Fanaison - Khonshu
À genoux dans la salle du Conseil de l'Ennéade, seul au sein de la Grande Pyramide, Khonshu a l'impression que le temps vient de s'arrêter. Pas un bruit ne brise ce silence qui s'est installé si vite, le dieu ne perçoit que son cœur qui bat trop fort dans son torse osseux. Entre ses mains repose le sceptre d'Anubis, tombé au sol à l'instant même où le dieu chacal a été emporté par la magie des pierres de l'infini. Quelques secondes plus tôt, ce sont les doigts du psychopompe que le dieu de la lune tenait entre les siens, en un geste tendre et nouveau, le premier entre eux – et le dernier aussi. Il ne lui reste plus que cet objet et ses souvenirs, son ami a disparu, victime de Thanos, comme tant d'autres sûrement à travers la planète et l'univers. Mais tous ces autres ne sont rien pour Khonshu, il voit si souvent les vies humaines croître et s'étioler qu'il n'en tient plus compte, ne les considérant que comme des insectes nuisibles ou des dommages collatéraux.
Au fond de lui, la colère gronde, mêlée à la tristesse. Il voudrait faire payer cet acte au Titan fou, à ses armées, aux Avengers qui ont échoué, aux dieux qui ont préféré attendre dans leur coin, aux créateurs des pierres de l'infini, et à lui-même, parce qu'il n'a pas pris au sérieux les signes dans le ciel. Anubis l'a prévenu, il lui a dit que le message des astres avait changé, que l'humanité allait subir des catastrophes, que les dieux ne se relèveraient pas eux non plus. S'il avait mis de côté son ego, s'il l'avait écouté et vérifié de ses propres yeux la disposition des étoiles, il aurait vu venir cet événement. Mais déjà, il n'y a plus rien à sauver, la Grande Pyramide est vide : vide des dieux qui s'y tenaient quelques instants plus tôt et qui ont fui comme des lâches, vide d'Anubis qui est resté auprès de lui en sentant venir sa fin, vide de cette gloire qui était celle de l'Ennéade tant de millénaires plus tôt.
Au loin, Khonshu sent encore la vie de son avatar, ce qui est à la fois un soulagement et une contrariété. Soulagement de savoir qu'il n'aura pas besoin de chercher un autre poing vengeur pour porter ses pouvoirs et contrariété de constater que le destin, moqueur, lui a ravi Anubis et laissé Spector. Il se remet debout, sans lâcher le sceptre du dieu de la mort, réfléchissant à la marche à suivre pour se sortir de ce chaos dans lequel ses pensées dérivent. Il songe à cette pierre de l'infini, la dernière, celle qui a été dérobée à Louxor ; peut-être cet artefact est-il une clef qui lui permettrait d'inverser l'acte de Thanos. Il a les moyens de le retrouver, il lui suffirait d'envoyer Spector aux quatre coins du monde pour mettre la main dessus et la lui ramener, mais il ignore de quelle manière l'identifier et qui accuser pour ce vol. S'il avait eu la curiosité de demander plus d'informations à son ami, il saurait quoi faire et contre qui déchaîner sa colère. Mais il n'a pas su lui parler, confus qu'il était de voir la chapelle-reposoir qui lui a été dédiée si longtemps auparavant ; et en un sens, cet endroit si particulier valait déjà une certaine déclaration.
Khonshu se perd dans ses pensées, se raccrochant aux derniers mots prononcés par Anubis. Ce « je t'aime » est à la fois un souvenir qu'il compte chérir pour l'éternité et un coup de poignard porté en plein cœur. Il ne sait pas à quel moment leur amitié est devenue plus tendre, chargée de sentiments – ou plutôt, il en a parfaitement conscience mais refuse de se l'avouer. Il n'a jamais été très proche des autres divinités, il s'est éloigné de sa propre famille et des rares dieux capables de voir en lui autre chose qu'une âme pleine de colère et d'envies vengeresses. Anubis, lui, a toujours été là pour lui, il ne lui a pas tourné le dos et n'a pas cédé lorsque Khonshu a essayé de rompre tous ses liens avec leur panthéon. Ils ont avancé sur le même chemin, ont regardé ensemble mille et un levers de lune, ont assisté à l'apogée et à la destruction de tant d'empires ; aimer le dieu de la mort comme un ami a été comme une évidence pour Khonshu, dommage qu'il n'ait pas eu le courage de lui dire qu'il éprouvait bien plus.
À bien des égards, Anubis a esquissé tous les premiers pas : celui de leur rencontre, celui de leur amitié, celui de l'aveu si douloureux. Leur camaraderie en a fait rire plus d'un dans l'Ennéade ; le chien et l'oiseau, le dieu de la mort et celui de la lune, le veilleur des âmes et le protecteur des voyageurs. Khonshu a longtemps ignoré toutes ces remarques, il avait d'autres chats à fouetter, d'autres centres d'attention, et il a vu sans peine que son ami se moquait bien de leurs avis. Ironiquement, désormais, c'est le dieu des morts qui s'est effacé, pour ne laisser derrière lui qu'un champ de désespoir et une béance bien trop douloureuse dans le cœur du fils d'Amon.
« Où est Anubis ? »
La voix impérieuse d'Osiris résonne dans l'immensité vide de la salle du Conseil de l'Ennéade. Khonshu se tourne vers le roi de la Douât, serrant entre ses doigts le sceptre du dieu chacal. Son geste n'échappe pas à la divinité supérieure qui plisse les paupières sur son regard hétérochrome avant de lui lancer un coup d'œil où le mépris se partage la place avec la colère. Le dieu de la lune se retient de lancer un débat polémique, il pense à son ami et à ce qu'il lui dirait s'il était là avec lui, ravalant sa propre rage pour ne pas détruire la pyramide qui abrite leur repaire.
