Chapitre 6
Mai 2010
Un sursaut secoua Amélia, la réveillant avec brusquerie du cauchemar dans lequel elle était plongée l'instant précédent. Son cœur semblait battre à un rythme effréné dans sa poitrine, formant des résonnances dans ses tempes, la laissant haletante un long moment alors qu'elle respirait avec difficulté, des larmes coulant sur ses joues. Il lui fallut un certain temps pour retrouver pied dans la réalité tant elle peinait à s'accrocher à quelque chose, perdue dans une pièce qui ne lui était pas tout à fait familière, sans toutefois lui être étrangère. Elle se débattit avec les draps puis chancela jusqu'à la salle de bain, allumant la lampe solitaire qui baigna le miroir d'une agressive lueur jaune. Face à son reflet quelque peu distordu par la lumière, l'agent du Shield s'apaisa doucement, son regard vert plongé dans celui de son double. Des cernes s'étendaient sous ses paupières mais son corps était encore alerte, comme s'il ne pouvait pas éprouver de fatigue physique alors que ses membres n'étaient pourtant pas complètement remis de son accident. L'épuisement mental qui la saisissait était plus éprouvant que la douleur habituelle, découlant de la multitude de rêves étranges qui ne cessaient de l'assaillir.
Ce cauchemar lui avait paru réel, une fois encore, bourdonnant dans sa tête en un millier d'images auxquelles elle peinait à donner du sens. Elle avait vu des géants à la peau bleue marbrée de cicatrices et aux yeux rouges comme des rubis, vêtus d'armures givrées aux reflets étincelants. Puis elle avait aperçu les traits désormais trop familiers de l'étrange femme au visage double, entourée de créatures démesurées qu'elle associait à un cheval à huit pattes, à un serpent et à un loup immenses, à la manière de ces gravures de contes de fées ou des récits mythologiques des anciens temps. Avant l'accident, elle faisait des rêves en lien avec le Shield, avec ses missions, mais jamais au point d'imaginer des créatures qui n'auraient aucune place sur sa planète. Côtoyer des êtres possédant des pouvoirs en tout genre semblait avoir un impact de plus en plus important sur son inconscient, parant ses songes de faisceaux de glace, de sang versé et de magie aux allures ancestrales ou mythiques.
Elle fit couler un peu d'eau dans le lavabo, savourant la fraîcheur du liquide sur la peau brûlante de ses mains et de ses bras. Elle avait encore le sentiment de percevoir sur sa chair les frémissements d'une énergie presque familière, comme si son corps réagissait à une puissante attraction et ne demandait qu'une délivrance qu'elle n'était pas en mesure de lui accorder. Cette impression n'était pas si désagréable, elle l'enivrait, coulait dans ses veines de la même façon qu'une poussée d'adrénaline, lui ouvrait des portes sur des possibilités infinies. Amélia savait que ce n'était rien de plus que l'écho de son cauchemar, une miette d'un souvenir onirique, mais elle semblait flotter entre deux réalités qui se battaient dans sa tête.
« Tout va bien ? »
Dans le miroir, elle aperçut le reflet de Justin, encore plongé dans une phase de demi-sommeil qui se lisait sur son visage. Elle lui adressa un sourire crispé avant de lui certifier qu'elle avait juste fait un cauchemar et qu'elle était désolée de l'avoir réveillé, fermant le robinet pour couper le bruit de l'eau. Il haussa un sourcil, peu convaincu, et s'avança vers elle pour mieux l'observer de cet air inquisiteur qu'il arborait bien souvent.
« Tu as pleuré, remarqua-t-il en tendant une main pour effleurer une trace de larme sur une de ses joues.
— Ce n'était qu'un mauvais rêve, répliqua-t-elle avant de fermer les yeux sous ce contact désormais un peu trop familier. »
Sa relation avec Justin Hammer avait pris un tournant imprévu qu'elle n'avait pas su réfréner. Elle s'était pourtant fait la promesse de mettre un terme à sa mission si elle devenait intime avec le PDG de Hammer Industries mais elle n'avait pas su s'arrêter en si bon chemin. Chaque information qu'elle pouvait lui soutirer avait de la valeur et elle n'allait pas interrompre son travail parce qu'elle avait décidé que les bras de Justin lui offraient une forme de réconfort qu'elle ne possédait plus. Sa couverture de journaliste tenait encore, elle était suffisamment crédible pour sembler innocente aux yeux de son amant. Sans doute n'était-ce pas sa meilleure idée mais elle en avait besoin pour se reconstruire, bien qu'elle fût parfois tentée de claquer la porte de Hammer Industries pour se défaire des quelques remords qui venaient murmurer à son oreille. Elle détestait utiliser les gens de la sorte, cependant elle reprenait enfin confiance en elle et elle refusait de se défaire de cette grisante sensation.
