Chapitre 33 – L'Oiseau bicéphale


« Vous êtes bien sur la messagerie de Roy Mustang. Je suis certainement au travail pour le moment – je suis Colonel, vous savez, et un grand pouvoir implique de grandes responsabilités – mais n'hésitez pas à laisser un message et votre numéro de téléphone après le bip. Surtout si vous êtes une charmante jeune femme. Dans ce cas-là, je m'excuse de ne pas être là pour répondre à votre jolie voix. – BIP »

Edward resta muet face à cette messagerie téléphonique improbable. Sa jambe avait arrêté de trembler et il s'était figé, troquant sa nervosité contre une certaine incrédulité.

- Eh ben, fit-il au bout de quelques secondes de silence. Je vois que tu t'éclates, quand je ne suis pas là. J'aurais préféré apprendre que tu étais devenu Colonel autrement que par ta messagerie vocale qui drague tout le monde… M'enfin… Euh… Oui, ce que je voulais dire : le plan a marché. Je voulais savoir où tu en étais avec cette histoire de train. J'essaie de te rappeler plus tard – ou plus tôt. J'imagine que tu dois dormir…

Il soupira, incapable de raccrocher. Son angoisse ne l'avait pas véritablement quitté et il avait seulement envie d'entendre la voix de l'homme qui était supposé lui répondre.

- Bref… Je te laisse. Passe une bonne nuit.

Il déposa lentement le combiné téléphonique, déçu, fatigué, fébrile et les éclairs élixirologiques retombèrent. Il se releva et quitta la pièce pour retrouver Erwin, un peu plus loin, qui discutait avec d'autres personnes.

- Je vais traverser le tunnel, leur indiqua-t-il. Ne faites passer les gens que si vous voyez des réactions alchimiques dedans. Enfin, vous avez l'habitude. Erwin, je peux vous parler seul à seul ?

Le grand homme aux cheveux longs hocha la tête. Dans n'importe quelle autre circonstance, Edward aurait pu en être jaloux – sérieusement, sa queue de cheval lui descendait jusqu'aux bas des reins – mais la situation ne s'y prêtait pas.

- Je sais que vous êtes un soldat d'Amestris, avoua-t-il de but en blanc au militaire. N'essayez pas de le nier : je ne suis pas stupide. Comme tous les gars qui sont venus avec vous en escortant Adrien. Je ne sais pas ce qu'on vous a dit de faire, mais si vous voulez le bien des gens qu'on a évacué, il va falloir qu'on coopère.

- Eric, répondit Erwin au bout d'un instant où il l'avait simplement jaugé. Nous coopérons depuis votre arrivée, je ne vois pas pourquoi cela changerait.

Edward hocha la tête, las. Il était tout bonnement épuisé.

- Ok… Alors, je vais passer ce tunnel et, pendant que je m'occupe de ce qu'i faire de l'autre côté, je vous laisse convaincre les dernières personnes qui ne veulent pas partir de le faire. Et, surtout, n'ouvrez pas la porte à l'armée si vous en recevez l'ordre.

- Bien sûr.

- Pourquoi est-ce que vous avez trahi l'armée ?

Erwin sourit tristement :

- Je ne suis pas vraiment d'accord avec ce qu'il s'est passé au front de Marco.

- Ah… Je vois.

- On a suivi les ordres de notre supérieur, mais maintenant qu'il a disparu on ne sait où, je ne vois pas pourquoi on continuerait de faire ce qui nous semble injuste.

- Et il n'est pas près de revenir, je vous l'assure.

Erwin hocha la tête avec lenteur. Il avait plus ou moins compris qu'Eric l'avait réduit en poussière, quelques heures plus tôt, avant qu'il ne le retrouve dans un état de stress intense. Il avait dû gérer sa crise de délire sans très bien comprendre ce qu'il lui était arrivé, ni où était passée la jeune femme qu'il avait envoyée dans sa chambre. Dans tous les cas, Eric avait fini par reprendre ses esprits et enchaînait déjà avec la suite.

- Soyez prudent, préconisa Erwin avec sérieux.

- Vous aussi.

Edward s'éclipsa dans les sous-sols. Il récupéra ses gants brodés et la lanterne que lui avait apportée Envy avant de se mettre à marcher d'un bon pas dans le tunnel de marbre. De temps en temps, il posait sa main sur un cercle en chemin et un courant d'air venait assainir l'atmosphère. Au bout d'une heure et demie de marche, il atteignit une échelle d'albâtre et se mit à grimper. Après plusieurs galeries verticales du même genre, il finit par entendre la rumeur de conversations émaner de la surface et ses dernières inquiétudes s'évaporèrent lorsqu'il émergea dans le tunnel de Gesundheit et qu'il aperçut Isabelle, assise quelques mètres plus loin avec Adrien. Elle le vit aussitôt et se releva en sursaut au moment où il s'extirpa de son trou. Sans perdre une seconde, elle courut jusqu'à lui et lui sauta dans les bras pour l'étreindre avec une force apaisante qui fit exploser une joie sincère dans la poitrine du jeune homme. Ce soulagement intense s'étira dans tous ses membres au point que de nouvelles larmes émergèrent au bord de ses yeux. Il enfouit son visage dans le creux du cou d'Isabelle et profita de ce contact humain, sincère et doux.

- Eric… murmura-t-elle, visiblement aussi soulagée que lui de le voir en vie. Je commençais sérieusement à me faire du souci…

- Tout s'est bien passé, hoqueta-t-il dans une sorte de couinement incontrôlé. Pardon…

- Tu n'es pas blessé ?

Il secoua négativement la tête, peu confiant en sa propre voix pour oser parler de nouveau. Elle s'éloigna un peu de lui pour pouvoir distinguer ses traits. Edward baissa les yeux et essuya les quelques sanglots qui lui avait échappés d'un revers de manche, mais elle l'arrêta pour le faire elle-même avec une tendresse qui le troubla.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? s'enquit-elle à mi-voix.

- C'est… Rien… Juste… C'était éprouvant. Il a pris ton apparence, pour de vrai. C'était le plan, mais…

Il déglutit, se rappelant du visage d'Isabelle, d'Envy, qui avait failli l'embrasser.

- Plus jamais je rejoue une comédie pareille, geignit-il.

- Il faut que tu te reposes.

Edward hocha la tête tandis qu'un nouveau spasme ébranlait son corps et mouillait ses yeux.

- J'en peux plus, avoua-t-il. Et Roy a pas répondu au téléphone.

- C'est pas grave : on n'est plus pressés. Viens, je vais te montrer où dormir.

Elle le tira par la main et il se laissa entrainer, trébuchant presque à chaque pas : le soulagement avait tellement engourdi son corps qu'il n'arrivait plus à le contrôler parfaitement. A peine avait-il fait quelques pas qu'Adrien se dressa pourtant sur leur chemin.

- Ta cuisse, dit-il simplement.

Edward hocha la tête et lâcha la main d'Isabelle pour se mettre à enlever ses chaussures, puis son pantalon avec une maladresse étrange qui ne le caractérisait pas. Une fois qu'Adrien fut assuré de son identité, Isabelle finit de le mener jusqu'à la voiture. À côté se trouvaient deux couchettes à même le sol et il ne se fit par prier pour s'y allonger. Il eut à peine le temps de voir que le soleil se levait qu'il ferma les yeux et s'endormit profondément.


Edward s'était réveillé la nuit d'après, encore engourdi, mais plein d'énergie. Il s'était aussitôt remit au travail, avait traversé le tunnel de Gesundheit pour transmuter une plateforme tournante qui permettrait de faire faire demi-tour à la locomotive, avait retraversé le tunnel de marbre, fait passer une centaine de personnes à travers, fait le point avec Erwin et était retourné dans la chambre piégée grâce à laquelle il avait pu neutraliser Envy. En usant d'élixirologie, il n'avait pas détecté les cercles qu'il avait tracé dans le tombeau de son ennemi : ce dernier avait dû frapper la paroi, la griffer et l'abimer suffisamment pour faire disparaitre les gravures qu'il avait laissées là-bas. Ce n'était pas très grave, mais il ne pouvait plus savoir ce que faisait Envy, ni s'il était mort ou s'il arrivait à creuser dans la pierre. Dans tous les cas, cette dernière perspective ne lui faisait pas tellement peur puisqu'Envy ne pouvait pas savoir de quel côté creuser et que le marbre qu'il avait transmuté tout autour de sa cellule était particulièrement dense : il lui faudrait des jours pour réussir à gratter la roche, dans cet espace confiné où il ne pouvait pas tellement se transformer, et espérer en sortir vivant. Et puis, en posant son oreille sur le mur, il n'entendait rien du tout.

Avant de quitter Fosset, il remonta dans le Quartier Général et tenta d'appeler Roy une nouvelle fois, en vain. A la place, la messagerie lui répondit :

« Vous êtes bien sur la messagerie téléphonique d'Edmund Ford. Je suis en déplacement pour quelques jours, mais mon train de retour pour East City est prévu dans la nuit du 16 au 17 septembre. N'hésitez pas à laisser un message, j'y répondrai à mon retour – BIP ».