« Il a disparu, souffle enfin Khonshu. »
Son ton ne possède plus son assurance habituelle, il est plaintif, brisé, rempli de sanglots qu'il ne versera pas. Il perçoit encore la présence fantomatique des doigts d'Anubis enserrant les siens, il entend sa voix qui répète encore et encore « je t'aime » dans son esprit, comme s'il était en face de lui. Son cœur n'est qu'un vaste champ de ruines qui ne bat que pour la vengeance, alors il reprend contenance, pour ne pas sombrer devant Osiris, pour ne pas laisser au dieu glauque l'occasion de comprendre ce que Khonshu lui-même n'a pas voulu admettre.
« Votre inaction a tué votre fils, annonce le dieu de la lune sans émotion. Anubis a réclamé votre attention, et celle de l'Ennéade, mais vous avez ignoré son appel.
— N'oublie pas à qui tu t'adresses, réplique Osiris. Tu es libre parce que mon fils est plusieurs fois intervenu en ta faveur mais si cela ne tenait qu'à moi, tu serais déjà emprisonné sous la forme d'un ouchebti.
— Je ne crains pas vos menaces. Aujourd'hui moins qu'hier. Thanos a vaincu les mortels, et il a détruit l'unité chimérique des dieux. »
Le croissant de lune sur son sceptre se met à luire, battant en rythme avec son envie de crier ce qu'il ressent vraiment. Osiris s'apprête à répondre lorsque d'autres divinités apparaissent dans la salle, coupant court à leur conversation stérile. Dans un geste ironique, Khonshu s'incline face au père d'Anubis puis s'éclipse, quittant la pyramide dans un éclat lunaire pour se rendre à quelques pas de là. Il chancèle sur le sol sableux, hurlant sa rage à ce ciel spectateur de sa souffrance. Il n'a peut-être pas eu le temps de dire à son ami ce qu'il avait sur le cœur mais il est bien décidé à honorer sa mémoire.
S'il doit commencer sa quête quelque part, c'est à l'endroit-même où Anubis a perdu tout espoir de victoire. Khonshu visualise encore la pièce secrète dans la chapelle-reposoir, le coussin vide de toute trace, le regard abattu de son ami. En un clin d'œil, il réapparaît à quelques pas du temple, toujours aussi majestueux mais dépourvu de visiteurs. Quelques heures plus tôt, la foule s'amassait là pour contempler la beauté du passé et se rattacher à une histoire si ancienne mais, désormais, aucun souffle de vie n'y est présent. Le dieu de la lune comprend que le claquement de doigts du Titan est à l'origine de ce brusque changement, les populations ont sûrement fui en apprenant l'ampleur de la catastrophe – les informations circulent si vite en cette époque où le moindre incident est relayé par les réseaux informatiques.
Revenir à Louxor est un déchirement pour le dieu, il s'y revoit avec Anubis, si peu de temps auparavant. Khonshu n'a pas remis les pieds près de la chapelle-reposoir depuis bien longtemps, y revenir avec le dieu des morts lui a rappelé une époque faste pendant laquelle il accompagnait le cortège de ses parents, Mout et Amon, depuis Karnak jusqu'au temple de Louxor. En ces temps désormais révolus, le dieu de la lune était célébré, respecté, prié ; il n'est plus qu'un nom sur des murs ou une figure de pierre pour les archéologues, un écho du passé pour les historiens et une légende pour les plus curieux. Comme tant d'autres de ses pairs, il n'est qu'un mythe que les millénaires finiront par user jusqu'à le voir disparaître.
Il jette à peine un regard à la chapelle de droite – la sienne – et s'engage dans celle du milieu, dédiée à son père. Il ne compte plus les siècles écoulés depuis qu'il a vu Amon pour la dernière fois, son père a quitté le domaine des mortels pour celui des dieux sans un regard en arrière, comme tant d'autres. Khonshu a toutefois besoin d'une oreille attentive à laquelle se confier, pour recevoir un conseil, pour savoir de quelle manière avancer dans un monde où tout a été balayé d'un claquement de doigts. Il est venu pour comprendre ce qu'est la septième pierre de l'infini mais également pour entendre des voix familières censées lui rappeler qu'il n'est pas qu'un cœur vide et que tout ce qu'il a vécu par le passé n'a pas totalement disparu.
Bien que les mots soient rouillés dans son esprit, le dieu de la lune se met à prier tout en essayant de dissimuler la rage qui brûle son être. Il adresse une supplication à son père, lui demandant de l'éclairer sur la voie à suivre. Il se sent faible, là, seul, à mendier comme un mortel, songeant avec ironie que Spector n'aurait plus aucune raison de le craindre s'il le voyait ainsi. Un éclat de lumière illumine la chapelle d'Amon, une ombre se dessine contre le mur, étendant deux longues ailes. Prenant corps dans le monde des hommes, la silhouette se dresse, corps de femme de ses pieds nus à sa tête surmontée d'un pschent, la couronne de la double Égypte. Mout, déesse compagne d'Amon et mère de Khonshu, darde sur lui un regard pénétrant qui se change en douceur maternelle.
« Je sens ta douleur, murmure-t-elle en tendant une main vers lui. »
Elle effleure son bec osseux avec une expression de tristesse. Il se dérobe à son contact, le cœur lourd de voir que son propre père ne répond pas à ses prières, comme s'il n'était qu'un vulgaire pion en quête d'une attention déraisonnée. La déesse lui souffle qu'avoir autant de rancœur en lui ne l'aidera pas à avancer, que le pardon vaut mieux qu'une colère mal employée. Mais il ne peut appliquer ces principes, sa rage est bien trop forte et son chagrin, immense. Il revit chaque seconde cet instant terrible pendant lequel Anubis a disparu et il ne se défait pas d'une culpabilité lourde à supporter.
