Et voilà le second chapitre du mois, écrit sur le thème Paon (que j'ai exploité sous l'angle de la fierté). C'est un beau bébé celui-là, il est plus long que prévu !
(Merci à Ya pour sa relecture !)
Combat de paon
.
— Alors, on fait quoi maintenant ?
— On attend.
Asra soupire. Lucio est un insupportable gamin. Il ne l'oublie pas, mais ça le frappe toujours plus fort à chaque fois qu'il le lui rappelle.
— Ça fait une semaine que tu dis ça. Et j'ai pas vu l'ombre d'un esprit, le crétin râle.
— C'est un démon, pas un esprit.
— Tu m'as compris, joue pas sur les mots.
Il ne joue pas sur les mots, les démons et les esprits n'ont strictement rien à voir. Mais ça ne vaut pas le coup d'expliquer ça à quelqu'un qui a manqué de détruire la ville pour en invoquer un. C'est déjà un miracle qu'il ne se soit pas trompé de créature.
Même s'il a fallu qu'il choisisse Valdemar.
Dans le fond, Lucio n'a pas tort. Depuis qu'il est arrivé ici, Asra ne sent plus la menace qui planait sur son long voyage. C'est étrange, et il doute que ce soit une bonne chose.
— Si ça se trouve, iel a juste lâché l'affaire.
— J'en doute.
— Ça fait genre vingt ans qu'iel est censé-e me courir après. À sa place, ça m'aurait saoulé.
Sauf que Lucio n'est pas un démon, mais un loup qu'on a bercé trop près du mur.
— Les démons ne se lassent pas, il commence. Valdemar n'a qu'un seul but et c'est de s'incarner dans notre monde, iel ne laissera pas passer une occasion pareille.
— Bah iel a dû trouver quelqu'un d'autre.
— Les personnes qui connaissent le rituel pour l'invoquer se comptent sur les doigts d'une main.
— Selon d'quoi tu parles, ça peut faire beaucoup de doigts.
Il a… Étrangement raison, et Asra s'en vaut aussitôt qu'il s'entend glousser. Non. Il a encore assez de fierté pour ne pas céder à l'humour de Lucio.
Il abandonne le canapé et le livre qu'il essayait de lire pour sortir de son sac les ingrédients qu'il lui reste et son mortier. Si Valdemar n'est pas dans le coin, rien ne dit qu'iel ne rôde pas autour du village.
— T'occupes pas de la bouffe, je commanderai un truc, Lucio lance.
— Si j'étais toi, j'éviterais de manger ce que je suis en train de préparer.
Deux feuilles de laurier sauce, des baies rouges – il aurait préféré des framboises, mais les groseilles séchées qu'il lui reste feront l'affaire. Il fouille et, sentant les écailles froides de Faust, il s'autorise un sourire. La belle n'a pas encore daigné quitter sa sacoche. Il soupçonne que l'odeur de Lucio la rebute.
— Attends, tu fais quoi ?
— A ton avis ?
— C'est un sort ?
Non, mais il lui a déjà expliqué la différence entre les sorts et les runes. Et si Lucio n'a pas compris la première fois, il préfère économiser son temps. Ses sachets dénoués, il ajoute un peu de terre qu'il a ramassée en Roumanie. De l'huile d'olive pour lier le tout avant de le broyer au pilon.
— Tu peux pas utiliser des formules ? Tu sais, un truc comme Abracadabra.
Il ne s'arrête jamais ?
— Tu veux voir ton appartement partir en fumée ?
— Attends, ça peut faire exploser ma piaule ?
— Non.
Asra glousse et la mine vexée de Lucio n'arrange rien. C'est fou, cette innocence de la part d'un type comme lui. Il peut faire preuve d'une intelligence mordante quand il veut, mais il sort des énormités plus grosses que les géants d'Irlande.
— Gna gna gna, le loup bougonne. J'peux pas savoir, moi.
C'est vrai. Lucio n'a reçu aucune éducation magique – et vu le résultat quand il essaie de s'y mettre, ça vaut mieux. Mais Asra se sent soudain idiot de l'attacher au moment où il témoigne d'une véritable curiosité.
Sans lâcher son pilon, il se tourne vers son interlocuteur.
— Je peux utiliser des formules. Mais les mots ne durent pas dans le temps. Ça vaut pour les sortilèges immédiats.
— Genre si tu veux faire exploser un truc ?
— Par exemple. Mais si j'ai besoin de faire appel à un sort qui dure dans le temps, il me faut un support qui tient aussi longtemps.
Le regard du canidé s'ouvre grand de curiosité. Asra le laisse se pencher sur la Raspignasse runique. La courbe de son dos, plus dure qu'il y a vingt ans, ne lui en rappelle pas moins les heures qu'ils ont passées dans leur cachette. Il se souvient de son visage émerveillé alors qu'il exécutait une démonstration de magie.
Son cœur se serre.
— Les runes servent à maintenir un sort sur le long terme. J'adapte la Raspignasse en fonction du sort que je veux utiliser et du support où je vais les dessiner.
— Et là, t'as mis quoi ?
— Des plantes, de la terre de Roumanie et de l'huile.
— Ça sert à quoi ?
Il termine d'écraser le tout et abandonne le pilon, avant de tendre le mortier à son interlocuteur. Lequel se penche aussitôt pour renifler, avant de froncer le nez.
— Les plantes c'est pour le type de sort que je veux exécuter. La terre, parce que c'est un élément qui renforce les capacités magiques. Je pourrais utiliser n'importe quel type de terre, mais cette de Roumanie décuple les pouvoirs des vampires.
— Et l'huile ?
