Métaphysique du Psychopompe
Pluie et Vent sur la Porte des Mondes
Le vent sifflait sur l'Angleterre, porteur d'embrunts et d'odeurs étranges qui bruinaient en un bouquet ennivrant sur l'herbe verte et grasse.
Au cœur de Metreya, forêt interdite, un tapis d'humus étouffait les pas de quelques créatures furtives, qui se coulaient entre les arbres ployés et immenses.
Quelque part au creux des montagnes de la Terre du Milieu, un sourd grondement ébranlait la roche dure, et la neige glissait par endroits sur les pentes glacées du Mont Carhadras au majestueux silence.
Après la dernière Pluie, le ciel de Pern se colorait d'ocre et de rouge, et les chevaliers aux dragons fiers étendaient leur royaume dans un ultime adieu à l'averse mortelle.
Au cœur de la grande mer d'Arkadia luisait l'éclat intermittant d'une vague, soulevée dans l'eau calme par l'Alatien frôlant le Maerum pour la communion fraternelle d'éternité.
Alors la surface des mondes vint à se troubler, comme de l'eau à laquelle on rajoute une goutte et qui ondule, et durant un étrange instant il sembla aux êtres que le ciel tournoyait, que les couleurs se fondaient en lui, que les odeurs se mélangeaient en quittant la terre.
L'hiver se paraît des couleurs de l'été, et le désert sentit soudain comme une forêt de pins enneigés alors, tandis qu'une vague haute rencontrait le ciel, les univers s'unirent et ne firent qu'une Source et puis revint le calme, le silence, l'odeur douce du sable humide.
Au plus haut de chaque ciel, des éclairs grésillaient sans bruit, et une Porte se referma sur le Messager qu'elle accueillait.
C'était fini.
Ça commençait.
*****
« … C'est intolérable ! »
Samarzed Viférine, gouverneur des sept provinces de Delan, abattit rageusement son poing sur la longue table, avant de se rasseoir dans un jeté de robes qui manquait quelque pzu de dignité. Là n'était évidemment pas le but, mais Alizar Makerande n'eut pas même le courage de rire. Ce qui était jugé n'aurait jamais dû l'être, tout cela n'aurait pas dû arriver – si seulement…
Alizar soupira, et s'agita un moment sur son siège avant d'abandonner toute prétention au confort. Ces fauteuils n'avaient jamais été très agréables ou reposants, mais en ce jour particulier, il devait s'avouer que rien n'aurait su l'amener au calme. Un jour bien sombre en effet…
On lui heurta l'épaule, et le vénérable Faërian se tourna pour sourire à Feneriel le Jeune, pas encore né quand lui déjà était vieil homme, Feneriel aux yeux rieurs et aux boucles claires qui plaisait aux filles. L'adolescent était en retard, comme toujours et cela ne manquerait pas d'être remarqué par les Pères. Le vieillard s'écarta légèrement pour faire place au garçon qui tentait de recouvrer son souffle. Un peu hâtivement, Feneriel se laissa tomber sur le fauteuil voisin en ahanant. « En soufflant comme un bœuf » maugréa un homme en toge devant eux, qui semblait de fort mauvaise humeur, et Alizar s'autorisa le premier vrai sourire de la soirée.
« J'ai manqué quelque chose ? » interrogea, le souffle un peu court, l'apprenti d'Alizar-des-Falaises. Son maître poussa le plus profond des soupirs que lui ait jamais entendu Feneriel. Le vénérable eut un geste plein d'ironie qui fit voler une manche à l'ampleur majestueuse.
« Seulement des sermons pleins d'allants et quelques belles et glorieuses tirades, » répondit avec impassibilité le Mage venu des montagnes. Feneriel laissa échapper un rire juvénile et cristallin qui réconforta le vieux sage et fit se retourner deux ou trois vieux grigous. Alizar nourrissait une affection paternelle pour son jeune apprenti, dont l'enthousiasme et l'innocence lui rappelait tant de bons souvenirs. Ce n'était pas le cas de la plupart des Sages réunis, dont la vertu méditative érigée en principe de foi avait fait un certain nombre d'aigris parmi ces Pères assez peu paternalistes.
« Silence ! » tonna le Premier Grand Sage, à présent debout sur l'estrade au centre de l'amphithéâtre. Il était si vieux que, selon la légende, personne ne connaissait plus son nom – y compris lui-même. Le Père des Pères n'aimait rien tant qu'imposer silence aux autres il pouvait ainsi professer à loisir grand nombre de formules sentencieuse fort bien senties. Mais il était sage toutefois, et la voix respectée du Conseil… Ne subsistèrent plus bientôt dans la salle que quelques chuchotis orphelins.