« Amon est-il donc trop occupé pour envoyer sa femme à sa place ? s'enquiert le dieu de la lune avec amertume. Je ne lui ai jamais rien demandé jusqu'à présent, suis-je une si grande déception pour lui ?
— Ne juge pas ton père comme tu le ferais des membres de l'Ennéade. Cet événement qui s'est abattu sur l'univers nous l'a enlevé, lui et tant d'autres. Tu es notre fierté, Khonshu, et il le pensait autant que moi. »
Il lui faut du temps pour se rendre compte qu'elle s'est suffisamment rapprochée pour le prendre dans ses bras. Bien qu'il ne soit pas adepte des embrassades, il cède enfin, retrouvant sa place dans le giron maternel. Il a oublié à quel point il tenait à sa famille, autrefois, lorsqu'il ne partait pas aussi souvent à la recherche d'un avatar, lorsqu'il vivait les grandes célébrations entre Karnak et Louxor avec un réel intérêt. Ses parents et lui ne connaissaient que l'harmonie, il était l'enfant miracle, leur seul fils, voué à devenir le dieu de la lune alors que Thot lui offrait sa place. Cette ère est si loin, il s'est aigri, peu à peu, jusqu'à n'être plus qu'une divinité amère et sanglante.
« Que viens-tu faire ici ? souffle Mout sans cesser de l'étreindre. J'ai entendu ta prière mais je ne la comprends pas, Khonshu. Quelle est ta vengeance ?
— Thanos. L'ombre qu'il vient de jeter sur l'univers doit être effacée. »
Il sent sa mère qui s'éloigne de lui, le regard triste, belle dans son deuil. Elle lui murmure que nul ne peut revenir sur ce qui a été accompli, que le claquement de doigts du Titan est irréversible, que les disparus ne resteront que dans leurs cœurs jusqu'à ne devenir que des souvenirs. Khonshu exprime son désaccord, il parle à Mout du message qui était inscrit dans le ciel quelques semaines plus tôt, lorsque les astres indiquaient que les Avengers porteraient le flambeau de la victoire, que les super-héros réussiraient à ramener les leurs – au bout de cinq longues années mais cela vaut bien mieux que de ne jamais retrouver ceux qui ont été éclipsés.
« Mon fils, tes espoirs sont si doux, soupire la déesse. Mais cet avenir n'est déjà plus qu'un grain de sable dans la multitude des possibilités. Thot est venu nous rendre visite, à Amon et à moi, quelques jours avant l'acte de Thanos et il a …
— Il vous a dit que la réalité avait été modifiée, l'interrompt le dieu de la lune avec une amertume des plus palpables. »
Il ignore exactement quel est le rôle du dieu scribe dans cette grande trame qu'est l'univers. Thot semble avoir toujours eu un coup d'avance sur ses semblables, sa science est infinie, mais il a fini par s'éloigner de l'Ennéade et de l'hypocrisie des dieux pour suivre sa propre voie. En un sens, Khonshu sait qu'ils ne sont pas tout à fait différents, l'ibis et lui, que ce soit dans leur habitude à lever le nez vers les étoiles pour lire leur message ou leur besoin de rompre avec des divinités qui ne se soucient plus de rien.
« Il a vu ta rage, reprend Mout en dardant sur lui son regard sans âge. Je t'ai déjà connu en colère, pour de nombreuses raisons, mais jamais encore tu n'as été aussi prompt à la vengeance.
— Je n'ai jamais cessé de désirer la justice, réplique-t-il. Et aujourd'hui, c'est contre Thanos que je veux appliquer les règles de Maât. Ce n'était pas à lui seul de rétablir ce qu'il croit être un équilibre, il n'avait pas le droit de s'arroger un tel pouvoir.
— Crois-tu le posséder, toi ? Ne deviens pas comme lui, Khonshu. Nous nous relèverons tous plus forts, comme nous l'avons toujours fait. »
Le dieu de la lune recule, murmure que le monde ne sera plus que ruines si personne n'intervient. Il ne révèlera pas que son but est purement égoïste, que sa seule motivation est l'espoir ridicule d'entendre à nouveau la voix d'Anubis. Toutes ces vies humaines brisées lui importent peu en cet instant, elles sont éphémères depuis la nuit des temps. Sa mère lui recommande d'être prudent et de ne commettre aucun impair, lui rappelant qu'elle a déjà perdu Amon et qu'elle ne tient pas à devoir passer l'éternité en sachant que son fils est devenu un ouchebti.
« Je ne crains pas le jugement d'Osiris. L'Ennéade va avoir besoin de temps pour compter nos disparus, son fils … »
Sa phrase s'estompe, éclate, alors que son cœur saigne de chagrin. Mout porte une main à ses lèvres, surprise par une vérité qu'elle ne connaissait pas et qu'il vient de révéler malgré lui. Il sait exactement ce qu'elle pense, ce combat qui se joue en elle entre l'amour maternel et les lois de leur panthéon. Aucune relation romantique n'a été permise entre deux dieux d'un même sexe en raison du comportement débauché de Seth, Osiris ayant depuis longtemps considéré que les agissements de son frère ne sont pas dignes d'être suivis par les autres divinités.
« J'ai toujours cru que tu … commence sa mère avec hésitation, que tu courtisais Hathor. Vous étiez si proches elle et toi.
