Disclaimers : Désolé Elodidine par avance, ce chapitre ne sera pas celui que tu espérais. Mon histoire est partie un peu en free-lance dooonc les personnages sont hors de mon contrôle. Mais peut-être au chapitre suivant... ou pas.
Il y a quelques chapitres, je vous avais dit que je continuerais à écrire sur Éternelle Enfant jusqu'à l'Étreinte de Nathalia, qui, comme vous avez pu le constater, a subi un retard imprévu. Donc ce ne sera pas pour tout de suite, cependant je continue à écrire. 😅 Mais j'espère que vous appréciez toujours cette histoire. ^^
Chapitre 35
M. Bruhlet me donna rendez-vous le soir-même. J'avais profité de l'après-midi pour faire une bonne sieste, cependant mon entrevue avec le fantôme m'avait laissé une impressionnante ecchymose sur la gorge et une cheville foulée, sans compter les courbatures. Décidément, il allait falloir que je reprenne l'exercice…
Ce fut ainsi avec une bonne couche de maquillage et une attelle de fortune dissimulée sous mon pantalon que je me présentai au rendez-vous. Je n'avais certainement pas envie d'être considérée avec mépris, et j'avais emporté la boîte qui contenait l'esprit en guise de preuve.
Comme la fois précédente, ce fut le secrétaire qui vint m'accueillir à la sortie de l'ascenseur, et il ne dit pas un mot jusqu'à ce que nous arrivâmes devant le bureau de son patron. Cette fois, le vampire était déjà en rendez-vous, et je dus attendre plusieurs minutes jusqu'à ce qu'une femme en longue robe en sorte.
- Vampire.
Lucie avait chuchoté à son passage, et comme si elle avait entendu un murmure, celle-ci me dévisagea brièvement avant de continuer sa route. Je me demandai distraitement si la femme avait elle aussi le don de voir les esprits, cependant je n'eus pas le temps de m'appesantir sur cette question car le secrétaire m'appela.
- Mademoiselle Moreau, M. Bruhlet est prêt à vous recevoir.
Comme la dernière fois, le vampire fit signe à son employé de déguerpir, et je me retrouvai "seule" avec lui. Heureusement que Lucie et Jade étaient à mes côtés…
- Mademoiselle Moreau. Bonsoir. Je ne m'attendais pas à vous revoir si tôt.
- Monsieur Bruhlet. Vous m'avez laissé entendre que cette affaire était urgente, je m'y suis donc consacré pleinement durant ces trois derniers jours. Cela n'a pas été facile. Il s'agissait du fantôme de Mademoiselle Victoria Lamotte-Beuvron, née en 1840 et morte en 1914. Elle est décédée dans son sommeil et n'a semble-t-il pas pris conscience de son nouvel état.
- Fascinant. Comment avez-vous fait pour découvrir cela ?
- Et bien j'ai tout d'abord tenté de la raisonner en prétendant que son père avait vendu la demeure. Au départ, elle semblait être capable de logique, et cela m'a permis de la questionner. Je pensais avoir atteint mon but, mais ce matin elle a soudainement décrété qu'elle ne partirait pas d'ici et m'a interdit l'accès à sa demeure. Par chance, je suis parvenue à atteindre le premier étage sans me faire repérer, à trouver le vaisseau et à l'enfermer dans une boîte pour neutraliser ses pouvoirs. Il s'agissait d'une chevalière appartenant à son père, et qui a dû glisser de son doigt au moment de sa mort. Elle était coincée sous un meuble dans sa chambre.
Les yeux du vampire s'illuminèrent brièvement de curiosité.
- Vous avez ramené la boîte, n'est-ce pas ?
- En effet, mais je ne peux en retirer la chevalière, sans quoi le fantôme apparaîtrait au milieu de votre bureau. Et vu ma dernière entrevue avec elle, je préfèrerais éviter.
Tout en parlant, j'avais sorti la boîte de mon sac pour la montrer au vampire qui fronça tout d'un coup les sourcils en la voyant.
- Cette boîte… C'est… où l'avez-vous eu ?
Je me tendis un instant en contemplant le petit coffret sculpté entre mes mains. Il était décoré de symboles géométriques que je pensais être de simples fioritures, mais peut-être avaient-ils un sens aux yeux des vampires…
- C'est mon tuteur qui me l'a confié pour y enfermer les esprits, il y a plusieurs années. Outre son utilité, elle a une valeur sentimentale à mes yeux. Mais si cela vous intéresse, je peux vous expliquer comment en fabriquer une…
- Cela ne sera pas utile. Mais je serais curieux de rencontrer cet homme.
