Hello!
L'histoire avance, son écriture aussi. J'ai presque terminé !
Merci à darkrogue1 et à "Guest" pour leur review :)
Bonne lecture !


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Esprit vengeur

Faut voir grand dans la vie ! Quitte à voyager à travers le temps

au volant d'une voiture, autant en choisir une qui ait de la gueule !

(« Doc » Emmett Brown, dans Retour vers le Futur, Robert Zemeckis, 1985)

Grâce à Blake, trois instruments de mesure rescapés de la catastrophe de Troussalet – un petit opérateur de commande, une antenne et un radar météorologiques – arrivèrent par péniche le lendemain soir. Mortimer et Isaac déchargèrent les pièces détachées à la faveur de la nuit.

– Il y a cinq ans, raconta le professeur au jeune homme tandis qu'ils assemblaient les appareils dans l'entrepôt, Miloch parvenait à reproduire artificiellement et à volonté un phénomène naturel. Il expliquait par exemple capter une formation orageuse grâce à un champ électromagnétique. Nous ne disposons hélas plus de la source d'énergie qu'il avait créée, l'éclair en boule, mais je pense qu'avec ces appareils, nous devrions être capables de détecter une cellule orageuse et l'amplifier. Pour alimenter le nouveau Chronoscaphe, il nous suffira alors d'une fusée et d'un fil métallique...

Isaac, qui fixait distraitement un boulon tout en écoutant Mortimer, se pinça méchamment la peau et lâcha un juron.

– Vous voulez produire un éclair artificiel ? s'exclama-t-il, réfrénant difficilement des larmes douloureuses.

– C'est un moyen très simple, en réalité, pour obtenir la puissance nécessaire et instantanée à l'ouverture d'un trou de ver. Le seul problème est que nous n'avons pas la maitrise de la destination temporelle. Pour être certain de vous ramener chez vous, nous devrons donc impérativement utiliser la même singularité qui vous a conduit ici et qui est toujours ouverte. Concernant l'énergie, nous ne pourrons pas non plus la stocker, d'où l'éclair artificiel. Quant aux appareils de détection, ils resteront ici, dans l'entrepôt.

– Je vois... mais pour me protéger de l'impact de la foudre... ?

– Une voiture à carrosserie métallique fera office de « cage de Faraday ».

Les yeux d'Isaac se mirent à briller, et un large sourire éclaira son visage.

oooOooo

Le nouveau Chronoscaphe ressemblait, aux yeux du jeune homme, à une antique et énorme manette de jeux vidéo de forme incurvée, avec deux poignées latérales, et un cadran central circulaire entouré de capteurs et de quelques touches. Ces dernières devaient lui permettre d'enclencher la micro-charge explosive à même de refermer le trou de ver derrière lui, une fraction de seconde à peine avant qu'il atteigne sa destination. Isaac n'avait trop rien dit des risques qu'il encourrait, de peur de retarder son retour : il connaissait en effet désormais suffisamment ses deux amis du XXe siècle pour savoir qu'ils ne reculeraient devant rien pour lui assurer un voyage sûr, quitte à ce qu'il ne reparte pas avant plusieurs semaines...

Dans quelques heures seulement, ils initieraient son voyage de retour, profitant du fait que la grande majorité des habitants se rendrait à l'église pour la messe dominicale ; Isaac, à la fois gonflé d'impatience, d'appréhension et – étrangement – d'une tristesse qu'il se s'expliquait pas, mangeait sans grand appétit, les yeux rivés sur l'horloge comtoise dans un angle de la pièce. La salle à manger du gîte était plongée dans la pénombre et le silence, seulement ponctué du tic-tac exaspérant du pendule doré et du cliquetis des couverts ; le professeur Mortimer et le capitaine Blake semblaient atteint de la même apathie que le jeune homme. Comme lui, comprit-il alors, l'écossais et le gallois songeaient à la fin de l'aventure, et à la séparation qui s'ensuivrait. L'amitié indéfectible qui les liait tous les trois s'achèverait sans possibilité d'avenir, car ils ne se reverraient plus...