Ouvrant les paupières, elle croisa le regard de Justin, se perdant dans cette douceur qui le caractérisait. Contrairement aux apparences, il n'était pas aussi égocentrique qu'à première vue. Certes, il parlait beaucoup de ses industries et s'imaginait à la tête d'un empire technologique à la hauteur de Stark mais il n'en était pas pour autant dépourvu de tendresse et de sensibilité. Il n'avait rien dit en voyant les cicatrices qui parsemaient le corps d'Amélia, il s'était contenté de l'étreindre avec plus d'attention sans lui demander d'où provenaient toutes ses marques. Au petit matin, cependant, elle avait bien lu la méfiance dans ses yeux, et elle avait compris qu'il craignait qu'elle ne fût qu'une journaliste en quête d'un article humiliant à écrire à son sujet ou une espionne pour un adversaire coriace. Mais elle n'avait pas fui, elle était revenue pour poursuivre son travail et, même si elle avait dit qu'elle resterait professionnelle, elle n'avait pas su résister à l'attraction qu'il exerçait sur elle.
Justin l'attira à lui pour un baiser auquel elle céda volontiers, enivrée par la sensation de sa bouche contre la sienne. Elle chercha un autre genre de contact en glissant ses doigts sous le haut de pyjama qu'il portait, caressant sa peau, mais il mit fin à l'instant en lui glissant à l'oreille qu'elle avait besoin de dormir. Il prit sa main dans la sienne et l'entraîna vers la chambre, éteignant au passage la lampe de la salle de bain, les replongeant dans cette obscurité qui effrayait tant la jeune femme. Ils se glissèrent sous les draps pour profiter des dernières heures avant le lever du soleil, l'un contre l'autre, bien qu'Amélia ne parvînt pas à trouver le sommeil. Elle aurait aimé sombrer dans les bras de Morphée rien qu'en fermant les yeux mais ses cauchemars hantaient son esprit et l'empêchaient de se détendre.
Ce fut donc avec le corps lourd de fatigue qu'elle entendit le réveil sonner, grommelant des paroles incompréhensibles noyées sous le rire de Justin. Il lui conseilla de se reposer et, après une légère hésitation, lui proposa de rester au lit pendant qu'il vaquait à ses occupations chez Hammer Industries. Une part d'elle se réjouit car cela signifiait qu'il avait assez confiance en elle pour la laisser seule chez lui mais une autre partie de sa conscience, bien plus sentimentale, éprouvait à nouveau une vague de culpabilité en sachant qu'elle finirait un jour ou l'autre par le trahir. Elle réussit à garder un masque neutre sur son visage, le remerciant d'une petite voix alors qu'elle tirait le drap jusqu'à sa tête, déclenchant un autre rire chez son amant. Avec un peu de chance, elle réussirait à fouiller discrètement la maison pour découvrir quelques secrets intéressants.
Profitant du calme ambiant après le départ de Justin, elle prit le temps de se préparer, démêlant ses pensées sous l'eau chaude de la douche. Un bruit en provenance de la chambre attira cependant son attention alors qu'elle se séchait, lui faisant froncer les sourcils. Pensant que son amant était peut-être revenu parce qu'il avait oublié une affaire ou parce qu'il avait décidé de paresser un peu avec elle, elle s'empressa de serrer sa serviette contre elle tout en essayant de ne pas s'attarder sur ses cheveux mouillés qui gouttaient sur ses épaules nues. Elle ouvrit la porte de la salle de bain avec un sourire aux allures de flirt, s'appuyant contre l'encadrement dans une pose nonchalante.
« Je te manque déjà, lança-t-elle.
— Coulson m'a dit qu'il vous avait envoyée sous couverture chez Hammer mais je n'imaginais pas que c'était au sens littéral. »
La voix, féminine et familière, n'était indéniablement pas celle de Justin. Amélia se surprit à rougir quand son regard croisa celui de Romanoff, comme si elle avait été prise en faute alors qu'elle ne faisait rien de mal – après tout, elle ne partageait aucune information sensible ou confidentielle avec lui. Elle s'éclaircit la gorge pour reprendre contenance malgré sa tenue presque inexistante, retrouvant ce ton d'agent qui lui donnait l'impression d'avoir enfin les cartes en main. Une petite voix cynique lui souffla que la rouquine n'était pas la mieux placée pour lui faire ce genre de réflexion étant donné qu'elle avait un passé d'espionne assez sulfureux. Cela lui permit de perdre toute notion de culpabilité, elle était dans son bon droit et n'avait signé aucune close qui l'obligeait à rester loin des gens.
« J'ignorais qu'il avait fait appel à vous pour cette mission, remarqua Amélia en se rappelant qu'elle n'était pas chez elle et qu'il y avait sans doute une raison précise qui expliquait la présence de Romanoff chez Hammer.