- Il n'habite pas ici. Il m'a appris beaucoup de choses à propos des esprits. Maintenant, si vous le voulez bien, nous pourrions parler de mon paiement…
Le vampire avait perdu son sourire, cependant il sortit un chéquier d'un tiroir.
- Ah, c'est vrai. L'annonce indiquait 50€, si je ne m'abuse. La plupart des escrocs qui prétendent faire ce travail demandent le triple.
- Je sais, mais j'ai déjà tant de mal à trouver des clients avec le tarif actuel, que je ne peux pas me permettre d'augmenter. La plupart des gens refusent de croire au surnaturel, même quand ils ont toutes les preuves sous les yeux. Alors embaucher un médium pour régler leur problème, c'est difficile à envisager. Mais si vous êtes satisfait de mes services, n'hésitez pas à passer le mot parmi vos connaissances. J'essaye de me faire une réputation.
- Très bien, je n'y manquerais pas. Je pense que nous serons amenés à nous revoir, mademoiselle. Voici votre chèque. J'ai apprécié votre professionnalisme.
Il me tendit un chèque de 500€ et j'écarquillai les yeux avant d'incliner brièvement la tête pour le remercier.
- Merci beaucoup. C'est très généreux de votre part.
- Ne soyez pas insultante, ce n'est qu'une broutille, et ce que j'estime être le juste paiement pour votre travail. Maintenant rentrez chez vous.
- Bonne nuit, M. Bruhlet.
***/+/***
Trois semaines plus tard, je recevais un nouvel appel de la part de Damien, le secrétaire particulier de M. Bruhlet. Il me convoquait le soir même à son bureau pour y rencontrer un client de son patron apparemment intéressé par mes services. Manifestement, le vampire avait décidé de servir d'intermédiaire entre moi et ses connaissances, ce qui était quelque part assez amusant.
J'étais aussi heureuse et étonnée de constater qu'il avait aussi rapidement tenu parole et je m'y rendis, comme toujours accompagnée de mes deux fantômes.
M. Bruhlet était assis derrière son bureau, dans son habituel costume noir, mais une femme se tenait cette fois à ses côtés, dans une élégante robe bordeau en satin. La tenue était déstructurée et alternait différentes couches de tissu, signe d'un vêtement de grand couturier. Lorsque j'entrai dans la pièce, tous deux levèrent immédiatement leurs yeux sur moi et je sentis un bref frisson me parcourir face à ces deux prédateurs.
Recomposant mon sourire comme si de rien n'était, je m'arrêtai à un mètre du bureau et les saluai d'un hochement de tête.
- M. Bruhlet, Madame…
- Mademoiselle Moreau. Je vous présente madame Schliwinsky qui est confrontée à un problème similaire au mien. Et puisque vous m'aviez dit que vous recherchiez une clientèle qui ne rechignerait pas à vous payer pour vos services, je me suis permis de faire office d'imprésario…
Je réprimai un éclat de rire.
- J'ai cru comprendre. C'est très aimable à vous, je vous remercie. Que savez-vous sur la nature de votre problème, madame Schliwinsky ?
La femme ramassa son sac à main et fit le tour du bureau en désignant la porte de la main.
- Le plus simple est que je vous montre. Venez. Bonne nuit, Hector. Ne t'inquiète pas, je ferais en sorte que ta petite médium soit en sécurité. Mademoiselle Moreau, je vous laisse passer devant. Ma voiture nous attend en bas.
Je tiquai un peu au pronom possessif associé à mon identité, cependant je ne relevai pas et saluai simplement le vampire avant de rejoindre l'ascenseur. La descente se fit dans un silence pesant, en apparence tout du moins puisque moi seule pouvait entendre les remarques des deux fantômes. Lucie m'avait confirmé la nature vampirique de la femme dès notre entrée dans le bureau, et je m'efforçai de garder une distance de sécurité, au cas où il lui prendrait l'envie de s'amuser avec moi.
Dans sa voiture, elle se mit directement au volant, roulant jusqu'à l'extérieur de la ville. À cette heure, le périphérique lillois était relativement désert, et nous arrivâmes rapidement jusqu'à une zone plus bucolique. Mme Schliwinsky conduisit ainsi durant une bonne vingtaine de minutes pour finalement s'arrêter dans ce qui semblait être un corps de ferme inhabité.
- Il s'agit de ces bâtiments ?
