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« A wall strong in numbers,
Burns the midnight candle,
The brave arm in arm,
Stands before them now. »
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La nuit tombait lentement, et je pouvais apercevoir le reflet de la lune sur la surface réfléchissante de la Rivière Boyne, au calme pour dormir.
Le froid Irlandais commençait à méchamment mordre ma peau à nu. Je ne portais qu'une simple, mais longue robe couleur azur. Certes, avec de grosses chaussures aux pieds, mais j'avais les bras presque gelés. Comme toujours, ma longue, très longue tresse brune tombait dans mon dos et bougeait à chacun de mes pas.
Croyez-moi, j'aurais voulu déambuler dans cet hiver pour chercher le Tír na nÓg, la Lande de la Jeunesse, pourtant j'étais ici pour retrouver Mick dans notre repaire secret.
Mick Davies avait mon âge : la trentaine. Un enfant des rues, comme moi. Nous nous étions enfuis d'un Orphelinat horrible dès l'adolescence. Mick était Anglais, mais nous avions tous les deux débarqués en Irlande par hasard.
Un hasard atroce nommé Dr Hess.
La patronne de l'Orphelinat Kendricks.
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Soudain, j'ai senti une main glacée agripper mon bras gauche avec force et colère. J'ai sursauté en me retournant vers mon assaillant.
Une femme que je reconnus de suite comme étant la fameuse Dr Hess.
Comme à l'accoutumée, elle portait un tailleur hors de prix, des chaussures à talons, ses cheveux étaient coiffés en un haut chignon et son rouge à lèvre avait la couleur du sang.
J'ai hurlé lorsqu'elle a commencé à me traîner loin de la Rivière.
J'ai crié 'NON !' lorsqu'elle a posé ses deux mains malsaines sur moi pour me tirer avec plus de forces encore. Pour une dame de son âge, elle avait une sacrée poigne. Surtout qu'elle vivait dans l'opulence, dans son austère Orphelinat, tandis que Mick et moi vivions sous le seuil de pauvreté.
J'ai vite compris qu'elle essayait de me ramener à l'Orphelinat. Mais j'ai continué à hurler :
- NON ! Lâchez-moi !
Elle se mit à sourire en me tirant de plus belle :
- Viens avec moi, sale orpheline, crois-moi, tu vas vouloir me suivre !
J'ai tiqué :
- Quoi ? Pourquoi ?!
Elle sourit derechef, en lâchant :
- Parce que Mick s'y trouve déjà, je viens de le capturer.
Mon cœur rata un battement.
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« Up against the wind,
Old ways up against the wind. »
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Le Manoir Kendricks était exactement comme je m'en souvenais :
Entouré de hauts grillages noirs en fer, avec un portail tout aussi imposant et angoissant. La nuit rendait l'endroit encore plus sinistre qu'en journée. Une route tortueuse en gravier menait au Manoir. Tout autour, il y avait çà et là des arbres morts, aux branches crochues et aux racines qui sortaient du sol boueux. La pleine lune éclairait un peu les tombes, parsemées dans les jardins, tout aussi désolé que le reste. Les tombes des orphelins morts en ces lieux, pour les hanter encore.
La bâtisse s'élevait devant mes yeux, dans un style gothique, noir, avec des moulures étranges et des gargouilles effrayantes sur les façades. La lourde porte de bois grinça d'un son strident lorsque Dr Hess l'ouvrit d'une main, l'autre me tenant toujours fortement le bras pour ne pas que je me sauve.
Le Hall d'entrée était immense, le plafond se perdait dans les hauteurs, seules la cheminée éclairait et réchauffait la salle. Les talons de la Directrice résonnèrent sur le sol de pierre et, ensemble, nous nous sommes dirigé vers l'énorme escalier en marbre juste en face de nous.
Dr Hess me traînait toujours et allait bien trop vite pour moi, j'ai manqué plusieurs fois de tomber dans les escaliers froids, mais sa poigne ferme ne me lâcha absolument pas.
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Une fois au premier étage, elle marcha directement vers une grande chambre abandonnée. Rien à voir avec l'aile où les orphelins dormaient, entassés les uns sur les autres dans des lits superposés complètement détruit. Elle ouvra violemment la porte et me jeta sur la moquette de la pièce.
