Chapitre 6 : Un pas l'un vers l'autre
Malgré sa réticence à l'idée d'abriter un tueur sous son toit, Jack devait admettre que le caractère de Yassen avait rendu leur cohabitation facile.
En réalité, Alex aurait pu lui cacher la présence du Russe pendant plusieurs semaines sans qu'elle ne s'en aperçoive.
Cette capacité que le Russe avait de rester calme en toutes circonstances; chez un autre homme, cela aurait été un atout de charme inspirant la confiance. Mais chez le Russe, cette qualité faisait partie des caractéristiques qui le rendaient dangereux.
Yassen était si discret que Jack se surprenait parfois à constater sa présence. Pourtant quand on lui prêtait attention, il pouvait difficilement passer inaperçu.
Il était incontestable que le Russe était doté d'un physique très avantageux avec ses traits fins et son corps svelte.
Elle se demandait parfois de la quelle manière il se comportait dans des lieux publics pour fuir l'attention des autres.
En réalité elle le soupçonnait d'avoir développé des techniques pour parvenir à effacer sa présence lorsque cela l'arrangeait.
Savoir également que le Russe pouvait rester si longtemps dans sa chambre sans en sortir sidérait l'Anglaise.
Au départ, Jack pensait que Yassen s'imposait du repos dans le but de se rétablir de ses blessures physiques. Il ne sortait que pour préparer ses repas, avec des provisions achetées par Alex qu'il contrôlait assidument, et faire un peu d'exercice. Jack se doutait qu'il attendait d'être parfaitement rétabli pour reprendre son entrainement à son réel niveau.
Mais ensuite, elle se rendit compte qu'il pratiquait la méditation.
L'Américaine revoyait peu à peu ses idées reçues à propos des espions et des tueurs à gages.
Alex était la preuve vivante qu'elle ne devait pas placer une apparence sur ce type de métier, et on pouvait également en dire autant sur Yassen.
En fin de compte, la cohabitation se fit plus délicate à cause d'Alex. Plus ou moins à cause de son comportement.
Alex avait déjà témoigné de son estime pour Yassen lorsqu'il avait fait le choix de ne plus lui en vouloir d'avoir tué son oncle mais de lui être reconnaissant de lui avoir avoué la vérité à propos de son père.
Yassen ne souhaitait toujours pas parler de John Rider mais il exerçait une influence sur l'adolescent : Alex était fasciné par lui.
Jack sentait malgré elle qu'elle n'était désormais plus la seule adulte à laquelle Alex accordait sa confiance.
En toute sincérité, elle se sentit peu à peu jalouse de la complicité qui naissait entre l'espion et le tueur. Elle avait l'impression qu'ils avaient côtoyé un monde mystérieux connu d'eux seuls et inaccessible aux indésirables.
Son instinct lui soufflait même qu'Alex aurait pu accepter de vivre avec le Russe si elle lui interdisait de le revoir.
Elle essaya de ne pas accorder d'importance à son mauvais pressentiment dans un premier temps, jusqu'au jour où survint une dispute.
Jack restait la tutrice légale d'Alex : elle prenait soin de lui et parvenait à lui imposer son autorité parfois avec difficulté.
Alex n'avait jamais été réellement un enfant difficile, mais depuis ses démêlés avec le MI6, il était plus à même d'enfreindre les règles.
Il n'en avait peut-être pas pleinement conscience, mais l'adolescent partait du principe qu'en dépit de son jeune âge, il savait mieux ce qu'il convenait pour lui.
Aussi, un matin, alors que Jack était sortie plus tôt que d'habitude, au lieu de se préparer pour aller à l'école, Alex décida tout simplement de sécher les cours.
Ce fut Yassen qui le trouva dans sa chambre en train de jouer à un jeu vidéo.
-Tu ne devrais pas être à l'école ? Interrogea le Russe.
L'adolescent haussa les épaules.
Il savait que Yassen ne le contraindrait pas à y aller et espérait simplement que Jack reviendra à l'heure à laquelle il était censé se trouver à la maison. Elle ne prévenait jamais de l'heure à laquelle elle allait rentrer.
Yassen s'apprêtait à sortir de la chambre quand une idée malicieuse vint à Alex :
-Je suis certain que vous n'y avez jamais joué, dit l'adolescent sans quitter l'écran des yeux.
Un sourire se dessina en coin sur le visage du Russe.
-On est déjà assez exposé à la violence dans la réalité, tu ne crois pas ?
Alex ne se laissa pas duper pour autant :
-Il faut savoir vivre avec son temps et s'adapter à toutes les situations, rétorqua-t-il en tendant une manette au Russe.
