porteraient mieux si l'immortel avait le courage de se rendre aux seigneurs sanguinaires qui dirigent les terres alentours, ajoutant qu'ainsi, les pertes ne se compteraient plus en dizaines de morts.
« Que savez-vous de tout cela ? s'enquiert le petit-fils d'Alexander. Ces deux espèces n'ont pas besoin de ma présence pour dévaster les villages, je suis une victime au même titre que …
— Êtes-vous donc si aveugle, l'interrompt le mortel avec un agacement croissant, ou essayez-vous de vous départir de toute forme de responsabilité ?
— J'admets avoir peut-être un rôle à jouer mais, je vous le répète, j'ai aussi subi les retombées de leur violence. Je ne suis pas seul ici, j'accompagne ma nièce dont la mère a été enlevée par des créatures. Je ne suis pas ce monstre que vous espérez voir en moi.
— J'ai traversé des royaumes, j'ai vu les bûchers et les tombes en arrivant par ici. Quel homme accepterait de laisser des innocents périr à sa place ?
— Il s'est battu pour eux, intervient Konrád dont la silhouette les surplombe. »
Rhodes devine alors que son compagnon de route lui offre une opportunité pour échapper à une conversation bien trop délicate. Konrád lui indique qu'Anya le réclame et l'immortel quitte sa place sans regret, sans jeter un coup d'œil en arrière vers le troubadour dont il perçoit cependant le regard posé sur lui. Il remercie l'autre homme avec un sourire contrit puis rassure sa nièce dès l'instant où il franchit la porte de la maison de Denes et Aranka. La fillette a cru qu'il lui était arrivé un malheur, inquiète de ne pas le voir revenir alors que plus personne n'affrontait le froid au-dehors. Il partage le dîner avec leurs hôtes, Konrád et Anya, savourant le soulagement d'être avec sa nièce tout en redoutant ce que pourrait faire le troubadour. Rhodes sait que les mots sont des armes souvent plus fortes que le fer et il craint que l'étranger puisse soulever des foules avec ses propos.
Tandis que le repas touche à sa fin, Denes leur apprend qu'il va devoir s'absenter pour commercer avec un village à deux jours de marche de là. Rhodes, qui aurait voulu partir au plus vite, décide toutefois de repousser leur départ, promettant à leur hôte de veiller sur sa femme. Aranka ne semble pas satisfaite par la décision de son époux, elle marmonne qu'elle est capable de se débrouiller seule, mais la peur qui serpente dans le cœur de Denes suffit à la convaincre. Leur village a peut-être subi une attaque, rien ne leur garantit que d'autres ne suivront pas. Anya coupe court à la conversation en poussant un long soupir de fatigue et son oncle l'emmène se coucher, s'interrogeant sur le bienfondé de ses actes. Il devrait permettre à sa nièce de grandir entourée par des gens aimants plutôt que de la faire voyager jusqu'à ce repaire bien trop dangereux pour elle – il est presque certain que leurs deux hôtes seraient heureux d'élever une fillette.
Il redescend dans la pièce de vie et s'assoit devant le feu, pensif et attristé. L'absence d'Hadia lui pèse, sa sœur lui manque et il doute de réussir à tenir sa promesse. Leur famille n'a jamais été aussi brisée, éclatée, disséminée aux vents ; Markus a son château, William sa prison, Tóbiás son fief, et Alexander se terre dans un endroit que Rhodes ne connaît pas. Hadia et lui étaient les seuls à se rassembler aussi souvent, pour garder ce lien ténu entre eux, pour ne pas se perdre comme leur père s'est perdu si souvent. Sans leur mère pour veiller sur eux, ils ont dû faire face rapidement à la cruauté de l'existence.
« Que se passe-t-il entre vous et le troubadour ? s'enquiert Konrád en venant prendre place à côté de lui devant les dernières braises du feu. Une vieille querelle ?
— Je ne l'ai jamais rencontré avant aujourd'hui, soupire l'immortel alors qu'il regarde vaguement les lueurs rougeoyantes qui se meurent. Mais je connais les gens comme lui, avides d'informations, et je refuse de voir la réputation de ma famille souillée. »
Rhodes décèle de l'amusement dans le regard de son compagnon de route lorsque ce dernier lui fait remarquer qu'il a eu l'impression d'assister à une dispute conjugale bien plus qu'à un désaccord sur une notoriété quelconque. Le petit-fils d'Alexander s'empourpre en marmonnant qu'il est là pour sauver sa nièce et non pas pour s'accoquiner avec des individus qui estiment qu'il n'est qu'un bourreau parmi tant d'autres, au même titre que ses oncles et leurs créatures. Konrád ne peut s'empêcher de le railler sur sa réaction, espérant le dérider un peu car il n'a pas manqué de constater à quel point la posture de l'immortel devient distante et crispée à mesure qu'ils s'approchent de leur destination. Leur rencontre importune avec le troubadour n'a fait qu'ajouter de l'huile sur le feu, assombrissant plus encore l'expression de Rhodes dont le visage, creusé d'ombre et de culpabilité, ressemble de plus en plus à une mauvaise peinture d'un condamné à la potence.
