Disclaimer : Harry Potter, noms et lieux sont la propriété de J. K. Rowling et Warner Bros Corp. en leurs titres respectifs.

L'évadé

Il y eut un hiver, il y eut un printemps, l'automne suivit l'été, et la boucle fut bouclée.

Le temps passait lentement, à Azkaban, et je m'enfonçais de plus en plus dans la prostration. Ma barbe, que je m'étais pendant les premières années forcé à couper régulièrement, comme pour prouver aux Détraqueurs qu'ils ne m'auraient pas, pendait maintenant lamentablement. Mes cheveux étaient d'une saleté repoussante. Mes joues s'étaient creusées, mon visage avait pris une teinte cadavérique, mes yeux s'étaient éteints. Mes muscles s'atrophiaient dans l'immobilité que les murs leur imposaient, et faire cent fois le tour de ma cellule ne leur suffisait pas.

Un jour, lors de mon troisième ou quatrième printemps, des gens arrivèrent. Il ne s'agissait pas de nouveaux prisonniers, car les Détraqueurs restaient à distance respectable. Je reconnus Bartémius Croupton, le directeur du Département de la Justice magique, celui-là même qui ordonna mon incarcération sans procès. J'aurais dû, en le voyant s'approcher, l'insulter, l'injurier, lui cracher dessus, mais je restai immobile. J'étais bien trop muré dans mon état piteux pour réagir comme il se devait. Sa femme n'avait pas l'air très en forme, si mes souvenirs sont exacts. Elle s'appuyait sur son mari comme si elle allait s'évanouir à tout moment. Comme je l'ai dit précédemment, les nouvelles vont vites à Azkaban : je savais déjà que je fils Croupton était sur le point de rendre l'âme. Je n'étais plus capable de faire cette conclusion par moi-même, mais je sais maintenant que c'était pour lui rendre une dernière visite. En réalité, il s'agissait de bien plus qu'une simple visite. Ils allaient le faire évader. Mais, ça, je ne l'ai appris que bien plus tard.

Un peu plus tard, je vis repasser devant ma cellule le couple Croupton. Mais j'ignorais que ce n'était pas réellement eux. Grâce à une potion permettant de changer d'apparence, la mère et le fils avaient échangé leur place. La femme de Bartémius Croupton était mourante, et elle avait supplié son mari de délivrer leur fils. Déjà sur le point de mourir, elle avait pris la place et l'apparence de son fils, tandis que celui-ci repartait avec son père sous l'apparence de sa mère. Les Détraqueurs furent soupçonneux un instant, mais les Croupton eurent de la chance : rien de plus ne vint entacher leur réputation déjà fameusement entamée par la trahison de leur fils. La courageuse mère de ce dernier mourut quelques jours plus tard toujours sous l'apparence de son fils, et elle fut enterrée comme telle dans le petit cimetière de l'île dans l'étendue herbeuse, visible depuis ma fenêtre.

Personne ne devina la moindre chose, et chacun imagina jusqu'alors que les Détraqueurs n'avaient jamais subi d'échecs. Leurs pouvoirs affreux rendaient les grilles presque superflues. J'avais à peine tenu un an que mon esprit vacillait. Je pense qu'il y eut une époque où même si on m'avait ouvert grand la porte munie de barreaux je n'aurais rien tenté. J'étais plus prisonnier de ma tête que de mon cachot. Ma flamme s'était éteinte sous le souffle glacé de ces créatures maléfiques, et l'espoir, quant à lui, s'était depuis longtemps évanoui. Je me préparais inconsciemment à finir mes jours dans cette cellule obscure.

J'étais peut-être moi-même à la limite de la folie. Mes jours se confondaient dans mes nuits. Je ne savais jamais réellement si j'étais réveillé, j'ignorais si le soleil brillait le jour ou la nuit, si cette lune pleine était un gigantesque œil qui me jugeait sans cesse ou un simple satellite terrifiant. Je rêvais éveillé, et mes songes répétaient les mêmes scènes que je voyais de jour lorsque le souffle des Détraqueurs m'atteignait. J'ai compté les briques de mes murs et les dalles du sol, les barreaux de ma prison, les battements de mon cœur, les venues des Détraqueurs et le nombre de leurs pas… Mais tout cela ne suffisait pas.