— Je suis actuellement employée chez Stark Industries, l'informa la rouquine. Je vous préviens au cas où nous soyons amenées à nous croiser, même si j'imagine que Stark ne va sans doute pas inviter Hammer à ses petites fêtes.
— Depuis quand Stark a-t-il besoin d'une telle surveillance ?
— L'information est classée confidentielle. »
Amélia se retint de lever les yeux au ciel, irritée par cette réponse qui n'en était pas vraiment une, d'autant plus que l'excuse de Romanoff n'avait aucune valeur pour elle. Certes, elles n'avaient pas le même niveau d'accréditation au sein du Shield mais elles travaillaient tout de même pour l'organisation et semblaient avoir des missions qui se croisaient. Elle n'insista pas, connaissant le caractère buté de la rousse, et ayant peu envie de débattre avec elle sur les informations qu'elles avaient le droit d'échanger ou non. Romanoff referma le tiroir de l'une des commodes avant de se redresser, la toisant un bref instant comme si ces quelques secondes allaient suffire à établir un jugement.
« Nous pensons qu'Hammer prépare un mauvais coup alors tenez-vous sur vos gardes, reprit l'espionne russe. Coulson a confiance en vous, ne lui faites pas regretter d'avoir misé sur un cheval défaillant.
— Je suis un bon agent, rétorqua Amélia, et je n'ai partagé aucun secret du Shield avec Justin. »
Elle vit le rictus narquois de Romanoff à l'entente du prénom de Hammer mais la rousse n'ajouta rien, quittant les lieux de son pas dansant après un dernier regard. Amélia s'empressa de se sécher et de s'habiller, pestant contre l'autre femme et contre elle-même, consciente qu'elle aurait dû être capable d'affronter sa collègue avec plus de panache. Qu'avait-elle fait au juste de discutable ? Elle passait certaines de ses nuits dans les bras de Justin mais elle n'avait jamais parlé du Shield avec lui – elle se demandait même s'il en connaissait l'existence – et elle savait garder sa couverture.
Irritée par sa brève confrontation avec la rouquine, Amélia ne parvint pas à se calmer. Elle délaissa la perspective d'une nouvelle sieste et arpenta la demeure de Justin, veillant à ne pas déplacer d'objets qui la rendraient vite suspecte d'espionnage. Elle n'en était pas à sa première intrusion mais, généralement, elle entrait chez des gens avec qui elle n'avait aucun contact et qui ne risquaient donc pas d'avoir des soupçons à son égard. Quelques dossiers de Hammer Industries traînaient dans le salon, sur la table basse, avec des annotations de la main de Justin, sans toutefois donner à penser qu'il préparait un quelconque projet. La jeune femme aurait voulu défendre son cas devant Coulson et le Shield en déclarant qu'elle l'avait vu à l'œuvre et qu'il n'était pas le genre de terroriste que l'organisation semblait déceler en lui mais elle n'avait aucune preuve à apporter – et le fait d'avoir été surprise par Romanoff pouvait jouer de manière plutôt négative dans la balance.
Elle descendit dans la cave où s'alignaient plusieurs présentoirs à vin, puis elle s'intéressa aux différents placards qui ornaient les murs. Sans surprise, ils ne contenaient que des réserves de nourritures ou des produits de première nécessité, comme elle aurait pu en trouver dans n'importe quelle autre maison de la ville. Un soupir franchit ses lèvres à la pensée de ne rien découvrir de bien singulier chez Justin mais, poussée par la curiosité, elle poursuivit ses observations. Son téléphone choisit ce moment précis pour se manifester, résonnant dans le silence de la cave en lui tirant un sursaut ; elle avait cru, l'espace d'un instant, que quelqu'un était entré pour la surprendre. Amélia décrocha en avisant le numéro de Coulson, prenant une grande inspiration en priant pour qu'il n'eût pas eu le temps de discuter avec Romanoff.
L'Agent paraissait aussi calme qu'à l'accoutumée, il demanda de ses nouvelles et s'enquit de l'avancée de sa mission avec son ton si bienveillant.
« J'ai encore besoin d'un peu de temps, Monsieur, remarqua-t-elle en s'arrêtant devant un autre placard. Peut-être une semaine ou deux, voire plus, je ne sais pas.
— Faites attention à vous, je ne tiens pas à ce qu'Hammer se rende compte que vous l'espionnez.