Edward ne put s'empêcher de sourire.

- Bien reçu. On se revoit dans deux jours ! Merci…

Il eut envie de lui dire à quel point il l'aimait, à quel point il était formidable, à quel point cette nouvelle le soulageait et gonflait sa poitrine d'espoir. Au lieu de cela, il se contenta de raccrocher en gardant sur le visage une expression bienheureuse. Dans cet état d'esprit positif, il alla retrouver Erwin pour lui annoncer la nouvelle : le train était avancé et il devrait par conséquent repasser le tunnel dans la journée du lendemain avec les dernières personnes qu'ils n'avaient pas encore réussi à convaincre de partir.

- Quand ce sera fait, venez me retrouver pour me le dire : il faudra que je referme la galerie que j'ai creusée au cas où l'armée s'infiltre dans la ville et essaie de remonter jusqu'à nous.

- Très bien.

- Alors à demain.

Edward redescendit dans les souterrains, traversa le tunnel de marbre le cœur léger. En arrivant à Gesundheit, la fatigue s'était insinuée dans tout son corps et il ne rêvait plus que d'une chose : dormir jusqu'au lendemain soir pour évacuer et rentrer chez lui. Ce fut sans compter sur Adrien qui le prit à part directement après qu'il fût sortit du trou :

- On a un problème.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? interrogea Edward que l'angoisse reprit aussitôt.

- Isabelle a trouvé un véhicule appartenant à l'armée. Une Berliet VURB-2.

- Où ça ?

- Dans un verger d'oliviers à contrebas de la pente, de l'autre côté du tunnel.

- Elle y est toujours ?

- Elle m'a dit de te dire de la rejoindre.

- J'y vais.

Edward reprit sa route à grands pas, laissant Adrien et sa jambe estropiée derrière lui. La galerie était particulièrement silencieuse à cette heure avancée de la nuit et Edward mit plus de temps que d'habitude la traverser entièrement, tâchant de ne marcher sur personne et de faire preuve de discrétion. Il ne lui fut pas difficile de trouver ce qu'il cherchait : les quelques hommes qui s'étaient dévoués à monter la garde lui désignèrent une voiture noire, assez grosse et visiblement plutôt mobile sur tout type de terrain puisqu'elle avait réussi à venir jusqu'ici, garée juste à côté des rails du train. Sans attendre, il s'en approcha et découvrit qu'Isabelle s'était assoupi dans le grand coffre ouvert. Son visage paisible était éclairé par la faible lueur des étoiles et il ne put s'empêcher de sourire en la voyant ainsi et de se détendre à son tour : si elle dormait, c'est que la menace que représentait ce véhicule n'était pas bien grande. Quelque part, la voir ainsi le rassurait et lui donnait le courage de continuer. Après tout, rien ne pouvait plus arriver de mal maintenant que la quasi-totalité de la population de Fosset avait été évacuée et qu'Envy avait été neutralisé. L'adrénaline retomba et la fatigue le prit d'un seul coup.

Alors, sans vouloir la déranger, il entra dans le coffre et s'allongea auprès d'elle. Il ferma les yeux, serein, reconnaissant de pouvoir enfin se reposer après plus de vingt-quatre heures passées à courir dans tous les sens. À côté de lui, Isabelle et sa respiration tranquille finirent de le rassurer complètement. C'était étrange : avec elle, il avait l'impression d'avoir de nouveau quinze ans, lorsqu'il pouvait encore s'endormir en toute sécurité, veillé par Alphonse alors encore enfermé dans son armure. Parfois, cette époque lui manquait : non pas qu'il souhaitât que son frère n'ait jamais retrouvé son corps, mais sa présence rassurante, ses réflexions brillantes, sa douceur naturelle, ses moqueries fraternelles… Oui, c'était la présence d'Alphonse qui lui manquait de cette époque, et maintenant qu'il avait remonté le temps, il savait qu'il ne le reverrait pas de sitôt. Cela faisait déjà plus d'un an… Les saisons s'étaient écoulées à une vitesse folle et il était paré pour en endurer plein d'autres.

Isabelle remua dans son sommeil, se rapprochant davantage de lui et il ne put empêcher un sourire tendre de s'épanouir sur son visage. C'était vrai : sur bien des points, Isabelle lui rappelait Alphonse et son affection pour elle s'était rapidement apparentée à celle qu'il aurait pu avoir pour son frère, aujourd'hui inaccessible. C'était un attachement sincère, un amour délicat qu'il chérissait plus que tous les autres puisqu'il était du genre à ne jamais décliner. Avec délicatesse, il passa ses doigts sur son visage et caressa ses longs cheveux blonds que la lune blanchissait. Il la sentit remuer mais elle ne se réveilla pas. Sa chaleur, sa présence, son odeur le rassérénèrent et Edward ferma les yeux, profitant simplement de la paix qu'elle lui apportait. Depuis presque un mois, Isabelle était devenue, peut-être malgré elle, le rayon de soleil qui perçait les nuages lourds et noirs de sa lassitude. Après tout, son ventre le faisait souffrir d'une douleur lancinante provoquée par la faim, sa peau brûlée l'éprouvait indubitablement, le surmenage pesait sur ses épaules, l'utilisation de l'élixirologie drainait absolument toute son énergie, la situation semblait interminable et l'absence couplé au silence de Roy n'avait rien pour lui remonter le moral.

Edward était à deux doigts de s'endormir lorsqu'une odeur différente de celle d'Isabelle lui piqua les narines et le tendit tout entier. Ce n'était pas un parfum très fort, ni même une effluence particulièrement perceptible, mais il ne pouvait s'empêcher de la reconnaître lorsqu'il la sentait près de lui car elle lui rappelait sa cicatrice à l'abdomen, la barre de métal qui l'avait transpercé de part en part, l'entrepôt qui avait explosé dans le nord, l'avait pris au piège et avait failli lui coûter la vie. Il s'agissait d'un arôme éthéré, acre, presque ferreux qu'il aurait pu reconnaître entre mille : celui de la poudre de dynamite.

Il se redressa aussitôt sur ses coudes et renifla l'air alentours, cherchant à comprendre d'où provenait l'odeur. La poudre n'avait pas encore été brûlée mais elle attendait probablement qu'on y mette le feu. Pourtant, à moins d'avoir le nez dessus, il ne pensait pas que cela pouvait avoir une force suffisante pour lui irriter le nez de cette manière. La fatigue, sans doute, lui jouait des tours. Pour autant, il ne se sentait pas suffisamment en sécurité pour se rallonger et agrippa plutôt l'épaule d'Isabelle pour la réveiller d'une secousse brève. Elle grogna avant d'ouvrir les yeux avec une extrême difficulté. Il lui fallut quelques secondes pour diriger son regard vers lui, et un instant supplémentaire pour le reconnaître :

- Eric ?

- Oui, c'est moi. Dis voir, tu ne sens pas quelque chose n'anormal ?

- Hein ? Euh… fit-elle en s'asseyant laborieusement. Quoi ?

- Je sens une odeur de fer.

- Oh… C'est la voiture, bailla Isabelle.

- Comment ça « c'est la voiture » ?

- Quand je l'ai trouvé, plusieurs personnes sont venues l'inspecter. On a récupéré pas mal de choses, dont un détonateur. On pense que la voiture a servi à déplacer de la dynamite… Quant au détonateur, il doit pouvoir la faire exploser à distance.

- Quoi ?!

- T'inquiète pas… Il faudrait relier la poudre et le détonateur par une mèche pour que ça fonctionne. En plus on n'a rien trouvé dans le tunnel. Pas de trace de bombe, de dynamite, ou de je ne sais quoi. J'y ai passé la journée, alors je sais de quoi je parle.

Elle bailla une nouvelle fois à s'en décrocher la mâchoire, ses yeux perlant de larmes de sommeil. Edward, lui, l'étudia un moment avant de continuer son interrogatoire :

- Pas de trace de dynamite nulle part dans le tunnel ?

- Non.

- Et ailleurs ?

- On a regardé aux alentours immédiats, mais c'est tout.

- Et l'état de la voiture ? Ça faisait longtemps qu'elle était là ?

- Non, justement, c'est pour ça que je suis inquiète et que je voulais te voir – en attendant, je suis restée là pour la surveiller.

- Comment vous avez fait pour la déplacer, d'ailleurs ?

- Certains savent s'y faire avec des fils électriques…

- Par où Envy est-il arrivé avant de traverser le tunnel que j'ai transmuté ?

- Par ici.

- Donc il aurait pu venir jusqu'ici en voiture avant de la cacher dans le verger d'oliviers.

- C'était mon hypothèse, oui.

- Pourtant, il n'a pas besoin de voiture pour se déplacer : c'est même très peu discret de le faire. Et pourquoi ce détonateur… ?

- On ne sait pas : c'est pour ça qu'on a cherché des traces d'explosifs dans la galerie… Sauf qu'il y a toujours quelqu'un pour monter la garde donc si un intrus était venu pour poser une bombe, on l'aurait forcément vu. J'ai pensé aux militaires infiltrés, mais ils sont tous à Fosset. Et puis en fouillant, on n'a rien vu du tout. Donc je pense juste qu'il a pris n'importe quelle voiture militaire avant de venir ici. De toute manière, ça sert à rien de tuer tout le monde, si ? On est à dix kilomètres de Fosset : ça ne devrait pas marcher, non ?

