Tout enfant avait un méchant dans son histoire. C'était à cause des contes que leurs parents leur racontaient avant d'aller se coucher, ils ne pouvaient s'empêcher de trouver un monstre sous leur lit, ou quelqu'un qui mérite d'être puni pour leurs mauvaises actions. De nombreuses fois, Roksana s'était demandée qui était le méchant dans l'histoire de Solveij. Est-ce que c'était à cause de lui qu'elle ne parlait presque jamais ? Si elle s'était retrouvée toute seule dans la rue, à qui était-ce la faute ? Avait-elle au moins eu des parents pour lui raconter des histoires avant d'aller dormir ?
Comme tous les autres enfants, Roksana avait un méchant dans son histoire. Pour elle, il s'agissait de la personne même qui lui contait des histoires de chevaliers et de dragons.
Roksana avait eu une enfance douce et calme, à l'inverse de sa vie de maintenant. Ou du moins, c'était l'impression qu'elle en avait au début. Car le plus elle grandissait, le plus elle remarquait des choses dans leur petite ferme. La première étant que son père n'était en aucun cas un preux chevalier. Tout comme sa mère avait essayé de le cacher aux yeux de Roksana, Roksana avait tenté de le cacher aux yeux de sa petite sœur : leur père était alcoolique, faible, capricieux, et au fil des années devenait incapable de s'occuper de sa famille. Mais le pire de tout : il avait des dettes impayées.
Un jour d'été, Roksana avait pris Vakka, le cheval qu'ils utilisaient pour labourer la terre de leurs champs, et était allée acheter du matériel en ville. Lorsqu'elle était revenue en fin de journée, la ferme était silencieuse. Pas une voix dans l'air, pas un bruit de sabot, pas un bruit de casserole. Juste l'odeur de fumée et de sang.
Ils avaient brûlé leurs champs, volé leurs bêtes, et massacré sa famille. Roksana avait retrouvé les corps de sa mère et de sa sœur pendus à l'arbre à côté de leur ferme. Le corps de son père était allongé en-dessous, le ventre ouvert et les boyaux étendus à ses côtés. Ils étaient venus récupérer ce que son père leur devait.
Roksana avait passé la nuit près de l'arbre, alternant entre un état de choc total face à l'horreur devant elle, et des crises qui remplissaient les prés brûlés de ses cris de souffrance et la laissaient recroquevillée sur le sol, certaine que la terre sous elle allait s'ouvrir et l'avaler.
Au matin, lorsqu'elle fut trop fatiguée pour ressentir quoi que ce soit d'autre que de l'apathie, elle décrocha les corps de sa mère et de sa petite sœur et avec Vakka les amena dans une clairière dans la forêt pour les y enterrer. Avec des morceaux de bois et des cordes, elle fit deux croix qu'elle planta dans le sol et recouvrit leurs tombes de fortune de fleurs sauvages.
Elle laissa le corps de son père pourrir au soleil.
Puis elle avait pris les quelques possessions qui avaient de l'importance à ses yeux, elle était montée sur le dos de Vakka, et elle était partie. Jamais elle n'était revenue, pas même pour aller voir les tombes de sa mère et de sa sœur. Elle était partie en ville, et c'est là-bas que Markus l'avait trouvée. Elle n'avait que douze ans à l'époque, mais il avait dû voir quelque chose chez elle, quelque chose qui avait de la valeur, car il l'avait prise sous son aile. Il l'avait nourrie et logée. Il lui avait appris tout ce qu'il savait. Il lui avait montrée qu'il y avait encore des personnes dans ce monde en qui elle pouvait faire confiance.
Si son père était le méchant de son histoire, alors Markus en était le héros.
Se peut-il que les parents de Solveij soient aussi ceux qui l'aient mise dans cette situation ? Se demandait Roksana tandis qu'elle observait la jeune adolescente du haut d'un toit. Cachée dans les ombres de la nuit, elle observait son apprentie, prête à intervenir au moindre signe de danger.
Markus lui-même n'avait pas autorisé Roksana à faire des missions par elle-même avant qu'elle n'ait quatorze ans, mais malgré le fait que Solveij n'en avait que douze (bien qu'elle ait l'air bien plus jeune que cela), Roksana pensait qu'elle était prête. Ses techniques de combat n'étaient pas encore très développées, mais elle était déterminée et sans répit, et cela suffisait. Roksana pensait qu'elle était prête à prendre son envol seule, et à faire sortir le prédateur tapis au fond d'elle, ignoré depuis bien trop longtemps.