— Ne vous inquiétez pas, il ne verra rien, il oublie vite que je suis là. »
Amélia avait appris à analyser avec attention. Elle savait observer les détails les plus minimes pour en tirer des conclusions bien souvent fondées, sans surréagir face à ce qu'elle voyait. Cependant, elle n'avait jamais eu l'occasion de passer ses propres pensées sous le microscope affuté de ses réflexions. Elle venait de mentir sciemment à Coulson et, cette fois, ce n'était pas au sujet de ses capacités à poursuivre ses missions. Qu'aurait-elle pu lui dire, de toute manière ? Qu'elle avançait peu à peu dans sa quête d'informations chez Hammer Industries en étant littéralement sous couverture avec le grand chef ? Peut-être que Phil aurait pu comprendre sa réaction, il avait eu Romanoff sous ses ordres, mais Amélia n'arrivait pas à passer ce cap de la vérité, comme si elle craignait son avis alors qu'elle ne regrettait rien. Depuis quand redoutait-elle d'évoquer une relation qui, elle en était sûre, ne serait qu'éphémère ?
Elle était extrêmement exténuée et encore étourdie. Feindre d'être journaliste n'était pourtant pas si épuisant mais elle jouait sur deux fronts, entre ce boulot qu'elle voulait conserver autant que possible et cette mascarade auprès de Hammer. Amélia n'aimait pas cette culpabilité qui commençait à pointer son nez au creux de son estomac, elle avait le sentiment de devenir un peu trop manipulatrice et elle détestait cette impression trop prégnante.
« Bien, au moindre problème, vous savez que vous pouvez m'appeler. »
Après l'avoir rassuré une fois encore, Amélia remercia Coulson, mettant fin à la communication en se demandant combien de temps elle parviendrait à jouer cette comédie ridicule. Elle jeta un œil aux derniers placards puis remonta d'un étage avant de se préparer un petit-déjeuner minimaliste, le ventre noué par une culpabilité qu'elle aurait préféré oublier. Incapable de rester là à tourner en rond pendant des heures, elle récupéra ses affaires et prit le chemin de Hammer Industries. Par chance, Justin était à son bureau et elle n'eut pas besoin de parcourir les différents couloirs pour le retrouver. Il fut surpris par sa présence – sans doute pensait-il qu'elle profiterait d'un peu de repos – mais l'accueillit avec le sourire et avec un baiser qui rappela douloureusement à Amélia à quel point elle se trouvait en équilibre entre son sens moral et sa mission.
« Je dois aller à Monaco pour le Grand Prix historique, plusieurs investisseurs potentiels s'y rendent et je pense pouvoir en intéresser quelques-uns. Est-ce que tu as un événement de prévu ? »
Elle perçut une certaine tension dans la voix de Justin, comme s'il craignait sa réponse. Amélia n'avait pas envisagé que leur relation passerait ce cap et elle dut peser le pour et le contre avant d'accepter. Avec un peu de chance, les journalistes seraient bien trop obnubilés par la course pour prêter attention aux gens qui gravitaient autour. Elle savait qu'elle aurait plus de mal à dissimuler ses agissements à Coulson si elle apparaissait au grand jour mais, d'un autre côté, elle pourrait toujours prétexter sa couverture de journaliste pour justifier son déplacement. Aussi, lorsqu'elle répondit par l'affirmative, elle nota le soulagement dans le regard de Justin et elle comprit que, tout comme elle, il cherchait juste à ne pas être seul pendant un événement où une foule se presserait de tous côtés.
La journée se déroula dans le calme, les réunions furent vite expédiées – à grand renfort de sourires hypocrites de la part de Hammer qui commençait à haïr tous les associés qui lui avaient tourné le dos du jour au lendemain depuis la séance du Sénat. Amélia découvrit une nouvelle aile des Industries, dédiée à des prototypes d'un autre genre et d'un calibre assez gros pour percer le plus résistant des chars. Elle profita d'un instant d'inattention de la part de Justin pour prendre en photo les schémas étalés sur les tables ainsi que les premiers résultats sortis des moules. Elle ignorait si ce serait suffisant pour Coulson mais elle était certaine de ne pas avoir vu ces armes dans les rapports du Shield.
Tandis que l'après-midi touchait à sa fin, Amélia rentra chez elle pour préparer le voyage à venir. Elle envoya un SMS à son ancien Officier Superviseur afin de le tenir au courant, lui joignant dans un même temps les clichés qu'elle avait réussi à prendre. Elle passa ensuite sa soirée à trier ses vêtements dans sa valise, tout en sachant qu'elle n'avait pas besoin de s'embarrasser de multiples tenues ; ils partiraient le lendemain matin pour être en avance, le Grand Prix n'aurait lieu que le surlendemain, et ils referaient ensuite le voyage de retour dans la foulée. Justin lui avait indiqué qu'il avait réservé une chambre sur place pour éviter l'aller-retour sur une seule journée, ce qui la soulageait – elle était bien trop fatiguée pour supporter un double trajet en moins de vingt-quatre heures.
