*Well, my body's been a mess
Le réveil de Tenten le lendemain matin fut un des plus difficiles, si ce n'était le plus compliqué, qu'elle s'en souvint. Tout son corps lui pesait. Comme si une chappe de plomb l'écrasait et entravait toute tentative de mouvement, mais aussi comme si tous ses membres se lestaient de plusieurs tonnes et déniaient l'existence de la gravité en cherchant désespérément à l'enfoncer dans son matelas.
Elle sentait peser tout le poids de sa présence dans le monde, toute la conscience de son existence, à travers ce sentiment piteux de pesanteur. Paradoxalement, à toute cette masse confuse d'impressions réelles et de lambeaux de rêve, venait se mêler une légèreté inattendue, ou plutôt l'absence d'une tension dont elle put mesurer l'importance une fois celle-ci disparue.
La déflagration de sa détresse intérieure, à laquelle avait assisté Temari la veille, avait désamorcé la pression qu'elle s'était consciemment infligée de digérer au plus vite sa rupture avec Neji pour reprendre le cours normal de sa vie.
Comme s'il s'agissait justement d'une histoire comme toutes les autres.
Comme si la fin d'une relation, ce n'était pas également une fin de soi-même.
Comme si toute relation ne fonctionnait pas tel un miroir sur soi-même.
Comme si la construction d'une relation ne reflétait pas les changements et les évolutions opérants au sein-même de nos personnalités, comme un effet de ricochet inversé.
Comme si les démons de nos liens affectifs ne trouvaient pas d'écho dans nos propres peurs intérieures.
La psyché de Tenten passait par sa saison des éclipses personnelle, comme si elle débranchait la prise de son inconscient pour la remettre en fonctionnement et l'alimenter de nouveau en électricité tout aussi immédiatement. Le système arrivait à saturation et les dysfonctionnements jaillissaient de tous côtés. Il fallait tout réinitialiser, car le déni n'avait fait qu'ajourner ce qu'elle refusait de voir et d'affronter. La bise désagréable et insistante était devenue une tempête monstrueuse, dont les vents violents entraient par tous les interstices de la garde mentale qu'elle avait dressée pour garder le cap de la normalité.
Combien de temps une eau en ébullition peut-elle être gardée enfermée ?
Pendant combien de temps une tornade peut-elle être cloisonnée dans une cellule de prison ?
Bien sûr que la violence sourde des émotions rend le mental faillible. Bien sûr que celui-ci n'est jamais d'acier, et qu'il est dangereux de poser les bases de sa conscience sur des bases d'argile.
Et Tenten connut l'inévitable : ses digues finirent d'être submergées, la défense vola en éclats avec toute la brusquerie des éclairs. Une illumination d'un sublime terrible, l'ébranlement dans toute la beauté d'une secousse, la mise à nu imposée par un inconscient en pleine révolte.
Et après l'orage venait la bruine silencieuse chargée d'évacuer les dernières moisissures de peur. Comme après une longue journée de canicule la tempête vient débarrasser l'atmosphère d'une lourdeur moite et paralysante, alors la crise mettait Tenten face à ses contradictions et lui offrait l'accès à la sérénité d'esprit de celle qui se savait capable d'affronter ce qui entravait sa propre liberté : ses peurs. Était venue l'évidence de leurs vacuités, et de la nécessité de les dompter et de les apprivoiser.
Ce dimanche matin se prêtait à la contemplation savoureuse de la beauté du monde, sans mot dire. Elle s'habilla, sortit de sa chambre pour passer dans les pièces communes et constater leur silence tranquille : Temari s'appropriait encore les bienfaits du sommeil. Tenten se fit couler un café, roula une cigarette dans l'attente ronronnante que le liquide s'écoulât, puis posa un pied sur le balcon.
Entre tardifs frimas hivernaux et des heures fugaces précocement ensoleillées, le mois d'avril démontrait l'inconstance juvénile du printemps, hésitant d'année en année entre l'effeuillage affriolant et les rappels à la pudeur, entre une décontraction pré-estivale et la prudence face à une météo imprévisible. Cendrillonnesque, lorsqu'elle posa ses orteils dénudés sur le béton à température ambiante, Tenten grimaça et accusa le coup en réprimant un frisson. L'heure était fraîche, et le soleil éblouissant était trop matinal pour constituer une source de chaleur.
Tenten se contenta de resserrer plus étroitement les pans de sa veste contre son estomac et s'assit à même le sol. Elle porta la flamme du briquet à sa cigarette, inhala la fumée…
Mais elle l'écœura. Malgré le pic de tension, elle n'avait pas augmenté sa consommation de nicotine la veille. Mais c'était la même sensation de gavage, l'impression que cette cigarette serait de trop. Qu'elle n'en aurait plus besoin. Que, sortie du carcan de l'habitude, elle prenait conscience qu'elle pouvait s'en passer. Qu'elle n'en avait pas envie finalement.
Pensivement, Tenten écrasa le mégot de tabac dans le cendrier et se mêla à l'énergie des choses du dehors. L'appartement qu'elle louait avec Temari s'éloignait du centre-ville fréquenté et des artères principales de Konoha. Loin du trafic qui vaquait à toute heure, de son balcon elle en entendait le vacarme indistinct, comme un vrombissement continu, une espèce de fond sonore si diffus, régulier et monotone qu'on n'y prêtait plus attention à force. Attentive à tout bruit, mouvement, odeur qui entrait en contact avec l'un de ses cinq sens à l'affût de leur environnement, elle fut charmée lorsqu'elle entendit les pépiements timides et folâtres de quelques oiseaux qui s'esclaffaient dans le ciel. Des bribes de conversation lui arrivaient aux oreilles, portées par des voix tantôt graves tantôt plus aigües, lui partageant des problèmes d'organisation familiale, des courses de dernière minute, des « j'arrive dans deux minutes », des « à ce soir », ou des « au revoir » plus sérieux, de parfaits inconnus qui passaient dans sa rue plusieurs étages plus bas.