Elle alluma la lumière, puis se dirigea vers une imposante armoire de bois, qu'elle ouvrit dans un grincement strident. Sans même me jeter un regard, elle attrapa quelque chose sur un cintre, puis se tourna enfin vers moi.
J'étais toujours sonné, étendue sur le sol sale, essayant de comprendre ce qu'il se passait.
La Directrice se posta au-dessus de moi et me jeta un vêtement dessus, en m'ordonnant :
- Enfile cette robe.
Sans la quitter des yeux et sans toucher le vêtement, je demandai, la voix tremblante :
- Où est Mick ?
Elle sourit et répliqua :
- Enfile cette robe. Je reviens dans trois minutes et je te conduirais à Mick.
Elle mentait.
Mais elle quitta la chambre en claquant la porte derrière elle.
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« The game is in their hands,
Calling out the colour,
Togetherness their courage,
Recognize the power. »
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La robe était atroce. Entièrement noire, comme pour un enterrement.
Le mien, sans doute.
Le pire était la taille. Oui, la robe m'allait bien, malheureusement les pans de la robe s'arrêtaient bien au-dessus de mes genoux. Limite à mes hanches, me laissant peu d'espace pour cacher mes sous-vêtements.
Le haut n'était pas mieux. Les manches courtes tombaient sur mes épaules, mais le décolleté était bien trop profond à mon goût. Le semblant de corset retenait parfaitement ma poitrine, certes, mais le col en V plongeait sur mon torse.
C'était une robe bien trop affriolante pour moi et pour l'Orphelinat en général.
Je n'avais pas d'autres chaussures que les miennes, mes énormes Dockers, ce qui jurait carrément avec la tenue.
J'étais en train d'essayer de tirer sur le pan pour cacher mes frêles cuisses, tout en remontant mon bustier, lorsque la Directrice est revenue dans la chambre sans même frapper.
Et, toujours sans un mot, elle m'agrippa derechef avec violence par le bras droit pour me traîner ailleurs.
Il nous fallait encore monter quelques étages, jusqu'à arriver au quatrième. Là, elle fit claquer ses talons sur le sol de pierre pour marcher dans un long corridor.
Nous étions encore en pleine nuit, et seules les faibles lampes le long du mur éclairaient l'endroit lugubre. Enfin, elle ouvrit une nouvelle porte et me jeta à l'intérieur.
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La salle entière était couverte d'acier inoxydable.
C'étaient les cuisines du Manoir, où ce qu'il en restait.
Des immenses tables grises, des montagnes de casseroles et de poêles ainsi que des dizaines et des dizaines d'appareils électroménagers trônaient au milieu de ce bazar.
Et quel bazar !
Tout était sans dessus-dessous, et sale. Comme après un banquet de milliers de personnes, sans qu'aucun cuisinier n'eût pris la peine de nettoyer. Il y avait de la crasse dans tous les recoins, des restes de nourritures moisis toujours collés au fond des plats et des assiettes, les poubelles ouvertes à moitié vides se trouvaient sur les plans de travail, etc.
Je me retrouvai au milieu de ce chantier, essayant encore de faire descendre le pan de ma robe, tout en demandant :
- Où est Mick ?
Elle s'avança vers moi et, par réflexe, je reculai.
Puis, avec une assurance certaine, elle avoua :
- Toi et Mick avez brisé le Code de l'Orphelinat. Vous saviez qu'il vous était INTERDIT de tomber amoureux. L'amour est interdit, ici. Oh, ce sale orphelin et toi n'êtes pas les seuls, bien sûr. Mais, vous vous êtes enfuis et je n'ai pas pu vous punir comme il se devait. Jusqu'à aujourd'hui.
J'ai tiqué :
- Quoi ? Vous avez 15 ans pour nous punir d'un Code aussi stupide ?!
Elle sourit d'une façon horriblement malsaine.
- Ne t'inquiète pas, tu n'es pas la seule à subir la punition aujourd'hui.
Le cœur battant la chamade, je déglutis difficilement, pour demander :
- Et... Quelle est cette punition ?