Un tressautement agite les braises puis l'obscurité vient prendre sa place, plongeant les lieux dans des ténèbres presque opaques. Cependant, les deux hommes ne bougent pas, ils écoutent les bruits du dehors où les animaux nocturnes s'ébattent tandis que quelques villageois terminent les préparatifs des attelages en prévision d'une longue route vers d'autres fiefs. Rhodes aimerait percer ce silence pour avouer ce qui le taraude, pour se débarrasser des derniers cauchemars qui s'accrochent à lui avec ténacité mais il ignore de quelle manière ouvrir la conversation alors que Konrád semble se plaire dans ce calme apparent. Mais le mortel s'avère plus sensible qu'il ne pourrait le croire, il lui demande s'il a besoin de se confier, donnant à Rhodes le sentiment de n'être qu'un jeune homme en quête d'un peu d'écoute, lui qui a pourtant l'habitude de ne jamais révéler ce qu'il a sur le cœur.
Après une courte hésitation, l'immortel apprend à son compagnon de route qu'il craint l'avenir qui se présente à eux, que ce soit pour Anya dont le destin la pousse à aller se terrer dans une communauté vampirique plus sanguinaire que celle des Aînés, ou pour Konrád lui-même qui se jette sur le chemin des différentes espèces de la nuit sans véritable défense hormis une épée. Rhodes murmure aussi qu'il est perdu, qu'il ne sait plus vraiment ce qu'il peut faire pour ne plus ployer sous la pression d'un nom devenu un fardeau, pour se tracer sa propre voie. Devant ses yeux se rejouent des batailles sanglantes, il entend les hurlements des loups-garous et entrevoit les corps de ses frères d'armes. Sa voix baisse d'un ton tandis qu'il pleure intérieurement tous ces morts qui parsèment son existence, bien trop nombreux alors qu'il n'est encore qu'à l'aube de sa vie.
« Quel âge avez-vous ? le questionne Konrád sans cacher la curiosité qui l'étreint. Vous me parlez d'immortalité, de guerres débutées il y a des siècles, mais vous paraissez si jeune.
— Je le suis, répond simplement Rhodes avec un brin de désinvolture. Je n'ai que dix-sept ans. »
Mais dans ses yeux perce une mélancolie plus vieille que lui, un sentiment douloureux qui s'est incarné bien trop tôt dès l'instant où il a pu apprendre à parler et à comprendre le monde qui l'entoure ainsi que l'implication de sa famille dans un combat qui n'a pas de fin. Il a l'impression de porter des décennies de vie, d'avoir fait le deuil de centaines de gens, d'avoir lui-même frôlé la mort bien trop souvent, même pour un immortel. Si son corps n'arbore aucune cicatrice, régénéré par le sang d'Alexander qui coule dans ses veines, son esprit est déjà entaillé, fracturé, sur le point de se briser.
« Mon père m'emmenait sur les champs de bataille quand je n'étais encore qu'un bébé, confesse Rhodes. J'ai grandi entouré par les armes et le sang, je voyais tous les soldats qui partaient combattre mais ne revenaient jamais. Plusieurs loups-garous ont attaqué le camp, une nuit, alors que je n'avais pas dix ans, et ont mordu tous ceux qu'ils croisaient. J'ai failli être une victime, moi-aussi, mais un vampire m'a sauvé la vie. Je n'ai jamais su son nom, ni la raison de sa présence si près de nos tentes, et j'ai une dette gravée au fer rouge.
— Comme un pacte avec le diable, grimace Konrád avant de se reprendre. Ne vous méprenez pas, je ne prétends pas que vous êtes un monstre comme eux.
— Vous pourriez, je ne vaux pas mieux qu'eux. Le troubadour semble le penser lui-aussi et je me demande s'il n'a pas raison. Depuis que j'ai récupéré Anya et laissé sa mère dans un combat perdu d'avance, je n'attire que la mort partout où nous allons. Denes et Aranka sont bienveillants et plus compréhensifs que la plupart des autres villageois mais je crains qu'ils ne finissent par subir les retombées d'autant de gentillesse. »
Rhodes parle en connaissance de cause, il a déjà vu des cadavres sur la route de son père là où des gens assez bien élevés ont essayé d'aider des Corvinus. En d'autres temps, il aurait pu croire à une mauvaise malédiction mais il a assez observé les monstres – créatures ou humains – pour deviner que nulle magie, nul sortilège n'est à l'origine de tout ceci.
« Parfois, j'ai l'impression d'avoir vécu mille et une vies, confesse l'immortel. Mais je ne suis qu'à l'aube de mon existence, un grain de sable par rapport à mes ancêtres.
— Si cette guerre venait à s'arrêter, que feriez-vous ? s'enquiert Konrád.
