LIZABEL

Chapitre 1 : La chanteuse du bar

Personnages :

Dean (20 ans), John (45 ans), Lizabel (âge inconnu pour l'instant)

Vendredi 16 juillet, 23 h

Dean était seul, accoté au bar du Black Zombi. Son père s'était écroulé quelques minutes plus tôt sur une chaise tout au fond de la salle. Par chance, avec la lumière tamisée, personne ne le remarquait, ni lui ni la dizaine de bouteilles de bière vides sur la table devant lui.

Dean n'avait pas pris une goutte d'alcool. Sa fausse carte d'identité lui donnait l'âge légal puis, dans quelques mois, il serait réellement majeur. En plus, il s'était fait offrir un verre par une femme d'âge mur. Toute en rondeur, en sourire aguichant, en clins d'œil suggestifs… Avec un décolleté invitant. « 36D », s'était-il dit dans sa tête, une habitude peu gentleman qu'il avait gardé du secondaire.

Quand il sortait avec Sam et qu'une femme passait près de lui, il lui arrivait de murmurer à l'oreille de son frère : « 34B, 36D, nooon 40D ! » Chaque fois, son frère de 16 ans lui lançait un regard horrifié, le priait de se taire, voulait rentrer sous terre. Sourire en coin, Dean offrait alors son plus beau clin d'œil à la dame, qui continuait son chemin en rougissant.

Ce soir-là, au Black Zombi, il s'est entendu répondre simplement : « Non, merci, ma belle. » Elle avait semblé un peu déçue, mais avait haussé les épaules, en lui chuchotant à l'oreille : « Tu ne sais pas ce que tu manques. » Il l'avait regardée s'éloigner en soupirant…

Il avait regardé dans la direction de son père, en refoulant une pointe d'amertume. Mais il aurait tellement pu boire plusieurs shooter. Il aimait la sensation de brûlure qui se transformait en engourdissement. Ça le calmait. Au fond, il comprenait son père. Il se surprenait à devenir comme lui. Sam lui reprochait d'ailleurs souvent d'être un bon petit soldat, un fils qui obéissait aveuglément à leur géniteur – Yes Sir! No Sir! – même si ses ordres n'avaient pas de bon sens. Sam… lui voulait quitter cette vie-là, entreprendre des études à l'université, devenir quelqu'un de bien, avec une vie rangée, une épouse et une maison propre dans un quartier tranquille. Dean n'avait jamais eu ce rêve-là ; ou alors, il s'en était empêché… C'était une journée à la fois…

Aujourd'hui, accoudé au bar du Black Zombi, Dean savait qu'il devait garder toute sa tête. Il observait son père écroulé sur sa chaise, devinait son visage écrasé contre la table… Il s'empêchait d'aller le secouer, en serrant les mâchoires. La pointe d'amertume ravalée plus tôt remontait au fond de sa gorge. Avait-il besoin de revivre cette même scène, chaque mois ? Attendre son père, le voir se détruire, refuser les avances qui ne manquaient pas.

Dès que son père partait chasser seul, Dean se rattrapait en masse. Alcool et femmes, à profusion. Ça ne le comblait pas, mais ça lui permettait de refouler, quelque part en lui, son rêve secret de se poser dans une cabine entourée d'une vaste forêt, avec un lac pour se détendre…

Mais non, encore ce soir, il devrait soulever son père, le faire marcher jusqu'au parking, puis monter dans l'Impala. Il savait qu'il aurait à lui voler les clés dans la poche de sa veste, à démarrer la bête sans le réveiller (pas trop dur, rendu là), à le conduire sans griller de feu rouge pas question d'attirer l'attention des policiers. Il y avait trop d'armes dans le coffre de l'auto. Des armes qu'on ne trouvait pas en vente chez Wall Mart. Du genre fabriquée par des artisans-chasseurs de surnaturel, des exorcistes formés ailleurs qu'à l'église, des sorcières blanches, du monde de leur côté. Dean savait qu'il aurait à ouvrir la porte du motel, à étendre son père sur le lit, à remettre les clés de l'Impala dans la même poche. Qu'il ne dormirait pas, malgré la fatigue. Il devrait aussi s'assurer que les lignes de sel le long des portes et fenêtre étaient formées parfaitement. Sam savait le faire, mais il était toujours bon de vérifier encore… pour être certain. Le repos, ça serait juste une fois rendu au bunker… Et encore.