Après un moment d'hésitation, Yassen accepta de le rejoindre.
Plusieurs heures s'étaient écoulées, et ils en étaient toujours au même point.
-Vous savez que vous pouvez appuyer sur plusieurs boutons en même temps ? Répéta Alex pour la énième fois au Russe.
Comme il l'avait bien deviné, Yassen n'avait jamais joué à un seul jeu vidéo de sa vie. Alex prenait facilement l'avantage du fait de sa pratique, trop assidue, à ces jeux pourtant destinés à un public majeur.
-Ce jeu est ridicule : mon personnage est beaucoup trop corpulent pour pouvoir se déplacer aussi vite. Si j'étais moi-même dans ce jeu, je t'aurai mis KO il y a longtemps, fit remarquer Yassen.
Alex explosa de rire devant son désarroi.
Assis au pied du lit auprès de l'adolescent le Russe essayait de comprendre ce monde dans lequel il peinait à s'immerger car il était trop rationnel pour cela.
Une partie de lui avait honte de s'être laisser tenter mais au fond, il était content de découvrir une activité en compagnie d'Alex.
Yassen et Alex s'étaient rencontrés durant des moments déplaisants, dans un climat de violence qui n'avait rien virtuel pour le coup.
Pourtant, un lien s'était créé entre eux, peu avant que Yassen devienne un tueur professionnel vers l'âge de dix-neuf ans et bien avant qu'Alex ne se retrouve enrôlé par le MI6.
Ils s'étaient pourchassés mutuellement mais au fond ils avaient aussi désiré se revoir, se connaître davantage.
Alex avait beau prétendre que le Russe était son captif, mais en réalité il était son hôte.
Aujourd'hui, il avait voulu rater les cours pour passer du temps seul avec lui quitte à désobéir à sa gouvernante.
L'idée qu'ils puissent partager un moment de complicité sans représenter une menace réciproque était inespérée. Mais à présent qu'ils en avaient la possibilité, ils savouraient l'instant.
Plongés l'un comme l'autre dans la partie, ils ne prêtaient plus attention au temps qui s'écoulait.
-A quoi vous jouez ! Tonna Jack en leur adressant un regard furieux.
Alex sursauta. Il n'avait pas entendu Jack arriver. Il se figea ne sachant que répondre.
Yassen en profita pour gagner la partie. Jack répéta la question alors il se tourna vers elle.
-Je ne connais pas le nom de ce jeu, répondit platement le Russe.
Alex se mordit la lèvre pour ne pas sourire. La réponse du Russe irrita davantage sa gouvernante.
-Pourquoi tu n'es pas à l'école ? Demanda Jack directement à Alex.
Il prit le temps de penser à la tournure de sa phrase avant de lui répondre :
-Je te promets que j'irai demain, tenta-t-il de s'en sortir.
Jack perdit patience :
-Je te demande pourquoi tu n'y es pas allé aujourd'hui, fit-elle en appuyant sur le dernier mot.
Alex poussa un soupir :
-Parce que je n'en avais pas envie, avoua-t-il simplement.
Ce n'était certes pas la réponse qu'aurait voulu entendre Jack mais au moins c'était la vérité. Alex refusait de mentir à Jack.
Jack voulut lui crier dessus mais elle se retint pour s'adresser d'abord à Yassen :
-Vous saviez qu'il devait être à l'école et vous êtes restez avec lui pour jouer à des jeux vidéos ? Interrogea-t-elle scandalisée.
Si Alex avait su que Jack adresserait des reproches au Russe, il se serait rendu en cours sans discuter. Il pressentait une dispute venir. Et il ne se trompait pas.
-Alex a pris sa décision, je ne vois pas pour quelle raison je m'y serai opposé, déclara tout simplement Yassen en se relevant.
Elle n'appréciait pas ce que le Russe sous entendait : à savoir qu'Alex était capable d'effectuer ses propre choix. Comme s'il était déjà adulte.
-C'est important qu'il aille à l'école. Il n'a que quatorze ans, vous vous rappelez ? Insista la gouvernante.
-Jack, c'est de ma faute, j'ai merdé…, voulut s'interposer Alex.
Mais Yassen n'acceptait pas que l'on réponde pour lui :
-J'avais son âge quand j'ai arrêté l'école, et je ne me souviens même plus ce que j'y ai appris. Qui s'en souvient ?
Il s'en voulut aussitôt.
Pas de sa réponse mais d'avoir révélé une information précieuse sur son passé.