Dans un geste immémorial, Tenten offrit son visage aux douces caresses d'un soleil printanier délicatement revêtu de ses derniers oripeaux de fraicheur. L'air vif terminait de sortir la jeune femme de l'ensommeillement, une piqûre qui ramenait de la vie au cœur de ses respirations profondes. Les yeux clos, la lumière blafarde d'une grisaille blanche aveuglante provoquait un carnaval d'ensoleillement derrière ses paupières, une farandole de phosphènes dansants au rythme de percussions colorées.
C'était bouleversant, cette sensation immobile de faire partie d'un tout, de ressentir l'énergie du chaos des choses sans y prendre part, de contempler l'activité intense du monde en se mettant en retrait et de voir le réel toujours en mouvement, foisonnant de bruits et saturé d'odeurs.
C'était incroyablement rassurant de voir que le monde continuait de tourner si elle-même arrêtait un instant d'y contribuer. Et surtout qu'elle-même poursuivait toujours son existence, et que rien n'allait de mal en pis, si elle osait ralentir le pas.
En cet instant, elle se sentait portée par un espoir serein qui fleurissait dans sa poitrine, tels les pétales d'une rose s'épanouissant le long de son plexus solaire.
Elle devait reconnaître que les déviations bidouillées par son mental tenaient du bricolage amateur et ne pouvaient plus combler les fragilités de ses fondations. Elle était fissurée, c'était une réalité à supporter.
Mais le monde était beau, et elle était décidée à trouver sa propre beauté.
* What kind of fuckery is this?
Un père taiseux et absent, insignifiant au sein de sa famille, complètement dédié à un travail dont le prestige ne tenait qu'à l'image que lui-même en donnait. Un géniteur sans passion, sans traits distinctifs, maladroit lorsqu'était requis de sa part une action de parent, lâche lorsque sa fille lui demandait d'assumer ses responsabilités. Un homme qui s'était tôt désintéressé de la vie de couple et de la vie de famille car il en attendait un miracle, une épiphanie soudaine qui lui permettrait de trouver un sens dans un quotidien ennuyeux. Mais cet espoir disparut lorsqu'il comprit qu'il s'agissait d'efforts d'une vie.
Une mère sur un piédestal, médecin engagée dans un fort réseau associatif, régulièrement partie pour des missions humanitaires. Une mère-courage qui liait son existence et sa valeur au fait de soulager et d'aider les plus malheureux. Un sens du service si fort, un dévouement féroce, l'infirmière de l'humanité. Un modèle maternel placé et qui se plaçait si haut qu'il en devenait inatteignable. Une femme qui créait des exigences inaccessibles pour son propre entourage, car si elle-même se montrait aussi inspirante, pourquoi sa fille serait-elle incapable de suivre le même chemin ? Une génitrice plus intéressée par la place de pourvoyeuse de guérison qu'elle pouvait occuper dans le monde, que par une maternité qu'inconsciemment elle percevait comme oppressante et limitante.
Une fille qui n'avait jamais manqué de rien et avait toujours été libre de faire ce qu'elle voulait. Son caractère indépendant s'accommodait facilement de cette autonomie, une liberté mise au service de la découverte et de l'exploration, qui nourrissaient la curiosité la plus vive. Une enfant qui tôt se débrouilla seule pour manger, jouer, s'occuper, lorsqu'elle rentrait après l'école dans une maison vide : l'enfant parfaite pour des parents jamais présents. Elle ne posa jamais le moindre souci, même à l'adolescence où elle devint encore plus autonome et tirait fierté de sa débrouillardise. Pas d'esclandre, une vie sociale solide, des activités extra-scolaires denses, de très bonnes notes.
Elle s'était construite comme elle avait pu.
* It's me and Mr Jones
Il y avait cette peur que Neji la vît telle qu'elle était vraiment, même si cette peur se révélait paradoxale car il la connaissait depuis tant d'années. Elle n'était pas digne de son attention, il était si… en-dehors de l'ordinaire, qu'aurait-elle pu lui proposer qui fut aussi intéressant et aussi unique qu'il était lui-même ? Il l'avait connu adolescente. Toutes ses premières fois s'étaient déroulées en sa compagnie. Elle n'était pas surprenante, n'avait pas de traits de personnalités remarquables, sa beauté n'attirait pas l'attention, sa vie suivait somme toute un parcours assez normal…
Mais quand elle se débarrassait de ses derniers vêtements sous son regard sans équivoque, dans un silence friable où le désir possédait quasiment une odeur. Quand il l'embrassait tendrement sur le front ou lui tenait négligemment la main dans un geste d'affection à la fois réflexe et à la fois pudique. Quand il lui envoyait un message car il avait vu, fait, entendu, senti, lu, mangé, quelque chose qu'il rapprochait d'elle-même et ses mots criaient digitalement « je pense à toi ». Quand ses bras enfermaient le corps de la jeune femme dans une recherche mutique de soutien…
Alors, elle se sentait nue. Ou plutôt désarmée. Il la voyait. Sans faux-semblants, sans contraintes géographiques ou impératifs temporels, sans le poids des mots et le calcul de la pensée… C'était elle, sans mensonges, sans système de défense, sans possibilité de dérobade. Il la voyait et la re-connaissait.
Et c'était terrible, cette peur de son jugement si fataliste. Mais c'était terrible aussi, cette envie d'éprouver cette sensation de dénudement essentiel encore et encore.
Combien d'excuses, combien d'arguments inutiles et de responsabilités futiles l'avaient ainsi éloignée d'elle-même ?