- Je ne sais pas… J'ai besoin d'étudier des cartes.

Edward sauta du coffre et s'en alla sans dire un mot de plus, laissant une Isabelle échevelé le fixer d'un air relativement vide. Elle pensa un instant pouvoir se rallonger, mais Edward revint à peine cinq minutes plus tard avec des cartes de la ville, de la région et du pays ainsi qu'avec une lampe torche.

- C'est pratique, ils en avaient à l'entrée.

- Je crois que c'est celles qu'on a trouvé dans la voiture.

- Ouais, c'est ce qu'ils ont dit.

Edward s'assit en tailleurs sur le sol, juste en-dessous d'Isabelle. Celle-ci s'approcha du rebord du coffre pour observer Edward étaler ses cartes dans la poussière rendue bleuté par la nuit. Celui-ci inspecta rapidement les différents plans, marquant certains points avec son doigt de temps en temps, puis regardait ailleurs, vérifiant et calculant les différentes données qu'il avait conservées dans sa tête.

- Tu trouves quelque chose ? demanda Isabelle dans un bâillement.

- Je ne comprends pas…

- Quoi ?

- Le tunnel de Gesundheit, ainsi que les rails, ne sont pas bien orientés par rapport au cercle de transmutation. Il part vers l'ouest alors que le chemin de fer depuis Fosset monte vers le nord. Ça n'a aucun sens qu'il ait voulu mettre de la dynamite ici.

- Cette histoire de poudre est peut-être une coïncidence… S'il a choppé la voiture dans le camp militaire, il s'agit sans doute de restes.

- Non, je suis sûr que non…

- Eric, je me suis cassé la tête sur cette histoire toute la journée et, franchement, je ne vois pas d'autre explication. On a vraiment fouillé partout et personne n'a vu quelqu'un poser une bombe je ne sais où. De toute manière, le détonateur n'est pas relié… On s'en fiche… Tu devrais plutôt dormir.

- Non, on ne s'en fiche pas. Il avait peut-être prévu de l'installer ensuite : je te signale que sa neutralisation n'était pas dans les plans d'Envy. Il a peut-être dû la poser ailleurs, à l'abri des regards.

- Et où donc ?

- Quelque part sur les rails. Peut-être pour empêcher le train d'arriver. Après tout, si le train n'arrive pas, les gens finiront par mourir de faim dans le tunnel.

- Tu crois que le chemin de fer est endommagé plus loin ?

- Ce n'est pas impossible. En plus, son arrivée a été avancée à demain soir.

- Quoi ?!

- Roy me l'a fait comprendre par le biais de sa messagerie vocale. Envy pensait que le train arriverait le 19 septembre dans la nuit : l'avancer au 16 nous force à nous préparer très vite, mais, au moins, nous sommes sûrs que personne n'est au courant. Et si les rails sont endommagés, il faut vraiment que j'aille les réparer.

Il y eut un instant de flottement pendant lequel Isabelle et Edward se résignèrent à dire adieu à quelques heures de sommeil, puis, la jeune femme sauta du coffre dans un élan de motivation un peu exagéré :

- J'ai dormi quelques heures : je prends le volant la première !

- Je ne suis pas fatigué.

- Tu as une tête à faire peur : bien sûr que tu es fatigué. Et puis, de toute façon, tu conduis trop mal. Je préfère encore tirer un trait sur ma nuit que de devoir supporter ta conduite.

- Tu exagères !

- Si seulement…

Sur ces mots, Edward transmuta une toute nouvelle clé pour le véhicule et ils allèrent chercher un bidon d'essence dans la voiture avec laquelle ils étaient venus à l'autre bout du tunnel. Ils annoncèrent également à ceux qui étaient réveillés le moment de l'arrivée du train et leur demandèrent de préparer la population à se tenir prête pour le départ dans la nuit. Une heure plus tard, Isabelle se retrouvait au volant de la Berliet et démarrait le véhicule avec Edward à ses côtés. L'aube commençait alors à éclaircir l'horizon et ils partirent ainsi en direction de Marco, cherchant l'endroit hypothétique où les rails auraient sauté.

Comme Isabelle l'avait prévu, et ce malgré le fait qu'il tenta vaillamment de lutter contre son corps épuisé, Eric s'endormit en moins de quinze minutes. Elle roula donc en respectant le silence dont il avait besoin pour récupérer, portant toute son attention aux rails et à sa conduite. Si elle avait cru que trouver des rails endommagés serait aisé, elle déchanta rapidement lorsqu'elle se rendit compte qu'Envy s'était motivé pour aller loin. Très loin. Si loin que, au bout de trois heures, elle arriva en vue de Marco sans avoir vu aucun problème sur la route. Elle s'approcha au maximum de la ville, coupa le moteur, puis sortit de la voiture pour continuer à pied afin de ne pas attirer l'attention. Pourtant, elle ne trouva absolument rien et revint bredouille jusqu'au véhicule dans lequel Eric continuait de dormir. Malgré elle, elle s'assit sur le siège conducteur et posa sa main sur l'épaule du jeune homme pour le réveiller en douceur. Il sursauta et fut ébloui par la lumière du soleil contre laquelle il lutta par des gestes aléatoires et des grognements mécontents.

- J'ai dormi combien de temps ? croassa-t-il.

- Environ quatre heures.

- Bordel, tu n'aurais pas me laisser faire…

- Tu avais besoin de repos.

- Toi aussi, tu as besoin de repos… ! … Tu as trouvé quelque chose ?

- Rien du tout… Nous sommes à Marco, et je n'ai rien trouvé de cassé sur la ligne de chemin de fer …

- … Pourquoi ? interrogea Edward, davantage pour lui-même que pour Isabelle. Vous avez vérifié au-dessus du tunnel ? Et les roches alentours qui pourraient bloquer la voie si elles venaient à se détacher de la falaise ?

- Oui…

- Je ne comprends pas.

- Peut-être qu'il n'y a rien du tout, Eric. Peut-être que ce n'est qu'une coïncidence.

- Je connais trop Envy pour qu'il s'agisse d'un simple hasard. Il a disparu cinq jours : il doit y avoir une bonne explication.

- Dans tous les cas, nous devons retourner à Fosset, maintenant. La matinée est déjà bien avancée, et il faudrait tout de même que nous soyons de retour pas trop tard.

- Tu as raison. Je vais prendre le volant.

Isabelle accepta qu'Edward prenne la route et, après avoir rempli le réservoir d'essence, ils repartirent en sens inverse. Malgré la maîtrise du véhicule plus qu'imparfaite d'Edward, Isabelle finit par s'endormir à son tour et ce fut à lui de surveiller les rails. Il était persuadé de trouver quelque chose : Envy avait manigancé un plan machiavélique. C'était absolument certain.

Au bout de deux heures et demie de route, alors qu'il craignait de devoir envisager l'hypothèse de la paranoïa, il perçut quelque chose d'anormal au niveau du bas-côté. C'était à un moment donné où la ligne était particulièrement droite et où le train, après être sorti des montagnes qui entouraient Fosset, pouvait prendre de la vitesse pour continuer jusqu'à Marco. Il mit aussitôt son véhicule à l'arrêt et sortit pour inspecter les lieux. Isabelle le rejoignit assez rapidement, les cheveux en bataille et la mine zombifiée. Pour autant, elle ne comprit pas ce qu'il cherchait avant qu'il ne s'agenouille près de la voie ferrée, devant un renfoncement creusé dans les graviers qui la soutenaient.

- Elle est là, notre dynamite, fit Edward, victorieux.

Un trou avait effectivement été dégagé et on y avait placé un bon paquet de dynamite dont les mèches, longues et accessibles, n'attendaient plus qu'à être reliées à un détonateur.

- Il y en a une tonne… commenta-t-il.

- Il faut bien ça pour faire sauter les rails.

- Là, ce n'est pas uniquement pour faire sauter les rails, si tu veux mon avis…

- Qu'est-ce que tu entends par là ?

- Je ne sais pas. Toute cette affaire est étrange, réfléchit Edward qui en profita pour s'asseoir. Si on revient en arrière… Envy a disparu pendant cinq jours. Il n'en avait besoin que d'un seul pour trouver de la dynamite, rouler jusqu'ici et saboter tout ça. Or, il est reparti sans rien faire sauter : il comptait donc revenir ici plus tard. Son but n'est donc pas forcément d'empêcher le train de venir, mais peut-être de l'empêcher de repartir. La présence du détonateur dans la voiture indique qu'il avait l'intention de revenir : peut-être attendait-il un moment bien précis pour déclencher l'explosion. A vue d'œil, il y en a suffisamment pour faire sauter les rails, et le train avec. Si tel était son cas… eh bien ça n'a pas de sens : oui, il aurait tué du monde. Mais pas au bon endroit. Ça ne colle pas avec le plan… Je ne comprends rien à ses manœuvres. Le massacre doit avoir lieu à Fosset, et nulle part ailleurs, s'ils veulent compléter leur cercle de transmutation.

