Titre : Les fiancés de Plougastel

Auteur : Yves Pinguilly

Genre : conte traditionnel breton

Source : "Conte et Légende de Bretagne"

Email : sethshinigami@yahoo.fr

Autre : Ce conte ne m'appartient pas, donc si on me demande de ne pas le mettre en ligne, je le ferais. Il est juste là pour qui vous puissiez savoir de quoi exactement je me suis inspirée.

Ce conte, oui bien sûr, finira de de lui-même
quand pas à pas ses mots auront tous été dits.
Il parle d'une fille et d'un garçon qui s'aiment ;
ce conte-là commence un bel après-midi.

Il y a plusieurs bouts du monde dans le monde, mais celui où se tient Plougastel n'est pas comme les autres. Plougastel, c'est un pays rocheux attaqué d'un côté par les vagues. Pays où l'on arrive après avoir traversé des landes haletantes de bruyère, après avoir suivi des chemins creux, cabrés, face à l'haleine des vents qui s'émancipent.

En ce temps-là, on se souvenait encore que cette courte rivière qui borde Plougastel, celle qui se jette là dans la mer, s'était appelée la Dour- doun, avant de prendre le nom du baron d'Elorn. C'est celle qui sépare à cet endroit le Léon (1) de la Cornouaille.

C'était au début de l'été, au moment où la terre amoureuse multiplie ses offrandes de genêts, qu'avait lieu la fête de la Terre. Il faut dire que déjà, en ce temps-là, malgré les rocs, les champs étaient des jardins où poussait tout ce qui peut nourrir les hommes. Et le seigle dans les champs était en juin une chevelure de fée. Il y avait des fraises déjà à Plougastel... mais en ce temps-là, les fraises mûres étaient blanches.

L'après-midi de ce dimanche-là, sur la place, autour de toutes les croix du calvaire, ce furent chants et danses, jongleries et jeux, bolées de cidre et bouille d'avoine. Les petites filles coiffées du bonnet à trois pièces admiraient le flot de rubans des larges coiffes de leurs mères. C'était la fête. Le vert et le violet des habits, mêlés au jaune de l'ajonc et du genêt, invitaient le bleu du ciel à venir danser avec les chrétiens des huit chapelles, rassemblés là pour l'occasion. La fête de la terre était vraiment belle en ce milieu d'après-midi quand le miroir tournant fut poussé sur la place. Lorsqu'il fut là, presque en face de Notre Seigneur portant sa croix sur le granit du calvaire, tous les vivants du village vinrent autour comme pour l'assiéger ou le protéger. Il y avait les enfants, bien sûr, mais aussi toutes les filles et les femmes, avec leurs coiffes aux ailes retroussées et leurs grands châles sur les épaules. Elles ne semblaient n'être rien d'autre que des princesses. Dans le léger souffle du vent, les rubans des coiffes voletaient avec les gilets brodés et les vestes des hommes.

Maïwenn et Yeun étaient là, au premier rang. Elle comme lui avait treize ans.

Quand le piler-lan, qui est la danse des fouleurs d'ajoncs, avait brusquement cessé, ils avaient compris que c'était l'heure de leur danse à eux, comme celle de tous les autres de treize ans. Ils y avaient pensé mille et mille fois, à cette danse-là. Ils savaient qu'eux qui s'aimaient d'amour, c'est-à-dire de c?ur et d'âme, eux deux qui étaient inséparables comme les deux rives d'un même fleuve, devraient danser.

Cette danse pour tous les treize ans était une ronde autour du miroir tournant. Le miroir était poussé, lancé, par une vieille à la peau fripée et au c?ur d'écailles sans doute. Il tournait et la danse tournait aussi. Quand le miroir s'arrêtait, la ronde s'arrêtait. Celui ou celle dont le visage, à ce moment, était prisonnier du miroir était ainsi désigné. Il sortait de la danse et attendait. Garçons et filles, l'un après l'autre, étaient ainsi donné l'un à l'autre par le miroir et devaient se marier dans l'année.

La musique du bagad (2) prit l'air. Cornemuses et binious et bombardes commencèrent une gavotte dansée en ronde, lentement. Tous les treize ans se mirent à tourner : Maïwenn, Yeun, et les uns et les autres.

Le miroir désigna tour à tour les uns et les autres, c'est-à-dire les unes pour les uns. mais Maïwenn en ne fut pas choisie pour Yeun et Yeun fut sorti de la danse pour une autre que Maïwenn.

- Maïwenn, ma douce aimée, ce choix est impossible. C'est près de toi que je veux vivre mes jours. des jours de soleil dans tes yeux. C'est près de toi que je veux vivre mes nuits. et partager la lune prise sous tes paupières.

-Yeun, répondit Maïwenn, je en veux que toi pour donner un visage à ma vie ; pour habiller ou pour déshabiller ma vie.

Ces deux-là s'aimaient trop pour se laisser guider comme deux agneaux de lait. Ils décidèrent de se retrouver la nuit même, à minuit, sur la lande et de s'enfuir en Irlande. ou en Alger : quelque part où ils dénicheraient une terre libre pour s'aimer.

