One-shot écrit dans la nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Culture". Entre 21h et minuit les premiers vendredis et samedis du mois, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP ! Texte écrit en plus d'1h.
Jane apporta dans un grand panier des graines de salade et les présenta à son frère. Pour ce faire, elle s'accroupit dans la terre meuble et tendit le récipient en avant, attendant un rapprochement, comme on le ferait avec un animal qui ne nous connaît pas encore et qu'on doit mettre en confiance.
Sauf que Billy la connaissait, évidemment, puisqu'ils étaient frère et sœur et qu'ils avaient grandi ensemble. Elle n'avait pas non plus besoin de le mettre en confiance, c'était de lui-même qu'il se méfiait. Et enfin, Billy Marrowbone n'était certainement pas un animal, même si le juge et les médecins qui s'occupaient de lui avaient pu émettre cette opinion en voyant la rage dont il pouvait faire preuve ou encore l'état du corps après qu'il en ait eu… fini avec lui.
« J'ai trouvé celles que tu voulais, déclara la Jane en constatant que son frère n'était pas décidé à s'approcher. Molly n'en a pas, d'habitude, mais je lui ai demandé d'en négocier auprès de son fournisseur exprès pour toi.
-C'est vrai, reconnut Billy en tendant le cou pour jeter un coup d'œil dans le panier. Merci. »
Il prit l'anse une fois qu'il fut sûr que sa sœur l'avait lâchée. Puis, il se redressa et fit aussitôt demi-tour pour regagner le carré de terre qu'il avait repéré pour sa plantation. Jane se redressa, elle aussi, et le regarda faire avec détresse.
« Billy, tu es sûr que tu n'as rien d'autre à me dire ? supplia-t-elle, désemparée. Nous sommes quand même une famille !
-Je sais et c'est pour ça que mes cultures de carottes, d'oignons, de navets et d'artichauts sont tout ce qui compte, répliqua son frère.
-Non, c'est faux et tu le sais bien ! Si seulement nous pouvions en discuter…
-Je n'ai rien de plus à dire que ce qui a déjà été déclaré au procès ! J'ai tué Papa avec un couteau de cuisine, un hameçon et une lampe de salon parce que lui tirer dessus n'a pas suffi. Et que nous n'avions plus de balles. Et qu'il était hors de question que je le laisse s'en sortir. Je l'ai réduit en charpie; je suis une bête, comme lui. »
La jambe de Billy s'était mise à tressaillir nerveusement. Contrairement à ce que mes médecins prétendaient, ce n'était nullement un geste de psychopathie, un tic incontrôlable qui faisait ressortir tout le bouillonnement de rage de l'adolescent. Il était parfaitement lucide, ce n'était qu'un mécanisme de stress comme un autre.
« Billy, tu n'es pas comme Papa ! s'écria Jane. Je t'interdis de dire ça !
-Pourtant, je l'ai réduit en charpie !
-Tu ne faisais que nous défendre contre ce monstre ! Tu nous as protégés !
-Tu ne tolères pas le meurtre, Jane !
-Jack aussi l'aurait achevé si tu ne l'avais pas fait !
-Jack n'est pas venu me voir une seule fois, souffla Billy d'une voix faible. Il me traite comme un paria pour vous protéger. Sam n'est pas venu non plus. »
Ça n'aurait pourtant pas été bien difficile. Le jardin potager était accolé à la grande maison et, même si Billy avait considérablement agrandi la surface cultivable, dans une frénésie qui faisait presque peur parfois, Jack et Sam n'auraient eu qu'un pas à faire pour retrouver Billy. Connaissant leur petit frère, Jane s'étonnait maintenant qu'il ne l'ait jamais fait depuis l'incident. Il n'avait pourtant peur de rien malgré ses cinq ans et il n'était jamais impressionné par les blagues parfois un peu vicieuses (c'est-à-dire qu'il s'amusait à lui faire peur) que Billy lui faisait.
C'était peut-être Jack qui l'empêchait de rendre visite à leur frère.
La colère monta soudain dans le cœur de Jane, elle qui était pourtant si douce. C'était leur aîné qui faisait ça, c'était sûr. Ça ne lui suffisait donc pas d'observer Billy s'enfermer volontairement dans ce potager, désespérément, dormant et mangeant même dans la cabane de jardin, comme un animal dans un enclos qui était persuadé qu'il finirait par leur faire aussi du mal ? De le regarder affronter les médecins qui venait le surveiller tous les jours, alors que, comme eux tous, il n'avait pas l'habitude du contact des étrangers ?
Ça ne lui suffisait vraiment pas de savoir que Billy était littéralement terrorisé, avec ses problèmes de gestion de la colère, d'être le même homme que leur père, cette bête, ce monstre, ce violeur, cet assassin ? Jane avait été abusée par cet homme et elle refusait que son frère puisse penser être comme lui.