Il y avait cette peur qu'il se lassât de leur histoire, et qu'il l'abandonnât. Pour Tenten, depuis leur première rencontre, c'était écrit quelque part quelque part que l'initiative de leur rupture lui revenait à lui. Et c'était précisément pour éviter à tout prix cette humiliation d'être celle qui devenait un fardeau pour l'autre qu'elle s'était jurée d'endosser le rôle de la défaiseuse et d'acter la séparation sitôt les premières envies de distance décelables. Il était tellement au-dessus d'elle à tous niveaux, elle avait une si piètre estime d'elle-même, qu'elle éprouvait presque de la reconnaissance et de la gratitude parce que quelqu'un comme lui s'intéressait à quelqu'un comme elle.
Et ce sentiment déséquilibré était justement à la base de toutes ses tergiversations, toutes ses hésitations quant à solder définitivement leur relation, bien qu'elle eût parfaitement conscience de sa toxicité et de l'impasse à laquelle elle conduisait.
Elle, qui retrouvait une mesure de sa propre valeur à travers ses affections, incapable de fixer les limites de sa personnalité presque entièrement redevable d'exister à travers le regard de l'autre, excepté un instinct de survie basé sur un sens aigu de la fierté et un code de l'honneur personnel. Elle qui compensait ce sentiment de solitude et cette angoisse d'être inconnue à elle-même par un besoin boulimique de sa présence.
Lui, à qui l'on n'avait jamais appris à identifier et accueillir ses émotions, les avait toujours passées sous silence et ne leur prêtait jamais la moindre attention. Incapable de les maîtriser, la soupape finissait toujours par exploser. Ses émotions devenaient des mutismes insoutenables, un chaos qui transpirait dans sa stature, son sérieux, sa bouche inexpressive. Elles lui collaient à la peau et le submergeaient, et les quelques personnes qui arrivaient à les nommer pour lui, il s'accrochait à elles avec le désespoir des enfants privés de parole.
Il y avait cette peur de retomber dans la solitude et l'anonymat, dans la banalité d'une figure sans rien de notable ou de particulier. Elle avait oublié ce qu'elle était quand elle n'était pas avec lui ou en train de l'attendre. Je voudrais quelqu'un m'attende quelque part, oui, mais qui suis-je quand personne n'a prévu de patienter pour me retrouver, qu'est-ce que je peux offrir à cette personne qui guette sur le quai de la gare ? Qu'est-ce que je suis qui vaille le coup de camper dans le froid, de faire peut-être des kilomètres pour un détour ? Qui suis-je pour motiver quelqu'un à se dresser contre la destinée, lui donner une raison de se battre, et suis-je une raison pour laquelle on se battrait d'ailleurs ?
Il y avait ce besoin de se retrouver. De compter ses qualités, et de mesurer l'affection que les autres lui portaient. Mesurer aussi à quel point elle se dépréciait, et que rien ne justifiait d'être aussi sans compromission avec elle-même. Le besoin de se dire que la liste de ses réussites, elle ne la devait qu'à elle-même. Que ce n'était pas grave de ne pas avoir confiance en soi, mais de réussir à se dire que ce qu'elle avait réalisé n'était l'apanage de personne d'autre. Le besoin de se pencher sur ses blessures intérieures, d'écouter, l'enfant qu'elle fut et la femme qu'elle était. Une femme qui ne correspondait pas totalement aux canons en vigueur, et auxquels personne ne correspondrait jamais, mais une femme capable de devenir sa propre référence. Le besoin de reconnaître que l'intérêt des gens à son égard n'était pas factice et ne reposait pas sur un mensonge.
Le besoin de se dire qu'elle n'était pas un mensonge.
Le besoin de retrouver sa propre souveraineté.
L'acceptation de son individualité.
Revenir à soi.
* Nobody stands in between me and my man
Le fameux mantra « les études simplement et uniquement » que Tenten affectionna d'appliquer au temps de son passage dans l'enseignement supérieur, afin de dissimuler le trouble qui paralysait ses pensées lorsque son corps ressentait la présence de Neji, ce mantra valdingua lorsque le jeune homme captura ses lèvres la première fois.
Première fois qui devint la pionnière de semblables répétitions. Il avait réduit la distance entre leurs silhouettes à la mesure de leurs deux souffles, et cette proximité asséchait sa gorge à court de mots, réveillait la fébrilité dans ses doigts, transformait son désir contenu et continu en impatience douloureuse, difficilement retenable.
Entre deux obligations familiales, entre deux sessions de révisions à la bibliothèque universitaire, entre deux soirées étudiantes, entre deux longues journées harassantes à construire leur future vie professionnelle, ils profitaient d'une suspension momentanée de leurs quotidiens pour répondre à ces envies qu'ils apprenaient, ensemble, à satisfaire. Leurs baisers devenaient à chaque fois plus assurés, plus voraces. L'envie de toucher, de goûter, de pénétrer, de fusionner avec le jeune homme se faisait toujours un peu plus pressante pour Tenten. Les diverses façons dont il caressait différentes portions de sa peau entraînaient des réactions qu'elle-même découvrait en même temps que leur investigateur. Les sons qu'il émettait quand elle jouait avec sa langue, quand la langueur la faisait s'agripper à ses longs cheveux noirs, le souhait brûlant de connaître son corps masculin en intégralité, constituaient autant de raisons à sa frustration physique car son mental refusait de lâcher le contrôle.
Elle n'envisagea jamais cette part d'elle-même : une ombre dont les appétits sensuels semblaient ne jamais connaître de contentement, une nuance érotique de sa personnalité, l'amante aussi à l'aise dans la supplication d'étreintes radicales que dans le rôle de la pourvoyeuse de cajoleries promptes à s'embraser. Cet aspect de son identité se réveilla sous les doigts de Neji et effrayait sa propriétaire en raison de sa nouveauté, de sa complexité, et des abysses sur lesquels il apposait sa lumière.
Ils passaient les vendredis après-midi ensemble, selon des rituels studieux de révision échafaudés pour la bonne conscience avant le départ en week-end. Ces heures écoulées dans la dualité n'encourageaient pas la mise à l'isolement de cette voix libidineuse.