Dr Hess me tourna le dos pour ouvrir un placard en acier et en sortir un tablier blanc, qu'elle me jeta dessus :
- Enfile ça. Désormais, tu seras la nouvelle Cendrillon du Manoir. Tu vas devoir nettoyer toute cette porcherie.
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« Make a stand before them,
Old ways follow the beaten track,
Against the wind. »
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Forcément, j'ai lutté avec véhémence :
- Quoi ?! Non ! Non ! Vous ne pouvez pas m'emprisonner à nouveau dans ce taudis ! Où est Mick ?!
Dr Hess venait de perdre patience, ce qui n'augurait rien de bon pour la suite. Elle se planta devant moi, je reculai jusqu'à toucher le fond de la cuisine. Sans prévenir, elle tendit sa main droite vers moi et elle encercla ses doigts autour de mon cou.
Avec une colère évidente, elle cracha presque :
- Sale orpheline de merde, toi et les autres, vous n'êtes rien, compris ? Rien du tout. Soyez déjà content d'être utilisé pour le ménage.
J'essayai de me débattre, le cœur au bord de l'infarctus, lorsque soudain... Avec toujours sa main serrant mon cou, elle a levé le bras.
J'ai glissé le long du mur.
Dr Hess avait une force incroyable, à la hauteur de sa haine.
Elle m'étranglait et souriait de voir mes pieds cogner contre le mur. J'ai posé mes mains sur la sienne pour essayer de défaire son emprise, sans succès.
Je pouvais sentir mon souffle se raréfier, mes poumons cherchant de l'oxygène, ma tête qui tournait de plus en plus et mes yeux qui commençaient à se fermer.
Mais, avant que je ne tombe dans les vapes, Dr Hess me lâcha d'un coup en me jetant comme une simple poupée de chiffon sur le sol dégueulasse.
Tandis que je toussais, essayant de respirer à nouveau, elle attrapa mon tablier qu'elle me balança à nouveau dessus :
- Enfile ça et nettoie toute cette merde.
Puis, elle sourit en quittant la cuisine.
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Il était affreusement difficile de nettoyer la cuisine avec ma robe. À chaque fois que je me baissais, j'avais l'impression que mes sous-vêtements étaient visibles. Avec le tablier en plus, je ressemblais carrément à ce que vous pensez.
J'ai pourtant enfilé des gants en plastiques pour récurer toutes les gamelles, vides les poubelles, tout laver et gratter. C'était plus immonde encore que je ne le pensais.
Je pensais fortement à Mick, lorsqu'une personne est apparue derrière moi.
Je l'ai reconnu de suite et je me suis écrié :
- Ketch !
Arthur Ketch et Antonia Bevell étaient nos meilleurs amis, à Mick et moi.
Ketch était très grand, il avait une imposante carrure, des cheveux coupés à la militaire et un tatouage en forme de croix sur le dessus de sa main droite.
Il a reluqué ma tenue avec questionnement, comme je le faisais avec la sienne. Car, comme moi, il était vêtu pour une fête prestigieuse : avec un costard impeccable, une chemise blanche, une cravate en soie, des chaussures étincelantes, bref... Comme moi avec ma robe noire.
Sauf que, comme moi, il était lui aussi de corvée de nettoyage dans la cuisine.
J'ai enlevé mes gants et nous nous sommes pris dans les bras l'un de l'autre, heureux de nous revoir. Puis, j'ai demandé :
- Mon Dieu, qu'est-ce que tu fais ici ?!
Un regard triste traversa ses yeux couleur orage, il baissa la tête et avoua :
- Hess nous a capturés... Elle a dit qu'elle devait punir Antonia et moi pour être tombé amoureux !
- Ouais... Pareil pour Mick et moi.
- Ça ne m'étonne pas... Est-ce que tu as vu Antonia ? Elle m'a dit qu'elle était ici, mais je ne l'ai pas vu.
Je fis 'non' de la tête.
- Désolée... T'as pas vu Mick ? Elle m'a menti aussi, je pense...
