Le voyage pour se rendre à Port-Lannis paraît interminablement long, en majeure partie car Robert ne cesse de se plaindre qu'il voudrait être déjà arrivé ce à quoi Ned et Sebas répondent en éperonnant leurs chevaux pour fuir sa compagnie. À onze ans, Sebas n'est guère un cavalier émérite quand il s'agit d'aller plus vite qu'au pas et dégringole à plus de cinq reprises – s'il en sort toujours intact et plutôt amusé, lord Arryn n'apprécie pas du tout de voir son héritier se couvrir de ridicule et manquer de se rompre le cou avec tant de régularité si bien qu'il finit par le conserver près de lui, en menaçant de confisquer le cheval de Sebas pour l'obliger à monter en croupe derrière son père si le garçon refuse d'améliorer son assiette.
Inutile de préciser que Sebas maîtrise nettement mieux l'amble et le galop quand les murs de Port-Lannis apparaissent enfin à l'horizon. Pour sa part, Ned a les oreilles sur le point de tomber et remercie chaudement les anciens dieux pour le silence si ardemment attendu de Robert.
Sous les rayons du soleil couchant, la ville est toute d'or resplendissant, ses villas plus appropriées pour une cité essosienne et ses larges rues constamment encombrées d'hommes et de charrettes rayonnant doucement, et Ned est impressionné à son corps défendant. Il a entendu parler de la réputation des Terres de l'Ouest pour regorger d'or et autres métaux précieux, principalement sur leur chemin, mais cette ville dorée face aux mers du Crépuscule est un souvenir qui restera longtemps avec lui, même si son or n'est que métaphore et image poétique.
Vu la réputation de ce que l'or pousse les hommes à faire, surtout dans les Terres de l'Ouest, Ned préfère de loin l'image poétique.
En tant que seigneur suzerain du Val, Jon se voit reçu par la famille Lannister de Port-Lannis en personne – au lieu d'avoir à monter sa tente derrière les murailles, car l'affluence causée par le tournoi a rempli toutes les auberges au point que c'est miracle de ne pas les voir voler en morceaux de l'intérieur sous la pression des corps entassés.
Tout comme les Arryn de Goéville, cette branche Lannister a décidé d'assurer son avenir en devenant une lignée marchande pourvue d'un titre de noblesse ; pour cela, beaucoup murmurent que Castral Roc les regarde de haut, pour avoir ainsi mis de côté leur fierté et s'être abaissés à donner leurs filles à des drapiers et des orfèvres tandis que leurs fils épousent la progéniture de poissonniers et de banquiers. Ce qui n'empêche pas le Roc de laisser toute latitude à leur parentèle mercantile en ce qui concerne la gouvernance de Port-Lannis.
À titre officiel, il n'existe pas de Sire de Port-Lannis : c'est un Intendant qui dirige la cité, nommé par le Sire de Castral Roc et qui théoriquement pourrait être choisi n'importe lequel des hommes accomplis résidant à Port-Lannis, du moment que le candidat jouit d'une fortune personnelle et de l'approbation de ses pairs. Curieusement – ou peut-être pas – c'est toujours un Lannister qui est choisi pour occuper cette fonction au moins depuis la Conquête.
Il faut reconnaître que la famille prépare admirablement ses fils à la tâche ; alors qu'il se promenait dans le complexe de trois manoirs que le lion de Port-Lannis utilise comme résidence en lieu et place d'un château, il croise une profusion de marchands, de mestres versés en langues et en mathématiques, de voyageurs venus des quatre coins d'Essos et de plus loin ainsi que de marins, dont plus d'un a reçu de l'or afin d'instruire un jouvenceau de tel ou tel sujet.
C'est une animation qui remplit la propriété des caves jusqu'à la plus haute flèche, et Jon ne peut s'empêcher de se sentir à l'étroit. Heureusement que l'entourage royal a proclamé son intention de séjourner à Castral Roc plutôt qu'à Port-Lannis, quoique dans des termes assez insultants – le roi proclamant qu'il en avait déjà assez de renifler du poisson à Port-Réal et n'allait pas ailleurs pour s'infliger les mêmes puanteurs.
