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Jelle avance vite. Elle s'engage sans hésiter entre deux piliers, contourne un plot de strip-tease dans lequel est enfermée une femme aux formes généreuses qui multiplie les poses provocantes, stoppe à côté d'une rampe plongeant vers le sous-sol.

— Par ici ! lance-t-elle à Kei.

Kei hésite. L'escalier de pierre usé par le temps ouvre sur une bouche béante de ténèbres. Un souterrain. Une crypte. Un lieu propice à une embuscade.

— Vite ! insiste Jelle.

Elle a appelé Harlock « Franz », se remémore Kei. Qui peut se targuer de pouvoir donner au capitaine un prénom ?
Jelle lui fait un signe du menton, lui adresse un geste encourageant de la main. Cela pourrait très bien être un piège, mais Kei n'y croit pas. Et puis elle sera prudente, se promet-elle. Elle vérifie l'arme à sa ceinture, déverrouille le cran de sûreté d'une pression de doigt. Elle est prête.

Le contraste avec le hall principal est saisissant. Le froid, tout d'abord. Un froid humide, suintant de moisissures. Le silence ensuite. Comme si les pierres usées par les ans avalaient tout bruit venant de la surface.
Kei frissonne malgré elle.

— Vous êtes sûre que c'est le bon endroit ? demande-t-elle.
— Certaine ! répond Jelle. J'suis venue ici quand j'étais toute petiote… ça marque, ces choses-là.

La femme hausse les épaules, puis ébauche une moue penaude.

— J'étais toute petite, reprend-elle. Plus personne ne vient ici depuis des années, j'espère que mes maigres souvenirs des paroles rituelles suffiront.

Kei pince les lèvres. Elle s'était préparée à devoir parlementer avec des gens, quels qu'ils puissent être, mais lorsqu'elle parvient au bout du long couloir dont les segments s'enroulent en colimaçon, elle comprend qu'elle n'a affaire qu'à des fantômes passés.

La pièce circulaire est vide. Au plafond, ultime vestige d'anciennes croyances, un cube d'un noir brillant irradie un halo de lumière chiche et jette des ombres tremblotantes sur les murs nus. Au sol…
Kei cligne rapidement des paupières. Mon Dieu, cette silhouette étendue, ce blouson kaki, ce pantalon… Ce sont les vêtements de Tadashi ! Durant une fraction de seconde, elle se demande pourquoi Tadashi est ici alors qu'elle vient de le voir à l'étage d'au-dessus quelques minutes auparavant. Puis elle se rappelle.

— Capitaine ! s'écrie-t-elle.

Le capitaine est allongé à même la pierre, replié en position fœtale. Il tressaille quand elle le soulève. Il ne pèse pas grand-chose. Il réagit à peine.

— Capitaine ? répète-t-elle plus doucement.

Il cille. Son regard est flou.

— Z'êtes qui ? gémit-il. Je veux… Je veux rentrer à la maison.

Il plisse le front, cille encore, se passe la main sur le visage d'un geste saccadé.

— Je… L'Arcadia, corrige-t-il. Je veux rentrer sur l'Arcadia.

Le cœur de Kei manque un battement. Sans réfléchir, elle serre le garçon contre sa poitrine et lui caresse les cheveux. En réponse, il se cramponne au revers de sa veste avec l'énergie du désespoir. Ses yeux sont mouillés de larmes et emplis de terreur enfantine.

— Je veux rentrer sur l'Arcadia, dit-il encore.

Elle le serre plus fort. Il ne pèse presque rien.

— On va faire ça, capitaine. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien.

Tout ira bien.