Levant un doigt chargé de digne accusation, le vieillard posa une main sur sa longue barbe blanche, bomba le torse sous sa toge aux nombreux plis, et jeta un regard circulaire à l'Assemblée au grand complet. Feneriel gloussa, et Alizar ne fit rien pour retenir un autre soupir le Premier Grand était certes sage, mais il avait une prédilection obsessionnelle pour les effets de manches qui le dépassait.
« Nous sommes ici, Frères, pour juger un enfant perdu. »
Alizar parut soudain inquiet, et se tourna pour observer Feneriel du coin de l'œil. Il voulut esquisser un geste vers le garçon, mais celui-ci fit un signe de dénégation farouche. Le Faërian, une fois n'était pas coutume, se sentit impuissant.
« Notre monde, Frères – ce monde immense et puissant, notre Majunivers ! – se trouve mis en péril par la faute d'une créature de peu de foi, un être plein de sottise dont la folie nous coûte une perte d'Energie considérable. C'est pourquoi vous êtes ici, mes Frères. »
Alizar reconnut mentalement l'art réthorique du vieux sage, et ne put qu'approuver son courroux. Feneriel, à son côté, semblait en revanche plongé dans des abîmes de morosité quasi perplexes.
Sur l'estrade, le Père le plus Grand poursuivait. « Je n'ignore pas que certains d'entre vous, » reprit-il, et son regard trancha la foule pour s'appuyer, aigu, sur le couple étrange que formaient Alizar et son elève, « certains d'entre vous sont amenés à faire des erreurs, trompés dans leur innocence et leur naïveté par la vision d'un être semblable d'apparence mais différent de cœur, ce cœur qu'ils n'auront pas su voir. » Le Sage s'interrompit un moment, le temps de promener son regard, perçant malgré l'âge, sur la foule disparate des êtres rassemblés, humains et autres, où les barbes blanches côtoyaient les ailes, où les narines fendues voisinaient avec les oreilles en pointe.
« Moindre est la faute de l'enfant qui n'a pas su pénétrer jusqu'au cœur du traître, mais plus grande est celle du Sage qui a pu oublier sa sagesse. »
Les murmures naquirent de part et d'autre de la salle, à peine apaisés par le regard sévère du Père sur son estrade. « En tant que Faërian et responsable de la Source, il a été le complice de ce larcin innommable il sera châtié, lui aussi, comme un traître. Cet hommde qui ne mérite plus le nom de Sage sera destitué de ses fonctions de Catalyseur à la prochaine lune. »
Les murmures devinrent plus intenses, il pointait au creux des voix quelque chose d'horrifié suspendre un Faërian, suspendre un Sage, suspendre cet homme, quoi ? Cela ne se pouvait ! Alizar courba l'échine, et ne dit rien.
« Quand au Traître, » poursuivit implacablement l'inébranlable Père, « il subira le châtiment que méritent ceux de sa condition. Il sera soumis à la loi, et à la peine capitale, » termina-t-il dans un éclat de voix vibrant, le timbre clair et puissant malgré son grand âge : la voix de la Raison, de la Loi, de la Sagesse. Le Destin.
A côté d'Alizar, sur son fauteuil à la dorure passée, Feneriel s'effondrait lentement, le visage décomposé par les sanglots.
« Meliel, » bredouillait-il, « Meliel – oh, Meliel de Loessian… »
*****
Les brumes d'Avalon se dissipaient l'ombre d'un moment, du temps que fissent leur retour les voiles d'une barque immaculée, s'avançant dans l'Aurore écarlate sur le Lac immobile et enchanté.
L'eau se troubla l'espace d'un instant, puis tout revint au calme. Le sable du temps avait égréné ses heures légères, dans la sphère immuable d'une prison de cristal taillée dans le vent.
Le ciel n'était plus ridé que par des oiseaux, et la sirène sur la plage se demanda un instant ce qui avait bien pu lui faire croire qu'un éclair avait fulguré au travers des nuages.
Rien n'avait changé, tout était comme avant. Tout, sauf le monde mauve et parfumé de Loessian, d'où s'était échappée un long fil de Magie, avec l'Enfant disparu.
« Loessian, » chuchotait le vent dans les grands arbres, « Loessian a perdu Meliel… »
*****
L'aube épandit sa brume sur les vertes prairies d'Angleterre bien avant qu'une aveuglante lumière déchire soudain le ciel, et touche dans une mer de couleurs le sol humide de la bruine matinale.
Le ciel tournoya, les nuages essémés sur son passage, puis trop soudainement pour ne pas être suspecté d'influence surnaturelle, fut immobile et limpide.
Au creux d'un lit d'herbes foulées, deux grands yeux jaunes s'ouvrirent.
Un regard d'or coula sur la campagne. Une lumière douce répandit sa voilure chaude sur un lit de fleurs écrasées, elle roulait sur le ventre pour contempler la brume et le soleil levant et glissant son visage jusqu'au ciel empourpré, elle laissa couler des larmes chaudes et rondes.
Elle avait réussi.
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