Jon trouve ces paroles complètement injustes envers Port-Lannis, surtout quand on a visité Port-Réal : s'il existe une ville capable de puer davantage, le seigneur du Val aimerait apprendre son nom afin de pouvoir ne jamais y mettre les pieds sous peine d'asphyxie immédiate. Non, il n'exagère même pas. Mettre le feu à Culpucier ne parviendrait vraisemblablement qu'à améliorer le fumet – et en parlant de feu, un marin jure devant les Sept que la Néra est si souillée qu'il l'a vue se couvrir de flammes pendant une bonne semaine.
Conte d'ivrogne, peut-être. Triste constat des faits, lamentablement possible. Au moins Port-Lannis bénéficie-t-elle de vents chassant les relents déplaisants en direction des mers du Crépuscule.
Mais dans l'intervalle, cela signifie que les Lannister de Castral Roc et les Targaryen ne se présenteront qu'au tout dernier moment, une fois que les gradins auront été installés et les chevaliers tous inscrits et prêts à se présenter dans la lice, lorsqu'il ne manquera plus que le signal des festivités à donner.
Une bonne chose, cela – si tension il doit y avoir, cela épargne Port-Lannis tant que ce sera nécessaire. En revanche, l'humeur de Castral Roc ne doit pas être à la noce, surtout que le roi a refusé d'amener son fils nouveau-né – pour lequel a été organisé le tournoi, tout de même – et sa reine, les laissant calfeutrés dans le Donjon Rouge et proclamant par là qu'il n'a aucune confiance dans la capacité de sa propre Main à assurer la sécurité des membres plus vulnérables de la famille royale – de ses propres invités.
Aerys semble réellement déterminé à faire de Tywin Lannister son pire ennemi, et Jon se demande si l'arrogance de sa position ou la démence nichée dans son sang lui brouille la réalité de la situation. Une question pour les philosophes, celle-là.
En dépit de l'ambiance festive régnant dans les rues, de l'enthousiasme de ses chevaliers et des garçons qu'il élève, Jon se sent d'humeur dépressive alors qu'il pressent la fin inéluctable des réjouissances. Quelle qu'en soit la raison, la couronne ne manquera pas d'empirer sa relation avec l'Ouest, et le royaume entier devra en payer le prix plus tard.
Sept Enfers, faites que ça ne commence pas pendant le tournoi lui-même. Il ne manquerait plus qu'Aerys et Tywin s'écharpent mutuellement devant les trois quarts de la noblesse westerosienne, alors que les lois de l'hospitalité devraient les contraindre à se manifester un strict minimum de courtoisie.
D'aucuns iront accuser Jon de défaitisme et paranoïa, mais feu Jasper Arryn a toujours répété qu'un pressentiment puissant était un signe des dieux et qu'il fallait donc écouter ses instincts. Méfiance de mise, par conséquent, ainsi que visites régulières au septuaire le plus proche pour implorer les dieux de mitiger les dégâts.
Son entourage croit vraisemblablement qu'il prie pour la bonne fortune et la prouesse de ceux du Val qui participeront au tournoi. Il laisse croire – c'est mieux que la vérité, après tout, cette vérité qui ferait disparaître les sourires de ses pupilles et de son fils si jamais ils venaient à l'entendre.
Pour un chevalier chargé par le Guerrier d'être brave, Jon ne se sent jamais aussi lâche que lorsqu'il ment et dissimule afin de ne pas exposer trop tôt ses garçons à la corruption des Sept Couronnes. Un jour, cela leur sautera à la figure et ils manqueront de préparation. Peut-être l'accuseront-ils de négligence dans ses devoirs d'éducateur.
Qu'ils accusent donc. Jon est trop couard pour se conduire autrement.