— Sa musique est assez douce pour me plaire mais je n'ai jamais envisagé de faire d'elle ma compagne, raille le dieu de la lune. Mon amitié avec Anubis a longtemps été ma seule préoccupation, avec mon désir de ne pas abandonner l'humanité.
— Mais aujourd'hui, c'est différent, n'est-ce pas ? Ta vengeance contre Thanos ne concerne pas les mortels ou les autres dieux, comprend Mout. Je sais qu'il est difficile de perdre ceux que nous aimons et j'aurais préféré que tu n'aies jamais à éprouver un tel chagrin. Mais il faut que tu acceptes que tout est fini.
— Rien n'est immuable. »
Il s'excuse à mi-voix de ne pas être capable de resplendir autant que son père. Amon, Râ, Horus ; ils sont tous liés au soleil, à sa lumière éclatante, à sa chaleur, alors que lui n'est qu'un dieu lunaire, associé au mystère et à la nuit. Peut-être sa naissance le prédestinait-elle déjà à ne pas suivre la gloire de ses pairs. Mout le serre contre elle dans une dernière étreinte, lui murmurant qu'elle ne s'opposera pas à ses choix puis elle le laisse partir de la chapelle-reposoir depuis longtemps rongée par le passage des siècles.
Khonshu quitte le sanctuaire dédié à son père puis se glisse dans celui qui lui est destiné, plaçant le sceptre d'Anubis au centre et murmurant les mots qu'avait prononcés son ami. L'éclat illumine les murs et Khonshu parvient à la pièce secrète, détaillant les lieux avec plus d'attention que lors de sa première visite ; il doit essayer de remonter à l'origine du vol. Il sent une énergie familière, semblable à celle du dieu de la mort mais aussi différente ; il comprend bien vite qui est venu là pour récupérer la septième pierre de l'infini. Dans un accès de colère, il referme le passage, quitte la chapelle-reposoir et se dématérialise du temple pour réapparaître à Assiout, à mi-chemin entre Louxor et Le Caire. Ses pas le mènent jusqu'à la tombe de Salakhana, dans un état délabré, où les vestiges du passé ne sont plus que des échos d'autrefois. Le dieu de la lune parvient cependant à percer le voile qui sépare le monde palpable par les mortels du royaume que s'est créé Oupouaout, le dieu à tête de loup.
Les lieux semblent redevenir plus vivants, la cour extérieure resplendit mais Khonshu n'y prête guère d'attention, traversant l'ensemble, parcourant ensuite les différentes salles menant jusqu'à l'intérieur du sanctuaire. Il remarque les nombreuses stèles à l'image d'Oupouaout, les braseros qui brillent avec intensité, la chaleur qui court le long des colonnes. Il est difficile de croire à cet éclat alors que l'univers tout entier vient d'essuyer un revers de fortune. Une forme se détache dans le sanctuaire, l'observant avec un amusement évident alors qu'un museau canin s'incline légèrement à son approche, tête de loup sur un corps d'homme.
« Khonshu, l'accueille le dieu loup. Cela fait bien longtemps.
— Depuis que Sobek a été emprisonné, grogne le dieu de la lune. Tu n'as pas répondu à l'appel d'Osiris.
— Comme tant d'autres, sûrement. À quoi cela aurait-il servi ? Il me semble que rejoindre la Grande Pyramide n'a pas empêché les dieux de s'effacer. »
L'amusement qui perce dans les paroles d'Oupouaout agace Khonshu. Il connaît la désinvolture de l'autre dieu, son non-respect des lois, son amertume aussi d'être ainsi mis de côté en raison de sa naissance. Fils de Seth et de Nephtys, le dieu loup a toujours été vu par l'entremise des actes de son père, faisant de lui un paria au sein de son propre panthéon. Que de nombreuses divinités aient été emportées par le claquement de doigts de Thanos n'est rien pour Oupouaout, sa vie ne changera pas pour autant, de même que sa place parmi les siens.
« J'imagine que tu n'es pas ici par bonté d'âme, raille le dieu à tête de loup.
— Qu'as-tu fait de la pierre que tu as dérobée à Anubis ?
— Je l'ai gardée pour mon usage. J'ai eu vent des ambitions de Thanos et j'ai voulu m'accorder ma propre chance. Lorsqu'il a claqué des doigts et éliminé la moitié des âmes, mon corps a commencé à voler en poussière avant de se solidifier. La magie de la septième pierre de l'infini m'a préservé. »
Une vague de colère déferle dans le corps de Khonshu qui brandit alors son sceptre, épinglant l'autre dieu contre le mur avec le croissant de lune qui est son attribut. Il a l'impression qu'une tempête de sable fait rage dans son esprit, érodant toute pensée rationnelle pour ne laisser que des accusations acérées. Il revoit Anubis en train de découvrir le larcin puis sa disparition ; si Oupouaout n'avait pas volé la dernière des gemmes, le dieu de la mort serait encore en vie. Le dieu loup se met à gronder, dévoilant ses dents, mais Khonshu ne recule pas pour autant, les veines emplies d'une envie de violence qui dépasse tout ce qu'il a pu ressentir jusqu'à présent. Il lui suffirait d'un geste pour séparer la tête d'Oupouaout du reste de son corps, sans aucun remord – et il pourrait attendre bien longtemps une sentence puisque le panthéon ne se soucie pas du dieu à tête de loup.
« Tu es dans mon domaine, Khonshu, siffle Oupouaout en dardant sur lui un regard noir. Fais couler mon sang et mes loups te poursuivront jusqu'à dévorer ton cadavre. Fais couler mon sang et mon père lancera son chaos contre toi.
— Je ne crains ni tes bêtes, ni Seth, rétorque le dieu de la lune. Que crois-tu que fera l'Ennéade en apprenant que tu avais au creux de la main le moyen de tous nous sauver ?