Ces temps dévolus aux études se déroulaient toujours dans le même salon de thé dont ils accueillaient le confort avec toujours plus de bienvenue que les journées s'enfonçaient dans l'hiver. Ils commandaient un dernier café à emporter qu'ils dégustaient tout en poursuivant leur conversation en marchant dans les rues de Konoha. Leur promenade se terminait souvent devant l'immeuble de Tenten, parfois Neji l'accompagnait à la porte de son appartement, comme il le faisait à l'instant présent.
Elle trouva enfin le trousseau de clés au fond sa poche de manteau et se tourna vers Neji pour clore la discussion.
Était-ce la lumière déclinante du jour, qui s'accrochait doucement à sa peau, qui donnait au jeune homme une apparence d'irréalité ? Était-ce la façon dont son long manteau noir contrastait avec la couleur terne du couloir ? Était-ce le vent de la fin d'automne qui lui piquait le visage encore quelques instants auparavant qui animait ses yeux d'un éclat particulier ? Les réponses se perdaient dans la gorge de Tenten.
« Redis-moi ce que tu fais ce soir ? demanda-t-elle pour distraire sa réflexion de ses ressentis.
- Je crois que j'ai déjà abordé ce sujet tout à l'heure, tu ne m'as pas écouté ? sourit-il.
- Ce devait être au même moment que mes calculs de distance balistique, pardonne-moi d'avoir eu la tête ailleurs.
- Immédiatement, si tu sors l'argument mathématique, je m'incline.
- On ne contrarie jamais le génie scientifique.
- Ma famille assiste à un vernissage caritatif. Et il serait de mauvais ton que je sois le seul à ne pas y assister.
- Tu es en train de me demander de te fournir une excuse pour te dérober, non ?
- Je n'oserai jamais, ce ne serait pas digne de Neji Hyuuga, ironisa-t-il, conscient que Tenten connaissait l'amertume sous-jacente.
- La dignité de personne serait impactée si tu passais plutôt la soirée chez toi.
- Le monde s'effondrerait, Tenten. Il faut que j'aille me préparer. »
Il se pencha rapidement vers elle et l'embrassa quelques secondes, assez longtemps pour lui faire comprendre son regret de ne pas pouvoir rester. Mais au moment où il s'éloigna pour partir, la sensation bloquée dans la gorge de Tenten descendit pour apporter de la chaleur dans son ventre, un foyer qui demandait à être entretenu. Plus. Elle avait faim de plus.
« Neji. »
Il se retourna, curieux de connaître le motif de cette interpellation. Elle n'arrivait pas à parler, s'accrochait à son manteau pour le retenir. Quels mots pouvait-elle employer pour lui communiquer son impatience avec la même urgence que son désir ?
L'expression de Tenten devait paraître insondable pour Neji, car il commença à montrer des signes d'inquiétude.
« Tu veux me dire quelque chose ?
- Embrasse-moi mieux. »
Il ne répondit pas, à la recherche de repères dans une attitude énigmatique et impénétrable. Tenten savait qu'elle le mettait au défi, mais cette insolence cachait sa propre incapacité de prendre l'initiative, empêchée par la peur de la réaction du jeune homme et de l'incertitude de ses propres réactions.
Il ne répondit rien, délimitant le contour inférieur du visage de Tenten par sa main aux doigts ciselés, marqués par l'os. Il caressa sa pommette du pouce, la délinéation de sa joue, la sinuosité de ses lèvres entrouvertes. Il remplaça sa phalange par sa bouche, remplissant chaque ondulation par ses lignes labiales. Son baiser se faisait doux, sa pression suivant le rythme de leurs respirations. Tendre, apaisé, comme pour calmer le bouillonnement qu'il devinait dans les entrailles de la jeune fille.
Il se retira de quelques centimètres, poussa un soupir.
« Comme ça ?
- Plus longtemps. »
Le coup d'œil qu'ils échangèrent fut plus bref, avant qu'il fondît de nouveau, prédateur et capturé par les bras qu'elle cercla autour de son cou. Ses mains masculines quittèrent la zone du visage pour suivre le cours de ses hanches, qu'il emprisonna de la même manière qu'elle avait pris possession de sa nuque. Le tempo de cette étreinte se différencia par sa montée crescendo en rapacité. Langues et lèvres suivaient une partition qui, d'instant en instant, insatisfaisaient toujours plus les deux participants.
Elle se sépara de sa bouche, à bout de souffle.
« Comme ça, dit-elle.
- Embrasse-moi plus fort. »
Elle observa les joues rouges, les lèvres gonflées, le regard sévère d'un visage ordinairement composé. Il attendait qu'elle vînt. Elle alla. Son accolade se fit plus dure, intense ; les dents attrapaient, retenaient, taquinaient ou punissaient. Les mains de Tenten trouvèrent le chemin de ses clavicules et de la naissance de ses épaules larges à travers le col de sa chemise qu'elle agrandit.
Dans le zèle de rapprocher leurs deux corps, il la coinça contre le mur, augmentant significativement la chaleur de leurs expirations et la moiteur sous les vêtements. Elle réussit à ouvrir la porte de son appartement, il les fit y entrer tous deux. Il connaissait les lieux, mais le changement de décor et la pause dans leurs embrassades les ramenaient dans le concret.
Déjà le mental et les questions revenaient à la charge.
« Je vais te mettre en retard, ce n'est pas… commença-t-elle.
- Oui, tu as sûrement raison. Enfin non, on s'en fiche de ma famille mais…
- Qu'est-ce qu'il y a, Neji ?
- Tu es sûre ?
- De ?
- Que ça se passe comme ça ?
- De quoi ?
- Est-ce que tu es sûre de vouloir que ça se passe comme ça ? Je veux dire, tu imaginais peut-être quelque chose de plus préparé pour…
- Ça me va. Mais peut-être que toi tu attendais quelque chose ?
- Pas du tout. Est-ce… tu veux qu'on continue ?