Isabelle garda le silence un moment, puis s'approcha du trou et passa un bras à l'intérieur pour commencer à retirer la dynamite de là où elle avait été placée. Edward se releva et lui vint en aide tout en restant plongé dans ses pensées. Tout ceci n'avait pas de sens. Quelque chose, et pas n'importe quoi, lui échappait.

- Le massacre doit absolument avoir lieu dans la ville ? interrogea finalement la jeune femme.

- Oui, ou à proximité immédiate.

- Comme par exemple : aux portes de la ville ?

- Oui, ça pourrait fonctionner. Mais il n'y a que l'armée : à moins que les hommes ne se mettent à s'entretuer sans raison, je ne vois pas en quoi ils pourraient devenir des sacrifices.

Isabelle resta silencieuse, visiblement aussi songeuse que lui.

- A moins qu'il ait prévu d'aller semer la zizanie lui-même une fois qu'il se serait occupé de ton cas, fit remarquer la jeune femme. Il n'avait pas tellement prévu que tu le neutralises, alors ça pourrait être une explication.

- Ça fait beaucoup de monde à tuer pour lui tout seul. Et ça n'explique pas qu'il soit parti cinq jours entiers. Ni son besoin d'empêcher la population de rejoindre Marco… A moins que ce soit par pure cruauté : ce qui serait, en fait, une explication parfaitement plausible.

Ils finirent de dégager la dynamite : il y en avait tellement qu'elle avait dû remplir l'entièreté de la voiture avant d'être déposée là. Edward entreprit alors de la déplacer, l'emportant à une centaine de mètres des rails avant de revenir en récupérer d'autres. Isabelle se mit à l'imiter et, lorsque tout fut déplacé, Edward et Isabelle tirèrent les mèches aussi loin que possible de la poudre.

-Tu te sens de conduire ? demanda Edward.

- Pas de souci.

- Je vais mettre le feu aux mèches : je cours et on roule avant que ça pète.

- Ok.

Isabelle retourna dans le véhicule et démarra le moteur. Lorsqu'Edward l'entendit vrombir, il traça un cercle élixirologique sur la terre ocre et y apposa les mains. La mèche crépita et il se redressa d'un bond pour sauter sur le siège passager. Isabelle démarra immédiatement dans un dérapage contrôlé et la déflagration résonna derrière eux quelques secondes plus tard.

- Problème réglé, conclut joyeusement Isabelle.

- Ouais, on a ça de moins.

- Et Envy n'est plus là non plus.

- Reste à savoir si le train va vraiment arriver à bon port.

- Oui, ne t'en fais pas !

- Il va falloir aussi que j'enquête sur ce qu'a fait Envy pendant cinq jours.

- Ça t'obsède, ma parole…

- Je crois que j'ai raison de m'en inquiéter.

- Peut-être… Mais Eric, ça fait un mois, maintenant, qu'on est là. Le train va arriver dans même pas douze heures et nous allons pouvoir évacuer. Je vais retrouver Gabin, Adrien va retrouver son frère et ses sœurs et, toi, tu vas pouvoir revoir Roy. On va pouvoir manger, boire, se reposer… Je crois qu'on en a tous besoin et qu'on a fait notre maximum. Tu ne découvriras rien du tout, à moins de t'enfoncer dans la montagne pour aller lui poser directement la question – s'il est encore en vie. Il est temps que tu te détendes à propos de ça… On va devoir gérer les huit mille personnes qui sont actuellement dans le tunnel : ton esprit ne doit pas être ailleurs.

- Mm…

Edward laissa sa tête retomber contre la vitre et il laissa ses réflexions vagabonder sur les rails de la voie ferrée qu'ils continuaient de longer. En douze heures, il ne parviendrait en effet pas à comprendre les plans qu'Envy avait fait en cinq jours. Pour autant, ses entrailles se tordaient d'angoisse à l'idée de ne pas avoir compris tous les enjeux qui se jouaient. Isabelle avait sans doute raison : il devait désormais se focaliser sur l'évacuation, l'accueil du train, les manœuvres de la locomotive et leur départ imminent. Avec un peu de chance, il serait de retour à Marco avant midi et il pourrait s'évanouir dans la nature pour retourner à East City, là où Roy l'attendait dans leur maison tranquille.

Cette idée, pourtant, n'avait rien pour le réjouir. Maintenant qu'il voyait la perspective de pouvoir rentrer chez lui après tous les efforts qu'il avait fournis pour le faire, il sentait un autre type de stress monter en lui. La dernière fois qu'il avait vu Roy, il n'avait pas été très honnête avec lui. Il s'était pourtant juré qu'en rentrant de Fosset, il lui avouerait qu'il avait une piste pour retourner dans sa temporalité. Jusque-là, il n'y avait plus pensé, mais d'ici deux jours, il aurait peut-être cette conversation avec le militaire, et peut-être que les choses ne se passeraient pas aussi bien qu'il l'espérait. Il n'avait jamais été très romantique et n'avait jamais espéré, ni voulu, que quiconque le soit à son égard. Pourtant, il rêvait que Roy envoie balader son idée de rentrer dans sa temporalité pour le garder auprès de lui. Ce rêve n'était, malheureusement, pas vraiment réaliste. Dans sa tête raisonnaient encore les hurlements assassins du brun : « Il faut que tu arrêtes d'agir de manière complètement égoïste ! » « Tu n'as rien à faire là ! ».

- Eric, ça va ? appela Isabelle, sortant Edward de ses sombres pensées.

- Oui… Oui, pardon. J'étais dans la lune.

Elle sut qu'il mentait, et il sut qu'elle savait. Ils restèrent tous les deux silencieux un moment, se contentant d'admirer le paysage montagneux et sec, et de profiter de la chaleur du soleil qui s'infiltrait dans l'habitacle et caressait leurs peaux.

- Je ne sais pas quoi faire, avoua alors Edward.

Isabelle se contenta d'hocher la tête, attendant la suite. Elle s'était doutée qu'Eric finirait par lui parler. Elle n'avait rien forcé, surtout que la situation dans laquelle ils étaient n'était pas particulièrement propice aux confidences. Pourtant, l'évocation de la neutralisation d'Envy et de l'arrivée imminente du train semblaient avoir replongé Eric dans un état mélancolique qui différait de son comportement paranoïaque et de ses habitudes à courir dans tous les sens.

- Je ne suis pas sûr de pouvoir rentrer chez moi, avoua-t-il. Il faut encore que je fasse des tests, mais je pense que je ne suis vraiment plus loin du but. Je n'ai pas envie de tester. C'est… Ici, j'ai Roy. Je t'ai toi. Si je m'en vais, je ne vous reverrai que dans douze ans. J'aurais encore vingt-cinq ans, et vous en aurez respectivement trente-huit et trente-cinq. Vous m'aurez peut-être oublié. Roy aura refait sa vie…

Edward soupira et se passa une main sur le visage, tiraillé par son dilemme.

- D'un autre côté, si j'ai la chance de pouvoir vous retrouver, il vaut mieux que je m'en aille maintenant.

- Qu'est-ce que tu entends par là… ?

- C'est…

- … Compliqué ?

Elle lui sourit avec malice lorsqu'il releva les yeux vers elle et il ne put s'empêcher de lui adresser une grimace mi amusée, mi embarrassée.

- Tes paroles sont tellement prévisibles, déplora Isabelle d'air air faussement exaspéré.

- Mais c'est vraiment difficile, comme situation.

- Je me doute, oui…

- Ma présence ici n'a pas uniquement une influence dans l'Histoire… En fait, je ne sais pas si les choses vont réellement changer. Pour le moment, j'attends de voir ce qu'il se passe. Mais si les évènements se modifient, ils risquent d'avoir un impact sur moi-même.

Edward prit une grande inspiration tandis qu'il formulait ses plus grandes craintes pour la première fois à voix haute.

- Si mon autre moi ne vit pas ce que j'ai vécu, ma mémoire pourrait s'altérer. Si mon autre moi ne vit pas les mêmes choses que moi, il risque de ne jamais remonter dans le temps. Alors, je risque de ne jamais avoir existé.

Isabelle resta silencieuse un instant, prenant la mesure des hypothèses qu'il avait prononcées.

- C'est faux, finit-elle par dire.

- Comment ça, « c'est faux » ? s'indigna Ed.

- Si tu n'existais pas, alors l'Histoire ne changerait pas, et tout redeviendrait exactement comme dans tes souvenirs. Tu pourrais à nouveau remonter le temps, revenir ici, nous rencontrer, changer les choses.

Edward fronça les sourcils.

- C'est paradoxal…

- Sauf si celui qui influence une réalité n'est pas affecté par ses actions. Ou que tout ceci s'est déjà produit et que tu es déjà le fruit des modifications que tu apportes au monde.

- Dans ce dernier cas, ce que je fais actuellement ne sert strictement à rien.

- Je crois pourtant que tu tiens le bon bout : le train va arriver dans la nuit, Envy est neutralisé, il ne reste plus grand-monde à Fosset… Très honnêtement, je ne vois pas comment la situation pourrait se détériorer. Tu as fait tout ce qu'il y avait à faire. Tu ne peux pas faire plus.