— Anubis a caché cette pierre aux yeux de tous et ce serait à moi de passer pour un traître ?
— Il comptait ramener la gemme pour nous protéger de Thanos ! »
Khonshu appuie un peu plus son sceptre contre la gorge du dieu à tête de loup, marquant sa chair d'où s'écoule un mince filet de sang. Le dieu de la lune entend alors derrière lui des grognements colériques puis une mâchoire se referme sur le bras qui tient le sceptre. Il ne ressent pas la douleur des crocs enfoncés dans sa chair, sous les bandelettes blanches, son pouvoir de guérison répare aussitôt les dégâts. Un autre loup l'attaque dans le dos, sautant près de son bec osseux, détournant quelques secondes son attention. Oupouaout en profite pour repousser le croissant de lune et projeter dans un même mouvement Khonshu contre l'un des braseros. Les braises tressautent, certaines viennent se perdre sur les vêtements pâles du dieu de la lune, embrasant les tissus jusqu'à le transformer en torche vivante.
Un éclat lunaire illumine alors Khonshu qui se débarrasse des flammes avant de reprendre une position offensive. Face à lui, Oupouaout se tient droit, un sceptre-ouas dans sa main droite, ses deux loups postés à quelques pas de lui pour lui servir de bouclier. Sur un ordre muet, les deux canidés attaquent le dieu de la lune, visant chacun un point différent pour le déstabiliser. Khonshu décrit un arc de cercle avec son sceptre, cueillant les deux loups qu'il envoie vers le mur opposé où ils s'écrasent dans un gémissement sonore. Il commande alors à l'autre dieu de lui donner la pierre, posant sur lui son regard creux. Oupouaout riposte alors en déclarant qu'il ne l'a plus, qu'une fois Thanos parti, il n'avait plus aucune raison de la conserver puisqu'aucun danger ne pèse désormais sur les dieux. Dans un rire, le fils de Seth ajoute ensuite qu'il l'a confiée à un mortel de passage dans les environs et qu'il ignore ce qu'il a pu en faire.
Mêlée au désespoir qui revient à la charge, la haine s'immisce dans le cœur du dieu de la lune. Son poing libre se serre, son sceptre s'illumine jusqu'à devenir aveuglant. Un rayon de magie fuse du croissant de lune pour heurter le plafond du repaire du dieu à tête de loup, creusant la pierre. Des lézardes apparaissent alors tout autour, de la poussière s'en échappe, tombe sur les deux divinités, tandis qu'un craquement sinistre retentit dans l'espace clos.
« Tu ne sais pas maîtriser tes émotions, lance Oupouaout avec un brin d'arrogance. C'est un miracle qu'Osiris et Horus ne t'aient pas encore enfermé dans un ouchebti. Mais je suppose que mon frère a dû intervenir en ta faveur, lui qui est tant révéré par l'Ennéade. »
Khonshu perçoit le mépris et le dégoût dans la voix du dieu loup. Oupouaout est le fils légitime de Seth et de Nephtys là où Anubis est né des adultères de la déesse avec Osiris. Le dieu de la mort a été élevé par Isis qui a fermé l'œil sur les infidélités de son mari et qui a préféré s'occuper de l'enfant plutôt que de le laisser sous le joug du mari trompé. En grandissant, le dieu chacal est devenu un guide, respecté en sa qualité de psychopompe, tandis que son demi-frère Oupouaout n'a reçu que de l'indifférence ou du dédain de la part de l'Ennéade. Il s'est aigri au fil du temps, jusqu'à perdre de sa présence dans les prières des mortels. Khonshu a toujours vu la jalousie du dieu à tête de loup mais il ne pensait pas que cela le mènerait à de telles extrémités, allant jusqu'à condamner plusieurs membres de leur panthéon à un sort pire que la mort.
« Anubis n'aurait jamais délaissé les siens, remarque le dieu de la lune.
— Mais il n'est plus là, tu as perdu ton seul protecteur. L'éternité va te paraître bien longue désormais. »
Un cri surpris s'échappe des lèvres de Oupouaout lorsque le sceptre orné du croissant de lune transperce son torse. Aussitôt, le sang coule et imprègne les vêtements alors que le dieu loup lève un regard étonné vers son adversaire. Khonshu retire son sceptre avec brusquerie, tirant une plainte à l'autre dieu puis il recule, sans éprouver une once de regret.
« Estime-toi heureux que je n'aie pas visé la tête, persifle le dieu oiseau. Donne-moi le nom du mortel qui a récupéré la pierre et je te laisse la vie sauve.
— Vois-tu, Khonshu, il y a une certaine ironie dans cette situation. Cet humain, tu le connais bien, c'est ton ancien avatar. »
Arthur Harrow. Encore un homme qu'il aurait dû tuer plutôt que d'accepter de lui rendre sa liberté.
« Comment as-tu pu le convaincre ?
— Il est brisé, répond Oupouaout en pressant ses plaies, et il m'a suffi de lui faire miroiter un meilleur avenir. J'ai cru comprendre que les humains gèrent mal le deuil et il en porte assez pour devenir malléable. Tout le mérite t'en revient, bien évidemment. »
Khonshu ne réplique rien, cherchant à percevoir l'esprit d'Harrow dans la multitude de l'humanité. Mais il ne ressent rien et devine, avec colère, que la pierre le protège. Il jette un dernier coup d'œil désintéressé au dieu à tête de loup qui esquisse un rictus amusé et qui lui annonce qu'il a perdu. Khonshu ne cède pas à l'attaque verbale, il quitte le sanctuaire en espérant, avec malveillance, qu'Oupouaout souffrira assez de ses blessures ou sera enseveli sous les ruines de sa demeure.