- Tu ne dois pas être ailleurs ?
- Tu ne m'as pas répondu, Ten.
- Oui, souffla-t-elle. Et toi ?
- Tu me donnes une excuse pour ne pas aller à ce vernissage ?
- Ça dépend du motif avancé pour que j'y consente. »
Il lui prit la main, la guidant dans son propre appartement jusqu'à sa chambre. Il s'arrêta sur le seuil, ne la quittant pas des yeux. Dans l'embrasure, elle le regarda chercher les mots qu'il formulerait, les peser dans son esprit pour trouver la phrase la plus juste pour communiquer ce qu'il avait tant de mal à exprimer. Passer au-dessus de sa fierté pour dire une envie qu'il jugeait impertinente, surpasser cette habitude de l'enfance de taire le honteux, l'inavouable, l'émotionnel, l'irrationnel.
« J'ai envie de toi, murmura-t-il en croisant son regard. »
Les yeux impatients la jaugeaient pour estimer sa réaction. Elle y lut la nervosité d'une situation inconfortable où il n'avait pas le contrôle, l'insupportable attente d'être rassuré sur ses attentes, la peur d'avoir exprimé une réflexion trop intime, inconvenante. Et le désir. Indéniablement, le désir. Le regard de Neji reflétait les propres émotions de Tenten.
Elle se sentait impressionnée, presque intimidée, par cette position nouvelle à laquelle l'attirance de Neji l'élisait. Il lui proposait de saisir cet aspect abyssal de sa personnalité à bras-le-corps ; désorientée, il lui proposait de le rejoindre au bas du précipice où il l'attendait. Et cela signifiait pour Tenten le saut dans des eaux inconnues et opaques, s'y plonger et accepter de se laisser porter, sans possibilité de rétractation ou de résister au courage sauvage.
La désinhibition entraînait l'abandon des justifications brinquebalantes, et se lier à cette féminité qui rôdait derrière les apparences policées de la bienséance. Tenten ne s'était jamais vraiment identifiée à l'imagerie de la femme perpétuée dans son environnement et dans son entourage depuis toujours, et elle craignait de ne pas correspondre à ce qu'elle croyait percevoir des pensées de Neji. Au mieux, une partenaire maladroite, perdue dans les codes de la sensualité, le calque malheureux d'une jeune fille fermement convaincue de son manque d'atours de charme et de tours de séduction.
« Ne me dis pas oui pour me faire plaisir, lui dit-il, voyant les pensées défiler à toute vitesse sur le visage de son interlocutrice.
- Ne m'utilise pas pour te venger de ta famille, lui répondit-elle.
- Tu es nerveuse ?
- Tu me compliques et tu rends les choses moins simples avec tes questions. »
Elle se rapprocha de cet hypothétique amant dont la fierté, à travers la joute verbale, tâchait de déceler chez elle une angoisse à mettre en vie par des mots, et de repousser ses propres appréhensions dans l'inquestionnable.
Lentement, chaque seconde accélérant la défaite de la conscience pour le triomphe de la sensation, dans une course à qui se résignerait le premier à l'automatisme des corps, de passer de l'immobilisme de la réflexion à l'action charnelle des folies concupiscentes, doucement, ils reprient leurs rôles dans la montée en puissance de leurs appétits.
Les mains marquaient leurs territoires avec plus d'audace, et leur emprise se faisait plus insistante sur ce qui évoquait plus de frustration. En fonction des souffles coupés ou retenus, de l'agressive réaction des bouches, des sons émis avec autant de retenue que le lâcher-prise menaçait au loin, chacun d'eux apprenait le corps de l'autre, un instrument complexe aux mille possibilités.
Elle sentait les mains trop sérieuses de Neji errer entre son dos et ses hanches sous son vêtement, et chaque caresse, chaque effleurement, chaque pétrissement, augmentait leur proximité et un sentiment diffus de malaise qui naquit vaguement dans sa poitrine.
« Ta chemise, lui murmura-t-il au creux de l'oreille.
- Je m'en occupe. »
Elle se détacha de l'homme dans le but de mieux y retourner, libérée de la camisole obstruant l'accès à son buste. Mais en entamant le déboutonnage, quand elle croisa et observa le regard de Neji dessinant les paysages derrière le voile de synthétique, quand elle intercepta ses mains reposant sur ses genoux, anticipant le chemin sinueux, l'exploration érotique de chutes et d'anfractuosités épidermiques, alors elle bloqua.
L'idée qu'il la contemplât dénudée lui paraît soudainement insupportable.
« Ferme les yeux, lui intima-t-elle d'un ton asséché par la paralysie. »
Il obtempéra, et s'il fut surpris par sa voix peu amène, il n'en laissa rien transparaître ni n'en esquissa la moindre remarque.
Tenten termina d'ôter le vêtement, vigilante, ne quittant pas les yeux clos de Neji. Ses bras aussitôt encerclèrent sa poitrine de leur étreinte, les enlevant à la vue de quiconque dans un réflexe de pudeur seyant mal à ce contexte de huit-clos langoureux.
« Veux-tu qu'on en reste là pour aujourd'hui ? lui demanda-t-il.
- Donne-moi cinq minutes, lui répondit-elle, recouvrant de sa main ses paupières masculines qui empêchaient toujours ses pupilles de la rejoindre. »
Probablement pour la première fois de sa vie, Tenten craignait le regard d'autrui. Peu importait l'aura si intimidante de son juge, car l'effet aurait été le même, se fût-il agi d'un évaluateur plus lambda dont la notation aurait induit moins d'enjeux.
Sitôt la coupe de sa paume ne bloquant plus le champ de vision de Neji, celui-ci la verrait mise à nu. Son regard critique la découvrirait sans possibilité de trompe-l'œil, sans jeu illusionniste, sans capacité d'incartade ou de tentative de bluff. Elle juste, elle, Tenten, au seuil de la rencontre avec cet Autre, et c'était effrayant comment quelque chose de si simple paraissait tout à coup éreintant.