Edward hocha lentement la tête, les yeux perdus dans le vague. Sur ce dernier point, Isabelle avait probablement raison.

- La manière dont tu as remonté le temps te reste inconnue, reprit prudemment la jeune femme. Il y a peut-être encore des choses qui t'échappent. Ce que je sais, c'est que si tout ceci était voué à l'échec, si j'étais amenée à t'oublier à cause de… d'un paradoxe, ou je ne sais quoi… eh bien, je ne m'en souviendrai probablement déjà plus. Tout est déjà mis en place. Tout a déjà changé.

- Peut-être pas… Tout ce que j'ai voulu faire jusque-là a fini par correspondre à ce que je savais déjà. Pour ce qui est de la guerre qui se joue ici : j'avais douze ans. Je ne me souviens pas du tout des détails. Je sais juste que ça a fini par terminer et que le conflit n'a pas vraiment eu d'écho à l'Est.

- Ça ne sert à rien de faire des suppositions. Nous étudierons la situation et son impact lorsque le conflit sera terminé. Pour le moment, ce n'est pas le cas, et je crois que tu es trop fatigué pour réfléchir à ce genre de choses. Tu vas juste t'épuiser davantage.

- … Tu as sans doute raison.

Ils arrivèrent en vue du tunnel et Isabelle se gara sur le bas-côté. Pour autant, ni elle ni Edward n'ouvrirent les portières de la voiture pour en sortir.

- Pour ce qui est de rentrer chez toi…

Isabelle prit une grande inspiration.

- Je suis heureuse de t'avoir rencontré. C'est une véritable chance, pour nous tous, que tu aies remonté le temps. Pourtant, ta place n'est pas ici, et il va bien falloir que tu rentres chez toi : tu as ta famille là-bas. Alphonse, May, Winry, ta grand-mère… Et si douze ans nous séparent, je serai quand même là lorsque tu reviendras. Roy sera toujours là.

- Tu ne le connais pas comme je le connais, soupira Edward.

- C'est sûr. Mais s'il est assez stupide pour t'oublier, c'est qu'il n'en vaut pas la peine.

- Ne dis pas ça…

- Je le pense sincèrement. À sa place, je ne me poserais pas mille fois la question. Je t'attendrais. Point.

- Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis.

- Oh que si, je m'en rends compte, le contredit-elle avec aplomb avant de prendre une nouvelle grande inspiration. Je ne m'attends à rien, et je suis très heureuse que tu sois épanoui avec cet homme. Mais si, dans douze ans, il commet l'erreur de te laisser tomber, ce sera tout bénef pour moi.

Isabelle détourna son attention sur un ciel bleu sans aucun nuage. Elle sentait ses joues lui brûler le visage et le regard d'Eric l'embraser tout entière. Son cœur battait fort contre son sternum tandis que son cerveau la plongeait dans une profonde panique. Elle savait que cette déclaration fortuite ne trouverait pas de réponse et qu'elle était par ailleurs totalement déplacée dans le contexte actuel : Eric venait de lui faire part de ses dilemmes et de ses peurs alors qu'il était déjà dans une situation compliquée ; et voilà qu'elle revenait à la charge avec un nouveau problème auquel le jeune homme n'était clairement pas capable de réagir.

- Je suis désolée, dit-elle au moment même où il allait répondre. Je n'aurais pas dû te dire ça. C'est parfaitement déplacé, et je sais que ce n'est pas réciproque. Je ne veux pas t'embêter avec ça, d'autant que notre relation actuelle me convient parfaitement. Ce que je voulais dire, c'est que si Roy n'est pas capable de voir que tu es la chance de sa vie, il n'aura à s'en prendre qu'à lui-même. S'il n'est pas capable de t'attendre, c'est qu'il y a mieux pour toi ailleurs. Dans tous les cas, il faudra bien que tu rentres chez toi à un moment donné. Ce ne sera peut-être pas facile, et les choses auront peut-être changé, mais ce ne sera que de ton point de vue : ton frère t'aimera toujours, Winry sera toujours là pour toi, les membres de l'équipe de Mustang seront toujours tes amis et, en prime, tu auras de nouveaux compagnons. Madeleine, Adrien, les enfants, Gabin… et moi. Sans compter ton élixirologie que tu recherches depuis tant d'années et sa parfaite maîtrise. Sérieusement, j'ai rencontré le seul gars au monde qui est capable de se déplacer à travers le temps comme bon lui semble. D'ailleurs, si tu tiens vraiment à Roy et qu'il ne t'aime plus lorsque tu reviendras dans ta temporalité, tu pourras toujours revenir en arrière. C'est plutôt pratique, comme compétence.

Elle prit son courage à deux mains pour lui faire face. Il la fixait avait une expression incrédule, à mi-chemin entre la gêne et la tendresse. Finalement, il lui sourit avec une affection qu'il lui était impossible de dissimuler :

- Merci, murmura-t-il avec douceur.

- Je t'en prie ! s'exclama Isabelle avec énergie en frappant son épaule du plat de la main dans un élan qui se voulait encourageant. Bon, alors : qu'est-ce qu'on fait avant l'arrivée du train ?

Edward l'inspecta de la tête aux pieds, hésitant. Il aurait voulu la réconforter, mais il savait qu'il était la cause de ses problèmes. Et puis, ils n'avaient effectivement pas assez de temps pour se mettre à parler de leurs sentiments : ils auraient bien l'occasion d'en reparler lorsqu'ils seraient de retour à Marco.

- Déjà, il faudrait qu'on sorte de la voiture parce que les gardes sont en train de paniquer, fit-il en désignant l'entrée du tunnel de Gesundheit où, effectivement, ceux qui surveillaient avaient commencé à avancer vers eux, les mettant en joue avec leurs fusils.

- Oups…

Ils sortirent aussitôt du véhicule, les mains en l'air et s'expliquèrent avec les quelques personnes qui montaient la garde. Leurs visages étaient désormais relativement connus, alors ils furent rapidement blanchis. Edward raconta d'ailleurs brièvement leur mésaventure avec la dynamite afin qu'ils arrêtent leurs recherches.

- Vous en êtes où des préparatifs ? demanda finalement Edward.

- Tout le monde est au courant que nous partons ce soir… Alors ils ont commencé à faire leurs affaires, mais la vérité est que ça a juste réveillé les angoisses de tout le monde. C'est pas la joie, là-dedans.

- Pourquoi ? On part ce soir : le cauchemar est enfin terminé… !

- Pas pour tout le monde : certains sont morts d'épuisement après la traversée jusqu'ici. On a donc un tunnel rempli de cadavres. On est en train d'essayer de les sortir, mais les familles veulent les ramener avec eux, ou alors ils sont trop lourds. Tout le monde est épuisé… Mais on pourra pas faire entrer le train s'ils restent là : les rails vont être bloquées.

Edward resta sans voix, tout simplement incapable de réagir face à cette nouvelle macabre.

- Il y a combien de morts ? interrogea alors Isabelle avec une assurance étrange.

- On pense que ça s'élève à deux cents.

- On va pas pouvoir trimballer deux cents cadavres jusqu'à Marco…

- Certains sont déjà abimés… A moins de réserver un wagon entier pour ça.

- Ils sont pas là depuis longtemps, pourtant.

- On soupçonne que certains les ont ramenés depuis la ville.

- Mais… Quoi ?!

- Il faut les comprendre : il y a pas mal d'enfants…

Edward ne tint plus et fit demi-tour, incapable d'écouter davantage toutes les horreurs qui se disaient autours de lui et qui se matérialisaient en image dans son cerveau. Il retourna à la voiture et s'enferma à l'intérieur pour tenter de contenir les visions qui lui montaient à la tête comme des réminiscences de souvenirs oubliés. Il lui semblait que ces nouvelles n'avaient rien d'une surprise et, pourtant, il ne pouvait s'empêcher de ressentir ce désespoir profond, ce découragement misérable qui, le jour de la fin de toute cette histoire, parvenait finalement à le mettre à terre.

Il était venu à Fosset en espérant sauver près de onze mille personnes, si ce n'était plus avec la débandade du front de Semma. Beaucoup étaient déjà morts avant son arrivée et voilà que le nombre de vivants continuait à diminuer. A travers le tunnel de marbre, il avait compté huit mille personnes passer. Combien seraient laissés ici ? Combien périraient encore dans le train ? Le massacre qu'il avait voulu éviter avait peut-être déjà eu lieu, en silence, lentement, s'immiscent dans la peau des plus fragiles pour les clouer au sol à tout jamais. Ces morts-là comptaient-elles pour le cercle de transmutation ? Fallait-il réellement verser le sang pour le faire fonctionner ? Ne devait-il pas agir autrement ? S'il partait maintenant, il pourrait creuser et retrouver le cercle de transmutation national. Il pourrait affronter Sloth et l'empêcher de poursuivre son œuvre. Il pourrait détruire ce qu'il y avait de cercle, le condamner avec des matériaux transmutés à la fois toxiques et si denses que Père ne pourrait pas le recréer aussi facilement. Avec un peu de chance, il n'aurait même pas le temps de l'achever avant l'éclipse de soleil. Quant à Pride, il ne représentait aucun danger s'il n'apportait pas de lumière avec lui.