L'instant suivant, il disparaît d'Assiout pour reprendre forme dans l'appartement de Spector. Ses réflexes lui permettent d'éviter le couteau que son avatar a balancé dans sa direction en croyant surprendre un assaillant quelconque. Marc se détend un peu en avisant sa haute silhouette mais Khonshu note un brin d'anxiété dans les yeux de l'humain.
« Que s'est-il passé ? lui demande le mortel. »
Khonshu penche légèrement son bec squelettique, comprenant avec surprise que son avatar a perçu les conséquences du claquement de doigts de Thanos. Peut-être Anubis avait-il raison lorsqu'il lui a dit de mieux gérer la répartition de son pouvoir, il en a trop laissé à Spector. Avec sa nonchalance habituelle, quoique teintée d'une sourde douleur qu'il essaye de dissimuler à son pantin, le dieu de la lune annonce que la moitié de l'univers vient de disparaître. La stupéfaction se lit aussitôt dans les yeux de l'humain, il se précipite sur son téléphone portable pour composer le numéro de sa femme avec une inquiétude qui aurait pu faire rire Khonshu à une autre époque.
« Elle ne répond pas ! peste le mortel en se tournant vers le dieu. Est-ce que Layla est en vie ?
— Je ne surveille pas la moindre âme humaine, réplique la divinité en retenant un soupir agacé.
— Je ne vous demande quand même pas la lune ! »
Ils prennent tous les deux conscience en même temps de l'incongruité de cette phrase. Marc a au moins le bon sens de paraître gêné, murmurant qu'il aurait dû réfléchir avant de parler. Khonshu hausse les épaules, peu certain de vouloir s'engager sur le terrain glissant de ses capacités et de ses fonctions divines. Il possède bien trop de faiblesses qu'il ne compte pas révéler à Spector – car avouer qu'il peut être blessé revient à reconnaître qu'il n'est pas invulnérable, ce qu'il refuse de faire.
« Comment est-ce arrivé ? reprend Marc. La moitié de l'univers ne disparaît pas comme ça, d'un claquement de doigts ! »
Un rire amer secoue la carcasse du dieu de la lune, prenant naissance dans son torse osseux avant de s'échapper par son bec. Quelle ironie qu'une phrase aussi banale soit devenue réalité à cause d'un gant et de quelques pierres. Brièvement, Khonshu explique à son avatar l'histoire des pierres de l'infini, la quête de Thanos et son geste fatal.
« Donc les gens ont disparu parce qu'il voulait rétablir l'équilibre, résume Spector en fronçant les sourcils. Mais où sont-ils ? Vous n'avez pas un monde des morts ou un truc du même genre chez vous ? »
L'espace d'un instant, le dieu est surpris ; habituellement, c'est l'insecte, l'alter le plus faible de son avatar, qui connaît les anciens mythes.
« La Douât, confirme Khonshu. C'est là … »
C'est là qu'Anubis conduit les morts. Mais les mots se bloquent dans sa gorge et il déclare un peu abruptement que les disparus n'ont pas été envoyés dans la Douât, ni dans aucun autre monde où la mort règne. Tout ce qu'il peut révéler à Spector est le fait que les gens se sont effacés, au sens le plus littéral du terme, comme si une main invisible avait gommé les traits de chacun. Il note l'effarement dans le regard de Marc, ainsi qu'une certaine forme d'incompréhension. Pour quelqu'un qui n'a pas assisté à ce genre de phénomène, ce ne doit pas être si simple à saisir, l'esprit humain n'est pas apte à imaginer toutes les ramifications de l'effet généré par les pierres de l'infini.
« Donc les Avengers ont échoué, reprend Spector. »
S'il pouvait sourire, le dieu de la lune le ferait. Il devine que son avatar essaye de se rattacher à la moindre information pour donner du sens à cette nouveauté. Le fait d'avoir été sauvé de la mort par un dieu et d'être devenu son poing vengeur n'est finalement qu'une étape comme une autre dans son existence, un événement qui risque d'être le plus insignifiant si le monde continue ainsi à entrer dans l'inconnu. Khonshu acquiesce une fois de plus, il évoque vaguement les combats qui se sont déroulés au Wakanda – et il tient à distance le souvenir de Bastet en train de tuer des soldats extraterrestres, des Wakandais rendant l'âme sur le champ de bataille, d'Anubis vacillant en entendant le hurlement de tous ces défunts. Les Avengers, l'équipe de superhéros censée représenter le salut de l'humanité depuis des années, n'a essuyé qu'un échec face à la détermination de Thanos.
Il songe qu'il a bien fait d'écouter les paroles de son ami et de ne pas envoyer Spector au cœur de la bataille. Malgré les pouvoirs dont dispose le costume, son avatar n'aurait peut-être pas survécu à une rencontre avec Thanos. Loin d'être mélancolique lorsqu'il s'agit des humains qu'il prend à son service, Khonshu doit pourtant reconnaître que Marc est un bon atout, il obéit à ses ordres – certes il lui tient tête parfois – et ne remet pas en question ses motivations. Voir disparaître Spector l'obligerait à retrouver quelqu'un et il ignore s'il pourrait facilement dégoter une âme aussi étrange que la sienne.
« Que va-t-il se passer maintenant ? lâche Marc en brisant le silence qui s'est installé. Est-ce que vous – les dieux – vous allez aider l'humanité ? »
Khonshu darde son expression vide sur son avatar. Dans la seconde, Spector lève les yeux au ciel en marmonnant que sa question était ridicule. Peu importe le temps qu'il faudra aux mortels pour remonter la pente et réparer ce qui a été brisé, les divinités n'interviendront pas.