« Ne te force pas, murmura-t-il. Pour aucune raison, ne te force pas.
- Je veux. Je te veux. Mais c'est moi qui déciderai quand tu pourras me regarder.
- Je suis nerveux, Ten. »
Les doigts de Tenten lui barraient toujours le visage. Ses deux mains trouvèrent le chemin des hanches de la jeune femme, qu'il utilisa comme repères pour rapprocher sa partenaire de chambre. Toujours aveugle, comme un pèlerin devant la statue de son idole, ou comme un devin antique agenouillé face à la Fortune, il apposa ses lèvres au niveau de son estomac. Et son baiser fut tendre.
Tenten trouva qu'en cette situation précise, Neji ressemblait étrangement à une carte de son jeu de tarot*. Cet arcane symbolisait l'impasse, la nécessité d'un choix à faire et d'une décision à prendre.
La peur ou le courage. La solitude ou la rencontre. Le marasme ou la jouissance. Les regrets ou la sensation. Le vide ou la présence.
Elle choisit de lever le voile sur l'inconnu.
* And I think of all the things of what you're doing
C'était en premier lieu l'aveu d'une défaite. L'étendard d'une fierté qui ne claquait plus dans un vent altier, mais agitait piteusement un tissu ruiné, défilé et taché par les nombreux affrontements, le fond de l'air passant par des orifices cicatrices.
Mais toutes les batailles perdues ne sont pas les synonymes d'échecs définitifs. Et l'étape la plus décisive de ces âpres luttes, et la plus difficile, était de reconnaître la supériorité de l'ennemi et ses propres errements. De surmonter la croyance que la perte constituait le début d'un affaiblissement indicible et marquait le déclin de la puissance, inéluctable. Et, tâche ardue entre toutes, ô combien était de reconnaître que l'on trouverait le responsable de nos entraves en regardant dans un miroir ; que toutes ces stratégies de sabotage et ces complaintes malheureuses étaient le fruit du même cerveau : que la marionnette gênée par ses fils se manipulait selon sa propre volonté.
Oui, ce pouvait être fort douloureux de constater la mise à mort nécessaire de son égo. Mais toute reconstruction passait d'abord par la ruine.
Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de la praticienne pour la première fois, Tenten eut l'impression de s'y présenter l'échine baissée. Elle n'avait jamais rencontré de psychologue jusqu'à l'instant présent.
Elle n'avait jamais envisagé de demander de l'aide. Reconnaître un besoin d'assistance, l'urgence d'un soutien, c'était la confirmation de la faiblesse, le renvoi à une position inférieure qu'elle avait toujours abhorré dans quelque domaine que ce fût, mue par un sens du perfectionnisme cinglant et autodestructeur. La destinée ne nécessitait pas d'user de coups de fouet pour faire passer Tenten dans le registre de l'action ; celle-ci excellait dans l'application zélée d'une discipline personnelle de fer et de ses châtiments.
Cette exigence individuelle interdisait à sa détenante toute concession, adoptant l'excuse farouche de la fierté insoumise ou le motif d'une féminité unique et riche de sens. Tout l'univers bénéficiait du droit à l'erreur, sauf elle-même.
Elle pensait que sa visite serait unique. Elle fut unique pour ce qui concerna la première thérapeute qu'elle rencontra, mais Temari la persuada de retenter l'expérience avec une nouvelle professionnelle. Et ce rendez-vous inaugural fut suivi d'un deuxième. Tenten avait trouvé une interlocutrice intrigante qui réussit à la convaincre que toutes deux pouvaient mener une collaboration fructueuse.
La tempérance était la qualité première qui se prêtait le mieux à la personnalité de cette potentielle accompagnante. Elle n'était pas excessivement amicale, dans une tentative d'effacer à tout prix cette relation patiente/thérapeute pour un lien de copinage superficiel aussi doucereux qu'agaçant : ni résolue à maintenir une distance professionnelle afin d'endiguer tout effet de compassion, quitte à verser dans un détachement roide et une inaccessibilité sans chaleur.
Elle s'était montrée curieuse sur ce qui avait décidé Tenten de pousser les portes de son cabinet, ce qu'elle attendait de leurs séances, qu'elles étaient ses limites, qu'exigeait-elle de la part d'un thérapeute s'ils étaient amenés à débuter un parcours de son ensemble…
Elle avait répondu : uniquement le respect.
Tenten apprécia sa curiosité sincère et son sens de l'écoute qui l'aidèrent à sentir sa conversation valorisée, sa délicatesse de ne pas insister quand elle sentait des résistances, sa franchise à exprimer son avis et à dire les choses sans détours inutiles ni rudesse accessoire. Elle lui laissait la parole, mais savait lui tenir tête pour la sortir parfois de l'aveuglement de la souffrance ou des œillères d'un honneur blessé.
Elle apprit à Tenten à baisser sa garde et accueillit sa vulnérabilité avec le sens de la responsabilité de ce que cela symbolisait pour la jeune femme. Et c'est ce qui la convainquit de poursuivre l'expérience.
* Who's playing Saturday?
Elle conseilla à Tenten de se dépêtrer d'un quotidien carcan et de profiter de l'instant présent qui s'offrait à ses doigts, et ne demandait que l'attention de son regard pour exister en toute conscience. Le mois de mai s'écoula, et ses semaines qui sentaient le printemps furent le calendrier où s'appliquait sa nouvelle résolution : dire oui à toutes les propositions d'activités et de sorties dont elle faisait l'invitation. La timidité de leur quantité diminuait tandis qu'augmentaient son assurance et le plaisir à chaque occasion. Découverte de salons de thé, expositions, heures passées dans les rayons d'armureries confidentielles, reprise assidue du sport, prélassements en terrasse de cafés, escapades en forêt pour admirer les danses des rayons de soleil au travers des feuillages…
Son esprit et ses pensées s'aéraient en même temps qu'elle tentait de nouvelles expérimentations.