La jeune fille fit volte-face et retourna d'un pas furieux dans la maison.
« Jack ! s'exclama-t-elle en ouvrant brutalement la porte de sa chambre. Tu vas arrêter de faire l'enfant, maintenant, et tu vas aller parler à Billy ! »
Le jeune homme de vingt ans sursauta violemment; Sam, qui était là aussi, la dévisagea sans savoir quoi dire.
« Jane, tenta de se défendre le frère aîné.
-Non, Jack, je me moque de tes excuses ! le coupa sa sœur. Tu as peut-être juré à Maman de toujours prendre soin de nous, mais ça outrepasse complètement cette promesse de te comporter comme ça avec Billy ! Tu as vu comment il est ? Comme il est triste, angoissé, abandonné, désespéré ? Coupable pour un crime qu'il n'a jamais commis et ne commettra jamais ?
-Jane ! répéta Jack en se levant de son fauteuil, tirant parti du fait que l'adolescente, guère habituée aux conflits, contrairement à ses frères, commençait à s'essouffler.
-Laisse-moi parler ! Tu es injuste, Jack, et tu es devenu aveugle et méchant en faisant peser toute cette culpabilité sur Billy ! Tu n'es pas notre tuteur ! Tu es notre frère et tu n'as pas le droit ! »
Jane s'arrêta enfin, à bout de souffle. Elle se dit que la colère ne réussissait vraiment à personne. Comment faisaient-ils pour se quereller comme ça ? Elle en avait même la tête qui tournait.
Jack s'approcha d'elle et lui mit précautionneusement les mains sur les épaules.
« Je ne fais pas ça par haine ou colère contre Billy, Jane, affirma-t-il. Je le fais pour Sam et toi. Imagine si sa colère dégénère un jour…
-Il ne nous ferait jamais de mal, souffla sa sœur.
-Tu ne l'as pas vu quand il a déchiré la poitrine de Papa avec son poignard jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un tas de chairs sanguinolentes. C'était terrifiant.
-Quand Papa a abusé de moi, c'était terrifiant, répliqua Jane d'une voix abrupte, de grosses larmes coulant le long de son nez. Quand il battait Maman, qu'il insultait Billy ou qu'il te menaçait, ça, ça faisait peur, Jack. J'imagine que c'était effrayant aussi quand il a cambriolé tous ces gens et les as ensuite assassinés par pur plaisir. »
Elle entendit son aîné déglutir. Le petit Sam pleurait silencieusement près de la porte.
« Comment oses-tu comparer Billy à tout ça ? murmura Jane. Il a tellement bon cœur. Il est gentil, drôle, spontané, attentionné, travailleur et il nous aime tellement. Comment peux-tu penser qu'il nous ferait ça ? »
Elle leva enfin les yeux sur son frère. De borné, son regard s'était fait coupable. Les choses n'avaient plus été faciles entre Billy et lui lorsqu'il avait pris le contrôle de leur famille, conformément au dernier vœu de leur mère, et elle savait qu'il endurait énormément de peur et de stress. Mais ce n'était pas une raison pour traiter leur cadet comme ça.
« Imagine qu'on soit tous morts, Jack, conclut l'adolescente. Sam, moi et Billy aussi. Que Papa nous ait tués. Est-ce que tu crois que le tempérament colérique de Billy aurait encore de l'importance ? »
Jack baissa enfin les yeux et Jane crut voir des larmes à peine perceptibles scintiller dedans.
Billy était toujours en train de bêcher dans le rectangle de terre quand Jack lui tapa sur l'épaule. Il sursauta, laissa tomber son outil et recula jusqu'à ses plans de courgettes, à quelques mètres de là.
« Billy, je ne vais rien te faire, assura Jack d'une voix douce.
-Je sais, répondit son frère brusquement. Mais je veux quand même que tu t'en ailles.
-Billy, excuse-moi. Je n'aurais pas dû me montrer aussi injuste.
-Injuste ? Tu me détestes depuis que tu as pris le rôle de chef de la maison !
-Quoi ? Non, ce n'est pas vrai ! »
Quand Jane le poussa dans le dos, Jack fut obligé de s'avachir sur son frère et il en profita pour le prendre dans ses bras. Billy se débattit, bien sûr, essaya de le repousser et de s'éloigner d'eux, au cas où, mais Sam vint s'enrouler autour de sa jambe et Jane l'étreignit par derrière. Au bout d'un moment, l'adolescent fut bien obligé de céder. Alors, il se mit à pleurer. Des torrents de larmes qu'il avait gardés pour lui depuis le meurtre de leur monstre de père. Ses frères et sa sœur ne le laissèrent même pas s'effondrer par terre. Ils se tinrent à lui et restèrent comme ça longtemps, longtemps, jusqu'à ce que le soleil se couche.