L'état de mon lit n'était pas bien meilleur que ceux qui m'avaient frappé la première fois que je les vis. Mes cauchemars étaient intenses et mes mains serraient convulsivement et spasmodiquement le matelas, mes ongles longs et sales le mettaient à rude épreuve.

Mais malgré sa saleté, malgré sa maigreur, mon corps était toujours en parfait état de marche. J'étais en parfaite santé à l'arrivée, et longue serait la décrépitude avant de m'emporter définitivement. Le manque d'hygiène, l'humidité, le froid et la nourriture peu revigorante ne parvenaient pas à avoir raison de moi. Mais ces désagréments physiques n'étaient rien comparés aux dégâts que les Détraqueurs avaient infligés à mon esprit. Mon vase se vidait, lentement, mais sûrement. Et les pires souvenirs de mon existence paraissaient plus vifs qu'au premier jour. Je n'arrivais pas à m'y habituer, et il m'arrivait encore de m'évanouir lors des passages des Détraqueurs les plus vicieux.

En effet, les Détraqueurs ne sont pas tous pareils. En règle générale, il vaut mieux se méfier des Détraqueurs dont la taille est grande, et j'ai l'impression qu'un semblant de hiérarchie est organisé entre eux d'après leur taille. Les plus grands ont des pouvoirs qui sont encore plus pénétrants, et il me semble qu'ils ont le droit de soutirer plus souvent aux prisonniers leurs fluides vitaux. Les Détraqueurs en bas de la hiérarchie n'avaient le droit que de venir rarement nous hanter et nous voler notre énergie. Même si je ne m'en rendais pas compte, j'étais assez chanceux de ne pas être le premier captif qu'ils rencontraient lorsqu'ils entamaient, affamés, leur ronde, car j'imagine que ceux-là devaient subir de plein fouet la faim dévorante des Gardiens.

La quatrième année que je passai à Azkaban fut la pire. Je crois que je frôlais vraiment la limite de l'endurable, et encore, le mot est faible. Mais c'est un état difficile à décrire, car je n'avais pas une conscience normale du temps qui s'écoulait. Les minutes me semblaient durer des heures entières. Le temps était distendu, mais parfois semblait évoluer au contraire très rapidement. Sans la petite fenêtre dont je disposais, j'aurais complètement perdu la notion du temps. Mais les Détraqueurs prenaient soin de ne pas me laisser sombrer dans une folie trop profonde, qui aurait obscurci leurs pouvoirs. Ils s'appliquaient à me martyriser éternellement, et le repos que je prenais entre deux rondes devait suffire à me revigorer.

Ce que je crois ne pas avoir évoqué dans l'inventaire des tortures mentales quotidiennes dont les Détraqueurs nous faisaient cadeau est la culpabilité. Des voix, celles de James, de Lily, de Remus, de Dumbledore, d'Harry même, répétaient inlassablement : « Tu les as tués, Sirius, tu as proposé Queudver à ta place, Patmol. C'est toi qui les as assassinés, tu es coupable de leur meurtre, c'est de ta faute si Harry est désormais orphelin, tu as failli à ton devoir, tu mérites ton emprisonnement… » Je n'essayais pas de contrecarrer ces voix accablantes et accusatrices car j'acceptais leurs reproches. Je ne niais pas ces charges et au contraire, j'implorais le pardon des propriétaires de ces voix. Quand je pense que je me plaignais des monologues d'Oscar ! Il a dû endurer mes suppliques et mes implorations, lorsque je criais aux voix qui semblaient ne pas vouloir m'entendre de m'accorder leur indulgence. C'était inutile. Les voix n'existaient que dans mon monde de chimères, et ne vivaient que par la puissance dévastatrice du souffle des Détraqueurs.