Ketch souffla un coup et se posa contre le mur de la cuisine. Tout comme moi, il n'avait pas l'esprit à jouer les femmes de ménage. Il porta son regard sur moi, lorsqu'il découvrit les marques rouges qui encerclaient mon cou. Inquiet, il demanda :
- Ali ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
J'ai passé mes doigts sur mes rougeurs douloureuses, en avouant :
- Cette vieille Sorcière de Hess a une sacrée force.
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« Defying their leaders,
Holding out for free will,
The strong dare to echo,
Nothing can stop,
Nothing can stop us now. »
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Ketch prit sa tête entre ses mains, le cœur au bord de l'infarctus, réfléchissant à toute vitesse. Il releva ses yeux vers moi, et dit d'une voix ferme :
- Nous devons retrouver Antonia et Mick.
Je souris pour la première fois de la nuit. J'acquiesçai en rappelant tout de même :
- Mais, Hess ? Si elle nous chope, elle va nous tuer ! Elle a autant de force qu'il y a 15 ans de ça, et qu'elle nous passait à tabac pour n'importe quelle raison !
Mon ami me prit par la main pour me sortir de la cuisine, en me rassurant :
- Ne t'inquiète pas, je n'ai plus 15 ans et je ne compte pas la laisser nous toucher à nouveau.
Je n'eus même pas le temps d'enlever mon tablier, qu'Arthur et moi quittions la salle encore sale pour nous engouffrer dans les méandres de notre pire cauchemar...
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La nuit était encore bien présente et le Manoir dormait.
Sauf les fantômes.
Lentement, et sans faire un bruit, Ketch et moi fouillions toutes les pièces une par une.
Jusqu'à ce que, par miracle, des voix lointaines nous parviennent jusqu'aux oreilles.
- Antonia... murmura Ketch, avec espoir.
Nous avons suivi les voix jusqu'à une salle abandonnée.
Arthur ouvrit doucement la porte, juste au cas où.
Deux personnes se trouvaient à l'intérieur.
Lorsque nous les vîmes, nos cœurs s'arrêtèrent de battre quelques secondes...
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« The game is in your hands,
Reach for every moment,
In rising generations,
Capturing the change. »
.
Je souris lorsque Mick se jeta dans mes bras pour me serrer fort et m'embrasser amoureusement.
Antonia fit de même avec Arthur.
Après nos retrouvailles, nous nous observions chacun notre tour.
Si Ketch et moi étions habillés pour une soirée mondaine, Antonia et Mick étaient tout l'inverse :
Mon fiancé portait de vieux vêtements, des guenilles. Une chemise à carreaux tellement délavée, qu'il était impossible de retrouver la couleur originale du vêtement. Un jean troué et trop grand. Ses cheveux ébène étaient coiffés en bataille, dans tous les sens, une barbe de trois jours lui rongeait le visage et ses cernes ternissaient ses magnifiques yeux bleus translucides.
Antonia se trouvait dans un état semblable.
Eux deux étaient également en train de nettoyer entièrement la salle dans laquelle nous nous trouvions. Je ne quittai pas les bras de Mick, tout comme Antonia restait près d'Arthur.
Lorsque celui-ci nous avoua qu'il était temps de nous enfuir.
Encore.
Tout à fait d'accord avec lui, nous nous apprêtions à quitter la salle angoissante, lorsque la porte grinça devant nous et que Dr Hess en sortit, le sourire aux lèvres.
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Dr Hess tenait un revolver chargé devant nous, nous mettant en joue, et elle riait avec un air malsain, tout en disant :
- J'en étais sûr... Lorsque vos parents respectifs vous ont largué chacun votre tour sur les marches de mon Manoir, je savais que, ce jour-là... J'aurais dû tous vous tuer... Eh bien, ça peut s'arranger maintenant...
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« Make a stand before them,
Old ways follow the beaten track,
Against the wind,
Against the wind. »
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Puis, je me suis réveillée, en sursaut et en sueur, vers 5h15.
Sans pouvoir me rendormir.
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Histoire semblable (Un original, pas un cauchemar) à retrouver au nom de :
'The Kendricks Code'
Chanson Irlandaise de Maire Brennan - 'Against The Wind'
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