Thor pouvait sentir le sang pulser dans ses artères, menaçant de submerger sa vision dans la brume rouge de la transe guerrière, tandis qu'il laissait Mjöllnir l'entraîner tout droit sur la bête des glaces menaçant son frère et ses amis. Rien de tel qu'un combat furieux pour faire disparaître sa mauvaise humeur, comme toujours.

Un cuir épais – des écailles – la gueule grande ouverte de la créature – point faible – il s'engagea à vive allure entre les doubles rangées de crocs – un choc mou contre la tête du marteau – et ressortit dans l'air glacial, laissant un trou des plus remarquables dans le crâne du monstre.

Le Dieu du Tonnerre entendit la bête crouler dans l'abîme tandis qu'il atterrissait – comme toujours après un de ses exploits, ses compagnons d'armes le contemplaient d'un air mi-effaré mi-désapprobateur – surtout Sif, en fait, Volstagg étant plus stupéfait qu'autre chose, Hogun pinçant les lèvres dans une grimace peut-être plus appuyée que d'ordinaire, Fandral étant impossible à lire puisqu'il gisait sur l'épaule de Volstagg, et Loki…

Le sourire assuré de Thor se figea.

Loki paraissait au bord de la nausée.

(mais pourquoi ?)

Le Prince d'Asgard n'eut guère l'occasion de s'interroger là-dessus – les jotunns l'avaient suivi, menés par Laufey, lequel plissait les yeux d'une façon des plus meurtrières et des plus… interrogatives ?

(mais pourquoi interrogative et pourquoi cette expression était-elle si familière au Dieu du Tonnerre comme s'il l'avait vue des centaines de fois)

Le ciel s'embrasa. Pas pour permettre au Bifröst d'enlever le petit groupe d'aventuriers. Pour lui permettre de déposer un nouvel arrivant.

A la vue frappante d'Odin en armure complète et la lance à la main, monté sur son cheval de guerre le plus redoutable, Thor sentit une excitation toute juvénile le submerger – comme s'il avait à nouveau cinq siècles et admirait les portraits des héros en rêvant du genre où il les imiterait sur le champ de bataille.

« Père ! » tonitrua-t-il joyeusement. « Nous les finirons ensemble ! »

La réponse du Père de Toute Chose fut aussi glaciale et mordante que le vent qui soufflait sur eux.

« Silence. »

Thor sentit son excitation lui échapper, remplacée par une confusion montante. Pourquoi une telle mauvaise humeur ? Ils avaient l'occasion de combattre ! De donner aux skalds matière à de nouveaux chants ! De neutraliser la menace des Géants !

Pourquoi donc son père le regardait-il comme il regardait les serviteurs en faute ?

Le grondement de Laufey arracha le prince à ses pensées.

« Père de Tout. Tu sembles épuisé » commenta la créature avec un sourire moqueur que Thor voulut aussitôt faire disparaître à l'aide de Mjöllnir.

« Laufey » le salua platement Odin.

Les yeux sanglants du roi monstrueux étaient fixés sur le Roi d'Asgard.

« Ton garçon a causé tout cela. »

Thor ne put s'empêcher de rentrer quelque peu la tête dans les épaules quand ses compagnons se tournèrent vers lui – il n'avait rien causé du tout ! C'était ce géant qui avait tout déclenché avec son insolence, son manque de respect ! Et il n'était pas un garçon !

« Tu as raison, ce sont les actions d'un garçon » déclara Odin, faisant presque bondir de rage son premier-né, « traite-les en tant que telles. Toi et moi pouvons finir cela ici et maintenant, avant qu'il n'y ait davantage de sang répandu. »

« Tu penses que je vais ignorer la mort de plus de cinquante de mes sujets et les blessures de tant d'autres dues à la légère offense de ton garçon ? » gronda le Géant, visiblement furieux.

« La guerre est la dernière chose dont ont besoin nos deux royaumes » protesta Odin – et comment pouvait-il dire cela ? Alors que la guerre était ce que glorifiait le plus les Ases ! Comment Odin pouvait-il piétiner ainsi l'essence même d'Asgard ?

Laufey se tendit, apparemment touché au vif. Ses yeux s'étrécirent… et de manière totalement inattendue se déroutèrent vers le groupe de jeunes aventuriers qui avaient fait leur possible pour se faire oublier.

« Peut-être pourrons-nous résoudre en partie la situation » dit sinistrement le monstre. « Dis-moi, Père de Tout… qui est ce garçon ? »

Loki fit un pas en arrière en voyant le doigt de la créature se braquer sur lui. Thor s'avança en montrant les dents. Si la bête en voulait à son frère, tout Jotunheim brûlerait. Sans conditions. Sans pitié. Ils brûleraient.

« Il n'est personne d'important. »

Thor n'avait pas besoin de regarder Loki pour savoir que son cadet avait été blessé. Il avait toujours fait de son mieux pour attirer l'attention de leur père, et se voir dégrader de la sorte ne pouvait pas manquer de l'atteindre.

