Après la séance, Drago rejoignit Luna dans son salon. Elle était déjà bien installée, au fond d'un fauteuil rapiécé, les yeux perdus dans les nuages. Certainement en train de chercher des yeux une créature chimérique. La Luna qu'il avait toujours connu, paradoxalement rassurante dans son anormalité.

Drago prit place dans fauteuil vert élimé.

– Tu vas encore t'enfuir ? Comme la dernière fois ? s'enquit Luna.

– Je ne me suis pas enfui ! protesta-t-il.

Luna haussa les épaules.

– Comment tu te sens, Drago ?

Drago soupira. Cette question. Encore.

– Je ne sais pas trop.

– En tout cas, ton corps a réagit, souligna la sorcière.

– Je sais, fit Drago, plaintif malgré lui, en se penchant en avant.

Son visage, tourné vers le sol, surplombait une tasse dont la chaleur lui montait aux joues. Il espérait qu'elle ne contenait pas d'infusion de Ravegourde.

– Ça me met plutôt mal à l'aise. Que tu m'aies vu...

Il laissa sa phrase en suspens.

– Pourquoi ? s'étonna sincèrement Luna. Je vois des pénis régulièrement. Et le tien est tout à fait quelconque.

Drago passa une main sur son visage.

– Luna, je vois bien que tu essayes d'être gentille. De me mettre à l'aise. Mais étrangement, ce que tu dis ne m'aide pas du tout.

Dans l'espoir que ses parties intimes ne soient plus évoquées, Drago improvisa une question anodine.

– Tu dors ici ?

– Non. Le temple d'Hécate est ma chambre de travail, pas ma chambre de sommeil.

– Alors la pièce à côté de celle-ci, elle te sert quoi ?

– C'est vrai qu'il m'arrive d'y dormir, quand j'ai besoin de faire une sieste, répondit-elle pensivement. D'ailleurs, il y a trois mois, j'avais souvent envie de dormir. J'avais dû me faire piquer par un Mange-Rêve.

– Tu y dors, mais ce n'est pas ta chambre ? demanda Drago dans l'espoir de garder la conversation dans un cadre qui lui était compréhensible.

Luna s'amusait de cette avalanche d'interrogations. Elle avait l'impression de participer à une interview pour Le Chicaneur. Sauf que pour une fois, c'était elle l'interviewée.

– Ma chambre se trouve dans mon appartement. La pièce d'à côté, c'est seulement un espace personnel. J'y ai de quoi me préparer. Il y a un placard avec toutes les tenues d'Hécate, par exemple. Et entre deux visites, je m'y installe aussi pour peindre ou créer des objets. Comme cette tasse, là.

Luna désigna une tasse de terre cuite dotée de trois pieds, comme un chaudron, sur laquelle un décor végétal avait été peint.

– Impressionnant, admit Drago. Je ne te savais pas si forte en sortilège.

– Mais je n'ai pas utilisé de magie. Je l'ai faite de mes propres mains.

Elle tint alors ses mains bien droites devant elle, à hauteur d'yeux, les tournant d'un côté puis de l'autre. Drago remarqua alors des crevasses et des tâches sur sa peau.

– Pourquoi ? Pourquoi t'infliger ça ?

– Parce que c'est gratifiant d'apprendre et que c'est gratifiant de faire. Et si un jour un Rascobe aspire toute ma magie, je serai quand même capable de faire plein de choses !

Elle aurait aussi bien pu lui parler bulgare, ça aurait été tout aussi clair pour Drago.

– Ça ne t'arrive jamais de faire quelque chose toi-même, reprit Luna, par exemple un repas, et de te sentier fier de ta réalisation après ?

Drago fouilla dans sa mémoire. Il avait l'habitude d'être servi. Et il aimait ça.

Les rares fois où il avait cuisiné, il avait utilisé autant de sorts culinaires que possible et n'avais cessé de maudire la nouvelle aversion de sa mère pour les elfes de maison. Définitivement, il préférait que les autres fassent les choses à sa place. Sauf peut-être si l'action pouvait lui apporter du prestige. Mais alors, ce n'était pas l'action en elle-même qui lui plaisait, ni même son résultat, mais les bénéfices qu'il pouvait en retirer.

Il y avait bien la fois où il avait fait un clafoutis pour l'anniversaire de sa mère. Dans la cuisine, il avait râlé et s'était emporté, haïssant chaque ingrédient qui lui passait sous la main. Mais à la fin, quand il avait amené le gâteau sur la table, il avait vu un sourire illuminé le visage de sa mère. Et la voir heureuse l'avait rendu fier.

– Pas vraiment, finit-il par répondre. Mais j'apprécie quand d'autres aiment le travail que je fournis.

– J'aurais dû m'en douter.

– Comment ça ?

– Tu n'accordes de la valeur à tes actes qu'en fonction de ce qu'en pense ton entourage. Tu as besoin de validations extérieures.

– Pas de tout ! Je...

Luna le fixait, les yeux dépassant tout juste du rebord de la tasse dans laquelle elle était en train de boire, attendant la fin de la phrase pour terminer sa gorgée.

– ... je suis capable de savoir par moi-même ce que j'apprécie ou non.

Sa voix vacilla avant d'attendre la fin de la phrase, manquant de conviction même à ses propres oreilles. Luna semblait fixer un point à gauche du visage de Drago.

– Et est-ce que tu apprécies ce que tu vis dans mon sanctuaire ?

Drago se renfrogna, grommelant une réponse sciemment incompréhensible. Luna reprit la parole, ses mots aussi tranchants que des poignards sous leur apparente douceur.