— Je l'ignore, je … Pour être honnête, je n'ai jamais rien connu d'autre que les combats. Je ne suis pas l'aîné, Hadia est plus âgée que moi, mais je suis un homme et j'espérais recevoir un jour une terre de la part de mon père, pour pouvoir m'établir quelque part. Ce n'est qu'un rêve, cette lutte ne cessera pas et moi, je n'aurai jamais droit à la paix. Je vais me contenter de parcourir les royaumes et de tuer des bêtes. »
Si au début, seul le silence suit ses paroles, il entend ensuite le mortel qui lui réplique qu'il ne faut pas perdre espoir. Konrád ajoute ensuite avec malice que l'amour donne parfois des ailes, tirant un rire à l'immortel. Rhodes marmonne que les émotions les plus douces sont le propre des chansons et des poèmes, qu'elles ne sont rien que des images pour les cœurs affaiblis ; mais une partie de son âme n'attend que cet instant où il pourra goûter à la joie d'un sentiment qui ne soit pas teinté de crainte et de douleur.
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Lorsque Denes revient, quatre jours plus tard, la neige a recouvert les routes jusqu'à les rendre presque impraticables. Si Rhodes n'avait pas participé aux cérémonies funèbres en extérieur, il ne saurait pas où se trouvent les tombes, toutes recouvertes de blanc. Leur hôte leur apprend que des patrouilles rôdent aux abords de nombreux villages dès que la nuit tombe avec, sur les armures, les armoiries des seigneurs du château des Corvinus. L'immortel esquisse une grimace à cette nouvelle, il déteste savoir que les vampires mènent leurs soldats si près des habitations et du sang frais qui y coule, redoutant à chaque fois qu'un incident ne se produise.
Ils sont attablés pour le dîner, en train de discuter de la situation instable des environs, lorsqu'un coup est toqué à la porte de la maison. Sans laisser le temps à Denes d'aller voir qui peut les déranger alors que la nuit recouvre déjà les lieux, Rhodes saisit son épée et ouvre la porte, tombant nez à nez avec le troubadour. Ce dernier hausse un sourcil en avisant l'arme sortie de son fourreau, levant les deux mains en un signe de paix accompagné d'un sourire amusé.
« Je ne suis pas là pour vous créer de quelconques ennuis, remarque l'étranger.
— Entrez, il y a assez de place pour tout le monde, l'invite Aranka en lui faisant signe de rejoindre leur table. »
Rhodes s'empresse de refermer la porte pour les protéger du froid, maugréant contre le troubadour qui se présente enfin sous le nom de Hugues. Denes et Aranka écoutent ses histoires avec un vif intérêt, de même que Konrád qui ne manque pas de poser des questions sur la politique des autres royaumes. Même Anya, qui est pourtant restée si souvent silencieuse depuis qu'elle est tombée malade, ne perd pas une miette du talent oratoire du troubadour. Dès que ce dernier a terminé son récit, il accepte les céréales que lui tend Aranka, et il engloutit sa portion comme s'il n'avait rien mangé depuis son arrivée – et sans vraiment en connaître la raison, Rhodes en éprouve une certaine culpabilité.
« J'ai appris que vous comptez bientôt repartir et j'aimerais me joindre à vous, lui indique le troubadour avec une lueur farouche dans le regard lorsqu'il repose son bol.
— Ne l'espérez pas, rétorque Rhodes en haussant le ton. Je prends des risques en acceptant la présence de Konrád, je refuse d'en ajouter alors que je me dois de veiller sur ma nièce et de l'emmener en sécurité.
— Vous pourriez avoir besoin d'une aide précieuse. »
L'immortel esquisse un rictus agacé, retenant les mots acerbes qui menacent de lui échapper. Si le troubadour a conscience du lien qui l'unit malgré lui aux créatures de son oncle, le petit-fils d'Alexander a toutefois réussi à lui dissimuler certains éléments qu'il ne tient pas à lui révéler. Parler de sa vie et de l'histoire de sa famille avec Konrád est déjà une entorse sévère à ses habitudes, il ne va pas réitérer cette erreur. Pour ne pas avoir à répondre, il s'occupe d'Anya et l'enjoint à aller se coucher malgré ses protestations. Son compagnon de route prend un instant la défense de la fillette, proposant de lui raconter une histoire de son cru – une dernière – avant qu'elle ne rejoigne son matelas de fortune à l'étage. Rhodes cède et installe sa nièce sur le tas de couvertures devant la cheminée, s'asseyant à côté d'elle tout en se laissant bercer à ton tour par les paroles de l'humain, sans se rendre compte qu'il sombre tout doucement vers un sommeil qu'il a évité tant de jours, somnolant en entendant la voix devenir plus lointaine.
Un rire provenant de sa nièce le tire de sa léthargie, lui faisant cligner les paupières avec surprise. En avisant l'air goguenard du mortel, Rhodes se redresse, reprenant une posture bien moins endormie. Il s'excuse avec une gêne évidente mais Konrád lui indique qu'il ne va pas lui tenir rigueur d'avoir réussi à se reposer un peu alors qu'il a fui les bras de Morphée depuis que les attaques des loups-garous se multiplient contre eux. Le petit-fils d'Alexander remarque que le troubadour n'a pas quitté les lieux mais se tient toujours sur son banc, à moitié affalé sur la table où ses ronflements sont répercutés. L'immortel hésite à lui jouer un mauvais tour mais il respecte son sommeil, ayant tout de même assez de pitié envers l'espèce humaine pour ne pas laisser repartir un individu fatigué sur les routes, encore moins en une période aussi dangereuse.