- Pas exactement. Il y a l'entrée d'un souterrain juste derrière. Un vaste blockhaus se trouve sous cette ferme. J'en ai fait l'acquisition il y a un an, je voulais l'exploiter pour organiser des visites historiques durant la journée, et des soirées branchées la nuit. Sur le papier, c'était un investissement intéressant. Il date de la Grande Guerre, et a été le théâtre de ce que les historiens appellent La bataille de la crête d'Aubers. Une offensive franco-britannique absurde face à des Allemands retranchés. Ce fut un échec cuisant pour l'armée alliée, mais comme toujours quand il s'agit d'hommes à la fierté blessée, ils ont voulu utiliser la force brute à la place de leur cerveau.
Voyant la vampire manifestement songeuse, je ne résistai pas à l'envie de la provoquer.
- Vous en parlez comme si vous y étiez.
Prise au dépourvu, elle leva les yeux vers moi, son regard transmettant brièvement sa surprise.
- Quoi ! Bien sûr que non, j'étais… pas née.
Je ris et lui désignai le bâtiment plongé dans l'obscurité.
- Évidemment. Vous semblez être passionnée d'histoire. Je le suis moi-même un peu malgré moi, profession oblige. Il vaut mieux savoir de quoi l'on parle quand on veut raisonner des esprits parfois morts depuis des siècles. Pourriez-vous m'indiquer exactement où je dois enquêter ?
- Par ici. Je vais vous ouvrir la porte mais je vous attendrais à l'extérieur. Je crois qu'il vaut mieux qu'il ne vous voie pas en ma compagnie.
Elle m'avait guidé à l'arrière du bâtiment jusqu'à ce qui ressemblait à l'entrée d'une cave. L'endroit était verrouillé par une porte en métal et ma commanditaire l'ouvrit avant d'en retirer la clé.
- Il a déjà essayé de m'enfermer donc je ne vous garantis pas que la porte restera ouverte, mais tapez quatre coups et je la tirerai de mon côté pendant que vous pousserez de l'autre.
Je hochai la tête avec une grimace, tout en allumant la lampe torche de mon téléphone.
- Bien, j'espère qu'il ne se montrera pas immédiatement agressif… Je vais faire une première approche. Mais il y a peu de chance que je parvienne à régler votre problème dès cette nuit. En plus, il serait plus facile pour moi de chercher le vaisseau en pleine journée.
- J'imagine bien. Mais êtes-vous véhiculée ?
- Non. Je n'ai pas le permis. Mais je pourrais toujours prendre un taxi si vous acceptez de me laisser la clé. Enfin, nous parlerons de ça tout à l'heure, j'y vais.
Équipée de mon téléphone pour seule arme, je m'enfonçai dans les ténèbres en compagnie de Lucie et Jade. L'endroit constituait d'abord en un escalier descendant à une bonne dizaine de mètres sous terre avant de déboucher sur un long corridor bordé de salles de tailles diverses. Contrairement à l'hôpital souterrain allemand, le plafond n'était pas très haut et la construction était rudimentaire. Du peu que j'en avais compris, il avait servi de garnison protégée pour l'armée allemande qui avait utilisé les lieux pour tendre un piège à leurs adversaires. Le couloir en soit était étroit, rendant la défense facile et l'accès était discret. J'imaginai sans mal la stupeur de l'armée alliée face à tout un régiment d'allemands sortant de nulle part.
Pour l'heure, c'était moi l'assaillante, et je ne tardai pas à rencontrer mon adversaire. L'homme semblait avoir la trentaine d'années et portait une tunique de laine bouillie vert kaki au galon rouge. Son col et ses manches étaient décorées d'une fine bande de cuir, signe d'un certain grade, et sur sa tête, un casque noir était surmonté d'un aigle impérial doré et d'une pique, significatif de cette époque. Il avait d'épaisses bretelles brunes et six cartouchières étaient accrochées à sa ceinture, de même facture que ses bottes qui montaient jusqu'aux genoux.
Dès qu'il me vit, il me mit en joue de son fusil, et je m'arrêtai immédiatement, mains en l'air.
- Bonjour. Je viens en paix !
Mes deux amis m'imitèrent, mais l'homme ne baissa pas son arme pour autant.
- ALARM ! Eindringlinge ! Runter !
Je ne parlai pas allemand, mais il n'était pas bien compliqué de comprendre ce dont il parlait puisqu'il désignait le sol de son regard. Désireuse de ne pas griller toutes mes chances dès ma première visite, je m'agenouillai, mains en l'air.
- Je n'ai pas d'arme. Unarmed ! Est-ce que vous parlez français ? Or english ?
- Je… pas parler français. Ihr seid Spione, oder ?
Je grimaçai. La négociation allait s'avérer compliquée…
- Lucie, Jade, j'ai besoin d'une diversion. Il faut que je sorte. Retenez-le.