Au lever du jour, Amélia était déjà prête, et un peu trop impatiente. Elle avait déjeuné en vitesse avant de se rendre chez Justin où un véhicule privé les attendait pour les mener à Hammer Industries d'où ils décolleraient dans un jet. Pendant le trajet, la jeune femme s'assoupit et elle grimaça à l'arrivée lorsque ses articulations protestèrent contre la position dans laquelle elle s'était endormie. Une autre voiture les conduisit jusqu'à leur hôtel d'où ils avaient une vue imprenable sur la ville de Monaco.
« Mon supérieur ne me croira jamais, lança-t-elle à Justin sur un ton qui sonnait faux à ses oreilles. Monaco !
— J'espère que tu ne lui dis pas tout, répliqua-t-il d'un air taquin. »
Elle se détourna de la fenêtre et vint planter un baiser sur ses lèvres.
« Je serais sans doute virée s'il l'apprenait. Généralement, il faut éviter de se glisser dans les draps de nos sujets d'articles.
— Est-ce que tu le regrettes ? »
Comme seule réponse, elle l'entraîna vers le lit, consciente qu'il ne s'agissait ni d'un « oui », ni d'un « non ». Ils avaient du temps à perdre avant le lendemain et ils le passèrent à se redécouvrir encore et encore. Amélia était grisée par les caresses de son amant, elle appréciait cette douceur dont il faisait toujours preuve à son égard, l'habitude qu'il avait aussi de s'assurer qu'elle était consentante. Il aurait pu être un bon compagnon si elle l'avait aimé mais il ne serait jamais rien de plus que sa cible, sa mission, cet amant qui sans le savoir l'avait aidée à reprendre confiance en elle.
Alors qu'ils étaient allongés l'un en face de l'autre, Justin effleura du bout des doigts le croissant de lune qui ornait le poignet d'Amélia. Il lui demanda si elle avait déjà rencontré son âme-sœur, laissant transparaître une certaine curiosité derrière laquelle l'agent du Shield perçut une autre émotion, plus délicate, presque mélancolique. Elle avait déjà remarqué qu'il possédait lui-aussi une marque mais elle n'avait jamais abordé le sujet, consciente que les gens avaient tendance à considérer que le lien d'âme-sœur était personnel, presque plus intime que toute autre relation. Elle comprit ce qu'il ne disait pas, devinant ainsi qu'il avait croisé la sienne, et elle s'interrogea sur ce qu'il avait bien pu traverser pour sembler aussi bouleversé.
« Non, répondit-elle en haussant les épaules, je ne crois pas. Je n'ai jamais … enfin tu sais, je n'ai pas entendu les mots qui sont inscrits sur ma peau. Mais ce n'est pas ton cas, n'est-ce pas ?
— J'aurais préféré ne jamais le savoir, maugréa-t-il. Ce n'est pas … je ne m'attendais pas à ce que ce soit lui. »
Amélia nota l'emploi du masculin mais n'ajouta rien. Que l'âme-sœur de Justin fût un homme ne la dérangeait pas, elle se moquait bien de l'orientation sexuelle des gens du moment qu'ils étaient heureux. Cependant, en croisant son regard, elle vit qu'il avait perdu de sa bonne humeur et qu'il paraissait blessé par un souvenir qu'elle n'avait pas souhaité lui imposer. Elle détourna son attention par une caresse sur son bras, avant de lui voler un nouveau baiser. Elle se détestait déjà de le manipuler de la sorte, elle n'allait pas non plus le faire sombrer dans des idées noires.
« Un jour j'irai le voir pour mettre les choses au clair, et pour savoir aussi si lui est au courant.
— L'âme-sœur n'est pas un miracle, ne l'oublie pas. Il y a des gens qui vivent sans la leur et qui s'en sortent très bien.
— Tu as l'air d'avoir un avis bien tranché à ce sujet, s'étonna Justin. Des déconvenues autour de toi ?
— Plutôt une mauvaise expérience personnelle. Ma marque a failli disparaître, une fois, et depuis, je crains que ce phénomène se reproduise mais de façon plus … définitive.
— C'est assez traumatisant, confirma son amant. »
Elle lut une fois encore dans ses yeux ce qu'il ne disait pas. Dans un murmure, elle lui demanda s'il avait vécu cet étrange sentiment et il acquiesça, avouant qu'il avait vu sa propre empreinte s'estomper quelques temps plus tôt. Mue par un pressentiment, Amélia décela les propos qu'il taisait, ce nom qui semblait effleurer ses lèvres sans les franchir. La jeune femme n'insista pas, elle posa sa tête sur son épaule et laissa le silence les entourer. Peut-être auraient-ils pu être amis, en fin de compte, mais il était trop tard pour y réfléchir, elle avait perdu cette opportunité.