« Il a raison sur un point, remarque Konrád en voyant que le regard de Rhodes est posé sur Hugues. Il peut être utile, il a traversé des contrées hostiles sans perdre un membre.
— Et en quoi serait-ce bénéfique pour nous ? Qu'il puisse se défendre est une chose, mais là où je vais … Je vous ai déjà prévenu, je ne peux pas garantir votre survie et je ne tiens pas à devoir le surveiller.
— Cessez de croire que les mortels sont des êtres fragiles. Ces royaumes que vous traversez ont été bâtis par des humains, sans le soutien d'immortels.
— Détrompez-vous, plusieurs des miens ont été à la tête de certaines contrées. Je vous l'ai dit, nous sommes des immortels ma famille et moi, et les Corvinus œuvrent dans l'ombre depuis bien longtemps. Sans compter le soutien financier que le trésor de mon père a versé à de multiples seigneurs. Sans l'argent des Corvinus, même le royaume de Hongrie ne serait rien.
— Vos pairs auraient dû laisser ce pays sombrer dans les guerres civiles, remarque le troubadour avec un air endormi. Peut-être que les armées auraient pris au sérieux l'invasion monstrueuse à laquelle nous sommes tous soumis. »
Rhodes ne peut qu'être d'accord avec lui mais il ne dit rien, haussant simplement les épaules. Un peu plus ragaillardi, Hugues leur apprend qu'il est attendu par les villageois pour leur montrer ses talents de poète, les invitant tous deux à venir assister à sa représentation. Konrád décline l'offre en prétextant avoir besoin de dormir mais l'immortel, curieux, suit le troubadour une fois qu'il s'est assuré que sa nièce soit bien enveloppée dans ses couvertures. Ils traversent la place du village, si blanche et froide, plongée dans la pénombre, puis parviennent à la taverne où le feu de l'âtre est la seule source de lumière visible, donnant au lieu une atmosphère propice à des chansons.
Quelques hommes et femmes se groupent autour du troubadour pour l'écouter alors qu'il se place sur un tabouret. Ses mots coulent de ses lèvres comme des rivières que rien ne peut arrêter, aussi puissants que l'eau en mouvement. Derrière ses airs moraux et ses regards acérés, Hugues cache une sensibilité aigue qui surprend Rhodes. À l'écart des humains, plongé dans le noir, l'immortel note les expressions troublées de l'auditoire, les larmes qui perlent dans certains regards, les mains qui se serrent, les sanglots qui percent parfois – et il se rappelle alors tous les morts enterrés si peu de temps auparavant. Il se prend au jeu et se laisse bercer par les paroles du troubadour, savourant la poésie qui se dégage du mortel, comme s'il était habité par une muse particulièrement efficace. Il ne se rend pas compte que la pièce se vide, piégé dans les paysages que Hugues a fait naître dans son esprit, sentant presque le vent l'effleurer pendant que le silence s'installe.
Il sursaute lorsque la main du mortel se pose sur son bras pour le tirer de sa rêverie, clignant plusieurs fois des paupières pour se réhabituer à ce monde de violence qui l'entoure et qui n'a rien en commun avec ce doux univers qui s'est dessiné dans ses pensées sous les mots du troubadour. Un sourire maladroit étire ses lèvres tandis qu'il s'excuse sous l'air amusé de Hugues. Ce dernier rétorque que sa poésie et ses chansons sont là pour emporter son auditoire, pour emmener dans des pays lointains ceux qui n'ont connu que les limites de leurs villages, pour dorer un peu l'existence des gens qui se perdent dans leur quotidien douloureux. Rhodes remarque à cet instant précis que son point de vue sur le troubadour est biaisé, qu'il aurait dû apprendre à déceler ses qualités et ses défauts au lieu de l'ériger en adversaire sans chercher à le connaître.
« Je vous ai jugé trop vite, soupire l'immortel avec une once de culpabilité.
— Nous avons tous les deux notre part de responsabilité. Vous m'avez accusé d'affabuler et j'ai vu en vous un monstre, je suppose que nous trouvons une certaine forme d'équilibre.
— J'ai eu tort, je croyais que vous étiez comme tous ces gens qui ne cherchent qu'à semer la discorde sur leur chemin.
— Vous avez raison de vous méfier, il est difficile d'accorder sa confiance en ces temps-ci. »
Vérifiant les alentours, le troubadour lui propose de l'accompagner au-dehors du village, lui assurant dans un souffle qu'il ne compte pas le tuer mais qu'il aurait une requête à lui proposer. Rhodes n'hésite qu'un instant, conscient du poids de son épée contre sa jambe – il saura se défendre si Hugues lui tend un piège. Ils récupèrent leurs chevaux et traversent le village avant de galoper dans la neige, l'immortel suivant docilement l'humain. Aucun être vivant ne semble vouloir se risquer à l'extérieur sous le froid hivernal, leur épargnant de l'inquiétude quant à la présence de potentiels brigands dans les parages. Le troubadour s'éloigne du sentier principal pour s'engager sur un chemin bordé d'arbres avant de s'arrêter devant une petite maison en pierre, érodée par les siècles et propice aux courants d'air.