Sans attendre, je me relevai avant de faire demi-tour en courant. Mais alors que j'atteignais le bas de l'escalier, un projectile frôla ma joue en me provoquant une vive mais brève sensation de brûlure.
- Nath' ! Ses armes…
Je ne pris pas le temps de me retourner alors que l'angoisse me tordait l'estomac. Je gravis les marches trois par trois avant d'arriver jusqu'à la porte métallique, et je m'empressai de frapper les quatre coups pour que la vampire m'ouvre.
Sentant peut-être l'urgence à travers mes poings, elle s'empressa de tirer le panneau de métal qui par chance s'ouvrit sans difficulté. Immédiatement je me précipitai à l'extérieur, m'éloignant suffisamment pour que mes fantômes soient téléportés à côté de moi
- Bon sang… Je… Ça risque d'être… compliqué…
Ma commanditaire s'était brusquement écartée de mon chemin avant de refermer la porte à clé, sans doute choquée par mon état. Je peinai à reprendre mon souffle et m'étais assise à même le sol, le cœur battant à toute allure.
- Je crois comprendre qu'il ne vous a pas bien accueilli. D'ailleurs, vous saignez.
Je sursautai à cette constatation, m'empressant de sortir un mouchoir pour essuyer le sang qui coulait sur ma joue. C'était la première fois que j'étais confrontée à un fantôme armé qui n'essayait pas de m'attaquer à mains nues, et l'expérience était plutôt effrayante.
- En tant que médium, j'ai pour ainsi dire un pied dans son monde. Je peux voir et entendre les esprits mais de leur côté, eux peuvent me toucher et sont attirés par moi. Cela dit, je n'avais jamais rencontré de fantôme armé… Le fait qu'il puisse me blesser à distance est… relativement inquiétant.
La vampire grimaça.
- Cela veut-il dire que vous ne pouvez rien faire pour moi ?
Je soupirai, incertaine de la décision à prendre.
- Je voudrais faire un nouvel essai. Mais j'ai besoin de plus de temps. Déjà, il faut que j'apprenne à parler allemand. Et ensuite… un uniforme d'infirmière allemand de la première guerre mondiale.
Mme Schliwinsky me jeta un regard perplexe.
- Et combien de temps pensez-vous que cela vous prendra ?
- Deux semaines. Je pense que cela me sera suffisant pour apprendre le minimum pour discuter. Est-ce que je peux compter sur vous pour l'uniforme ?
- Hector Bruhlet vous porte en estime, donc j'imagine que vous n'êtes pas une escroc. Je vais faire mon possible pour vous en procurer un. Je vais vous raccompagner chez vous et vous laisserai ma carte. Vous n'aurez qu'à me rappeler lorsque vous vous sentirez prête. J'imagine que je ne suis plus à quelques semaines près…
Je lui offris un sourire espiègle.
- Aussi étonnant cela puisse-t-il vous sembler, je peux apprendre une langue dans ce délai. Je n'aime pas abandonner une mission, n'ayez crainte, je ferai mon possible pour y parvenir.
Elle me conduisit jusqu'à ma rue, conformément à sa promesse, et je retrouvai la sécurité de notre appartement avec un certain soulagement. Lucie et Jade avaient conservé un relatif silence tout le long du trajet, mais j'avais senti combien elles avaient hâte que nous soyons seules pour que je puisse leur répondre.
Dès le hall d'entrée de mon immeuble, Lucie avait commencé à m'imiter à grands renforts de mouvements de mains.
- Je peux apprendre une langue en seulement quelques semaines, parce que je suis un génie, gnagnagna ! Non mais écoutez-moi cette vantarde !
- Ben quoi, c'est vrai ! Et puisque mon but est de me faire remarquer par les vampires, j'ai tout intérêt à étaler mes qualités. Par contre, j'espère vraiment que notre homme sera moins difficile à berner que la comtesse. Je n'ai pas vraiment envie de vérifier si un coup de baïonnette fantomatique peut réellement me tuer…
Jade prit le relai.
- Tu es cinglée. Pourquoi prendre autant de risques pour attirer l'attention de ces gens ?
Pince sans-rire, je lui répondis du tac-au-tac :
- Je suis immature, émotionnellement handicapée et en carence affective. Je suis prête à tout pour faire mes preuves. Je veux leur montrer que s'ils ne viennent pas me chercher, d'autres me prendront. Si je suis exceptionnelle, si je travaille plus dur que les autres, ils reconnaîtront mes talents.
Lucie leva les yeux au ciel et traversa le plafond de l'ascenseur pour regagner immédiatement notre logis. Quant à Jade, elle était restée près de moi, le regard pensif.