- Eric ?

Edward sursauta et leva les yeux vers une Isabelle inquiète qui lui tendait une gourde d'eau.

- Ca va aller ?

Edward prit machinalement l'outre qu'elle lui présentait et but, d'abord à petites gorgées mécaniques, puis en engloutissant le liquide comme si sa vie en dépendait. A bien y réfléchir, il n'avait pas bu depuis qu'il avait quitté Fosset et son corps le lui faisait maintenant sentir.

- Le massacre a déjà eu lieu, marmonna-il d'un ton morne. Il faut que j'établisse un plan B.

- Qu'est-ce que tu veux dire… ?

- Je vais aller trouver le cercle de transmutation et le détruire. Toi, tu restes ici pour superviser l'évacuation.

Elle l'observa avec une certaine incrédulité, puis son visage se durcit.

- Nous sommes en train de sauver toutes les personnes que nous pouvons encore sauver. Oui, il y a eu des pertes, mais la majorité des personnes ici présentes sont vivantes. Nous devons les aider autant que nous le pouvons, et ça ne peut pas se faire sans toi. Tu le sais : nous n'avons aucune idée de la taille du train qui arrive, et il va falloir que tu le transmutes pour lui créer des places supplémentaires. Huit mille personnes ne rentreront pas à l'intérieur. Ce n'est pas le moment que tu agisses de manière inconsidérée en allant affronter je ne sais quoi alors que tu meurs de faim, de soif, et que tu ne tiens littéralement plus debout. Et n'essaie pas de me contredire : je suis dans un état moins pire que le tien et j'ai juste envie d'aller m'effondrer dans un coin pour dormir trois jours. Alors, l'énergie qu'il te reste, il faut que tu la mettes au service du plan de Roy : il reste quelques dernières transmutations à faire. Ensuite, tu monteras dans ce foutu train, celui qu'on attend depuis un mois, on se foutra dans un coin et on dormira jusqu'à notre arrivée. Ensuite, on ira chez William et Alice, tu appelleras Roy, on mangera un bon repas et on dormira dans un vrai lit. Finalement, tu pourras rentrer chez toi et parler de tes doutes avec celui qui a créé le plan que nous mettons en œuvre et si vous jugez qu'il y a un véritable risque que ça n'ait pas marché, vous élaborerez un nouveau stratagème et tu reviendras ici, en pleine forme, prêt à affronter ce que tu as à affronter. Dans tous les cas, si le massacre a déjà eu lieu, ça ne sert strictement à rien que tu risques ta vie en fonçant tête baissée. Surtout dans l'état dans lequel tu es.

Elle s'accouda à la fenêtre ouverte, plongeant ses yeux dans ceux d'Edward avant de lui adresser un sourire navré.

- Je comprends que ce soit difficile d'avoir le sentiment de ne rien pouvoir faire. Mais tu ne fais pas rien. Tu as tellement fait que tu es complètement épuisé et tes idées ne sont pas claires. Achevons ce que nous avons commencé et parlons de tout ça plus tard. Dans tous les cas, je reste avec toi, et je ne te laisse pas tomber.

Edward la considéra un moment, examinant ses traits creusés, son sourire franc, ses yeux fatigués mais pétillant de vie. Elle était là pour lui, et ce depuis qu'il la connaissait. Il n'avait pas pensé qu'elle pouvait avoir des sentiments autres que fraternels envers lui et, d'ailleurs, son comportement naturellement bienveillant était le même avec lui qu'avec Gabin ou qu'avec toute sa famille adoptive. Comment aurait-il pu se douter qu'elle aurait pu lui faire une déclaration ? Elle était, de son point de vue, tout à fait inattendue et il ne pouvait s'empêcher de se sentir gêné de la manière dont il s'était rapproché d'elle sans jamais se soucier de ce qu'elle ressentait réellement. Sans penser à elle-même, Isabelle l'avait consolé, soigné, rassuré, étreint tout en sachant pertinemment que ses sentiments étaient à sens unique. Edward avait été, comme d'habitude, parfaitement égoïste, et n'avait rien perçut d'autre que de la fraternité dans son attitude. Encore une fois, il avait failli se laisser aller à la colère pour partir au quart de tour, s'en aller à bord de cette voiture sans rien dire à personne pour aller inutilement risquer sa vie, son secret et la sécurité de tous ceux qui le connaissaient.

Il ferma les yeux un instant et laissa son front se poser contre le volant de la Berliet. Il souffla un moment, prenant de grandes inspirations afin de se remettre les idées en place, puis se redressa d'un coup. Isabelle s'écarta lorsqu'il sortit de la voiture.

- Tu as raison, décréta-t-il. On va évacuer les corps et les enterrer. Si tu es partante, on va y aller ensemble : il faut qu'on note le nom des morts, leurs dates de naissance. La famille pourra nous renseigner. Je ferai une plaque commémorative, même si c'est une fosse commune. Au moins, les gens pourront venir se recueillir quelque part.

- Tu es sûr qu'on peut faire ça ?

- Il faut dégager le tunnel avant la nuit. Ce sera plus rapide si j'aide d'une manière ou d'une autre.

- Il faudrait aussi qu'on arrive à se reposer.

- Je ne pense pas pouvoir dormir, très honnêtement.

- … On verra ça plus tard… Allons-y.

- Tu es sûre de vouloir me suivre ?

- Je te l'ai dit : « Dans tous les cas, je reste avec toi, et je ne te laisse pas tomber ».

Il lui sourit, lui ébouriffa les cheveux avec maladresse, puis ils pénétrèrent d'un pas synchronisé dans le tunnel de Gesundheit. Ils rejoignirent les quelques courageux qui s'étaient portés volontaires pour dénicher les cadavres, persuader les familles de les emporter, les envelopper dans des draps, des vêtements, des morceaux de chiffons qu'ils récupéraient ça et là puis pour les placer de côté pour les emporter plus tard, lorsque le soleil serait moins haut et menacerait moins la dégradation des morts. Parmi eux, Adrien boitillait et se présentait auprès des proches les plus récalcitrants, racontant son histoire et partageant avec eux sa tristesse. C'était étonnant de sa part, lui qui était si muet d'habitude, mais son handicap et ses blessures l'aidaient peut-être à s'ouvrir à ceux qui souffraient au moins autant que lui.

Avec autant de respect que cela était possible dans ces circonstances, Edward aida à transporter les corps, à les envelopper et à parler aux familles. Il se plia aux ordres de ceux qui avaient organisé cette évacuation funéraire, déambulant de dépouille en dépouille dans le tunnel devenu tombeau gigantesque. Lorsque les volontaires se mirent à vouloir sortir les corps à l'extérieur, il s'avéra rapidement que l'épuisement et l'accablement général ne laissaient plus beaucoup de place à la force et à l'énergie. Il fallut donc trouver une autre solution et Edward proposa simplement de creuser des tombes de marbre là où se trouvaient les morts. Les proches, les amis, les familles lui demandaient des mots personnalisés et il se pliait à leur volonté, gravant par élixirologie les lettres qu'ils souhaitaient. Certains ne voulaient pas de son aide et s'attachaient à buriner le marbre eux-mêmes, traçant avec le cœur les derniers mots qu'ils souhaitaient adresser à leurs proches défunts. Enfin, certains morts avaient été esseulés et, à défaut de pouvoir marquer leurs noms, Edward laissait une emprunte de leur existence. À la fin de la journée, il avait refermé cent quatre-vingt-treize cercueils et il savait qu'il aurait encore du travail. Pourtant, Erwin vint le trouver à ce moment-là pour lui annoncer que lui, les militaires et quelques civils qui avaient finalement voulu les suivre étaient revenus de Fosset.

Edward provoqua donc un éboulement qui boucha la galerie de marbre qu'il avait créé des semaines plus tôt et qui lui avaient values toutes ses brûlures. Les militaires se mirent ensuite à l'aider et il finit d'enfermer les derniers trépassés dans les murs peu avant minuit. L'évacuation avait alors commencé et les réfugiés sortaient à la file indienne du tunnel où entrerait bientôt leur porte de sortie. Edward et Isabelle rassemblèrent leurs affaires et les installèrent dans la voiture qu'ils avaient volés à Bumécu. Adrien monta à l'arrière et ils la conduisirent au pas hors de Gesundheit pour la garer juste à côté de la Berliet. Aucun des trois n'eut alors le courage de sortir du véhicule et Edward finit même par s'endormir : après tout, plus personne n'avait besoin d'eux. Il suffisait juste que tout le monde sorte et il n'y avait plus qu'à attendre.

Pendant qu'Edward dormait, Adrien et Isabelle se contentèrent de fixer l'horizon, perdant dans la nuit les souvenirs de cette rude journée. Les étoiles, seules dans le ciel nocturne, éclairaient d'un reflet bleuté les reliefs alentours. Tout était calme et rien n'augurait l'arrivée de leur salut à tous.