Isaac s'obligea à penser à autre chose. Il passa en revue les détails de la matinée qui s'annonçait : le jeune homme refaisait mentalement les calculs de puissance et d'énergie lorsque l'horloge comtoise sonna la demie. Mortimer se leva de table.

– Bien... fit-il. C'est l'heure.

oooOooo

Persuadé de leur réussite, mais morose, le professeur gagna à pied l'entrepôt. Il apercevait non loin le nez d'une péniche amarrée le long de la rive, derrière un rideau de végétation.

Selon leur plan, tandis que Blake et Isaac positionnaient la Peugeot 403 au-dessus des ruines de la Bove, lui-même s'occuperait de mettre les appareils de mesure en route, puis orienterait le radar météorologique sur la petite cellule orageuse, menée par un front plus chaud en altitude et qu'ils avaient repérée la veille au soir.

Mortimer actionna un interrupteur et les deux grosses lampes du plafond s'allumèrent en clignotant. Entre les quatre murs de tôle ondulée de leur « laboratoire » trônait la carcasse métallique d'un véhicule qui leur avait servi d'ébauche de cage de Faraday ; le professeur y prendrait plus tard la machine temporelle, reliée à la fusée par un fil d'antenne, avant de rejoindre Blake et Isaac.

Il s'approcha de la console de commandes, brancha un câble, manipula quelques potentiomètres et encodeurs, vérifia les données reçues par l'antenne sur l'écran radar, ajusta quelques variables, puis envoya l'impulsion. La cellule orageuse, constituée d'une multitude de petits points verts mouvants sur le moniteur, sembla presque aussitôt enfler, et, comme poussée par des courants, se mit à progresser vers le champ électromagnétique et vers La Roche-Guyon.

Le brusque contact d'un métal froid sur sa tempe le fit tressaillir.

– Éloignez-vous de la console. Lentement.

Mortimer écarquilla les yeux.

« Cette voix... Non ! C'est impossible ! »

– Eh bien, eh bien, professeur Mortimer, railla l'intrus, vous voilà tout pâle... auriez-vous vu un fantôme ?

– Olrik... comment... ?

L'écossais, sidéré, fut incapable de proférer un mot de plus ; l'interpellé ricana, ravi de son effet et, du canon de son arme, força Mortimer à s'éloigner de la console de commandes, l'incitant à se tourner vers l'ossature métallique de la voiture.

– Vous... ! balbutia le professeur en reconnaissant l'une des deux silhouettes qui lui faisaient face.

Le général resta impassible, mais Olrik crut discerner un bref éclat amusé dans les yeux noirs de son employeur. Ce dernier fit un geste du menton en direction de l'homme au visage basané et couturé de cicatrices, campé à sa droite.

– Voici Kosta, dit le général de son accent slave. Je ne vous présente plus Olrik... ni ses comparses...

À ces mots, le dénommé Kosta émit un sifflement ; du coin de l'œil, Mortimer vit Sharkey et Freddy se faufiler par la porte de l'entrepôt laissée ouverte et s'emparer des documents, schémas, feuilles de calculs dispersés sur le plan de travail.

– Où est Isaac Wright ? interrogea le général d'une voix acide.

Mortimer garda le silence, sentit la sourde pression de l'arme se déplacer, dans un geste presque avide, jusque sur sa nuque. Le général renifla, méprisant.

– Tss. Kosta...

D'un mouvement rapide, étonnamment souple, l'homme lança son poing vers l'avant, atteignant Mortimer sur le côté de la tête ; celui-ci s'effondra au sol, le souffle court, sonné.

– Où est Isaac Wright ? répéta le général.

– Bientôt chez lui, répondit finalement le professeur.

Il secoua la tête pour chasser le vertige qui le gagnait, sentit la poigne ferme d'Olrik le saisir sous le bras et le dresser sur ses pieds, sans ménagement. Le canon du Lüger s'enfonça dans ses côtes. À la merci du renégat et de Kosta, Mortimer ne put qu'observer, au désespoir, Sharkey finir de rassembler les documents, alors que Freddy mettait la main sur le nouveau Chronoscaphe.