– Pour la première fois, tu vis quelque chose d'inconnu. Personne ne t'a dit au préalable quoi en penser. Alors tu n'en pense rien. Drago, reprit-elle après un silence, es-tu capable d'avoir un avis qui t'es propre ? Un avis qui ne porte la marque de personne d'autre que toi ?

Cette fois, Drago ne fit même pas semblant de répondre. Il pinça les lèvres et croisa les bras, à la recherche d'une réplique cinglante qui ne vint jamais.

Luna reposa ses yeux sur lui et le jaugea. Inutile de pousser la discussion plus loin ; il se contenterait de se braquer. Il était fatigué, un peu bougon, mais ni bouleversé ni épuisé. Elle estima qu'elle pouvait le laisser partir sans inquiétude. Surtout que – elle jeta un œil à l'horloge hibou fixé au mur – l'heure avançait. Si elle voulait se préparer sereinement pour son dernier rendez-vous de la journée, elle allait devoir s'y mettre.

– Y a-t-il des choses que tu voudrais me dire avant que nous nous séparions ? s'enquit Luna.

Drago fit non de la tête.

– Très bien. Alors, pour le prochain rendez-vous, je te propose le même jour, dans deux semaines. Ça te convient ? Et n'hésite pas à passer quelques jours avant, pour qu'on discute de ce qu'on fera pendant notre séance. Mardi midi, par exemple ?

Drago soupira et la laissa inscrire son nom dans son carnet.

.

La nuit commençait à tomber et le salon baignait dans la lumière vacillante de deux grands cierges. George Weasley, ses cheveux roux encore humides plaqués en arrière, soulignant le trou béant creusant son crâne, était affalé dans un fauteuil qui, lui, avait ses deux oreilles. Le regard dans le vide, la voix faible, il monologuait au moins autant qu'il discutait avec Luna.

– Me faire appeler par le nom de mon frère pendant des jeux sexuels... C'est ridicule.

La jeune femme se retrouva démunie devant le désarroi de George.

Tout le monde jugeait Luna ridicule. Mais elle ne se sentait pas ridicule. Jamais. Alors, elle ne sut pas quoi dire pour rassurer George.

– Je ne te trouve pas ridicule, fut la seule platitude qu'elle parvint à formuler.

Il émit un rire fatigué.

– Je n'en doute pas.

Tout en remplissant à ras-bord deux tasses de chocolat chaud couronnées de mousse, Luna le questionna :

– George, tu parles de ton frère, parfois, avec tes amis ou ta famille ?

– Non. Le passé est encore si proche. Si douloureux. Pour tous. Ma famille est comme... une maison abîmée aux fondations fragiles. Pour que les derniers décombres restent debout, pour qu'ils ne s'effondrent pas, je dois rester George le rigolo, le mec farceur que j'ai toujours été. C'est ce que tout le monde attend de moi.

Sa voix était humide, mais ses yeux restaient secs. Luna déposa une tasse devant lui.

– Alors tu souris, même quand tu as envie de pleurer.

– Exactement, répondit George dans un immense sourire qui n'atteignit pas ses yeux. Si je pleure, il ne restera plus personne pour sourire.

Un silence plana, avant que Luna ne reprenne doucement :

– Toute la joie de vivre du monde ne repose pas sur tes épaules, tu sais. Tu peux être à la fois le George rigolo que tout le monde adore et le George dévasté par la mort de son frère. Tu n'as pas à choisir.

George voulut nier, récuser ce mot atroce de « dévasté ». Mais celui-ci resta coincé en travers de sa gorge, l'étouffant presque.

Il garda le silence.

Luna se fit plus lointaine, son regard se perdant dans le ciel.

– Quand maman est morte, au début, j'ai fait comme si ça n'avait pas d'importance. Parfois, je faisais comme si je n'avais jamais eu de mère. Comme si elle n'avait jamais existé. On ne peut pas souffrir de l'absence de quelqu'un qui n'existe pas. Mais papa ne voulait pas, ne pouvait pas faire comme si maman n'avait jamais existé. Il en parlait, souvent. Alors je me suis mise à en parler aussi. J'ai beaucoup pleuré. Et lui aussi. Mais finalement, je crois que c'était mieux comme ça.

Elle reporta son regard sur George.

– Jusqu'à mes douze ans, je parlais souvent à ma maman imaginaire. Même si elle n'existait que dans ma tête, elle était toujours là pour moi, prête à m'aider. C'était faux, mais essentiel. J'ai pu partager avec elle le lien que la mort avait brutalement tranché sans mon accord.

Elle but une gorgée brûlante de chocolat chaud.

– Ce n'était pas ridicule.

Après un silence, Luna reprit la parole :

– Et Percy ? C'est lui qui était aux côtés de Fred quand il est mort, non ? Tu n'en as même pas parlé avec lui ?

George soupira profondément.

– Percy ne veut clairement pas me voir. Il ne vient jamais à la boutique. Et quand je me rends au Terrier, il a toujours des obligations l'empêchant de nous rejoindre. Voilà comment les choses se sont passées pour moi : à la fin de la guerre, Percy est revenu : puis, Fred est mort ; Et Percy a à nouveau disparu. Je sais bien que c'est le moins intéressant des jumeaux qui a survécu, dit George avec un rire amer, mais quand même. J'aimerais que Percy revienne. C'était si simple et si drôle de se moquer de lui. Et j'ai tellement besoin de rire.

La douleur de George serrait le cœur de Luna.

– Si tu veux le voir, si tu as besoin de lui parler, mais que lui ne vient pas vers toi, la suite des évènements me semble logique, non ?

George, pensif, souffla sur la tasse fumante qu'il tenait entre les mains.

Logique, peut-être. Facile, certainement pas.