« J'aimerais savoir si Layla va bien, reprend son avatar avec insistance. Si … si elle est vivante, c'est tout. »
Se maudissant de céder ainsi à un élan sentimental, Khonshu plonge son esprit dans les étoiles, s'attache aux âmes humaines et repère l'étincelle de la jeune femme. Il perçoit sa désorientation – elle a vu s'effacer plusieurs personnes autour d'elle – et son inquiétude quant à la survie de son mari. Il avoue alors à Spector qu'elle ne compte pas parmi les victimes de Thanos, tirant un sourire franc au mortel qui se saisit de son portable pour composer une nouvelle fois le numéro de Layla. Avec un peu de patience, il finit par l'avoir au bout de la ligne et il semble oublier qu'il est encore en présence de son dieu.
Lorsqu'il entend le soulagement dans la voix de Marc alors que son avatar discute au téléphone avec sa femme, Khonshu a l'impression qu'un sac de sable vient de se déverser dans son estomac. Il se surprend à être jaloux d'un misérable mortel, ses pensées tournées vers Anubis qu'il ne reverra jamais, son cœur devenu plus aride que les longes étendues du désert. Pour la première fois depuis qu'il partage ses pouvoirs avec des humains, le dieu de la lune envie leur capacité à aimer de tout leur être, à oser ces premiers pas en sachant qu'ils n'auront qu'une vie pour le faire, à s'autoriser à être heureux. Il les a toujours méprisés jusqu'à présent, ne voyant en eux que des existences éphémères si facile à briser, et voilà qu'il souhaiterait être comme eux.
Il finit par s'effacer, sans un regard pour son avatar, disparaissant de l'appartement qu'occupe Marc pour se fondre dans le clair de lune. Il reprend pied en haut de l'immeuble où il avait l'habitude de se rendre avec le dieu de la mort, levant son crâne squelettique vers la voûte céleste où se peignent les messages des astres, comme autant de rires dans les étoiles, comme autant de lumières dont la signification a changé bien trop vite. Khonshu s'en détourne, il se sent trahi, lui qui a toujours cru que ses lectures du ciel étaient parfaites ; il s'est trompé cette fois et il en paye le prix.
« Tu vas devoir apprendre à avancer. »
Le dieu de la lune se retourne brusquement, surpris par cette voix douloureusement familière. Éclairé par un rayon de lumière lunaire, la silhouette hybride d'Anubis se découpe devant lui. Khonshu tend la main vers lui, croyant à une vision de son esprit endeuillé, mais c'est un corps bien solide qu'il perçoit sous ses doigts alors que le psychopompe enserre ses phalanges entre les siennes. La sensation qui l'étreint est un mélange d'espoir, de joie et d'incompréhension. Un détail attire cependant son attention, il repasse les paroles de son ami, se demandant quel en est le sens caché. Dans les yeux ambrés d'Anubis, il décèle alors un chagrin aussi immense que le sien, ainsi qu'une lueur qui n'est pas sans lui rappeler l'éclat qui a précédé sa disparition.
« Je ne resterai pas longtemps, murmure le psychopompe en arborant une expression triste. C'est un miracle que je puisse t'apparaître.
— Où es-tu ? s'enquiert Khonshu en s'accrochant à sa main comme si ce simple geste allait permettre à son ami de s'ancrer dans leur monde.
— Ailleurs, sans doute. Je ne sais pas vraiment, je crois … je crois que je suis dans un endroit où je ne vis pas tout à fait. Si je suis là, c'est grâce à mon lien avec le monde des morts mais ce ne sera pas suffisant. »
Touché par cette révélation qui lui apporte plus de peine que de bonheur, le dieu de la lune garde le silence. Il ne veut plus accepter de regarder le cycle immuable du jour et de la nuit sans la présence rassurante d'Anubis, il a besoin de lui pour ne pas sombrer dans sa propre folie, pour se tracer un chemin bien plus sûr que celui qu'il a arpenté jusque-là. Sa solitude n'a jamais été aussi pesante qu'en cet instant où il est à la fois si proche et si loin de son ami.
« Je trouverai une solution, promet Khonshu avec un brin de colère. Peu importe le temps que cela me prendra, je te ramènerai. Marc et ses personnalités m'aideront, je les obligerai à parcourir le monde s'il le faut.
— Ne deviens pas un tyran, l'alerte Anubis. Je ne suis pas destiné à revenir, j'en suis navré, et toutes tes tentatives n'y changeront rien.
— Tu es le dieu des morts, ne me fais pas croire qu'il n'y a aucune solution. »
Anubis lui apprend que Thanos ne les a pas tués, qu'ils ne sont ni morts ni vivants, mais qu'ils ne seront bientôt plus rien. Il évoque l'une des pierres de l'infini, supposant qu'il s'agit sans doute d'un passage où disparaîtront tous ceux qui ont été effacés, une sorte de porte juste avant l'oubli éternel. Le dieu de la mort lui rappelle alors que l'avenir où les Avengers devaient tous les ramener n'est plus qu'une chimère, qu'il faudra désormais que l'humanité aille de l'avant, comme elle a toujours su le faire après les catastrophes.
« Ne m'abandonne pas encore une fois, supplie Khonshu. Sans toi, je serais devenu aussi aigri qu'Oupouaout.
— Tu n'es pas comme lui, proteste le psychopompe. Mon demi-frère a passé son temps à créer plus d'ennuis qu'il n'en a résolus.
— Il a volé la pierre de l'infini, celle que tu conservais à Louxor. Elle l'a protégé de l'effacement.