– Nous irons chercher le jeune Wright plus tard. Kosta, ligote le professeur Mortimer et conduis-le jusque dans ses quartiers.

– N'en faites rien, rétorqua Olrik. Il est à moi. Vous m'aviez promis une vengeance...

– Peu m'importent vos rancunes personnelles, colonel ! Il est hors de question que vous me priviez d'un « cerveau » dont le réseau Cirrus saura exploiter l'intelligence à son avantage.

Olrik laissa échapper un rire sarcastique.

– Je savais dès le début que ce n'était que du bluff, dit-il en pointant soudain son Lüger sur le général. Vous n'aviez aucune intention de me livrer Mortimer, pas plus que de m'associer à vos projets de voyage dans le temps.

– Si vous décidez de ne plus suivre mes ordres, vous ne m'êtes plus d'aucune utilité.

Et le général, sortant un pistolet automatique de sa poche, le braqua sur Olrik et tira. La détonation éclata, fit sursauter Sharkey et Freddy ; le colonel poussa un hurlement de douleur et lâcha son arme. Mortimer le sentit desserrer son étreinte, mais il n'eut pas le loisir d'en profiter, car le général avait déjà tourné le canon de son automatique vers lui. Olrik, le visage déformé par un rictus haineux, son bras gauche ensanglanté pressé contre son torse, allongea sa main libre vers son Lüger.

– Kosta ! siffla le général.

L'interpellé bondit sur Olrik et le ceintura par l'arrière en une puissante étreinte, lui arrachant un nouveau cri lorsque le slave broya son bras blessé.

– Sharkey, Freddy... ! À moi !

– Allons, Olrik, répliqua le général. C'est moi qui les ai sortis de prison... à qui croyez-vous que leur loyauté ira désormais ?

Au dehors, le vent se renforça brusquement, secouant les plaques de tôle de l'entrepôt. Un grondement sourd, encore lointain, résonna, comme né de l'air lui-même. Une odeur d'ozone caractéristique monta jusqu'à eux.

« L'orage... ! » songea le professeur. « Je dois trouver un moyen... »

Il ne vit pas Sharkey plonger brutalement vers le sol et attraper l'arme de son maître : Mortimer tressaillir lorsque retentit le second coup de feu. Kosta s'effondra, et Olrik éclata de rire. Le général, muet de stupeur, incapable de réagir, laissa Sharkey lui prendre son pistolet automatique et le tenir en joue.

– Voyez-vous, général, grinça le renégat en récupérant son Lüger des mains de Sharkey, notre loyauté ne s'achète pas si facilement. Je vais mener mon plan à son terme, et vous n'y pourrez rien. Sharkey, reconduis le général jusqu'à la péniche, enferme-le dans ses quartiers et ramène des jerricans d'essence, veux-tu.

– Ok, patron.

– Freddy, lança Olrik sans détourner le canon de son arme de Mortimer, donne-moi l'appareil avant de le faire tomber ! Et prends toute cette paperasse sur la table, là.

Son comparse obtempéra et le colonel glissa le nouveau Chronoscaphe sous son bras blessé. Olrik adressa un sourire mauvais à l'écossais.

– À nous, maintenant, cher professeur...

– Blake est lui-même venu constater votre décès, dit Mortimer, alors comment... ?

– Il suffit de certaines substances pour donner l'apparence de la mort. Un érudit comme vous doit connaître Roméo et Juliette, par exemple... même votre ami s'y est laissé prendre. Mais contrairement à vous, lui m'aurait reconnu, à Westminster Bridge...

– Le mendiant, c'était vous !

– Réussi, n'est-ce pas ? J'ai ainsi pu glisser un mouchard, dans la poche de votre jeune ami Isaac.

– Alors vous savez tout de sa situation. Olrik, je vous en prie, laissez-le rentrer chez lui !

– Vous n'êtes pas en position de négocier, Mortimer.