Hugues lui explique que peu de temps avant d'arriver au village, il a dû se cacher à cause des patrouilles de soldats venus du château des Corvinus. Il refuse d'être enrôlé dans l'une des armées, il a assez entendu les rumeurs sur ce que deviennent certains villageois réquisitionnés par les seigneurs du coin. Rhodes découvre des couvertures trouées entassées à l'endroit le moins froid, ainsi que des sacoches en cuir d'où dépassent plusieurs rouleaux recouverts d'une écriture élégante. Il comprend rapidement que ce sont les chansons et poèmes de Hugues, conservés précieusement, et il devine alors que le troubadour passe toutes ses nuits dans ce lieu reculé.
« Pourquoi m'avoir fait venir ici ? s'enquiert l'immortel.
— J'aimerais apprendre à me défendre. Enfin, réapprendre.
— Vous venez du royaume de France et vous sous-entendez que vous ne savez pas vous défendre ? »
Rhodes est abasourdi par les propos du troubadour, cherchant dans son regard un amusement qui lui prouverait qu'il est en train de se faire duper. Mais Hugues est bien trop sérieux, il hausse les épaules en détournant les yeux et en avouant avec amertume qu'il s'est battu comme il le pouvait sans être un soldat. Sous les yeux de l'immortel, il tire de sous les couvertures une épée à la lame entretenue et à la garde parfaitement adaptée à la main qui la porte.
« Elle a été forgée pour vous, constate le Corvinus en effleurant les pierres qui ornent la garde. Je n'ai jamais croisé la route de troubadours aussi bien armés. »
Il y a une certaine forme d'ironie dans sa voix, agrémentée de curiosité. Il a percé à jour Konrád par son épée et semble sur le point de lever le masque de Hugues de la même manière. Le troubadour lui confirme son soupçon en indiquant qu'il est né noble et qu'il était destiné à entrer dans le rang des chevaliers, l'arme au poing. Seul fils d'une famille de quatre enfants, ses parents lui ont tracé un chemin de gloire et de faits d'armes, en le confiant aux soins de bons professeurs tandis que ses sœurs apprenaient les bonnes manières pour conclure des alliances avec d'autres fiefs. Hugues serre les doigts sur la garde de son arme lorsqu'il déclare avoir choisi la fuite après un mariage désastreux.
« Vous avez déjà entendu mes chansons, murmure le troubadour, vous savez que je loue l'amour et la beauté du cœur. Mon rang et les ambitions de mes parents ont conduit à une union avec la fille d'un de nos proches voisins, pour agrandir nos terres. Je ne l'aimais pas mais les sentiments n'entrent pas en jeu dans les alliances politiques, et j'ai dû me résoudre à l'épouser. Le soir de nos noces, ils nous ont épiés pour voir si tout se déroulait comme il le fallait, pour que je ne jette pas le déshonneur sur notre famille. Ce fut la nuit la plus humiliante de ma vie, aussi bien pour moi que pour ma femme. Je ne l'ai plus touchée une seule fois mais elle est tombée enceinte quelques mois plus tard. »
Rhodes est étonné de n'entendre aucune douleur dans les mots de Hugues, comme si l'infidélité de son épouse ne lui avait fait aucun mal. Le troubadour lit les questions dans ses yeux et il se met à rire avant d'ajouter que la trahison de sa femme lui a ouvert la porte vers la liberté. Aussitôt après la naissance de l'enfant, il a confié le soin de son épouse et du nouveau-né à sa famille – tout en sachant qu'une partie du sang familial demeurait sans doute dans les veines du petit, son père y avait veillé de la pire des manières en remplissant à sa place le devoir conjugal.
« Je ne me suis plus vraiment servi d'une épée depuis mon départ, j'ai réussi à me défendre contre des passants malhonnêtes pendant mes voyages mais jamais au point de devoir me battre.
— Je peux vous apprendre pour les quelques jours qu'il me reste à passer au village.
— Emmenez-moi avec vous, ce sera bénéfique pour nous deux. »
Le dernier mot est à peine audible, presque soufflé. Rhodes se perd dans le regard de miel du troubadour, se noyant dans la douceur qu'il y lit. Sa raison lui hurle de fuir, de ne pas s'embourber dans ses sentiments, de mettre un terme à cette tendresse bien avant qu'elle n'ait pu éclore mais son cœur, lui, lui dicte un tout autre discours. Rhodes franchit le dernier pas, prend le visage de Hugues entre ses mains et dépose un baiser sur ses lèvres.
« Laisse-moi te faire oublier tes ténèbres, murmure le troubadour. »
Alors l'immortel cède à cet appel, s'embrase sous les lèvres du mortel et étreint une passion qui le rend plus vivant que jamais. Sa peau frissonne au contact de celle de Hugues, il est grisé par son souffle, par ses doigts qui jouent d'un autre instrument, par sa voix qui lui chante les plus belles mélopées. Rhodes en oublie qu'à quelques pas de là, au village, sa nièce dort en rêvant à sa mère, Konrád prie pour le salut de l'âme de sa femme et de leur enfant. Il n'est plus qu'un corps en quête d'un autre, une bouche affamée de baisers et un cœur débordant d'émotions.