- Je commence à comprendre pourquoi Lucie me dit qu'ils t'ont abimée. Tu sais, je ne connais pas encore toute ton histoire, mais j'étais en fac de psycho. Et ton comportement, c'est celui qu'on voit chez des enfants en foyer social… Tu n'as jamais… dépassé ça ?
Je haussai les épaules.
- Je… Je sais pas. Au début, je voulais leur plaire, pour les remercier de m'avoir adoptée. J'étais terrifiée à l'idée qu'ils reviennent sur leur décision. Au final, c'est exactement ce qu'ils ont fait. Après quasiment six ans. Juste quand je commençais à dépasser ça. Juste quand je commençais à me sentir légitime à leurs côtés. Ils m'ont montré que rien n'était acquis. Je continue à me dire que c'était horrible de me faire ça. Mais je sais aussi qu'ils ne se rendent pas compte à quel point ça m'a blessé. Ils n'ont pas la même perception que nous. Ils sont nés à une époque où on accrochait les bébés emmaillotés aux poutres et on mariait les filles à 14 ans, alors se dire qu'on peut générer un trauma d'un vide affectif, c'est totalement abstrait pour eux. Et de mon côté, je me suis toujours efforcée de leur cacher à quel point j'étais abîmée...
- Mouai. C'est sans doute pour ça que Lucie trouve que tous les vampires sont des connards. Mais maintenant tu es adulte. Tu sais bien que ce que tu fais, ce n'est pas sain. Mettre ta vie en danger, comme ça.
- Je le sais, j'en ai conscience, mais c'est ce dont j'ai envie. Je veux que ma mère revienne me chercher, qu'elle hurle à tous les vampires de Lille que je suis sa fille, que je lui appartiens. Et je sais qu'elle le fera. Ce n'était pas son idée de m'abandonner, c'était celle de Steren, j'en suis persuadée. Il l'a convaincue que c'était pour le mieux, qu'il fallait me donner une leçon pour mon bien. Et moi je lui prouverai qu'elle a eu tort.
***/+/***
Dès le lendemain, je me mettais au travail. Livres audio, podcast, méthodes de langue… Je téléchargeai tout ce que je pouvais sur Internet, de manière à progresser le plus rapidement possible. Il en allait de mon honneur. J'avais la chance de vivre à une époque où le savoir était en libre-service ou presque, et les applications et sites web pullulaient.
Dix jours plus tard, je passai mon week-end à Aix-la-Chapelle pour entraîner ma pratique et surtout mon accent. Je me doutais que la langue avait dû légèrement évoluer depuis la 1ère Guerre mondiale, mais c'était déjà le mieux que je puisse faire. Satisfaite de ma maîtrise, j'envoyai un message à la vampire dès mon retour en France. La carte indiquait : Zvetlana Schliwinsky, organisation événementielle, et sans surprise, elle me recontacta dès le dimanche soir.
- Mademoiselle Moreau. J'ai bien reçu votre message.
- Bonsoir. En effet, je m'estime prête pour effectuer ma mission. Je reviens d'Allemagne et je pense que ma maîtrise de la langue est suffisante pour converser avec notre fantôme. De votre côté, êtes-vous parvenue à vous procurer la tenue ?
- Tout à fait. Elle est plus vraie que nature, je peux vous le garantir.
- Je n'en doute pas. Voulez-vous faire ça demain soir ? Il me semble que vous avez des journées très occupées.
Je souris largement alors que la vampire avait un temps d'arrêt.
- Effectivement. Je viendrai vous chercher pour 20 heures. Soyez prête…
***/+/***
Le lendemain soir, j'étais motivée comme jamais. Lucie et Jade étaient évidemment bien moins enthousiastes que moi, cependant rien n'aurait pu ébranler mon impatience. J'avais hâte de pouvoir revêtir le rôle que je m'étais préparée, et lorsque la vampire me fit entrer dans sa voiture, j'arborai un large sourire.
- Madame Schliwinsky, bonsoir.
- Mademoiselle Moreau. Vous semblez… bien sûre de vous.
- Je ne le suis pas vraiment, mais… il vaut mieux y aller en se donnant à fond, non ? Et puis, je crois que je suis un peu droguée à l'adrénaline. Je perçois au quotidien ce qui donnerait des cauchemars au plus insensible des psychopathes, donc il vaut mieux que je le prenne ainsi, vous ne croyez pas ?
- J'imagine que si. J'ai fait refaire la tenue selon un modèle d'époque et quelques accessoires. Je ne sais pas trop comment vous comptez le convaincre, mais je vous fais confiance. J'espère ne pas avoir fait tous ces efforts pour rien.