- C'est comment Marco ? interrogea finalement le jeune homme à mi-voix.

- Ça ressemble un peu à Fosset, répondit Isabelle en se calquant sur sa discrétion. En plus petit, peut-être.

- Maintenant qu'Idamie, ou Envy, n'est plus là… Est-ce que tu peux me dire où sont Valentin, Violette et Margaux ?

- Dans une ville imprononçable de l'Ouest, rit doucement Isabelle.

- Toutes les villes de l'Ouest sont imprononçables.

- C'est vrai. Oyixyxaxe… ? Un truc dans le genre. Ils sont dans une ancienne ferme tenue par une ébéniste prénommée Madeleine, un peu excentrée du village principal.

- Et toi, tu vas retrouver Gabin.

- Oui, sourit tendrement Isabelle. Il me manque.

- Je comprends.

- On pourrait reconstruire notre vie là-bas.

- Dans l'Ouest ?

- Oui.

- Nous avons des terres ici.

- Tant que les tensions ne sont pas apaisées, je ne pense pas que ce soit une bonne idée d'y retourner.

- C'est parce que tu veux rester avec Eric ?

Isabelle laissa échapper un rire franc.

- Oh, non. Il a sa vie ailleurs.

- Je pensais que…

- … Non, il a déjà quelqu'un dans sa vie. Et puis de toute manière, il se met beaucoup trop en danger tout le temps. Je crois que mon cœur finirait par lâcher si je me mariais avec un type pareil.

- Mm…

Ils restèrent un instant silencieux à contempler les étoiles. Ils somnolèrent tour à tour, sans pour autant se sentir capables de véritablement s'endormir. Tous deux guettaient l'horizon, espérant voir apparaître ce qu'ils attendaient tous depuis le début de la journée.

Adrien fut le premier à apercevoir le train surgir des montagnes en un mince cordeau de ténèbres glissant entre les collines céruléennes. Isabelle le vit ensuite, et elle secoua l'épaule d'Edward qui se réveilla en un sursaut mal contrôlé. Son regard se tourna, muet, vers ce que les deux autres regardaient et il en resta coi. Dehors, les gens commençaient visiblement à remarquer l'arrivée du convoi et provoquaient par la même un brouhaha insoupçonné. Les ordres fusèrent dans tous les sens et, en deux en trois mouvements, ce fut le branle-bas de combat : certains se mirent à réveiller ceux qui s'étaient endormis, hurlant qu'il fallait que chacun se tienne prêt à sortir du tunnel pour laisser le train y entrer les rumeurs de conversations passèrent du chuchotement aux clameurs les plus bruyantes plusieurs membres de la Voix du Paysan se mirent en place pour éviter qu'il n'y ait trop d'agitation et que le bruit ne s'élève dans la plaine. La Lune était invisible, mais le ciel était clair et les étoiles suffisamment lumineuses pour laisser voir à ceux qui marchaient à l'extérieur là où ils allaient. C'était à la fois une bonne et une mauvaise chose : cela permettait à tout le monde d'éteindre lampes et torches en étant à l'extérieur ; mais les mouvements de foule inhabituels pourraient alerter les militaires de Fosset si toutefois ils regardaient dans la bonne direction en effectuant leurs patrouilles. A partir de ce moment-là, ils jouaient contre la montre : il était une heure du matin et le train devrait idéalement partir avant l'aube.

La locomotive arriva dans un grand bruit qui raisonna dans toute la vallée. La tension monta lorsque ses freins crissèrent et que la vapeur s'éleva à profusion au-dessus de la cabine de conduite, teintant le ciel de noir comme l'aurait fait une tâche d'encre sur du papier vierge. Dès que l'appareil se fut totalement arrêté, Edward et Isabelle s'éjectèrent de leur véhicule pour se précipiter vers le wagon de tête d'où sortaient les premiers détourneurs de train : Julian, le conducteur ; William, le parrain d'Isabelle et aiguilleur de profession ; et…

- Gabin ?! s'indigna la voix d'Isabelle lorsque le gamin sauta de la locomotive.

- Coucou, Isa ! s'exclama-t-il joyeusement.

- Qu'est-ce que tu fous là ?! gronda-t-elle en arrivant à la hauteur d'Edward qui, lui, fixait le garçon d'un air abasourdi.

- Je voulais venir aider ! fit-il avec fierté.

- À vrai dire, il m'a suivi jusqu'à la gare, expliqua William d'un air contrit. Lorsque je me suis aperçut de sa présence, il était trop tard pour le ramener : les préparatifs étaient prêts et on ne voulait pas perdre de temps.

- Tu es… PAS POSSIBLE ! s'énerva Isabelle.

- Tu pourrais être un peu contente de me voir… bougonna Gabin, déçu.

- C'est dangereux ici ! Tu n'as rien à faire là, bon sang !

- Bon, quel est le plan ? demanda Julian.

- Il faut détacher la locomotive et le wagon à charbon, répondit Edward en faisant abstraction de la dispute entre le frère et la sœur. Je vais vous aider.

- Je te déteste ! s'irrita Gabin.

- Ah oui ?! rugit Isabelle en prenant violemment son frère par le bras. Ben moi aussi ! Viens avec moi.

Elle le traina derrière elle, l'emportant en direction des deux véhicules garés tandis que Gabin, lui, se débattait. Ses cris de rage se répercutèrent sur le pan de roche qui accompagnait la voie ferrée et une tripotée d'hommes furent vers eux en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire.

- Ça ne va pas de faire un boucan pareil ?! On va se faire repérer !

- Vous voulez faire foirer toute l'évacuation ou quoi ?!

Gabin se tut alors tandis qu'Isabelle desserrait son emprise sur son bras. Ce n'était pas tant le geste de sa sœur ou les paroles des hommes qui le calmèrent, mais plutôt la vision de leur apparence émaciée, de leur peau laiteuse rendue bleue par la nuit, de leurs traits tirés que la faible lueur des étoiles accentuait. Derrière eux, la masse mouvante de la foule lancinante lui fit se rendre compte du nombre invraisemblable de personnes qu'il fallait faire entrer dans le train qui lui avait servi à venir. Il tourna finalement les yeux vers sa sœur et remarqua à quel point elle avait changé : ses traits étaient aussi durs que ceux des hommes qui les avaient rejoints, ses joues aussi creuses, sa main, encore sur son bras, tremblait de fatigue et ses vêtements devenus beaucoup trop larges laissaient deviner la maigreur de son corps.

Comme le garçon était devenu muet, sa sœur le relâcha finalement et lui tourna le dos en lui demandant de la suivre. Il obéit sans discuter, les entrailles serrées, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la voiture. Assis à l'avant du véhicule, un homme défiguré les avait observé se rapprocher.

- Mon idiot de frère a trouvé un moyen de venir jusqu'ici, grommela Isabelle. Est-ce que tu peux le garder avec toi ? J'ai autre chose à faire.

- Je vois ça, fit calmement l'homme en levant l'œil vers lui.

La gorge du garçon se noua et sa peau se dressa en frissons d'horreur. S'il n'avait pas reconnu le visage de leur vis-à-vis, il n'aurait oublié sa voix posée pour rien au monde. Pourtant, au lieu de le saluer, il resta parfaitement tétanisé, les yeux exorbités, le cœur battant avec une force qui lui hurlait de prendre ses jambes à son cou.

- C'est moi, Adrien, sourit l'homme.

Gabin s'était imaginé arriver benoîtement au tunnel de Gesundheit pour aider en héros à l'évacuation aux côtés de sa sœur, d'Eric, d'Adrien, d'Yves et de Vivianne. Il avait fantasmé des retrouvailles heureuses où Isabelle l'aurait pris dans ses bras, où Eric lui aurait affectueusement tapé dans le dos, où Yves lui aurait ébouriffé les cheveux et où Vivianne l'aurait embrassé. Mais, voilà, il se confrontait désormais à une réalité toute autre où Eric l'avait parfaitement ignoré, où Isabelle l'avait rejeté et où Adrien ne ressemblait plus à Adrien. Sans compter l'absence d'Yves et de Vivianne. Il chassa pourtant cette pensée pour se concentrer sur la conversation qui avait continué sans lui.

- Bon, je vais aller aider Eric, disait Isabelle. Il y a probablement pas mal de choses à faire. Toi, gronda-t-elle soudain en se tournant vers Gabin. Tu rentres dans la voiture et tu ne bouges pas d'un pouce tant que je ne te demande pas de le faire.

Elle lui tourna aussitôt le dos et repartit en direction du train pour retrouver Eric. Il se trouvait à quelques wagons de distance de la tête du cortège et aidait leurs alliés à décharger des caisses en bois. Les lignes de son visage semblaient être plus détendues que ce à quoi elle s'était habituée, aussi s'approcha-t-elle avec une certaine curiosité :

- Ils étaient pas censés virer la marchandise sur la route ? interrogea-t-elle en arrivant à sa hauteur.

- Si, mais ils en ont gardé quelques-unes. Regarde !

Heureux comme un enfant, Eric sortit de ses poches une demi-douzaine de barre de céréales. Il les fourra aussitôt dans les mains d'Isabelle :

- Mange ! On est en train de distribuer le reste.