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Au petit matin, lorsque le soleil se lève, les deux hommes sont déjà de retour au village. Rhodes retrouve Anya, à moitié endormie, les yeux rougis par de nouveaux pleurs tandis que Konrád le regarde du coin de l'œil. Hugues partage le repas avec eux, abreuvant Denes et Aranka de poèmes amoureux, un léger sourire aux coins des lèvres.
« Vous devriez offrir votre talent à un mécène, remarque la jeune femme. Vous gagneriez mieux votre vie.
— J'ai déjà essayé, grimace le troubadour, mais j'ai failli y laisser ma tête.
— Que s'est-il passé ? s'enquiert Rhodes. Les condamnations à mort par décapitation doivent avoir un motif valable.
— Vous connaissez l'amour courtois ? Les grands seigneurs et leurs dames aiment ouïr ces récits d'amour vainqueur, de chevaliers servants, de quêtes merveilleuses. Mais dès qu'il s'agit de le vivre, c'est une autre histoire. L'un des seigneurs n'a pas apprécié voir sa femme s'en aller avec l'un de ses vassaux, à la manière des récits, et il m'a accusé d'être coupable. Croyez-moi, toutes les passions ne sont pas bonnes à entendre. »
Rhodes s'apprête à répliquer lorsqu'une clameur des plus tonitruantes retentit à l'extérieur de l'humble demeure, le poussant à jeter un œil, bientôt suivi par le troubadour dont le froncement de sourcil laisse présager qu'il a déjà une vague idée de ce qui est en train de se produire. L'immortel bouscule quelques-uns des villageois afin d'apercevoir la raison de leurs cris, découvrant une scène aussi stupéfiante qu'insensée. Escortée par plusieurs hommes armés, une jeune fille est conduite à travers la grande place, des menottes aux poignets, vêtue d'une tunique de condamnée qui est bien trop fine pour la protéger du froid. Il note ses lèvres bleuies, les frissons qui courent sur sa peau, ses yeux animés d'une terreur sans commune mesure. Dès qu'il croise son regard, Rhodes a l'impression qu'une chape de métal s'abat sur lui ; l'inconnue n'est encore qu'une enfant traînée malgré elle devant une foule qui scande des imprécations et demande sa mort, proférant parfois des injures à son encontre en la traitant de sorcière et de servante du diable.
Alors qu'il tente de s'avancer vers la prisonnière, l'immortel est retenu par Hugues qu'il lui assure qu'il ne peut rien pour elle. Il s'énerve en se dégageant de la poigne du troubadour, lui annonçant qu'il ne va pas attendre sagement que la jeune fille se fasse tuer, marmonnant qu'elle n'est qu'une victime de préjugés dont sa propre famille est à l'origine. Il tient avant tout à réparer cette faute, conscient que la monstruosité de ses oncles n'a fait qu'amplifier les peurs des plus crédules. Sans se laisser impressionner par la colère qui anime Rhodes, le mortel l'entraîne en arrière, cherchant à lui faire comprendre qu'agir les condamnerait à subir le même sort. Hugues n'en est pas à sa première mise à mort, il a traversé de nombreux villages où flottent des accusations de sorcellerie, alimentées par la présence des créatures de la nuit qui hantent les cauchemars des mortels. Tous ceux qui ont essayé de faire barrage aux exécutions ont rejoint les rangs des condamnés, sans procès, sans pouvoir se défendre contre l'opinion publique.
« Écoute-moi, l'implore le troubadour, et pense à ta nièce. Anya n'a pas besoin d'assister à ton exécution. »
De la colère luit dans les yeux de Rhodes mais il comprend le sens des paroles du mortel. S'il ne fait que peu de cas de son existence, le petit-fils d'Alexander n'a pas le droit de mettre en danger la vie de sa nièce simplement parce qu'il essaye de tordre le cou à des pratiques qu'il juge absurdes. Hugues saisit son poignet pour attirer son regard ; l'immortel s'adoucit en croisant son expression désolée et accepte de repartir se terrer à l'écart de la foule.
« Vous avez des ennuis ? s'enquiert Konrád en les voyant revenir et en avisant l'air fermé de l'immortel.
— Nous partirons demain, ordonne ce dernier avant de jeter un coup d'œil vers la couverture où repose sa nièce qui s'est endormie de fatigue à cause de sa nuit trop courte. Notre présence dans ce village n'a que trop duré. »
Il laisse Hugues rapporter la scène à laquelle ils viennent d'assister, la gorge nouée par une nausée qui le désarçonne. Rhodes est un soldat, il a déjà vu des cadavres sur les champs de bataille, il connaît la mort et les charniers, mais la condamnation de la jeune innocente lui rappelle que ce monde n'est en rien le paradis terrestre que les poètes chantent dans leurs vers. De premières larmes se forment dans ses yeux, puis des sanglots le déchirent alors qu'il peine à tenir debout, assailli par des émotions bien trop virulentes pour lui. Tout ce qu'il a vécu est en train de s'abattre sur lui à la manière d'une vague, détruisant toutes les faibles barrières de son esprit. La guerre, sa sœur, sa nièce, les monstres de sa famille, tout s'emmêle dans ses pensées pour lui rappeler qu'il n'a jamais pu et ne pourra jamais se défaire des drames de ce monde.