- Je n'ai pas chômé, je vous ferai dire ! Je n'avais jamais étudié l'allemand. Heureusement, c'est une langue assez simple à appréhender. Mais on va voir tout de suite si je suis bonne actrice !
Comme la dernière fois, la vampire se gara dans la cour du corps de ferme avant de sortir l'attirail de son coffre, et je pris quelques minutes pour me changer. La tenue était composée d'une longue robe bleu passé, complétée d'un tablier blanc, d'une coiffe et d'une sacoche en cuir. La vampire m'aida à attacher mes cheveux à la mode de l'époque, et me tendit une lanterne électrique confondante de réalisme.
- Et bien voilà, je suppose que je dois vous souhaiter bonne chance.
- Danke sehr ! J'espère ne pas en avoir pour toute la nuit, mais si jamais je ne remonte pas avant l'aube, essayez de bloquer la porte ouverte avec une pierre ou je ne sais quoi…
Ma commanditaire ne posa pas de question sur le pourquoi de ma précision. Au lieu de cela, elle m'accompagna jusqu'à la porte avec une moue soucieuse.
- Vous croyez vraiment en avoir pour si longtemps ?
Je haussai les épaules.
- Le bâtiment est vaste. L'objet qui le retient peut-être n'importe où… Bref, je ne vais pas perdre plus de temps. À tout à l'heure !
Levant ma lanterne au-dessus de ma tête, je descendis les marches, le cœur battant. Ne pouvant se costumer, Lucie et Jade s'étaient rendues invisibles, mais elles m'avaient assuré qu'elles ne s'éloigneraient pas de moi, et j'avais une totale confiance en elles.
Je n'avais pas encore établi avec précision quelle perception du temps les esprits pouvaient avoir, car il était évident que cela devait varier d'un fantôme à l'autre. Manifestement, le cas qui m'occupait ici n'avait pas compris qu'il était mort, et se croyait encore en pleine guerre. Balançant exagérément ma lanterne de droite à gauche, je criai pour prévenir ma cible de mon arrivée.
- Hallooo ! Gibt es hier einen Überlebenden ? Ich komme um Sie zu helfen ! Ich bin Krankenschwester ! [Bonjour ! Y a-t-il un survivant ici ? je viens vous aider ! Je suis infirmière !]
J'étais arrivée en bas des marches, et mon stratagème sembla fonctionner car le soldat sortit bientôt la tête d'une des pièces adjacentes, son fusil Mauser toujours à la main.
- Wirklich ? Ich fühle mich, als wäre ich schon seit Jahrhunderten hier. Ich bin der einzige Überlebende meiner Einheit. [Vraiment ? J'ai l'impression d'être ici depuis des siècles. Je suis le seul survivant de mon unité.]
- Sind Sie verletzt ? Haben Sie irgendwo weh ? [Êtes-vous blessé ? Avez-vous mal quelque part ?]
Immédiatement, le soldat se mit à genoux devant moi, avec un air de désespoir si profond, que j'en j'oubliai momentanément qu'il s'agissait d'un fantôme, déjà mort depuis des siècles. Pétrifiée face à sa douleur, je tentai de le prendre dans mes bras avant d'être prise d'un violent frisson alors que mes mains traversaient ses épaules.
- Es gab einen Angriff. Ich erinnere mich an die Schüsse... Der Feind muss mich für tot gehalten haben, denn ich bin hier aufgewacht, allein. [Il y a eu une attaque. Je me souviens des tirs… L'ennemi a dû penser que j'étais mort parce que je me suis réveillé ici, seul.]
Je restai un moment, interdite, incertaine de la procédure à suivre. Accepterait-il d'entendre qu'il avait péri ce jour-là ? Que la guerre était terminée ? Ne pouvant juger de son patriotisme, il était dangereux de lui annoncer que l'Allemagne avait perdu… Ma décision arrêtée, je pris une grande inspiration.
- Keine Panik, ich bin da. Wie heißen Sie ? Zeigen-Sie mir wo Ihre Wunde. [Ne vous inquiétez pas, je suis là. Comment vous appelez-vous ? Montrez-moi votre blessure.]
Je profitai de ma proximité pour l'observer plus attentivement, cherchant sur son corps quel pouvait être son vaisseau. À cette époque, les soldats portaient déjà ces plaques d'identité qui servaient à les reconnaître en cas de décès. Était-il possible qu'elle soit restée quelque part dans ce souterrain ? Ses doigts nus ne laissaient voir aucune chevalière, mais peut-être avait-il une gourmette sous sa vareuse ou une breloque autour du cou. Les soldats avaient tendance à porter sur eux des porte-bonheurs ou des colifichets pieux, offerts par des femmes restées à l'arrière, cependant ils étaient souvent rangés dans des poches pour éviter d'être perdus au combat.