Depuis cette sinistre période, Remus, Albus et Harry ont essayé de me convaincre de mon innocence. Le directeur de Poudlard pense d'ailleurs porter une bien plus lourde responsabilité que la mienne étant donné que c'est lui qui suggéra d'utiliser le sortilège Fidélitas au couple Potter. Ils sont parvenus à me convaincre partiellement. Pourtant, et je te vois déjà lever les yeux au ciel Remus, je sais que je porte une part de responsabilité de la mort de James et Lily. Mais personne ne peut me défaire de ce fardeau, Remus, et je dois le porter seul. J'ai tenté, figure-toi, de me convaincre moi-même que ce n'était pas de ma faute, et je suis arrivé à quelques résultats. Je parviens maintenant à dormir, les nuits d'Halloween, et je crois pouvoirs affirmer que je vis maintenant une existence plus ou moins heureuse, si tant est que l'on puisse vivre une existence heureuse dans les obscurs couloirs de la sinistre maison de mes parents.

Le premier événement perturbateur de mon lent déclin, celui qui me préserva d'une mort que l'usure m'aurait infligée assurément, eut lieu au sixième hiver. La saison fut particulièrement froide cette année-là. La neige recouvrit les toits et je contemplais la mer qui se déchaînait furieusement contre les falaises, à 60 mètres en contrebas, et chaque vague me semblait être un assaut de plus à mon esprit. Le bruit de l'eau se jetant avec violence contre la paroi de granite me paraissait être des grondements de fureur à mon égard, comme si pour parachever, pour manifester son accord avec la destruction de mon âme, la mer elle-même se joignait à l'effort des Détraqueurs. Des stalactites de glace se mirent à pendre au-dessus de ma fenêtre, et la mince vitre derrière ses barreaux d'acier tremblait sous les efforts du vent. Mais elle ne nous protégeait que peu de cet autre adversaire, qui pénétrait la prison par tous ses interstices et qui usait ma résistance presque aussi vite que le souffle des Détraqueurs : le froid. J'y survécus. Oscar mourut. A son insu, c'est lui qui provoqua un changement en moi.

J'avais été étonné de ne plus l'entendre parler seul, et j'avais été sur le point de me 'réjouir' d'avoir la paix pour une fois, mais lorsque j'ai senti l'excitation des Détraqueurs, j'ai compris qu'il allait bientôt expirer. Je fus assez peiné, du moins, autant qu'il était possible de l'être à Azkaban, car Oscar avait été après tout mon voisin de cellule pendant longtemps, et je n'avais jamais eu à lui reprocher que ses longs bavardages en solitaire. Il y eut le traditionnel cérémonial des Détraqueurs et ce fut la première fois que j'y assistais d'aussi près.

C'est à ce moment là que je compris l'un des plus horribles pouvoirs des Détraqueurs. Devant l'horreur de la situation, mes yeux ne purent que s'ouvrir, pour la première fois depuis longtemps. Non content de leur interdire de vivre – car l'existence que nous menions à Azkaban ne pouvait certainement pas être qualifiée de vie – les Détraqueurs enlevaient même aux prisonniers le droit de mourir. Ce n'est qu'une théorie en réalité, que j'espère ne jamais avoir à vérifier, mais je suis presque sûr qu'elle est exacte : les Détraqueurs, à la mort de leurs victimes, aspirent tout simplement ce qui reste de leurs âmes. Le corps est mort, et l'âme, au lieu d'être libérée, est tout simplement détruite par les Gardiens. Le suicide n'était même plus une libération pour les détenus qui connaissaient l'étendue des pouvoirs de leurs geôliers, il devenait une aberration. Ce doit être pour eux une extrême jouissance, et le zénith de la vie d'un Détraqueur correspond à mon avis à l'absorption du nectar qu'est pour eux l'essence vitale d'un mourant, juste après le Baiser, qui en est le summum, et dont peu d'entre eux peu d'entre eux peuvent se vanter d'avoir connu l'extase. Ce fut un choc, pour moi, un événement qui m'arracha de l'abîme infernal où j'étais tombé, et qui, lentement, devait m'en faire rejaillir.