Des vapeurs âcres de pétrole prirent soudain Mortimer à la gorge ; il constata avec horreur que Sharkey n'avait pas tardé à revenir, les bras chargés de bidons dans lesquels clapotait un épais liquide ambré, et en répandait le contenu sur le sol, aspergeait les murs, le pupitre de commande et le radar météorologique d'essence. Freddy chiffonna et tordit une feuille de calculs en une torsade grossière – une mèche, comprit l'écossais.

– Non ! s'exclama-t-il.

– Je vous l'ai dit, Mortimer, vous n'êtes pas en position de négocier quoi que ce soit. Je garde la machine temporelle. Au passage, je vous remercie pour toutes les précieuses informations de mise en marche... J'ai hâte de pouvoir vous tourmenter... dans le passé. Mais trêve de bavardages... Allez-y, les gars !

Sharkey enflamma la mèche de papier et Freddy la laissa tomber presque négligemment dans une flaque de carburant... qui s'embrasa aussitôt avec un chuintement satisfait. Des flammes avides coururent à une vitesse fulgurante, couvrant l'essence d'un voile de feu.

– Je me montrerai bon prince, fit le colonel, et je vous laisserai le choix de votre agonie...

Au désespoir, Mortimer vit les flammes dévorantes grandir et s'étendre, ramper sur le sol en une folle sarabande, bondir voracement sur les feuilles entassées par Sharkey et Freddy, et s'approcher de la carcasse de la voiture. Une fumée âcre, épaisse et noire gonflait, montait en tourbillons vers le plafond. Les deux comparses d'Olrik se faufilèrent dans l'encadrement de la porte, prêts à s'esquiver ; leur maître, apparemment indifférent à l'enfer qui se déchaînait autour d'eux, ne lâchait pas Mortimer de son regard narquois, le canon du Lüger toujours braqué sur lui.

Rien n'importait plus, pour l'écossais, que de permettre à Isaac de rentrer chez lui sain et sauf : son seul espoir était la machine temporelle. Il leur serait impossible d'en fabriquer une autre. Mortimer devait la reprendre. Coûte que coûte.

Le professeur sentit la chaleur de l'incendie sur sa peau, malgré l'épais tissu de tweed de son pardessus. Il recula d'un pas, jeta un bref coup d'œil à la machine temporelle sous le bras blessé d'Olrik. Ce dernier lui barrait le passage vers la porte de l'entrepôt. Un rideau rougeoyant, presque liquide, se dressait derrière lui.

« Si je parvenais à provoquer l'éclair artificiel, cela déstabiliserait Olrik et ses comparses... ! La structure métallique de la voiture préservera la machine... »

– Longue et déplaisante, ou rapide et indolore ? poursuivait le colonel.

Mortimer n'hésita pas ; il plongea vers le sol. Olrik tira, mais trop tard : la balle n'effleura même pas son ennemi. L'écossais se redressa vivement, assena un crochet du droit, que le renégat esquiva de justesse. Le coup l'atteignit au bras et il lâcha le Lüger. Mortimer enchaîna par un puissant uppercut, frappant Olrik à la mâchoire. Sonné, celui-ci laissa échapper le Chronoscaphe ; le professeur s'en empara, puis, sans laisser à son adversaire ou à ses acolytes l'occasion de réagir, fonça dans la voiture en dépit des flammes qui l'assaillirent presque immédiatement. Le cœur battant, la bouche sèche, les yeux irrités et remplis de larmes, toussant, alors qu'il entendait, comme venant de très loin, Olrik fulminer et vociférer des ordres, Mortimer attrapa la fusée, amorça la mèche à une langue de feu qui bondissait sur la jambe de son pantalon, visa au jugé une des fenêtres de ventilation sur le toit de l'entrepôt.

Avec un sifflement étourdissant, la fusée lui échappa des mains, lui brûlant les paumes et les doigts, fila vers le plafond et disparut dans un tourbillon de fumée âcre.

Un nouveau coup de feu éclata, aussitôt étouffé sous le formidable fracas du tonnerre. Un grondement tel qu'il emplit l'espace, réduisant à néant jusqu'aux mugissements de l'incendie.

Puis le monde disparut dans une intense fulguration blanche.

oooOooo