« Je ne sais pas de quelle façon je pourrais réagir s'il venait à mourir, remarqua Justin qui paraissait encore perdu dans ses pensées. Même si nous avons un lien d'âme-sœur, nous n'aurons jamais de véritable relation, c'est impossible. Mais si je découvrais son nom dans la rubrique nécrologie …
— Essaye de lui parler, avec un peu de chance, il acceptera de rester cordial. S'il t'ignore, eh bien, tu auras toujours l'opportunité d'aller voir ailleurs. »
Elle ponctua sa phrase d'un baiser puis d'un second, et s'empressa d'occuper son esprit en éveillant ses sens. Aussi, lorsque la nuit les recouvrit tout à fait de son ombre, Justin était enfin apaisé.
*.*
Jamais auparavant Amélia n'avait assisté à un Grand Prix ou à une quelconque course automobile, ayant eu plus de temps à passer à l'Académie du Shield qu'en-dehors mais elle appréciait assez la compagnie de Justin pour jouer le jeu jusqu'au bout. Elle avait repéré des investisseurs connus, des grands noms de sociétés modernes, des prodiges de l'informatique qui tentaient de se faire une place dans la cour des grands et elle était fascinée par le mélange d'autant de gens d'horizons divers. Elle avait le sentiment d'être un peu maladroite parmi cette foule, engoncée dans une robe couleur sable qui lui arrivait au-dessus des genoux et qu'elle n'avait porté qu'en de rares occasions. Elle avait toujours eu une prédilection pour les pantalons – une habitude due à ses missions – et elle espérait qu'elle n'aurait pas à fuir, perchée sur des talons qui la grandissaient un peu mais qui n'étaient pas des plus confortables.
Le bras que Justin avait passé autour de sa taille n'était pas non plus étranger à sa timidité soudaine. Contrairement à Stark qui s'exhibait souvent avec Pepper ou d'autres femmes dans la plupart des événements auquel il participait, Hammer n'était pas connu pour avoir une assistante ou une autre présence féminine à ses côtés. Amélia n'avait pas manqué le regard étonné de Christine Everhart, une journaliste très célèbre qui avait déjà eu quelques interviews avec l'Iron Man par le passé et qui lorgnait désormais du côté de Justin pour tenter d'obtenir des informations qu'il ne délivrait qu'au compte-goutte pour attiser la curiosité de son interlocutrice. L'agent du Shield avait caché son amusement derrière un sourire poli envers la journaliste, se présentant comme étant une collègue d'un autre magazine – elle priait pour que la couverture conçue par Coulson fût parfaite, mais elle avait décelé une certaine forme de méfiance dans les yeux d'Everhart.
Lorsque Justin repéra l'un des investisseurs qui l'intéressait le plus pour ses Industries, il laissa les deux femmes en tête à tête. Everhart en profita pour demander à Amélia si elle comptait balancer des données confidentielles de chez Hammer Industries ou si elle était là pour débourser l'argent du PDG. L'agent du Shield esquissa un rictus, sachant pertinemment de quelle manière les coups bas et autres insultes fonctionnaient dans le domaine du journalisme – elle n'était peut-être pas une vraie rédactrice en quête d'un scoop quelconque mais elle en avait assez appris pour ne pas être totalement prise au dépourvu.
« Je ne suis là pour nuire ni au portefeuille ni à la renommée de Justin, remarqua Amélia. Il y a assez de vautours dans notre société pour en vouloir à l'un et à l'autre.
— N'allez pas me faire croire que son argent ne vous intéresse pas, répliqua Everhart en haussant un sourcil. Hammer Industries n'est pas à la hauteur de Stark Industries mais ils ont des fonds assez conséquents et je suppose que Justin en possède aussi dans son compte personnel.
— J'ai un travail, une famille, et j'ai reçu un héritage il y a peu alors non, je ne suis pas intéressée par le nombre de zéros de son compte en banque. »
Elle planta là la journaliste, fulminant contre les mauvaises manières de toutes ces personnes qu'elle ne côtoyait que pour donner le change. Amélia louvoya entre plusieurs personnalités, s'excusa en bousculant l'une d'elles et se heurta sans le vouloir à un individu facilement identifiable. Évidemment, parmi tous les invités de ce Grand Prix, elle avait croisé la route de Tony Stark. Il la dévisagea de la tête aux pieds, remonta à son visage puis plissa les paupières un bref instant avant de lui demander s'ils se connaissaient.
« Je suis sûr de vous avoir déjà vue.
— J'étais à l'audience du Sénat, répondit-elle avec un sourire poli tout en espérant qu'il ne parlerait pas de Coulson ou du Shield. Vous savez, celle où vous avez envoyé paître le sénateur Stern.