Cette secousse fut puissante, mais l'état de dépérissement psychique dans lequel j'étais était proportionnel. Il y eut d'abord un lent freinage à mon asthénie mentale et à l'état de détresse qui empirait de jour en jour, puis une lente remontée. Celle-ci fut grandement facilitée parce que j'adoptais de plus en plus souvent ma forme d'animagus qui comme je l'ai déjà dit est beaucoup moins sensible aux pouvoirs des Détraqueurs. A mon périgée, ma position était si lamentable que les Détraqueurs ne sentirent pas la différence lorsque je pris ma forme de canidé. Grâce à l'aide de Patmol, la remontée fut moins lente que ne le fut la descente. Ma santé mentale s'améliorait, et ma raison que je croyais perdue émergea à nouveau des profondeurs.

Mais ne vous y trompez pas : je n'avais en aucun cas développé une immunité des Détraqueurs. Je n'étais en rien exonéré de ma dose de râles, lors des rondes des Détraqueurs, et ils demeuraient pénibles. Seulement, ils m'affectaient moins. Azkaban ne ressembla jamais à un camp de vacances : la situation demeura exécrable et insupportable, mais moins qu'avant. En quelque sorte, avoir déjà connu pire me renforçait dans l'opinion que de meilleurs jours s'annonçaient. Je voulais à tous prix éviter de mourir, et voir mon état s'améliorer me rassurait. Je n'avais cependant pas encore récupéré la totalité des moyens dont je disposais à l'arrivée : il ne me serait jamais venu à l'esprit, par exemple, de tenter de m'évader. Ma décision de ne pas mourir était ferme, et quand les Détraqueurs parvenaient à l'annihiler par leurs pouvoirs vampiriques, un autre décès dans la prison me ramenait sur le droit chemin.

Parallèlement à cela, c'était une période creuse : les procès consécutifs à la chute de Voldemort avaient cessé, et les emprisonnements pour d'autres affaires étaient extrêmement rares. C'était l'âge d'or dans la communauté magique libre de Grande-Bretagne, tandis que la pénurie s'installait chez les Détraqueurs d'Azkaban. Cela les obligea à se sustenter au dépend du contingent de prisonniers qu'ils leur restaient : les rondes devinrent plus fréquentes. Cela freina mon crescendo des échelons espacés de la raison.

Mais je tins bon. Malgré toutes les difficultés, mon état physique et mental s'améliorait de jour en jour, très lentement. Je passais pas mal de temps sous la forme de Patmol, et les Détraqueurs ne se méfiaient plus des brusques sauts de mes émissions émotionnelles, parce qu'ils avaient à la longue considéré cela comme normal, et parce que le mouvement avait été très progressif. Je pense que j'étais devenu une curiosité pour les Détraqueurs d'Azkaban, sûrement en tous cas l'un de leur cas les plus intéressant : je ne crois pas qu'aucun des prisonniers pouvaient leur offrir ces hauts et ces bas si espacés. Le remord, l'envie de vengeance qui persistait et la douleur étaient des mets très appréciés aux menus des Gardiens, et ce mouvement balançant leur semblait étrange et exotique. Bref, et à mes dépens, je leur plaisais beaucoup.

Les années se suivirent dans l'enfer d'Azkaban. Les prisonniers devenaient une denrée rare, les arrivées rarissimes, et les décès fréquents. Un engrenage vicieux s'était installé dans la prison. Les Détraqueurs, qui avaient de moins en moins d'émotions à puiser chez les détenus qui se raréfiaient, halaient plus profond dans la réserve de ceux qui demeuraient et accéléraient ainsi leur processus de détérioration, et la fréquence des décès. Une spirale infernale hâtait sa progression vers son centre. Les captifs enduraient la disette autant que les Détraqueurs. J'imagine qu'il devait bien arriver quelques empoignades lorsque les Détraqueurs se disputaient le droit de faire la ronde, mais je n'y ai jamais assisté. En fait, je n'ai jamais vu le moindre écart dans la discipline chez ces créatures.

Rien n'égala plus la froideur de l'hiver où Oscar mourut, mais nous eûmes en contre partie un été si chaud que les Détraqueurs eux même semblaient être incommodés. Une nuée d'insectes et de parasites en tous genres s'abattit sur les cachots, et la diphtérie emporta deux prisonniers, avant que la commission d'hygiène appelée d'urgence par les Détraqueurs n'empêche la progression de cette maladie contagieuse en vaccinant tous les captifs. Les parasites furent un grand problème pour moi, car lorsque j'étais sous ma forme de chien, ils n'avaient aucuns remords à irriter et à piquer mon pelage de nuit aux endroits les plus inattendus. Des tiques grossissaient dans mon pelage et ne semblaient pas souffrir du changement lorsque je reprenais ma forme humaine, et les puces semblaient considérer ma barbe hirsute comme un terrain à bâtir.