« Vraiment ? » fit le Géant d'un ton indéfinissable. « Pourquoi donc accompagne-t-il ton précieux héritier dans son raid meurtrier ? Je l'ai vu se battre, et j'ai observé… quelque chose de très intéressant. Quelque chose que tu voudras certainement voir, Père de Tout. »

Si Hogun et Sif ne lui avaient pas chacun empoigné un bras, Thor aurait bondi sur le monstre occupé à marcher sur Loki, lequel semblait se recroqueviller sur lui-même.

« Laufey » gronda Odin, un avertissement plus qu'audible dans la voix.

« Permets-moi simplement de satisfaire ma curiosité » dit le Géant qui levait la main, « au sujet de ce garçon sans importance. »

Un énorme doigt bleu vint toucher le front de Loki.

Thor se tendit, prêt à s'arracher à l'étreinte de ses compagnons –

Et s'immobilisa net.

Un bleu intense, le cobalt du soir qui tombe, se répandait sur les traits de Loki, remplaçant sa pâleur ivoirine, tandis que des cicatrices s'ouvraient sur sa peau en motifs complexes, l'éclat vert des yeux du deuxième Prince remplacé par un rouge sanglant. Ce n'était plus un Ase devant eux, c'était… c'était un très petit Géant des Glaces.

Un jotunn avec les traits de Loki.

(mais comment est-ce possible Loki est son frère le fils d'Odin et Frigga qui sont d'Asgard et de Vanaheim alors pourquoi ressemble-t-il à un jotunn ?)

A en juger par son inspiration brusque, Laufey ne s'attendait pas non plus à un tel résultat.

« Que signifie cela ? » laissa-t-il tomber d'une voix semblable au calme plat qui précède l'ouragan déchaîné.

« Laufey » commença Odin, tendu.

Les yeux rouges parurent s'allumer d'une lueur mauvaise.

« Alors » cracha le Géant, « non seulement tu massacres des milliers et pilles les mondes pour t'emparer de ce que tu convoites, il faut aussi que tu voles des enfants ! »

Voler ? Comment ça, voler ? Thor ne comprenait rien. Quel était le rapport avec Loki ? Loki était son frère ! Pas un enfant volé !

« Père ? Que veut-il dire ? » interrogea-t-il, désespérant de comprendre.

L'œil unique d'Odin se posa sur lui brièvement avant de se poser sur son cadet, lequel avait retrouvé son teint habituel et paraissait au bord de la nausée. Il poussa un soupir avant de se tourner à nouveau vers le roi monstrueux.

« Nous avons à parler. »

« Vraiment » gronda son interlocuteur dont on pouvait deviner clairement l'envie d'écorcher le Père de Tout avec un couteau émoussé pour faire durer le plaisir.

« Mais pas ici. Et pas dans ces conditions. »

Un grondement s'éleva de la masse des jotunns qui observait le spectacle. Laufey montra les dents.

« Les enfants peuvent repartir. Mais tu restes ici. »

« Très bien. »

« Père ? » fit Thor qui comprenait de moins en moins.

Pour toute réponse, Odin éleva sa lance… et le Bifröst répondit.

Une fois l'éblouissement versicolore dissipé, le petit groupe se trouvait à nouveau dans l'Observatoire, tandis qu'Heimdall dardait sur eux son regard impassible.

« Il semble que votre voyage s'est avéré fructueux » commenta le Gardien en réussissant à garder un ton totalement inexpressif.

Thor se tourna vers son cadet. Loki le regardait… avec les mêmes yeux terrifiés que lorsqu'il n'avait encore que trois siècles et croyait qu'un troll caché sous son lit essaierait de le dévorer s'il se levait pour aller à la salle de bains.

(mais de quoi as-tu peur ? il ne t'arrivera rien, je ne laisserai rien t'arriver, tu sais ça, pas vrai ?)

« Loki ? »

Le prince brun détourna les yeux.

« Fandral a besoin de soins » lâcha-t-il abruptement. « Je vais prévenir Eir. »

Sur ces mots, il sortit presque en courant de l'Observatoire. Après un bref instant d'hésitation et une grimace désolée à l'adresse du Prince Héritier, Volstagg le suivit, toujours avec le séducteur sur l'épaule, bientôt imité par Sif et Hogun, laissant Thor seul avec Heimdall.

Le Prince considéra le Gardien avec désarroi.

« Que se passe-t-il, enfin ? » dit-il d'un ton suppliant.

(que quelqu'un me dise que Laufey a menti que Loki est mon frère et rien d'autre)

Les yeux dorés ne laissaient rien transparaître.

« La Reine voudra vous voir » déclara Heimdall. « Je vous recommanderais de vous adresser à elle. »

Et il se détourna pour revenir à sa tâche de guetteur.