Solveij était en ce moment même adossée au mur de la bâtisse sur laquelle Roksana se tenait, attendant dans les ombres de l'étroite ruelle. La ruelle menait à la petite cour à l'arrière de la taverne du quartier. Ses fenêtres laissaient sortir de la lumière, éclairant la cour, et le son étouffé de voix s'échappait de la porte entrouverte à l'arrière du bâtiment.
Le plan était d'attendre que la taverne se vide au cours de la soirée, de façon à ce qu'il y ait le moins de témoins possibles lorsque Solveij agirait. La petite était encore jeune, et personne ne la connaissait encore dans ses rues, ni ne connaissait ses affiliations. Roksana ne voulait pas qu'elle s'attire des ennuis autres que ceux qu'elle était venue chercher. Cependant, elles n'eurent pas à attendre si longtemps. En milieu de soirée, la porte arrière fut poussée par un grand homme bourru à la chemise plus jaune que blanche. Le moment d'après, il replongea la main à l'intérieur de la taverne, saisit le col d'un homme et le jeta dehors. Le dos de l'homme au corps émacié percuta les pavés de la cour de plein fouet.
« Reviens quand tu pourras payer tes verres ! » lança l'homme bourru avant de claquer la porte de la taverne.
L'homme grand et émacié grimaça de douleur sur le sol. Il grogna avant de se redresser en position assise. Quand il rouvrit les yeux, Solveij se trouvait debout devant lui. Sa longue cape noire cachait son petit corps encore trop maigrelet. Ses yeux bleus foncés fixaient l'homme avec un air impassible.
« Qu'est-ce que tu fais là, petite ? C'est pas un endroit pour les enfants. »
« Markus m'envoie. Tu lui dois beaucoup d'argent, » annonça Solveij de sa voix aiguë et avec son accent de barbare.
Un élan de fierté monta en Roksana en l'entendant parler à un étranger. Mais elle se reprit rapidement, sa raison lui disant d'arrêter. Elle venait seulement de parler, il ne fallait pas exagérer non plus.
« Ouais, c'est ça, » moqua l'homme au sol. « S'il savait que tu te faisais passer pour un de ses petits soldats, il t'écorcherait vive. »
« Je suis un de ses soldats ! » se défendit la jeune fille. « Et si tu ne lui donnes pas son argent, c'est toi qu'il écorchera vif ! »
L'homme se releva, énervé maintenant, mais d'un coup de pied dans la poitrine Solveij le renvoya au sol. Il tomba à nouveau sur le dos, la respiration coupée cette fois.
« Donne-moi l'argent que tu lui dois, et je te laisse tranquille. »
« J'ai pas l'argent ! » cria-t-il entre deux toussements. « Sinon je lui aurais déjà rendu moi, ce que je lui dois. »
« Même pas une seule pièce ? »
« Tu crois qu'ils jettent leurs clients dehors par politesse ? » moqua l'homme. Il se rassit sur le sol, la main contre sa poitrine endolorie.
« Uhm, » fit la jeune fille en réfléchissant. « Le problème, c'est qu'on m'a ordonnée de ne pas rentrer bredouille. »
« Je te l'ai dit, je n'ai rien ! »
« On a toujours quelque chose à donner, » répliqua Solveij.
Une fois finie, Solveij laissa l'homme inconscient à l'arrière de la taverne, son sang sur les pavés éclairés par la lumière des fenêtres.
Roksana descendit du toit et elles se rejoignirent dans la ruelle. Elles allèrent ensuite chercher Vakka et quittèrent la ville, les gardes à l'entrée ouvrant les portes pour elles malgré l'heure tardive. Elles trottaient tranquillement sur le chemin, éclairées par la lumière de la lune, quand Roksana demanda : « Est-ce que ça va ? »
Solveij s'asseyait maintenant derrière elle quand elles étaient à cheval, elle ne pouvait donc voir son visage quand elle lui répondit. « Ça va. » Rien dans sa voix ne laissait paraître une quelconque détresse.
La conversation s'arrêta là. Solveij ne dit rien d'autre concernant ses sentiments. Cela ne devrait pas étonner Roksana, elle avait deviné depuis longtemps que Solveij n'avait pas eu l'enfance protégée qu'elle-même avait eu. D'une certaine façon, la jeune fille était déjà plus féroce et froide qu'elle.
Elles voyagèrent toute la nuit, et arrivèrent en milieu de matinée à Nakrest.