Le soldat allemand attrapa mes doigts avec une fascination manifeste et les leva à hauteur de son visage.
- Ihren Hände sind so warm. Ich dachte, ich könnte nichts anderes fühlen als die Kälte, die hier herrscht. Ich heiße Paul Bäumer. Und Sie ? [Vos mains sont si chaudes. Je pensais ne rien sentir d'autre que le froid qui règne ici. Je m'appelle Paul Bäumer. Et vous ?]
Je le laissai s'approprier un peu de ma chaleur de vivante et inventai en un instant une identité allemande en empruntant les noms et prénoms d'un personnage de fiction.
- Ellen Hutter. Was sind Ihre letzten Erinnerungen ? [Quels sont vos derniers souvenirs ?]
Il consentit enfin à me lâcher pour désigner sa mâchoire du doigt.
- Ich habe eine Kugel abbekommen, genau hier. Es tut aber nicht mehr weh. Als wäre es nur… ein Albtraum. [Je me suis pris une balle, juste ici. Mais ça ne fait plus mal. Comme si c'était juste… un cauchemar.]
- Und wo waren Sie, als Sie angeschossen wurden? [Et où étiez-vous quand on vous a tiré dessus ?]
Il me montra un espace, un peu plus loin, et je m'en approchai immédiatement, lanterne levée, dans l'espoir d'y trouver quelque chose. Le bunker était vide, son contenu probablement évacué dès la fin du conflit. Il y avait aussi de grandes chances que le corps de Paul ait été rapatrié dans son pays, ou au moins enterré quelque part, et que sa médaille d'identification ait été emportée avec lui. Si la blessure de son dernier souvenir était bien celle qui l'avait tuée, alors son corps devait être relativement intact au moment de sa mort.
- Was suchen Sie ? [Que cherchez-vous ?]
Posant la lumière sur le sol, je ne répondis pas immédiatement. Je me mis à genoux et sortis une paire de gants et une fourchette de mon sac. Il fallait que je fouille le petit dépôt de terre et de mousse qui s'était formé sur le sol à la recherche de je-ne-savais-encore-quoi et je n'avais aucune envie de m'appesantir en ce lieu plus longtemps que nécessaire. Cependant je ne trouvai que de la boue et quelques graviers. Dépitée, je me redressai pour interroger davantage le fantôme.
- Gab es etwas, das Sie verloren haben ? [Y a-t-il quelque chose que vous avez perdu ?]
Il me regarda sans comprendre, massant son menton en un geste manifestement inconscient.
- Also… Ich denke nicht. [Ben… Je ne crois pas]
- Warum berührst Sie Ihren Kiefer ? Ich dachte, es tut Ihnen nicht mehr weh? [Pourquoi touchez-vous votre mâchoire ? Je croyais que vous n'aviez plus mal ?]
- Es ist, als wäre die Verletzung nie passiert. Meine Haut ist glatt... Ich hatte schon seit Tagen Zahnschmerzen. Ich glaube, ich muss diesen Zahn mir bei der nächsten Erlaubnis ziehen lassen. [C'est comme si la blessure n'avait jamais eu lieu. Ma peau est lisse… J'avais déjà mal aux dents depuis plusieurs jours. Je crois que je vais devoir faire retirer cette dent lors de ma prochaine permission.]
Prise d'un doute, je me repenchai vers le sol pour observer plus attentivement les "graviers". Il y avait bien quelques petits cailloux, mais l'un d'entre eux attira mon attention… Une dent. Paul Bäumer avait perdu une dent lors de l'attaque. Son corps et sa plaque avaient été enterrés, ses affaires rendues à sa famille. Mais il était resté prisonnier de ce lieu à cause d'une simple dent. Je ne pus m'empêcher de penser que le destin était parfois bien capricieux.
Je sortis la boîte de ma sacoche et m'apprêtai à y mettre la dent lorsque le regard du jeune soldat arrêta mon geste. Je lui devais une explication.
- Paul. Ich bin hier, um Ihnen zu helfen, Ruhe zu finden. Wegen diesem Zahn wurden Sie hier gefangen gehalten. Es ist jetzt vorbei. Sie waren ein guter Soldat. Es ist Zeit zu gehen. [Paul. Je suis ici pour vous aider à trouver la paix. À cause de cette dent, vous êtes resté prisonnier ici. C'est fini à présent. Vous avez été un bon soldat. Il est temps de partir.]