— Une remarquable journée, affirma le milliardaire avec un regard où pétillait une lueur malicieuse. Je vais finir par croire que vous me suivez. »
Elle répliqua qu'elle n'en était pas encore à poursuivre les célébrités. Elle allait ajouter qu'elle accompagnait quelqu'un mais ses mots se perdirent dans sa gorge dès qu'elle croisa le regard de Romanoff. La Russe arborait une expression des plus sérieuses, bien ficelée dans son rôle d'assistante de Stark, avec ce qu'il fallait de politesse pour paraître un peu gênée ou mal à l'aise quand elle assura à l'Iron Man qu'il avait des gens à rencontrer et des mains à serrer. Tony acquiesça vaguement, salua Amélia puis s'éloigna vers certains grands noms de l'industrie automobile, laissant les deux agents en face à face. Natasha murmura à sa collègue de ne pas se faire remarquer, arguant que la journée devait se dérouler dans le calme – en tout cas, autant que possible quand Stark se trouvait sur les lieux.
Alors que la rousse s'éloignait d'une démarche assurée, Amélia poussa un soupir agacé. Elle n'avait pas besoin de recevoir d'ordres, elle tenait les siens de Coulson et n'avait aucun doute sur la marche à suivre. Elle était encore en train de ruminer contre Natasha lorsque Justin la rejoignit, deux coupes à la main. Il haussa un sourcil en avisant sa moue contrariée et lui tendit l'un des deux contenants avec un sourire quelque peu rieur qui dérida presque aussitôt la jeune femme.
« Tu as des ennuis avec l'assistante de Stark ?
— Un malentendu, rien de grave, répondit Amélia.
— Et avec Everhart, un malentendu aussi ? s'enquit-il sans se départir de son expression amusée.
— Elle pense que je convoite ton porte-monnaie et que je cherche à déterrer de sombres secrets dans tes Industries. Je crois qu'elle veut simplement avoir un bon article à écrire sur toi et sur un possible scandale. »
Elle avala sa boisson en guettant du coin de l'œil la valse ininterrompue de la foule. Justin allait répondre lorsqu'une clameur s'éleva devant l'un des écrans télévisés, attirant tous les regards. Amélia fronça les sourcils en remarquant que la voiture sélectionnée pour représenter Stark Industries au Grand Prix était conduite par l'Iron Man lui-même, ce qui n'était pas vraiment au programme. Elle aperçut l'expression agacée de Romanoff et ne put s'empêcher de sourire ; au moins, avec Justin, elle n'avait pas l'impression de devoir gérer un gamin arrogant capable de se mettre en danger pour un oui ou pour un non.
Contre toute attente, la situation prit un nouveau tournant lorsqu'un individu étranger vint sur la piste pour interrompre la course et affronter Stark, armé de deux lassos électrifiés dont la technologie ressemblait de loin à celle qui alimentait l'armure du milliardaire. Sans surprise, grâce à l'une de ses fabrications, l'Iron Man réussit à reprendre le dessus mais cet événement ne resterait pas sans conséquence, tout le monde en avait conscience. Amélia eut un mauvais pressentiment en avisant l'air intrigué de Justin tandis que la sécurité emmenait le fauteur de troubles en-dehors de la piste de course. Avec le scandale lié à la séance du Sénat et les investisseurs qui peinaient à vouloir soutenir Hammer Industries, la jeune femme craignait un acte désespéré de la part de son amant et elle sut qu'elle allait devoir le garder à l'œil pour éviter une catastrophe.
Dans la salle de réception, les conversations avaient repris leur cours, avec un seul sujet commun : Tony Stark et sa démonstration de force. Certains estimaient qu'il avait exposé des innocents à de gros risques puisque l'étranger aurait pu causer bien plus de dégâts humains s'il n'avait pas été arrêté et d'autres pensaient qu'il s'agissait d'un coup de communication de la part de Stark Industries ; cependant la plupart s'accordaient à dire que l'Iron Man était doué. Le principal concerné fut de retour en un clin d'œil, sous les acclamations des multiples invités, adressant des sourires complices à plusieurs de ses connaissances.
« Ce n'est pas Hammer qui vous aurait présenté ce genre de spectacle, lâcha Stark sur un ton provocateur en désignant Justin d'un mouvement de la tête. »
Amélia assista aux réactions de la foule où plusieurs rires se firent entendre alors que le PDG de Hammer Industries serrait les poings. Il ne riposta pas à l'attaque verbale de l'Iron Man, il garda le peu de dignité qui lui restait et franchit la salle d'un pas rapide, ignorant les sarcasmes qui pleuvaient sur lui et contre lesquels il ne pouvait rien faire. Tenter de riposter verbalement n'aurait suffi à rien, les soutiens de Stark étaient bien plus nombreux que les siens et il ne faisait aucun doute que l'Iron Man gagnerait haut la main une tentative de discussion. L'agent du Shield suivit son amant en silence puis elle le héla lorsqu'il commença à descendre les marches de l'extérieur du bâtiment, s'attirant un regard où la haine céda la place à de l'apaisement dès qu'il vit qu'elle était seule.