J'eus plus tard échos de la venue d'Arthur Weasley, dont j'ignorais à l'époque le nom, et qui passa en coup de vent à Azkaban pour je ne sais quelle raison. Il me jeta un coup d'œil haineux et effrayé par mon apparence, puis disparut vers sa maison, à Loutry Ste Chapsoule. C'était lors du printemps de ma onzième année à Azkaban.

C'est au début l'été de cette année là que je vis un nouveau prisonnier débarquer sur l'île. Ce fut un choc de le voir arriver, car c'était la personne de la part de qui je ne me serais jamais attendu au moindre délit, en dehors de sa passion des créatures hybrides et interdites qu'il affectionnait. Il s'agissait de Rubéus Hagrid, le garde-chasse de Poudlard. Le demi géant à la barbe broussailleuse gémissait de terreur face aux Gardiens qui se réjouissaient d'avoir de la chair fraîche. Il passa devant ma cellule, mais il ne me vit pas tant il était absorbé par ses souvenirs affreux que les Détraqueurs le forçaient à revivre.

Il resta cependant à peine quinze jours dans son cachot. Les Détraqueurs, même s'ils ne semblaient pas ravis de s'en défaire, le relâchèrent. Cela me mit un peu de baume au cœur d'assister à sa libération, car je n'avais jamais douté qu'il fût réellement innocent. J'espérais peut-être vaguement qu'un jour il m'arrive la même chose. J'étais également probablement un peu jaloux.

Je savais bien que tu me considérais également coupable, Lunard, mais je ne t'en ai jamais réellement voulu. Toute ma dose de haine était dirigée vers Peter. Jamais il ne me vint la pensée que tu aurais pu remettre en question la situation car elle était trop évidente. Peut-être t'es-tu un jour senti coupable de ne pas t'être insurgé contre mon incarcération sans procès. Si c'est le cas je t'en conjure, chasse cette pensée de ton esprit. Si j'avais été à ta place, la douleur et la vengeance auraient également obscurcit toute civilité.

A la fin du mois de juillet, une nouvelle tomba sur Azkaban. Une inspection du nouveau Ministre de la Magie, Cornélius Fudge en personne, aurait lieu le premier août. Aussitôt, la prison fut en effervescence. Les prisonniers furent lavés et rasés, les geôles nettoyées de fond en comble, les couloirs frottés, les charnières huilées et les éviers débouchés en toute hâte. Les Détraqueurs tentaient d'économiser les forces des forçats et ils les ménageaient légèrement. Nous eûmes droit à une double ration de cette bouillie immonde qui constituait notre quotidien, pour paraître bien nourris.

Le premier août arriva. Je ne savais pas qu'il devait marquer un véritable tournant dans ma vie. La présence des Détraqueurs avait été réduite au minimum pour faire croire au ministre que les détenus étaient traités convenablement. Je suis presque sûr que le Ministre, qui entretenait de bons rapports avec les Détraqueurs, fut dupe de la supercherie. Grâce aux suppléments de nourriture et à la brusque raréfaction des rondes des Détraqueurs, je ne m'étais jamais aussi bien porté.

Le Ministre fit une visite complète de la prison. J'avais déjà vu Fudge par le passé. C'était un homme à l'aspect bienveillant, mais un peu bonimenteur. Il avait des manières un peu pompeuses et se préoccupait beaucoup des apparences. Il soignait son image et dissimulait par son aspect affable des idées dépassées sur la pureté du sang – des idées qui me plaisaient d'autant moins qu'elles évoquaient en moi certaines paroles de mes parents. Il ne bascula jamais dans l'extrémisme que certains sorciers éprouvaient à l'égard des sorciers issus de parents moldus. Cornélius n'était pas un homme courageux, et les difficultés que nous rencontrons aujourd'hui sont une conséquence de ce manque, ainsi que d'une grande capacité de nier l'évidence, surtout quand cette évidence lui déplaisait. Je prie maintenant pour que ce récit ne tombe jamais dans les mains de ceux qui l'ont apprécié, car Fudge demeure une figure respectée dans les castes politiques comme ailleurs.