Et elle constatait à quel point sa vie lui paraissait plus immense depuis qu'elle avait réappris à s'ouvrir aux autres et à voguer dans leurs univers que les relations qui les liaient lui permettaient d'explorer.
Il n'y avait pas de meilleur endroit que de se retrouver coincée dans la foule en sueur d'un bar miteux qui avait largement dépassé ses capacités maximales de fréquentation pour avoir ce genre de révélation.
Temari lui avait proposé, ainsi qu'à Shikamaru qu'elles deux avaient réussi à traîner pour les accompagner, d'assister à un concert que son frère venait donner à Konoha. Des deux frères que Temari comptait dans sa famille, Kankuro était celui qui s'était engagé dans une carrière artistique. Intermittent du spectacle, son poste de régisseur lumière lui donnait un rôle central dans les représentations de la compagnie de marionnettistes qui l'embauchait : jongleur d'éclairages qui officiait dans l'ombre pour amener l'histoire et ses personnages à la vie sur scène, et manipulait les projecteurs avec le doigté d'un pianiste. En-dehors de la coulisse, il lui arrivait de monter sur l'estrade : joueur de basse, cela faisait des années qu'il participait au sein d'un groupe. Celui-ci jouissait d'une petite réputation locale et partait régulièrement en tournée pour quelques dates.
Dans ce bar qui tenait plus du placard à balais que du local professionnel, au milieu de l'espace saturé d'un public sautant et gesticulant, la musique trop forte des instruments mal réglés, répondant à la transe des fans en les submergeant de riffs de guitare surfant sur le rythme de la batterie ; la température caniculaire à l'intérieur de la salle que venait soulager l'air frais pénétrant par la porte ouverte, et la pénombre que les deux-trois pauvres projecteurs n'arrivaient pas à chasser. L'odorat empli des senteurs de sueurs, des parfums bon marché et de cigarettes, le champ de vision complètement obstrué par des silhouettes mimant un pogo… Dans ce capharnaüm sans nom et étouffant, Tenten se sentit galvanisée. La respiration calquée sur les cris des personnes qui l'entouraient, les pieds douloureux à force de sautiller sur place, les cheveux collants son front moite comme si elle sortait de la piscine.
L'adrénaline de l'instant présent.
Elle parvint à jeter un coup d'œil en direction du bar. Deux silhouettes côte-à-côte qui attendaient leur consommation attirèrent son attention. Shikamaru racontait quelque chose à Temari qui lui faisait naître un rictus d'amusement, et les dents de son sourire ressemblaient à des perles dans la semi-noirceur ambiante. Il savait toujours tirer avantage de l'ombre pour agir sous son couvert, sa protection.
Même dans cette foule compacte, Tenten voyait des signes qui lui rappelaient Neji. La façon dont des cheveux noirs attrapaient la lumière, une ligne d'épaules qui cassait son champ de vision en remplaçant l'horizon, une flagrance qui lui faisait vaguement penser à l'odeur de ses draps.
Même si tout son corps criait l'affreux manque, sa priorité, c'était elle-même désormais.
* Hope you find the right man
« Alors, c'était comment ?
- Mauvais.
- Mais encore ? Tu ne m'as pas envoyé de message de détresse, donc je suppose que ça se passait bien ?
- Attends, j'enlève mes affaires et j'arrive. »
Tenten termina d'ôter ses vêtements du dehors, sous l'œil impatient de Temari. Ses orteils émirent un soupir de soulagement lorsqu'elle enleva ses chaussures et son crâne un cri de victoire lorsqu'elle libéra ses cheveux de leur coiffure prison. Sa journée ponctuée de multiples rendez-vous à un rythme de locomotive touchait enfin à sa fin. En traînant des pieds elle rejoignit sa colocataire au salon, confortablement installée dans leur canapé, qui avait soigneusement préparé le retour de Tenten. Hoodie oversize et jogging, son beau visage démaquillé et dégagé de ses cheveux que retenait un bandeau, Temari, d'un regard tranquille que venait animer l'éclat né de la curiosité, obsserva son amie brune s'affaler sur le divan. Chips, blinis et tartinades, mignardises salées et desserts sucrés, ainsi que deux verres emplis de vin blanc attendaient que les deux jeunes femmes cédassent à leurs appétits. Temari se pencha vers sa part de chardonnay pour s'en saisir.
« Bon, allez, raconte, déclara-t-elle. Il avait un bon potentiel. Il ressemblait à ses photos de profil ?
- Oui, c'était bien la même personne, et il n'avait pas trop changé par rapport à ses photos.
- C'est déjà un bon point.
- C'est un avocat publiciste, donc il a pour lui de savoir faire la conversation. Il s'ennuie dans son job, il racontait avoir choisi la première carrière qui rencontrait ses critères et leur permettrait que ses parents lui lâchent la grappe.
- Il se passionne pour quelque chose ?
- Il voyage beaucoup, il adore découvrir les cuisines locales…
- C'est le cas de tout le monde en vacances…
- Sur son temps livre, il est membre d'une association de lutte contre le réchauffement climatique.
- Un partisan du capitalisme écologique, je parie, il va me faire craquer, ironisa Temari.
- Il avait l'air plutôt gentil, Tema. Il m'a posé beaucoup de questions, s'est intéressé à ce que je faisais…
- Ça en fait juste un homme civilisé capable d'entretenir un échange avec quelqu'un, pas un représentant extraordinaire du sexe masculin. Comme le fait de savoir lancer une machine ou de repasser ses chemises. Qu'est-ce qui n'allait pas alors ?
- Il n'était pas proposant. Qu'il s'agisse du choix de l'activité, si on prenait un verre ou un café, sur le choix du bar, si on se plaçait à l'intérieur ou en terrasse… A chaque fois sa réponse était « comme tu veux », « je te suis », « je te laisse décider »…
- Ce n'était définitivement pas le rencart du siècle, il en fallait bien un premier. Comment tu te sentais ?