« Tu devrais les rejoindre, ils vont sans doute photographier Stark dans toute sa splendeur.
— Toutes les femmes ne rêvent pas de poser avec lui, répliqua Amélia.
— Mais aucune ne serait prête à être vue en ma compagnie s'il est dans la même pièce que moi, rétorqua Hammer avec une amertume qu'elle ne lui connaissait pas.
— Je ne suis pas ce genre de personne. »
Elle le défia du regard avant de descendre la marche qui les séparait. Elle était censée éviter la mauvaise presse pour ne pas risquer d'être découverte mais, si Romanoff pouvait se pavaner aux côtés de l'Iron Man en toute discrétion, Amélia avait le droit de tenter sa chance. Ses lèvres trouvèrent celles de Justin pour un baiser avide, rempli d'une ardeur qui alluma un brasier dans ses veines. Elle se perdit dans leur étreinte, oubliant que n'importe qui aurait pu les apercevoir, les mains de Justin posées sur ses hanches. Lorsqu'il recula pour reprendre un peu d'air et retrouver un semblant de sérieux, elle décela le désir dans ses pupilles. Elle lui souffla d'oublier Stark et lui rappela qu'ils avaient une chambre d'hôtel bien plus attrayante que tous ces gens qui étaient encore à l'intérieur.
Justin scella cet accord par un autre baiser qui n'échappa pas à des yeux trop curieux. Amélia n'aperçut le flash de l'appareil photo que trop tard, elle recula précipitamment en cherchant la source de la lumière, pestant intérieurement contre son manque de réactivité. Elle sentit les doigts de Justin enserrer les siens et elle se laissa entraîner vers le court chemin qui les séparait de leur hôtel. Elle n'était pas à l'aise à l'idée de savoir qu'une personne les espionnait – elle redoutait un individu plus vicieux ou dangereux qu'un simple journaliste et elle n'avait pas son arme sur elle. Sa mauvaise humeur s'en retrouva d'autant plus aggravée lorsqu'ils aperçurent plusieurs journalistes postés devant l'entrée de l'hôtel ; quelqu'un avait vraisemblablement réussi à dénicher l'adresse et à la vendre au plus offrant.
Ils se frayèrent un passage entre les flashs et les questions indiscrètes puis entrèrent dans le hall de l'hôtel où d'autres membres de la presse avaient pris place pour se relayer. Amélia s'empressa d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur et poussa un long soupir de soulagement lorsque les portes se refermèrent enfin, leur offrant un semblant de calme.
« Ces journalistes sont pires que les groupies de Stark, marmonna la jeune femme.
— Quelqu'un a dû nous suivre à la sortie du jet, tempêta Justin. J'espère qu'ils seront assez occupés par Stark pour nous laisser en paix. »
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent à leur étage, leur révélant la présence d'autres journalistes postés dans les couloirs. Amélia aurait bien aimé les mettre à terre en quelques mouvements bien précis pour leur faire regretter leur curiosité mais elle aurait grillé sa couverture ; elle supporta malgré elle les regards insistants et claqua la porte de leur suite lorsque Justin parvint enfin à les faire entrer. En avisant l'air sombre de son amant, elle comprit que la situation n'était pas telle qu'il l'avait imaginée. S'il aimait l'attention des journaux dans le but d'obtenir de la bonne publicité pour ses Industries, il semblait cette fois-ci avoir envie de se terrer dans un coin pour ne plus en sortir.
« Ils vont avoir d'autres chats à fouetter avec ce qui s'est passé pendant la course, tenta Amélia. Généralement, avec ce genre d'événement, il faut faire le tri dans les informations et prendre …
— Les plus croustillantes ? l'interrompit Justin sur un ton cinglant. Mes Industries n'ont jamais connu une baisse aussi importante de production et de financement, et on remerciera Stark pour ce coup de main. Tout ce que les journaux vont retenir du Grand Prix sera la participation de Stark, son combat contre ce gars sorti de nulle part et ta présence à mes côtés. Ils vont creuser pour déterrer tout ce que tu pourrais cacher, et ils en profiteront pour m'humilier au passage.
— La presse se moque bien de savoir qui t'accompagne. Ils ne me connaissent pas et ils auront plus de facilité à écrire sur Stark et sa nouvelle assistante que sur moi. »
Elle avait assez de conviction dans ses paroles pour donner l'impression que tout s'arrangerait en un rien de temps. Ce qu'elle ignorait, c'était à quel point Justin avait raison.
