Ce chapitre a été écrit pour la 154e Nuit du FoF autour des thèmes«puzzle» et «revenir». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Minuit

Loki retient un éclat de rire amer. Charlotte, Gardienne et adoratrice des Grands Anciens : il lui semble se souvenir qu'il a bel et bien envisagé cette possibilité, sans toutefois lui accorder grand crédit sur le moment. Dommage.

L'ancienne enseignante et le bibliothécaire échangent un regard, puis lui sourient.

« Ne soyez pas vexé de ne pas avoir compris plus tôt, inspecteur, reprend Charlotte avec gentillesse. Lovecraft lui-même n'a pas fait mieux que vous.

– Il avait entendu parler du culte, bien sûr, explique Brad devant la mine interrogative de Loki. Il y avait plusieurs cellules en Nouvelle-Angleterre, à l'époque. Mais le cher homme s'est contenté de prêter l'oreille aux rumeurs sans poser sa candidature, aussi n'a-t-il compris qu'à moitié. »

Les deux acolytes affichent le même air de compassion bienveillante à l'évocation de cette pauvre brebis égarée. Les objections se bousculent dans l'esprit de Loki : si Lovecraft était au courant de tout – ainsi que son œuvre semble en attester – , la police devait l'être également. Pourquoi, au lieu de dénoncer publiquement ces horreurs, les aurait-il transformées en ingrédients de fiction ? Et comment, sachant qu'il savait, la secte ne l'aurait-elle pas éliminé ?

« Vertigineux, n'est-ce pas ? murmure Charlotte. Je sais. Ça m'a fait pareil au début, quand j'ai été choisie. »

Loki se fige tout-à-coup, alors qu'un froid glacial se répand dans tous ses membres. Aux mots de Charlotte, les dernières pièces du puzzle viennent de se mettre en place, brusquement.

« Vous m'avez dit, halète-t-il en léchant ses lèvres soudain sèches, vous m'avez dit que j'étais un Gardien… »

Charlotte hoche la tête, apparemment satisfaite que la compréhension de l'inspecteur dépasse désormais celle de Lovecraft.

« Mais oui, mon cher, dit-elle d'une voix douce. Et vous savez maintenant ce que cela signifie.

– Si je ne m'abuse, enchaîne Brad, les Autres Dieux ont dû vous envoyer de premiers signes pour vous préparer à votre mission : des réminiscences, des rêves, sans compter les paroles qui nous servent à nous reconnaître…

– Il les a reçues, confirme Charlotte, et je lui ai remis le livre sacré.

– Fort bien, opine Brad. Il ne vous reste donc plus qu'à apprendre les gestes. Je suis certain que, pour un homme d'action tel que vous, ce sera chose aisée.

– Sûrement beaucoup plus que pour moi », approuve Charlotte avec un petit rire.

Loki les dévisage tous les deux, incrédule. Sont-ils vraiment en train de suggérer ce qu'il pense ?

« Il ne faut pas que cela vous effraie, reprend le bibliothécaire, persuasif. C'est pour la bonne cause.

– C'est cela que Lovecraft n'avait pas compris, renchérit Charlotte. Le culte des Autres Dieux n'a pas pour but de les appeler à nous. Bien au contraire.

– La Terre n'est pas faite pour leur puissance, confirme Brad avec révérence. L'homme ne peut les entrevoir que parmi les brumes des songes, sous peine de mort ou de folie.

– Ils se meuvent dans d'autres temps et d'autres espaces, poursuit Charlotte, mais ils exigent un tribut pour épargner ce monde.

– Tribut que nous sommes chargés de leur verser, complète Brad. C'est leur sommeil terrestre qu'achète le sang des victimes, pour le bien de l'humanité. »

L'esprit de Loki est comme envahi d'un tourbillon de neige. Dans la pénombre autour de lui, des formes anguleuses se mettent à ramper ; il cligne frénétiquement des yeux pour les chasser, mais rien n'y fait. Le sang bat à ses oreilles tel un tambour, auquel se joint la mélodie grêle d'une flûte.

« Ils vous appellent, souffle Charlotte, souriante. Ils vous ont choisi. »

Loki secoue la tête, sentant les griffes de la folie s'enfoncer profondément dans son cerveau.

« S'il vous faut une preuve supplémentaire, glisse Brad à mi-voix, regardez vos mains. »

Malgré lui, Loki obtempère. Le sang est revenu sur sa main droite, celle qui a touché le registre trouvé dans la maison vide. Cette fois, le rire le secoue des pieds à la tête tandis que d'immenses serres déchirent ce qui reste de sa raison.

« Yog-Sothoth, murmure-t-il, et les deux autres reprennent ses paroles en écho sous la voûte sombre du chœur. Iä Shub-Niggurath. Iä Azathoth. Iä Cthulhu. Iä. Iä. Iä. »