Le pauvre homme était terrifié. Sa visite à Azkaban ne semblait en rien ressembler à une sinécure, c'était plutôt le contraire. Je me réjouissais amèrement que l'un des plus chauds partisans de l'utilisation des Détraqueurs comme gardien des prisons se vit contraint d'en subir l'effet, même si les Détraqueurs essayaient visiblement de tempérer leurs facultés. Sa visite, je m'en doute, n'avait pour but que de jeter un peu de poudre aux yeux de ses concurrents et de ses adhérents : j'imagine qu'il espérait voir dans le journal des titres comme « Le Ministre de la Magie rend visite aux prisonniers d'Azkaban dans un but humanitaire ! » Peut-être dans le but de redorer son blason légèrement terni aux yeux des sceptiques qui doutaient de sa capacité à remplir le poste si convoité. Il était accompagné d'un journaliste, qui notait sur un calepin l'état des lieux et qui griffonnait des notes au sujet des déclarations du Ministre.

Il fit le tour complet de la prison, visitant les couloirs pimpants et les cachots propres, félicitant les Détraqueurs pour leur bonne gestion de l'établissement pénitentiaire. Je retranscris ici l'intégralité de la déclaration de Fudge à la presse, que j'ai retrouvée dans le bureau de ma très chère mère qui avait gardé cette coupure de journal je ne sais pour quelle obscure raison.

« Les Détraqueurs ont été très coopératifs, ils m'ont fait visiter la prison dans ses moindres recoins, et j'ai été agréablement surpris par la propreté des lieux et par l'hygiène des détenus. Les sceptiques qui discutaient de la nécessité de la présence des Détraqueurs en tant que Gardiens d'Azkaban auraient été convaincus en voyant la salubrité de l'endroit. Bien entendu, cela demeure un établissement carcéral, et je vous avoue préférer mon bureau au Ministère aux cellules grillagées d'Azkaban (rires). Albus Dumbledore sera notamment enchanté d'apprendre, lui qui faisait partie des plus fervent réfractaires, qu'Azkaban est réellement une prison saine et que les conditions d'incarcération sont vraiment excellentes, surtout quand on les compare à certains établissements carcéraux que construisent nos amis les moldus. J'ai interrogé un prisonnier, au hasard, et il m'a répondu de manière très intelligible et cohérente, ce qui m'a amené à conclure que le terme « tortures psychologiques » dont parlaient certains était totalement outrancier. Nous avons discuté, et il m'est apparu que le captif semblait plutôt s'ennuyer qu'autre chose, mais quand on connaît la nature des forfaits qu'il a commis par le passé on pourrait en venir à penser que l'ennui n'est en réalité pas un châtiment suffisant pour ce criminel.

« J'aimerais également insister sur le fait que les mesures de sécurité d'Azkaban sont également optimales, et que nos concitoyens peuvent dormir sur leurs deux oreilles à ce sujet. Les Gardiens ont une vigilance excellente, et les grilles qui condamnent les portes sont à toute épreuve. »

Vous avez là un aperçu éloquent de la bêtise de Fudge. Il s'est laissé leurrer du début à la fin, et a été d'une naïveté ahurissante. La taupe du Ministère qui informait les Détraqueurs des 'arrivées surprises' des délégations était décidément très efficace et utile. Mais je crois que même si Fudge avait découvert la prison sous son jour habituel, le résultat n'aurait pas été tellement différent. Son amour de sa fonction l'aveuglait tellement qu'il aurait pu tromper la presse volontairement ou tout du moins modifier la vérité à son avantage. Et s'il avait eu des remords, il aurait pu tout simplement s'abstenir de faire une déclaration.