Il était 11 h. Le band avait terminé sa soirée. Après les applaudissements chaleureux, le public s'était dispersé. Les habitués restaient ils attendaient. Dean restait aussi, curieux de voir celle qui allait monter sur scène. Il avait vu l'affiche couleur près des toilettes. Après le band, il y avait Lizabel Mary-Sandra Campbell. Son cœur s'était presque arrêté. Non seulement la performeuse portait les deux prénoms de la mère de Dean, Mary-Sandra,mais en plus, son nom de famille, Campbell, était celui de ses grands-parents maternels. Peut-être avait-elle les mêmes ancêtres?

Si son père n'avait pas été si saoul, Dean l'aurait trainé devant cette affiche. Parce que pour eux, les coïncidences n'existaient pas. En même temps, Dean n'était pas certain que son père lui aurait révélé quoi que ce soit; John ne parlait jamais de Mary, ni de cette branche de la famille…

Dean ne savait d'ailleurs pas ce qu'ils faisaient là, dans ce village où ils étaient arrivés en début de soirée, en laissant Sam et Millie au motel. Les deux avaient passé du temps chez Bobby, mais John avait décidé de les ramener aussi au bunker pour reprendre leur entraînement. Comme la route était longue avant de revenir chez eux, Sam avait été forcé de rester pour veiller sur sa sœur. Il aurait pu les accompagner au Black Zombi. Avec ses 6'4, sa carrure de joueur de football et son air sérieux, il pouvait passer pour 21 ans. Pas Millie, leur petite sœur de bientôt 12 ans. C'était hors de question qu'elle mette un orteil dans un lieu comme celui-ci, même si le bar passait pour un pub familial, de rassemblement. Il s'y croisait surtout des gens qui se connaissaient, se saluaient et regardaient chaque fois les étrangers entrer, en les dévisageant de la tête aux pieds… John et Dean avaient eu le même traitement, en arrivant ici quelques heures plus tôt.

« Et maintenant, accueillons chaleureusement : Lizabel Mary-Sandra Campbell ! »

Dean sort de sa rêverie. L'animateur de la soirée s'est retiré dans les coulisses. La lumière sur la scène enveloppe une jeune femme, la magnifie, en créant un halo bleuté sur sa crinière blonde qui tombait en cascade jusqu'à ses hanches. Elle est assise sur un tabouret, un pied nu posé sur la scène, un autre suspendu dans le vide. Sa guitare acoustique empêche Dean de deviner ses mensurations,

Ce soir-là, au bar du Black Zombi, le temps ralentit. Dean est happé par le grattement des cordes de la guitare, par les notes qui adoucissent le silence, par les fredonnements. Il jurerait qu'un éclair traverse la salle, se rend jusqu'au fond des yeux de la jeune femme. Ça pétille autour d'elle… de cette Liz. Il n'entend pas les mots qu'elle chante. Il sent les vibrations. C'est familier, doux, poignant. Ça résonne. La tension contenue dans le corps de Dean depuis tellement d'années… depuis la mort de sa mère en fait… quand il n'avait que quatre ans… cette tension-là se relâche. Les vibrations ressenties recollent ses morceaux brisés. À cet instant précis et pour la première fois, Dean croit à l'existence de l'âme humaine. Et il se surprend à sourire.

Les mélodies s'enchaînent. Une heure et demie après, il n'a pas conscience que les gens se lèvent autour de lui, ni des applaudissements, ni même du départ de l'artiste…

« Monsieur, c'est l'heure de partir. On ferme. » Le ton ferme du barman le ramène sur terre.

Dean marche entre les tables vides, relève son père avec un peu plus de ménagement que d'habitude, ne sent pas la lourdeur de son poids contre le sien, il perçoit à peine la fraîcheur de l'air marin, et la clé dans sa main. Il assoit son père dans l'Impala, côté passager, et lui, derrière le volant. La voiture semble conduire sans aide jusqu'au motel.

Dans la chambre, Sam et Mila dorment dans le même lit Queen, la petite a passé son bras autour de Sam, dont le visage semble apaisé. Dean étend son père sur l'autre lit. Puis, il s'allonge sur le futon près de la cuisinette. Ses paupières se ferment d'un coup. Pas un monstre ne vient troubler son sommeil.