« Nous allons directement voir Markus, » informa Roksana tandis qu'elles traversaient les rues de la ville déjà réveillée. « Ne lui lèche pas les bottes, il déteste ça. Sois simplement respectueuse. Je ne peux pas parler à ta place. Utilise peu de mots s'il le faut, mais dis quelque chose. Il prendra ton mutisme pour de la faiblesse sinon. »
Solveij hocha la tête dans son dos.
Markus ne vivait pas avec eux dans la planque en périphérie de la ville, près des remparts. Il vivait dans les quartiers riches au centre dans une maison de plusieurs étages gardée par une dizaine de ses hommes. Certains hochèrent la tête dans la direction de Roksana quand elle passait près d'eux. D'autres lui lançaient des regards plein de dédain. La jeune femme se contenta de répondre poliment aux premiers et d'ignorer les seconds.
Roksana mena Solveij jusqu'au bureau de Markus au premier étage. Le garde posté devant leur ouvrit la porte avant même que Roksana n'ait pu toquer. Elles entrèrent et virent Markus, un homme bourru aux cheveux noirs grisonnants, assis derrière son bureau. Les manches de sa chemise étaient retroussées et dévoilaient une peau couverte de cicatrices et de tatouages. Un autre homme, Tavio, se tenait à ses côtés, pointant du doigt une somme sur le livre ouvert devant eux. Ils levèrent tous les deux les yeux quand elles entrèrent. Un grand sourire apparut sur le visage de Markus. Cependant Tavio, le comptable, leur lança un regard noir. Il détestait être interrompu lorsqu'il travaillait.
« Ma Roksa ! » s'exclama Markus.
Roksana ne put s'en empêcher, elle sourit, heureuse de le voir après toutes ces semaines. « Markus, » dit-elle en hochant la tête.
Il lui rendit d'abord son sourire. Puis ses yeux tombèrent sur Solveij, et son sourire disparut lentement. Il n'y avait pas de surprise cependant dans son regard. Quelqu'un dans la planque devait forcément lui avoir dit qu'elle avait une protégée avec elle ces derniers mois, cependant il n'avait pas cherché à la voir ou à la tester lui-même. Il avait fait confiance au jugement de Roksana. Cette dernière sentit un sentiment chaleureux se répandre dans sa poitrine à l'idée.
« Qui c'est ça ? » demanda Markus.
« Mon apprentie. Je l'ai laissée faire la mission à Dorfère toute seule, histoire qu'elle fasse ses preuves auprès de toi. » Roksana recula, laissant Solveij seule au milieu de la pièce. C'était à elle maintenant de prouver qu'elle avait sa place ici.
Markus se redressa dans son siège, observant la jeune adolescente devant lui avec une expression sévère. « Et ? Est-ce que tu as l'argent ? »
Solveij, après un moment d'hésitation, fit « non » de la tête.
Roksana réprima une grimace devant l'air contrarié de Markus. En général le contrarier était une chose qu'on ne faisait qu'une fois, et qu'on ne recommençait jamais.
« J'avais ordonné à ce que vous ne rentriez pas les mains vides, » répliqua Markus, dont la voix était montée en volume.
Solveij s'avança vers le bureau et décrocha une bourse de sa ceinture. Elle la retourna et une dizaine de dents sanglantes en sortirent pour atterrir sur la surface de bois.
D'abord, Markus les regarda avec son expression irritée. Puis le moment d'après il explosa de rire. Il se tourna vers Roksana. « Est-ce que c'est toi qui... »
Roksana s'empressa de faire « non » de la tête. « Comme je l'ai dit, elle était seule. »
Markus ria de plus belle.
Solveij lui rendit timidement son sourire.
Roksana, quant à elle, fronça les sourcils, un sentiment de malaise se logeant dans sa poitrine.
Tout enfant avait un méchant dans son histoire. Et parfois quand l'enfant avait de la chance, il avait un sauveur. Markus l'avait sauvée de la rue, voir des bordels. Mais en le regardant rigoler de la sorte devant la petite fille, une dizaine de dents arrachées de force entre eux, Roksana commençait à douter du fait qu'il serait le sauveur dans l'histoire de Solveij. Et s'il n'était pas son sauveur, se pourrait-il qu'en réalité Roksana se soit trompée également durant toutes ces années ?
On dirait que Dagur va avoir de la compétition. La boussole morale de Solveij est totalement déréglée dû à la façon dont elle a grandi, et les personnes qui l'entourent ne l'aident pas à l'instant. Cela Roksana commence à le comprendre et du coup commence à se questionner elle-même. Cela veut dire plein de problèmes à venir !
Dans le prochain chapitre, les Traîtres débarquent.
-klara