Mais celle-ci comporte un flagrant mensonge : il a prétendu avoir choisi un prisonnier au hasard. C'est là que se situe le mensonge : il m'a choisi moi car j'étais à peu de choses près le seul prisonnier qui était capable d'aligner deux phrases cohérentes. Il a apporté une chaise et s'est installé devant la grille de ma cellule, et m'a interrogé sur ma vie à la prison. Je ne manifestai que peu d'intérêt à parler de nos conditions de captivité, car je sentais bien que le Ministre arrangerait la situation à son avantage. Après avoir parlé une demi-heure, Fudge commença à lire son journal. Il semblait qu'il attendait le retour de la barque, qui devait avoir été appelée pour un autre usage.

On vint le prévenir que le bateau était arrivé, et il se prépara à partir.

« Eh bien au revoir, Monsieur Black, dit-il d'un air un peu gêné. »

Il voulait de toute évidence éviter de me serrer la main.

« Adieu, Fudge, dis-je sombrement. »

Il me regarda un instant avec effroi, puis s'en alla sans un mot. Il avait à peine fait quelques pas que je l'interpellai.

« Oh ! Monsieur le Ministre ! »

Il se retourna et me dévisagea.

« Vous avez fini votre journal ? »

Il me regarda sans comprendre.

« Ca fait une éternité que je n'ai plus fait de mots croisés… »

- Ah ? Bien. Je… Je suppose qu'ils n'auront pas d'objection si je… Tenez, le voilà. »

Sans doute parce qu'il avait peur que je l'étrangle lorsqu'il s'approcherait, il me lança le journal au bas de la grille. Je le saisis en passant ma main à travers deux barreaux.

« Merci ! lançais-je.

Mais il était déjà parti. Haussant les épaules, je dépliai le journal. En première page, une photo attira mon attention : il s'agissait d'une famille de Sorciers, nombreuse et souriante, posant devant les pyramides d'Egypte, sous un soleil de plomb. Je lus l'article qui accompagnait la photographie animée.

« UN EMPLOYE DU MINISTERE DE LA MAGIE REMPORTE LE GRAND PRIX

Arthur Weasley, directeur du service des détournements de l'Artisanat moldu, a remporté le grand prix de la loterie du Galion organisée chaque année par La Gazette du Sorcier.

M. Weasley, ravi, nous a déclaré : "Cet or va nous servir à faire cet été un voyage en Egypte où se trouve Bill, notre fils aîné. Il travaille là-bas comme conjureur de sorts pour le compte de la banque Gringotts, la banque des sorciers."

La famille Weasley va donc passer un mois en Egypte et sera de retour pour la rentrée des classes au collège Poudlard où cinq des enfants Weasley poursuivent leurs études. »

Vaguement nostalgique de ce soleil qui m'avait si souvent manqué, de cet espace désertique qui me rendait triste alors que j'étais cloîtré dans une cellule de seize mètres carrés, mes yeux revinrent lentement vers la photographie. Ils s'écarquillèrent. Je venais d'apercevoir un détail qui me frappa. Sur l'épaule du plus jeune garçon de cette famille de Sorciers, un rat qui me paraissait étrangement familier regardait l'objectif en remuant le museau. Ce n'était pas possible… Mais c'était pourtant vrai : Queudver, Peter était sur l'épaule du garçon sous sa forme d'animagus. Ahuri, je m'approchais à deux centimètres de l'image : je pouvais être formel. C'était bien Peter : son doigt manquant une de ses pattes avant en faisait foi.

Le décor sembla s'assombrir, mes doigts se mirent à trembler violemment. Queudver, ce misérable traître était encore en vie ? Bien sûr… Il ne pouvait plus se montrer sous sa forme humaine puisque tout le monde le croyait mort ! S'était-il résolu à passer sa vie sous la forme d'un rat ? C'était la seule hypothèse qui me venait à l'esprit. Le garçon sur l'épaule duquel Queudver était installé semblait le considérer comme son animal familier. Peut-être… Peut-être Peter s'était-il fait adopter par cette famille de sorciers, pour ne pas devoir se fatiguer à se trouver de la nourriture, ça lui ressemblerait beaucoup. Je relus l'article plusieurs fois. « La famille Weasley va donc passer un mois en Egypte et sera de retour pour la rentrée des classes au collège Poudlard où cinq des enfants Weasley poursuivent leurs études. » Ce garçon devait être à Poudlard, et il l'emmènerait probablement avec lui à l'école.