— Alors quelqu'un a payé pour sa vie. »
Cette vérité saute enfin aux yeux du dieu de la lune, remettant en place la dernière pièce d'un puzzle trop complexe. Une âme pour âme, il en a toujours été ainsi. En empêchant le destin de le compter au nombre des victimes de Thanos, Oupouaout a forcé les gemmes à choisir une autre personne pour équilibrer la grande balance des disparus. Une voix sournoise souffle à Khonshu qu'Anubis est peut-être le revers de la médaille, qu'il aurait sans doute survécu si le fils de Seth n'était pas intervenu. Il ne s'agit que d'une hypothèse, mais en cet instant, elle lui paraît plausible. Il en fait part à son ami qui détourne un bref moment le regard, comme s'il en savait plus que lui à ce sujet, comme s'il avait eu le temps d'y réfléchir à tête reposée depuis qu'il s'est dissipé au sein de la Grande Pyramide – et bien que l'événement soit récent, Khonshu ignore combien d'heures se sont écoulées, il en a perdu la notion dès que la colère a commencé à poindre dans son cœur.
« J'aurais dû le tuer, grogne le dieu de la lune avec un léger regret. J'aurais pu éliminer ce traître !
— Tu n'es pas un assassin, murmure Anubis. Spector a du sang sur les mains, et tes autres avatars en ont eu aussi, mais tu n'es pas un meurtrier pour autant. Tu rends la justice, Khonshu, mais tu n'es pas un bourreau.
— Ce ne serait que justice de lui faire payer ta disparition. Cette pierre … cette pierre aurait protégé l'Ennéade, elle t'aurait sauvé.
— Tout était écrit. Thot …
— N'est qu'un oiseau de malheur ! Il est venu voir Amon et Mout pour leur parler de l'avenir, il l'a fait aussi avec toi. Au lieu de se contenter d'attendre, n'aurait-il pas pu agir ?
— Que comptais-tu faire, de ton côté ? Tu as vu dans le ciel un message qui annonçait les disparitions dans l'univers, tu as vu que l'humanité allait sombrer et se reconstruire, tu as vu que les Avengers mettraient cinq ans avant de trouver une solution. Et pourtant, tu étais prêt à patienter, jusqu'à ce que les événements se produisent. »
Malgré la douceur d'Anubis, Khonshu sent les accusations dans ses mots. Bien sûr qu'il avait escompté n'être qu'un simple spectateur de cet événement mais, à l'époque où il a découvert qu'il y aurait un retour des disparus, son ami n'était pas censé appartenir au lot des victimes. Il sait que cette excuse n'en est pas vraiment une, qu'il ne vaut pas mieux qu'Oupouaout, mais l'entendre de la part du psychopompe lui fait l'effet d'une claque.
« Tout devait rentrer dans l'ordre, lâche le dieu de la lune. Les cinq ans, les héros, les effacés enfin là ; cet avenir n'était pas dénué d'espoir. Je pensais passer ce temps en envoyant Spector régler des affaires avec des criminels notoires encore en vie, pour qu'il rende la justice en mon nom sans que rien ne change.
— Mais ce futur n'est plus qu'un rêve, Khonshu.
— Crois-tu vraiment qu'il n'y ait qu'un avenir dans lequel tout le monde reviendrait ? J'ignore quels pouvoirs possède la septième pierre de l'infini mais elle pourrait nous aider.
— J'admire ton obstination. »
Un vent frais vient souffler sur eux, les surprenant. Le dieu de la lune avise l'éclat doré qui luit sur les membres de son ami, et il sent sa gorge se nouer en comprenant que le temps leur est compté. Il serre entre ses doigts ceux d'Anubis, plonge son regard creux dans celui ambré du psychopompe, s'imprègne de sa présence si familière mais presque irréelle désormais.
« En fin de compte, je n'aurai jamais cet avatar que tu avais prédit, s'amuse le dieu de la mort. Peut-être est-ce mieux ainsi, pour lui comme pour moi. Je n'ai pas eu de chance avec les autres, cela n'aurait pas été différent avec lui.
— Tu prendras un avatar, jure Khonshu. Parce que toi, et tous les autres, vous reviendrez. Je n'ai pas su te retenir quand … quand tu as disparu. Mais je vais réécrire l'avenir, Anubis.
— Pourquoi t'acharnes-tu autant même lorsque l'univers entier et le destin sont contre toi ?
— Parce que je t'aime. »
Ses mots sont murmurés mais il sait que son ami les a entendus. Il est ironique pour eux de constater que leurs aveux ne sont que des paroles qui s'éclipsent si vite. Anubis relâche sa main et vient l'enlacer, lui répétant cette déclaration qui aurait pu les rendre heureux en d'autres temps. Puis le néant les rattrape, effaçant le psychopompe, ne laissant derrière lui que les bras de Khonshu refermés sur le vide. Il ne hurle pas, cette fois-ci, il fixe le ciel avec rage et disparaît.
En un éclair argenté, il rejoint Spector dans son appartement. Son avatar est endormi, solitaire au creux des draps, et le dieu de la lune penche sa silhouette squelettique sur lui. Marc Spector et Steven Grant n'auront rien à lui apporter. Il est temps pour lui de réveiller Jake Lockley et de le couvrir des ombres de sa colère.
Note : Petit point mythologique : Oupouaout est un dieu à tête de loup parfois assimilé à Anubis. Dans les mythes, il est le fils soit d'Osiris, soit d'Anubis, soit de Seth. J'ai choisi ce dernier pour avoir un petit trio qui me plaît bien : Horus fils d'Osiris/Isis, Anubis fils d'Osiris/Nephtys et Oupouaout fils de Seth/Nephtys. De quoi avoir des sacrés soucis de famille.