La fête s'acheva.

Le soir tomba sur les images sculptées du calvaire, sur le granit rendu docile pour montrer la vie et le mort du Seigneur ; plus docile sans doute que les c?urs décidés de Maïwenn et Yeun.

Maïwenn, deux heures avant minuit, se rendit sur la lande pour attendre son amant. Elle portait des sabots, une coiffe, une jupe et un tablier de soie. Elle avait enveloppé dans un châle son peu de linge, peut-être deux justins échancrés et deux chemisettes de chanvre.

Elle était là, princesse en sabots, sous la lune qui courait devant ou derrière les nuages. Elle respirait l'odeur un peu âcre de la mer et des goémons.

Tout à coup, elle entendit des voix qui s'approchaient. Elle eut peur. Sans réfléchir, elle enleva ses sabots et courut ver un pli de rocher pour s'y cacher derrière un roc et un buisson d'ajoncs. Mais aïe ! Pieds nus, elle blessa l'un de ses pieds sur une pierre. Elle se baissa pour voir son mal. Elle ne saignait qu'un peu. Elle repartit vite, laissant tomber un de ses rubans.

Les voix sur la lande furent effacées par le vent.

Maïwenn resta cachée. Elle resta longtemps, trop tremblante pour bouger.

Yeun arriva. Il était minuit. Il était sous la lune en sabots et en blouse bleue. Rien. Personne. Il attendit, marchant ici et là, frappant du pied le roc de son sol natal.

Tout à coup, il vit un ruban blanc : le ruban de Maïwenn ! Il se baissa et aperçu du sang sur la lande : du sang de Maïwenn ! Il se releva, agité. Il regarda autour de lui. Il interrogea les pierres et le ciel. C'est quand il se tourna vers la mer qui attendait au bas de la lande qu'il comprit. ou du moins, le crut-il !

. Un bateau s'éloignait, toutes voiles dehors !

- Maïwenn, mon aimée, la seule vie que j'avais pour vivre : on me l'a volé ! Yeun savait que des pirates de toutes les mers venaient jusqu'à cette côte. Il ne prit pas le temps de douter. Ce ruban, ce sang, ce bateau : ce ne pouvait être que cela ! On lui avait volé la source pure où il buvait sa vie.

Dans la nuit, sur la lande, il sortit de sous sa blouse le grand poignard de voyage dont il s'était armé. Il jeta un dernier regard vers la voile blanche sous la lune et, d'un seul coup, se transperça et le corps et le c?ur. Il tomba à genoux et commença à mourir.

Maïwenn, enfin, avait cessé de trembler. Ses sabots à la main, elle revint vers le milieu de la lande. Mais quoi ! Elle trouva là, sur les genoux, son amant, déjà à moitié vidé de son sang. Yeun, d'un dernier regard, lui indiqua la voile blanche. Elle la vit au loin, comme elle vit son ruban dans les mains de son amant. Alors, elle comprit. Elle qui ne vivait sa vie que pour la partager et inventer l'amour, elle sortit le long poignard des chairs de son amant et à son tour se perça et le corps et le c?ur.

Quand elle tomba, elle, Maïwenn, sur le corps de Yeun, leurs sangs se mêlèrent à jamais et le vent de noroît (3) se leva. Il se mit à souffler en bourrasques de tempête, si fort qu'il leva de terre le sang des deux amants, comme le fond des mers fait se lever les vagues. Il souffla tant qu'il jeta le sang rouge de la mort des amants sur tous les champs.

Quelques jours plus tard, quand les fraisiers de Plougastel mûrirent pour être belles, elles étaient rouges et non blanc-rouge pour la première fois ! rouges teintées pour toujours du sang de Maïwenn et de Yeun.

Ainsi périrent les deux amants
dedans l'été de leurs treize ans.

Si un jour vous passez à Plougastel, au début de l'été, vous verrez peut- être une vielle femme ou une toute jeune fille prier à deux genoux au bord du calvaire. Si vous lui demandez ce qu'était sa prière, elle vous dira peut-être avoir murmuré au SAuveur : "Bénis nos fraisiers, ô Dieu, ces fraisiers pas qui nos ancêtres devinrent assez riches pour faire sculpter ta vie et ta mort dans la pierre de ce moment."

Croyez-la, ou ne la croyez pas. Jeunes ou vieux, quand ils prient ici, parlent d'amour avec le ciel, le plus souvent. Qui ne voudrait aimer ou être aimé comme Maïwenn et Yeun, à tout jamais amants ?

(1) Léon : c'est un ancien pays de Bretagne, bordé par le Trégor à l'est et la Cornouaille au sud. Cette région côtière s'étend de Brest à Morlaix.

(2) Bagad : groupe de musiciens. On dit au choix une kevrenn ou un bagad.

(3) Vent de noroît : en Bretagne, particulièrement dans le Finistère, c'est le vent qui souffle du nord. Le vent de suroît, lui, vient du sud.