— C'est juste un liant. L'eau fonctionne aussi, mais elle donne un résultat qui tient moins longtemps.
Il ramène à lui le mélange marron. Malgré son aspect peu ragoûtant, le laurier lui donne une odeur agréable. Asra l'hume et s'assure qu'il a bien obtenu le résultat qu'il voulait, avant de ramener ses cheveux en arrière d'une main. Il plante son indexé dans la mélasse et sous le regard d'un Lucio perdu, il dessine un cercle ouvert autour de son œil, agrémenté de deux traits qui tombent vers ses joues.
— Et qu'est-ce que ça va faire ?
— Devine.
— Si je savais, j'poserai pas la question.
Il n'a pas tort, alors le mage reprend.
— À aiguiser les sens.
Asra imite le dessin sur son autre œil, et il en fait de même derrière ses oreilles. Deux ronds qu'ils ne ferment pas, toujours décorés de deux barres. Il ferme les yeux et quand il les rouvre, il aperçoit par la fenêtre le détail de la façade dressée devant l'appartement de Lucio.
Il a toujours eu des sens plus développés que le commun des mortels - même s'il a du mal à concevoir la perception des humains. Mais avec cet envoûtement, il perçoit d'ici des conversations qui ont lieu au-delà de l'immeuble. Il inspire. C'est un atout autant qu'une malédiction. Il perçoit tout, même ce qu'il ne veut pas entendre. La télévision des voisins, le grillon qui chante dans son terrier, les claquements de porte et le rire gras des types qui commencent à s'entasser au bar. C'est…
— Tu vas chercher un truc ? Lucio s'étonne.
— A ton avis ?
Sa voix démultipliée lui rentre dans les tympans comme une aiguille. Poings serrés, Asra inspire. Il perçoit les accent geignards de son timbre, le sifflement de sa respiration et même le claquement de sa langue contre son palais, sec. Sur son visage, les rides invisibles qui sillonnent son front lui apparaissent aussi nettement que la repousse de barbe qui perce à peine sa peau.
Sans lui répondre, il ouvre sa chemise et dessine le même genre de symbole sur son torse, à l'emplacement de son cœur. Pour la perception des éléments invisibles. Si Valdemar raude, il lea trouvera plus facilement.
— T'es pas obligé de prendre les gens de haut, Lucio marmonne.
— Je ne te prends pas de haut. Mais si tu prenais la peine de réfléchir avant d'ouvrir la bouche-
— Arrête, t'as vraiment un balais coincé dans le cul quand tu t'y mets.
Le timbre de Lucio enfoncé au fond du crâne, Asra ouvre deux grands yeux outrés.
— Ce n'est pas parce que je t'ai blessé dans son égo que j'ai un balais-.
— Non, c'est parce que tu te prends pour un monsieur je sais tout.
Le molosse croise les bras.
— Tout l'monde a pas eu des parents qui savaient faire de la magie. Je sais pas comment on s'occupe de ces trucs là moi, et chaque fois que je te demande un truc, tu fais comme si j'étais le dernier des débiles !. A ton avis, pourquoi j'pose des questions, tiens ?
Là, c'est Asra qui est blessé. Il ne prend pas Lucio pour un débile – et honnêtement, le mot ne lui va pas si mal. Seulement, il en a assez de répondre à des questions dont il pourrait trouver la réponse lui-même. Le loup choisit toujours la facilité sans s'inquiéter de déranger les gens.
— Il n'y a pas besoin de s'y connaître en magie pour comprendre ce que je m'apprête à faire.
— Bah désolé d'être stupide! Mais je sais pas comment on s'occupe d'un démon, moi, j'sais même pas ce que je devrais faire si je le croisais ! Tu m'expliques jamais rien, tu fais tout dans ton coin et quand j'essaie de comprendre tu m'prends de haut.
Asra recule. S'il fait tout tout seul, c'est parce que Lucio n'a pas été capable de réaliser l'erreur qu'il avait commise en vingt ans. C'est lui qui a dû voyager, enquêter et récolter des informations sur Valdemar.
— Je fais tout dans mon coin parce que quelqu'un ici a cru bon d'invoquer un démon dans le dos de mes parents, sans se soucier des conséquences de ses actes. Et ça leur a coûté la vie.
— Je savais pas que ça irait aussi loin !
— Parce que tu ne réfléchis jamais avant d'agir !
— Et quoi ? Faut que je reste ici à te regarder faire en fermant ma gueule, alors ?
Asra siffle.
— Tu as assez fait de dégâts comme ça, alors oui
Les mots sortent, et ce serait mentir que de dire qu'il les a prononcés sous le coup de la colère. Lucio a causé bien des peines, et il en fera toujours moins terré dans son appartement que dehors, à jouer avec un grimoire. Mais la blessure qui s'étend sur ses traits n'en reste pas moins frappante.
Asra inspire.
Ce n'est pas sa faute s'il a l'égo plus gros que le cerveau. Il n'a pas le temps de ménager son amour propre, un démon supérieur rôde dans le coin et il doit s'en débarrasser. Si Lucio peut pas comprendre qu'il y a plus important que sa petite personne dans cette histoire, tant pis.
— Je vais patrouiller, Asra répond enfin.
Puis qu'il n'a pas pu le deviner seul.
Sur ces mots, il lui tourne le dos et il ouvre la fenêtre avant de disparaître dans la rue, le cœur encore chaud de colère.
Tadam. J'avais envie de dispute. Voilà.
En vrai je commence à avoir une idée précise de la suite ! C'est plutôt bon signe. Ça devrait donner un truc chouette !
A la prochaine !