Il avait l'intention de les laisser seuls mais Jack n'en avait pas encore fini avec lui :
-Et à quoi cela vous a mené au bout du compte ? Je veux qu'Alex ait une vie normale, répliqua Jack avec froideur.
-Je crains que ce ne soit déjà un échec alors, fit remarquer Yassen avec froideur à tour.
Il y eut un silence lourd de sens. Puis, Jack, à bout de force, conclut :
-Ok, j'abandonne. Et bien puisque vous semblez savoir mieux que moi ce qu'il convient pour lui, je vous le laisse. Faites comme vous voudrez dorénavant.
Elle leur tourna vivement le dos et s'en alla, aveuglée par la colère et les larmes qui lui montaient aux yeux.
Alex s'en voulait terriblement.
Il ne pensait pas que sa rébellion engendrerait toutes ces conséquences. Il voulait rejoindre Jack pour lui présenter ses excuses mais tout d'abord il devait s'entretenir avec Yassen.
-Yassen, je suis désolé. Je n'aurai pas dû vous embarquer là-dedans.
Le Russe sentait qu'il avait tort mais il refusait de s'imposer en figure d'autorité auprès du fils de son défunt mentor.
-Je pense que ta gouvernante a peur de l'influence que je pourrais avoir sur toi. Elle n'a peut-être pas tort, mais sache Alex que je n'essaierai jamais de t'embarquer dans quoi que ce soit.
Alex secoua la tête :
-Non ce n'est pas ça. Il faut que tu saches que Jack était encore étudiante lorsqu'elle est devenue ma gouvernante de moi. Et comme il n'y avait personne pour s'occuper de moi, elle a dû arrêter ses études et renoncer à rejoindre sa famille en Amérique. Elle s'est sacrifiée pour moi en quelque sorte.
Yassen ferma un instant les yeux pour se remémorer.
Jack Starbright était effectivement l'étudiante qu'Ian Rider avait décidé d'engager pour s'occuper d'Alex lorsqu'il avait à peine six ans. Les parents d'Alex étaient alors décédés et le frère de John Rider avait légalement adopté l'enfant.
Puis Yassen avait tué Ian.
Et Jack ? Elle était restée s'occuper d'Alex.
Et elle s'était aussi occupée du Russe.
Sans en connaître la véritable raison, Alex sentit un changement d'humeur s'opérer chez le Russe.
-Je vais voir Jack, annonça Alex. Je ne supporte pas qu'elle ait de la peine, surtout à cause de moi.
-Attends Alex, l'arrêta lentement le Russe.
Jack était dans la cuisine. C'était l'endroit qu'elle préférait dans la maison.
Même si en ce moment, le sol était jonché de débris.
Quand la jeune femme était en colère, elle devait maladroite et renversait toute sorte d'objet. Cette fois c'était une assiette plate qui en avait fait les frais.
Une personne entra dans la cuisine.
Jack n'aimait pas qu'Alex la voie dans cet état, même lorsqu'il était à l'origine de leur dispute.
Mais ce n'était pas Alex qui venait de la rejoindre.
Lorsqu'elle vit Yassen s'approcher, elle chercha à cacher son visage en s'appliquant à ramasser les morceaux de verre sur le sol.
Trop tard, il s'était déjà rendu compte qu'elle avait pleuré.
-Vous ne pouvez pas exiger de moi de m'imposer en figure d'autorité auprès d'Alex. Je n'en ai pas le droit, Jack.
Il avait dit cela d'une voix si profonde qu'elle en fut surprise. Mais elle restait néanmoins en colère.
-Vous pensez que je suis incapable de m'occuper correctement de lui. Admettez-le.
Elle ne voulait pas lui montrer que ça la blessait, une nouvelle fois elle sentit les larmes lui picoter les yeux. Elle lui tourna vivement le dos en se dirigeant vers la poubelle.
-Je sais quels sacrifices vous avez dû faire pour vous occuper de lui, continua le Russe avec douceur
-Et comment le sauriez-vous ? S'écria-t-elle en osant enfin lui faire face. Vous avez mené une enquête sur moi ? Railla-t-elle
-A proprement parler, oui, admit-il en s'appuyant contre le comptoir.
Jack eut un rictus. Il a avait un drôle de sens de l'humour. Elle ne le prit au sérieux que lorsqu'elle vit que son regard appuyé et sincère.
-Vous avez osé mener une enquête sur moi ? Répéta-t-elle la voix basse mais chargée d'indignation.
Yassen jeta un coup d'œil derrière lui, il voulait être certain qu'Alex n'entende pas leur conversation.