Une main posée sur son épaule lui tire un sursaut, il s'écarte brusquement en tentant de dissimuler les larmes dans ses yeux. Le troubadour lui murmure qu'il n'y a aucune honte à exprimer son chagrin et ses peurs, encore moins en ces temps troublés où le moindre faux pas conduit à la mort. Rhodes plonge son regard dans le sien, secoué de sanglots, puis il se ressaisit. Anya a besoin de compter sur une personne solide, il n'a pas le droit de lui faire défaut alors qu'elle n'a plus que lui. Il sèche ses larmes et va se poster à la fenêtre derrière laquelle s'élève la lumière du bûcher. Il entend Konrád et Hugues s'approcher ; le premier arbore une mine sombre en détaillant la lueur des flammes tandis que le second serre ses doigts entre les siens. Ils observent ainsi le ciel qui se pare des éclats du feu, percevant derrière la vitre les hurlements inhumains de la victime et les imprécations de la foule.
Une fois la place centrale désertée par tous les regards avides et cruels, Rhodes sort enfin et s'avance vers les restes calcinés du bûcher. De la jeune fille escortée par les soldats, ne demeure qu'une odeur de chair brûlée, et des regrets qui animent l'immortel. Il pourrait maudire ce village de ne pas ouvrir les yeux sur la véritable monstruosité mais les propos de Hugues lui reviennent en mémoire et il garde le silence, fixant sans la voir l'estrade où se tenait la condamnée. S'il avait plus de prestance, plus de charisme, plus d'effets sur les gens, il agirait comme son père et séduirait les foules mais il n'est qu'un homme dans l'ombre, un individu qui se bat contre des fantômes intérieurs sans oser affronter les vivants.
« Le troubadour a raison, vous allez vous flageller longtemps pour cette mort, remarque Konrád derrière lui. Vous savez que vous ne pouviez rien pour elle, vous …
— Ils prétendent qu'elle commerçait avec le démon, qu'elle a amené les loups-garous jusqu'ici, alors que tout est faux. Depuis quand les humains blessent-ils autant les leurs avec des accusations infondées ? Simplement parce qu'ils ont peur d'un phénomène qu'ils ne comprennent pas ? Je suis la lumière qui attire les créatures de William, cette jeune fille n'était qu'une enfant innocente. »
Le ton monte, sa colère aussi, alors qu'il serre les poings. Il a promis de protéger sa nièce contre les monstres de leur famille mais peut-il l'empêcher d'assister à l'inhumanité des mortels ? Konrád tente de le détourner du macabre spectacle mais Rhodes reste sur place, incapable de s'en aller alors qu'une jeune fille est morte sous les yeux cruels de ses pairs. Son compagnon de route lui murmure de ne pas s'enliser dans ses sombres pensées puis il le rend à sa solitude. Il ignore combien de temps il attend debout, à fixer les cendres et l'estrade, il ne réagit qu'en sentant une paume chaude saisir la sienne pour le tirer de sa contemplation.
« Konrád s'inquiète pour toi, souffle Hugues. Et moi aussi. Tu ne peux pas sauver tout le monde.
— J'aurais pu essayer, pour éviter tout ce drame. Combien d'enfants sont morts de cette façon parce qu'ils n'avaient personne pour les aider ?
— J'ai vu beaucoup trop d'innocents condamnés. Mais nous n'avons aucune possibilité d'intervenir, nous ne sommes ni seigneurs ni rois.
— Je suis le fils de Tóbiás Corvinus, tu es un noble ; notre parole a un poids. »
Hugues murmure que rien n'est aussi simple, qu'il faut bien plus qu'un nom pour asseoir son pouvoir. Il relâche ensuite sa main en avisant des villageois au loin. Rhodes lui propose de commencer son entraînement, conscient que se perdre dans le fracas des armes lui permettra de ne pas réfléchir à ce bûcher si vite improvisé. Les deux hommes s'éloignent vers la cachette du troubadour, là où l'immortel le défie avec des mouvements brusques du poignet avant de lui rappeler que ce qu'il a le plus à craindre n'est pas tant un ennemi armé qu'une créature. Il lui montre les meilleurs gestes défensifs contre les vampires et contre les loups-garous tout en espérant qu'il n'ait jamais à s'en servir. Les anciennes leçons de combat suivies par Hugues portent leurs fruits, les gestes sont instinctifs, la posture est déjà assurée et les doigts ne tremblent pas.
« N'es-tu jamais retourné chez toi ? demande Rhodes alors qu'il parvient à le désarmer.