- T'en as mangé aussi ?

- Ouais, déjà trois ou quatre. Je crevais la dalle.

- C'est… super, souffla la jeune femme en arrachant le papier d'emballage pour croquer dans une barre aux fruits rouges. Je peux faire quoi pour aider ?

- Il faut distribuer ça. T'en donneras à Adrien aussi. Il est resté dans la voiture, j'espère ?

- Oui, oui. Il veille sur Gabin.

- J'en reviens pas qu'il soit venu jusqu'ici…

- C'est un abruti. Bon, je vais aider à distribuer tout ça.

La distribution fut accueillie avec un tel engouement qu'Isabelle crut que la foule allait finir par la piétiner. Certains tentèrent de lui prendre l'entièreté de la boîte qu'elle tenait à la main, d'autres se risquèrent carrément à lui mettre des coups. A la fin, elle dut accepter une escorte grâce à laquelle les choses se déroulèrent plus calmement. Pendant ce temps, les détourneurs de train avaient détaché la locomotive et son wagon à charbon pour l'installer sur la plaque tournante qu'Edward avait transmuté la veille. Il s'agissait maintenant de faire tourner le tout pour installer la locomotive sur la seconde voie – elle aussi transmutée par Edward – et de la faire rouler jusqu'au wagon de queue à laquelle elle pourrait être raccrochée. Lorsque ce fut fait, le convoi se mit à reculer dans le tunnel et Edward enfila ses gants et disparu lui aussi à l'intérieur d'où s'élevèrent bientôt des éclairs. Tout autours, les militaires sous couverture et les membres de la Voix du Paysan se mirent à commander la foule pour la préparer à retourner dans la galerie et la faire entrer dans le train :

- Il y a trente-huit wagons : soit deux cent quinze personnes par wagon, si on prend large. L'alchimiste à l'intérieur va préparer des étages dans chaque wagons où les enfants pourront s'allonger. Il va également mettre des barrières au-dessus pour permettre à un maximum de personnes de monter : on aura donc trois étages par voiture. Pour le moment, ils sont en train d'être préparés : nous pourrons commencer à embarquer dans une trentaine de minutes.

Isabelle admira un instant toutes ces personnes à l'œuvre, illustrées par un arrière-plan parfois parsemé d'éclairs qu'Eric produisait. Il fallait modifier les wagons, optimiser la place pour que tout le monde puisse entrer, créer des fenêtres et des ouvertures plus commodes. Elle vit que certains s'approchaient de la source de lumière, à la fois curieux et impatients.

L'adrénaline qui pulsait dans les veines d'Isabelle retomba alors d'un seul coup. Elle resta à observer, amorphe, avant de se souvenir des barres de céréales qu'Eric lui avait données et qu'elle avait gardées pour Adrien et elle. D'un pas lent, elle se tourna vers la voiture dans laquelle Adrien et Gabin s'étaient installés et entreprit de s'y rendre. Personne ne parlait. Gabin s'était assis, les genoux repliés contre son torse, sur la banquette arrière. Après s'être assise à côté de son frère, Isabelle sortit la nourriture de ses poches et la tendit à Adrien dont l'œil s'éclaira.

- Où est-ce que tu as trouvé ça ? s'étonna-t-il.

- Ils les ont ramenés dans le train. Gabin, tu en veux ?

- Non, merci.

Elle sortit une autre barre, chocolaté cette fois-ci, et entreprit de l'avaler à petite bouchée sans pour autant en éprouver de réel plaisir. L'excitation était retombée en même temps que l'adrénaline : l'attente qui résultait de cette situation lui semblait irréelle.

- Je suis désolé, murmura finalement Gabin, brisant le silence de mort qui s'était installé entre eux.

Isabelle lui sourit doucement. Son frère n'était qu'un gamin qui n'avait pas compris tous les enjeux de la situation et qui n'avait pas imaginé ce qu'il trouverait en arrivant sur place. Maintenant, elle le voyait triste et coupable. Peut-être Adrien lui avait-il parlé de ses parents ? Quoi qu'il en soit, il n'avait rien à faire dans cet endroit et elle aurait voulu l'épargner le plus possible des horreurs du monde. Avec tendresse, elle tendit les bras vers lui et l'enlaça avec toute la délicatesse dont elle était capable. Sans attendre, le garçon fondit en larmes et la serra fort contre lui.

- Je suis désolé, sanglota-t-il. Je voulais juste aider… ! C'est pas vrai que je te déteste…

- Je sais, petit frère. T'inquiète pas… Moi aussi je t'aime.

Ils restèrent ainsi dans les bras l'un de l'autre un moment, attendant que la foule avance et que ce soit à leur tour d'entrer dans le train. Malgré la fatigue, il leur semblait totalement impossible de s'endormir. Ils se contentèrent donc d'observer la foule onduler telle une mer agitée, puis s'avancer dans le trou béant que formait le tunnel pour s'enfoncer vers l'aura électrique qui apparaissait par moments.

Il restait un huitième de la population à l'extérieur lorsque le ciel s'éclaircit sensiblement. Adrien avait fermé les yeux et Gabin s'était endormi contre sa sœur. Isabelle, elle, luttait difficilement contre l'étreinte de Morphée, trop inquiète de ne pas voir Eric revenir. Après tout, il avait dû terminer ses transmutations depuis quelques temps déjà. Mais son sens du devoir le poussait peut-être à courir dans tous les sens et à superviser ce que d'autres avaient déjà pris en main.

À un moment, il y eut un bruit sourd, éloigné, continu qui dura plusieurs secondes avant de s'évanouir. La jeune femme crut d'abord qu'il s'agissait d'un orage lointain, mais le ciel était clair et la foule qui restait à l'extérieur commençait à s'agiter nerveusement. Isabelle s'écarta alors de son frère, l'allongeant sur la banquette avec un délicatesse insuffisante pour ne pas perturber son sommeil. À l'avant, Adrien avait ouvert les yeux.

- Je vais voir ce qu'il se passe, chuchota-t-elle. Gabin, tu restes ici.

Le garçon hocha la tête tandis qu'Isabelle lui tournait le dos et remontait le chemin de fer. Tout le monde s'était plus ou moins arrêté de faire ce qu'ils étaient en train de faire, fixant le ciel avec inquiétude. Derrière la montagne où s'enfonçait la voie ferrée s'élevait une brume noire qui obscurcissait petit à petit le ciel crépusculaire. Au bourdonnement profond qui avait fait réagir Isabelle s'ensuivit une salve de sons mécaniques, à peine perceptible dans le silence de la nuit. La série d'éclats était loin de leur emplacement, et la seule raison pour laquelle ils l'entendaient était probablement parce qu'elle se répercutait en écho le long des falaises de la vallée fluviale qui s'écoulait à contrebas depuis la ville de Fosset. Tout le monde retint son souffle pendant un instant, puis la file se remit à se mouvoir à l'image des heures qui avaient précédées : l'entrée dans le train se poursuivait, sourde aux phonèmes inhabituels qui remontaient jusqu'aux réfugiés.

Isabelle, elle, s'approcha des personnes qui organisaient la file et s'enquit de la localisation d'Eric. Personne ne l'avait vu, aussi s'engouffra-t-elle dans le tunnel du côté du train où la foule n'était pas et se mit à trottiner le long des wagons, cherchant désespérément le brun. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il se passait, mais son cœur s'était emballé sous l'inquiétude d'un mauvais pressentiment. À la trente-et-unième voiture, elle vit arriver le jeune homme à toute allure et il lui bondit dessus, enfonçant ses doigts dans ses épaules avec fureur et elle le sentit trembler à travers eux.

- Trouve Erwin ! gronda-t-il, le visage marqué par la haine. Trouve-le et dis-lui de retourner à Fosset maintenant. Il faut ouvrir les portes de la ville. J'ai rouvert la galerie : il pourra passer ! Et il faut qu'il coure ! Qu'il prenne les autres militaires avec lui ! Maintenant !

Il la relâcha et repartit à une telle vitesse qu'Isabelle crut ne jamais avoir vu personne courir si vite.

- Eric ! appela-t-elle en vain.

Elle hésita un instant à le poursuivre, mais elle savait qu'elle n'obtiendrait aucune réponse de lui. Aussi décida-t-elle de continuer sa route, courant le plus vite possible malgré ses membres endoloris. Cinq minutes plus tard, elle débouchait de l'autre côté du tunnel de Gesundheit, là où les rails se jetaient à l'air libre pour poursuivre leur route sur le pont qui traversait la rivière jusqu'à Fosset. Dans la lumière de l'aube, Isabelle vit alors ce qui avait mis Eric dans cet état d'angoisse.

L'armée d'Amestris et son drapeau sinople reculaient contre les portes fermées des murailles de Fosset. Face à eux, arrivés par surprise, des hommes plus nombreux, tout de pourpre vêtus, acculaient l'armée marine en brandissant un étendard carmin brodé d'un oiseau bicéphale.

Amestris tombait avec une facilité déconcertante face à l'armée d'Aerugo.

Envy avait gagné son pari.

Eric avait perdu le sien