Je ne pensais pas directement à toutes les implications que la présence de Peter à Poudlard pouvait avoir. Le revoir ravivait ma vengeance et en même temps ma lucidité. Je dormis mal, cette nuit là, et je me réveillai au milieu de la nuit, en sueur. Une effroyable conclusion s'était imposée dans mon esprit : Harry, il devait avoir… juste treize ans ! Il devait être à Poudlard, lui aussi, en grand danger si Peter voulait venger son maître !

J'ai essayé de me raisonner. Je me suis dit : « enfin, Sirius, Peter aurait déjà agi depuis longtemps, Harry est déjà à l'école depuis deux ans en théorie ! » Mais rien n'y faisait. Je dormais mal, et les pouvoirs des Détraqueurs accentuaient l'impression de réalité de mes rêves, dans lesquels je voyais une ombre s'approcher du lit de mon filleul brandissant un couteau effilé, puis l'abattre violemment. Je ne pouvais pas rester inactif, il fallait que je prévienne quelqu'un. Mais qui ? Les Détraqueurs ne venaient jamais quand on appelait à l'aide, je ne pouvais ni écrire de lettre ni envoyer du courrier. J'étais isolé.

On m'a dit par la suite que dans mon sommeil je répétais infatigablement « Il est à Poudlard, il est à Poudlard » C'est très possible. Les rêves, comme je l'ai déjà dis, peuvent être rendus excessivement proches de la réalité par le biais des Détraqueurs. Je ne m'étonne pas qu'un aperçu ait pu franchir mes lèvres pendant mon sommeil. Le jour, je relisais l'article dans le vain espoir d'apprendre quelque chose de plus sur la situation, mais je savais pourtant bien que je n'en tirerais rien de plus.

Alors, la pensée tant redoutée et impitoyablement détruite par les Détraqueurs dès qu'ils en sentaient l'ébauche naquit à nouveau dans mon esprit : l'évasion. Je devais absolument m'en aller. Patmol m'aida beaucoup à la conserver hors d'atteinte des Détraqueurs, mais ceux-ci ne pouvaient pas grand-chose contre elle car c'était devenu une obsession. Je me suis mis à calculer exactement le temps qui s'écoulait entre deux rondes, à réfléchir à un plan d'action. Mais il fallait que j'agisse vite, car je voulais m'échapper avant la rentrée des classes de peur que Peter n'agisse.

Calculer la durée entre deux rondes était un exercice très difficile étant donné que je n'avais ni montre ni horloge. Je n'avais pour m'aider que les battements de mon cœur, et la maigre portion de ciel visible au travers de ma fenêtre. Cependant, je parvins à déterminer avec plus ou moins de précision que les rondes se suivaient à un intervalle de mille 875 battements environ. Je n'en étais pas tout à fait sûr, mais j'avais un jour entendu que les pulsations étaient environ de 70 par minutes. Il y avait donc un vide de vingt-cinq minutes environ entre chaque ronde. Cela signifiait qu'il fallait que je déserte le couloir avant la ronde suivante. Un des problèmes qui se posa était que je n'avais aucune idée de l'itinéraire des Détraqueurs après l'escalier. Une masse énorme d'impondérables se présentait, mais j'étais bien décidé à les affronter.

Je croyais avoir trouvé la parade pour les grilles qui barraient le passage à intervalle régulier : si elles étaient réellement infranchissables pour un homme, elles ne le seraient peut-être pas pour un chien, et à plus forte raison pour un chien famélique. Dès le lendemain, je me mis à la diète. Je voulais être le plus maigre possible pour l'évasion à venir. La faim me fit cruellement souffrir, et il y eut plus d'un moment où je faillis retomber sous la coupe des Détraqueurs, mais je tins bon.

J'avais repéré parmi les Détraqueurs le maillon faible, celui qui pouvait céder. C'était le plus petit des Détraqueurs, celui qui venait le plus rarement faire sa ronde, et dont les pouvoirs étaient les moindres. Sa position dans la hiérarchie était très médiocre : il n'avait le droit de venir nous hanter que tous les deux jours. Ma décision était prise : je profiterais de sa venue pour tenter de m'évader.