— Pourquoi l'aurais-je fait ? rétorque le troubadour avec amertume. Mes trois sœurs ont sûrement noué des unions avec des nobles, elles ont permis d'agrandir le territoire alors que je n'ai été qu'une immense déception. Je n'ai peut-être pas de chez moi mais j'aime cette vie. »
Ils poursuivent l'entraînement jusqu'à ce que Hugues y mette un terme, le bras fatigué par le poids de son épée. Après cette lutte amicale, Rhodes s'imprègne de la douceur du troubadour. Il n'ose pas lui avouer qu'il a pris sa décision et qu'il partira au lever du jour – bien plus tôt que ce qu'il avait prévu – préférant le tenir dans l'ignorance pour qu'il ne soit pas accusé à tort. L'immortel a le cœur lourd mais il sait que laisser Hugues ici revient à lui offrir un avenir qu'il n'aurait pas en s'aventurant avec eux dans l'inconnu. Il savoure ainsi ses derniers baisers, s'enivre de ses caresses, goûte une dernière fois à la chaleur de sa peau contre la sienne. Si Hugues avait été une femme, Rhodes lui aurait donné un cadeau, lui aurait promis de reparaître pour leurs noces, lui aurait offert un domaine où ils se seraient établis ensemble, mais le fait qu'ils soient deux hommes n'est qu'un coup du sort supplémentaire dans sa tragédie. Ils n'auront que leur mémoire pour chérir leurs souvenirs, et au fil du temps, ne restera plus que Rhodes et sa peine, portant avec lui le fardeau d'une immortalité qu'il ne peut partager et qui lui prendra tous ceux qu'il aime.
Hugues dort encore lorsque Rhodes quitte leur abri de fortune. L'immortel laisse derrière lui un mot sur l'un des rouleaux vierges de son amant, posant à côté le lien de cuir qu'il possède et au bout duquel brille le pendentif gravé aux armoiries de la famille Corvinus. Il n'a rien de mieux à donner à cet homme qui a percé si vite sa carapace et à qui il aurait voulu décrocher le ciel. Il jette un dernier coup d'œil à la silhouette du troubadour avant de retourner au village, encore paisible en cette heure matinale. Il s'empresse d'aller chercher sa nièce à qui il tend des vêtements chauds pour affronter le froid de l'hiver puis il écrit un autre mot, pour leurs hôtes cette fois-ci, les remerciant de les avoir accueillis, logés et nourris à une époque où la crainte semble pourtant être la plus forte. Il dépose à côté du papier une bourse remplie de pièces, conscient que cela est peu en ces temps sombres, tout en sachant que les deux mortels sauront en faire bon usage.
Il secoue ensuite Konrád pour le réveiller puis, devant son regard ensommeillé et son air interrogateur, il le presse de se lever. Le mortel s'assoit lentement, le détaillant avant de remarquer qu'Anya est elle-aussi debout, emmitouflée dans différentes couches de tissus. Tout en se redressant l'humain s'enquiert de Denes et Aranka, surpris de partir aussi vite sans penser à les remercier. Rhodes lui répond alors qu'il a laissé une lettre pour gagner du temps, argumentant ensuite sur le fait que s'ils patientent encore, ils risquent d'avoir des ennuis. Konrád hausse un sourcil mais ne dit rien, récupérant ses affaires. L'immortel termine le harnachement des chevaux, puis aide sa nièce à prendre place sur le dos de l'un d'eux, la rassurant avec un sourire un peu tendu.
« Vous oubliez Hugues, déclare Konrád en s'arrêtant à côté de sa propre monture. Ne l'avez-vous pas prévenu ?
— Il doit encore être en train de dormir, réplique Rhodes en conservant un air neutre qui ne trompe cependant pas son compagnon de route.
— Vous ne lui avez rien dit. Pourquoi le tenir à l'écart alors que vous lui avez promis de l'emmener avec nous ?
— J'ai sacrifié assez de vies, je ne peux pas … je ne peux pas accepter de mettre la sienne en danger. »
Il soutient le regard étonné de Konrád, le défiant de commenter ce qu'il vient de lui annoncer. Son compagnon de route s'adoucit en comprenant ses sentiments mais il ne dit rien, se contentant de grimper sur le dos de sa monture. Alors que le jour n'est pas encore tout à fait levé, les trois chevaux se mettent en route vers leur destination, d'un pas léger qui devient plus cadencé. Rhodes n'a jamais aimé les au revoir, encore moins les adieux, et pour la première fois, il se surprend à espérer revenir dans ce village où il a vécu une brève paix qu'il doute de retrouver un jour. Puis il s'élance dans le froid, délaissant la douceur de vivre pour retrouver l'âpreté de l'avenir.
Note : Vous venez donc de rencontrer trois nouveaux OC (Denes, Aranka et Hugues). Contrairement aux apparences, ils ne serviront pas qu'à ce chapitre, ils reviendront (hum hum).
Note bis : Petit détail qui me fait toujours rire : l'amour courtois a une base bien précise, c'est l'amour d'un chevalier envers une femme déjà mariée, souvent la femme de son seigneur. Avouez qu'à notre époque, le terme "courtois" ne serait sûrement pas celui que nous choisirions en premier ...