Yassen comprit qu'il était temps qu'elle sache la vérité. Il lui avoua donc l'impensable.
-Essayez de comprendre, John venait de mourir. Je savais qu'il avait un fils et je voulais être sûr qu'il était entre de bonnes mains.
Jack avait envie d'hurler.
Yassen Gregorovich était l'être le plus détestable qu'elle avait jamais rencontré.
Cependant, tout comme lui, elle ne souhaitait pas qu'Alex intervienne. C'était une histoire à régler entre adultes. Tout de suite.
-Et quand avez-vous décidé que j'étais digne de m'occuper d'Alex ? Quand j'ai passé des nuits à le veiller parce qu'il était malade ? Ou lorsque j'ai passé des heures à le consoler parce qu'il demandait où étaient son père et sa mère ?
Elle se sentait sur le point de craquer.
C'était injuste de la part de Yassen d'avoir douté d'elle depuis le début alors qu'il ne la connaissait pas.
-Je n'ai pas faire cela pour vous blesser. Ce n'était pas contre vous mais je voulais m'assurer qu'Alex allait bien, expliqua-t-il en plongeant son regard dans le sien.
Un long silence s'installa.
Sentant que la jeune femme commençait à le comprendre, il poursuivit :
-J'ai rendu quelques fois visite à Alex lorsqu'il était plus jeune. Et c'est comme ça que j'ai appris que vous vous occupiez de lui. Il ne l'a jamais su.
Il y eut un nouveau silence, puis Jack finit par admettre :
-Je ne pensais pas m'attacher autant à lui, et quand la situation a évolué j'ai quand même voulu rester en dépit du reste.
- Alex a conscience des sacrifices que vous avez faits pour lui. Je pense qu'Alex regrette ce qu'il a fait aujourd'hui. Mais s'il vous voyait reprendre les études que vous avez abandonné à cause de lui, peut-être qu'il s'appliquerait davantage à l'école.
- C'est lui vous l'a dit ?
- Il tient à vous autant que vous tenez à lui.
Elle hocha la tête.
-Ses parents vous en auraient été très reconnaissants. Comme je vous le suis aujourd'hui, admit le Russe.
Et c'était la plus belle chose que Jack s'était entendue dire au sujet de ce qu'elle avait fait pour Alex.
Ce fut à ce moment qu'elle comprit que Yassen n'avait pas l'intention de monter Alex contre elle.
Certain qu'elle avait compris le message, Yassen était sur le point de partir quand il ajouta d'un ton espiègle:
-Et pour répondre à votre question, en vérité, je me suis dit que vous seriez incapable de faire du mal à Alex depuis le jour où il vous a coupé les cheveux et vous avez quand même décidé de rester auprès de lui. Cette coiffure était vraiment…spéciale.
Cette fois Jack ouvrit la bouche de stupeur. Comment Yassen pouvait-il connaître ce genre de détail ?
Ça c'était produit quand Alex n'avait encore que sept ans.
Jack s'était assoupie quelques minutes dans le salon alors Alex jouait près d'elle. Par un moyen dont elle n'avait jamais eu connaissance, il avait trouvé une paire de ciseaux et avait voulu lui faire une « surprise ».
Quand elle s'était réveillée, elle avait cru mourir.
Alex lui avait fait une franche hideuse. Il avait compris qu'il venait de faire une bêtise et elle l'avait d'abord grondé. Mais devant son air peiné, elle n'avait pu lui en vouloir.
Pour dissimuler sa coiffure ridicule, il lui avait fallu alterner pendant des semaines entre un chapeau ou une casquette.
Yassen avait ravivé ce souvenir honteux.
Elle était partagée entre des envies de meurtre et de rire. Le dernier l'emporta.
Le Russe était en train de regagner sa chambre le sourire aux lèvres lorsqu'il entendit l'Américaine exploser de rire.
Plus tard dans la soirée, lorsqu'elle fut seule, Alex la rejoignit et l'enlaça dans ses bras.
-Je te promets de ne plus recommencer. J'ai été bête de sécher les cours.
Elle se laissa cajoler quelques instants avant de lui répondre :
-Je ne pourrais pas te surveiller tout le temps. Ce ne sera plus possible désormais.
Alex se détacha d'elle, triste et interloqué, il demanda d'une voix tremblante:
-Tu ne veux plus t'occuper de moi ?
-Bien sûr que si. Mais je ne serais plus aussi présente : j'ai décidé de reprendre mes études, lui apprit-elle avec un sourire qui lui fit chaud au cœur. C'est grâce à toi.
Et à Yassen, se dit-elle intérieurement.