- Je me suis surprise à être stressée. J'avais l'impression d'avoir rendez-vous avec Ibiki Morino en y allant. »
Deux soirées auparavant, Tenten s'était inscrite sur un coup de tête sur une application de rencontres, soutenue en cela par sa colocataire qui estimait qu'il s'agissait d'une bonne décision, aussi impulsive était-elle. Selon elle, Tenten avait besoin de reprendre confiance dans l'attrait qu'elle pouvait susciter, de reprendre ses aises dans le regard appréciateur d'une prétendante ou d'un poursuivant, et d'être assurée de ses charmes et de ses capacités de séduction. Car comme l'argumentait Temari, « Neji n'était sûrement pas le seul » qui s'intéresserait à elle ; encore eut-il fallu que Tenten acceptât cette possibilité.
S'étaient ainsi ensuivies des heures de swipe, gauche ou droite, à déterminer le chemin que prendraient des dizaines de profils – « tu es vraiment sûre que tu ne veux pas le liker ? Il est mignon » auquel répondait un « mais il a mis une photo où il pose avec des enfants d'un pays où il a dû faire de l'humanitaire ! » - à tomber parfois sur des connaissances communes, à entamer des conversations qui se révélaient vite soporifiques, à taquiner gentiment les matchs pour leurs tentatives de drague parfois ampoulées, mais aussi à rigoler des phrases d'accroche nées de l'esprit de Temari lorsque Tenten n'arrivait plus à faire preuve d'originalité.
« Comment suis-je censée trouver quelqu'un intéressant après lui, Tema, murmura pensivement la jeune femme brune, remuant doucement son verre pour réveiller les chatoiements ambrés du vin. Il a mis la barre tellement haute.
- Il n'est pas si extraordinaire, Ten. Tu as eu la malchance de tomber sur quelqu'un que l'on remarque et que l'on n'oublie pas. Mais il n'est pas parfait.
- Personne ne l'est. On a tous des failles. Mais il est… si hors de portée ! Qui peut se placer si haut que lui ?
- C'est difficile mais ces personnes existent. Et tout dépend aussi de ce que tu valorises. Quand tu en parles, moi je vois quelqu'un d'égoïste. Quelqu'un qui ne supporte pas la perte. Hypocrite aussi, dans l'imperfection qu'il ne tolère pas chez autrui et l'indulgence qu'il accorde à ses actions.
- Tu sais très bien que ce n'est pas vrai.
- Je sais, mais il t'a blessé et je suis ton amie. Ce n'est peut-être pas dans son tempérament de base, mais ses choix l'amènent parfois à l'être.
- Accordé, grimaça Tenten.
- Tu peux prêter attention à d'autres choses, qui se remarquent moins. La gentillesse. La capacité à prendre du recul. La remise en question. La constance.
- Tu es en train de me décrire Shikamaru, n'est-ce pas ? »
Tenten ne cherche pas à esquiver le coussin que lui lança mollement sa colocataire.
« Soit. J'admets un léger intérêt à l'encontre de ton collègue. Mais c'est l'alcool qui parle.
- Merci d'enfin verbaliser ce que je sais depuis des mois.
- Mais Ten… Neji est seulement une relation importante de ta vie qui a fait son temps et qui n'appartient plus au présent. Il doit être laissé au passé.
- Il a toujours été là, Tema. C'est ça le plus dur. Cette fois, il disparaît entièrement de ma vie.
Non. C'est surtout que tu lui as accordé une place trop importante. Et que tu réapprends à occuper cette place qui te revient de droit. Alors je t'en prie, ne tombe pas dans la sensiblerie ou dans les regrets. Ta douleur était légitime et réelle. Et la vérité est cruelle, mais il ne faut pas que tu regardes en arrière. C'est sa faute s'il n'a pas su voir la femme merveilleuse, l'amie extraordinaire que tu es, Tenten. Ce n'est pas lui que tu dois voir si haut, c'est toi. Et effectivement, si tu cèdes à la nostalgie, si tu tombes dans l'idéalisation, alors oui, dans ce cas, tu seras aussi inférieure que tu te considères être, car tu disparaîtras. »
Bonjour,
Finalement je suis plutôt émue de poster ce nouveau chapitre, je suis contente de continuer à alimenter ce compte et cette histoire. Ce chapitre n'était pas prévu à l'origine, mais comme Tenten a eu besoin d'une pause pour se recentrer, autant l'histoire a aussi eu besoin d'un arrêt pour poser de nouvelles bases. D'un point de vue personnel cette histoire tient une place assez particulière, et je m'en suis rendue compte assez récemment. La forme n'est pas biographique, mais le fond trouve des échos dans mon propre cheminement. J'ai commencé cette histoire il y a maintenant bientôt six ans, et bien évidemment elle suit aussi l'évolution de mes propres conceptions. Je pense que si vous avez lu le début de cette histoire et ce chapitre, vous pouvez mesurer à quel point on évolue, et mon évaluation n'est certainement pas objective.
La carte de tarot à laquelle Neji fait penser Tenten est le deux de la suite des épées ; l'image de base est le tarot Rider-Waite-Smith. Cette carte fait allusion à une impasse rencontrée, la nécessité de faire un choix entre deux réflexions, une décision à prendre pour avancer, de se retrouver aveugle dans une situation en particulier.
Pour ce chapitre je me suis amusée à imaginer une partie du thème astral de Neji et Tenten pour cette histoire. Si vous êtes fans d'astrologie je vous partage mes réflexions. Pour Neji : ascendant Sagittaire et donc Soleil Cancer en 8, Saturne conjoint à l'ascendant. Pour Tenten : Lune en Vierge opposée au Soleil en Poissons, ascendant Bélier ?
Merci toujours pour vos commentaires et vos lectures,
Au plaisir,