Il s'agenouilla à mes côtés, le regard mêlé d'effroi et d'espoir. Il était si proche que je pouvais distinguer les larmes poindre le long de ses cils.
- Ich bin tot, oder ? [Je suis mort, n'est-ce pas ?]
- Ja. Seit Jahrzehnten jetzt. Der Krieg ist vorbei und die Welt ist in Frieden. Sie können beruhigt sein. [Oui. Depuis déjà plusieurs décennies. La guerre est terminée et le monde est en paix. Vous pouvez avoir l'esprit tranquille.
- Danke sehr. [Merci beaucoup]
Il relâcha mon épaule et se recula, avant de se redresser, droit comme un I, en un dernier salut militaire. Je n'ajoutai rien de plus et laissai tomber la dent dans la boîte avant d'en refermer le couvercle. Immédiatement, Paul disparu, et je poussai un soupir de soulagement.
J'avais réussi ma mission, mais au-delà de ça, j'avais apaisé l'esprit d'un homme condamné à la solitude depuis presque exactement un siècle. J'avais fait quelques recherches pour mieux entrer dans mon rôle, et j'avais découvert que la bataille d'Aubers avait eu lieu le 9 mai 1915. À quelques mois près, Paul avait vécu cent ans seul dans le noir, dans le froid et la crainte perpétuelle d'une attaque. J'ignorais s'il existait un enfer, mais j'étais sereine pour l'esprit de ce jeune soldat, il avait déjà largement purgé sa peine…
Il allait encore me falloir détruire le vaisseau, mais ensuite il serait libre, définitivement.
M'appuyant sur le mur pour me redresser, j'étirai mes membres engourdis par ma précédente position.
- Lucie, Jade, en route !
À l'extérieur, je retrouvai Zvetlana Schliwinsky qui n'avait manifestement rien d'autre à faire de son temps que m'attendre. Elle s'était assise sur le capot de sa voiture, son smartphone à la main.
- Ah, miss Moreau ! Je pensai que vous sortiriez plus tôt. Je vous en prie, dites-moi que vous avez réussi ? La prochaine fois que je viendrais ici, je voudrais que cela soit avec une robe de soirée et en charmante compagnie.
Je la rejoignis, retirant déjà la coiffe d'infirmière qui retenait mes cheveux.
- Votre souhait pourra être exaucé, je suis parvenu à trouver ce qui retenait l'esprit ici. Les lieux sont désormais vierges de toute présence.
- Grandiose. Mon architecte viendra dans les jours à venir, et avec un peu de chance, les lieux seront ouverts au public d'ici cet été. Vous pouvez garder la tenue. Je vous ramène chez vous.
- Merci. Pour ce qui est du paiement…
- Je vous ferai parvenir cela dans la semaine. Le temps de m'assurer que vous avez bien dit la vérité.
Je haussai les épaules, alors qu'elle faisait déjà vrombir le moteur, me laissant à peine le temps de mettre ma ceinture.
- Libre à vous. Vous pourrez constater que je suis une personne de confiance.
La vampire fit la moue et tourna brièvement son regard sur moi, comme si elle s'apprêtait à me poser une question. Cependant elle reporta bien vite ses yeux sur la route et garda le silence jusqu'à notre retour en ville. Je supposai qu'elle brûlait d'envie m'interroger sur mes quelques allusions, mais la Mascarade lui interdisait de me révéler quoi que ce soit, et sans doute avait-elle l'intention d'interroger son condisciple avant toute chose. Pour ma part, je trouvai plus amusant de la laisser dans le vague, et je ne rajoutai rien.
De retour chez moi, je regrettais tout de même d'avoir vidé la bouteille de rhum dans l'évier. L'entrevue avec Paul Bäumer m'avait marquée, et j'aurais bien pris un bon remontant. Lucie et Jade avaient aussi été particulièrement émues par le récit du jeune soldat, car elles mesuraient désormais leur chance d'avoir pu échapper à un aussi funeste sort. De ce fait, nous passâmes les heures suivantes à regarder les émissions les plus stupides de la télévision pour nous changer les idées, et ce fut ainsi que je m'endormis, le corps recouvert d'un plaid moelleux, mes deux fantômes pressés contre moi.
***/+/***
Le temps passa et quelques jours plus tard, je reçus la généreuse somme de 700€ de la part de Zvetlana Schliwinsky, accompagnée d'une carte de remerciement. Manifestement, Hector Bruhlet s'était occupé de mettre à jour mes tarifs, et je n'allais pas m'en plaindre. En réalité, je n'avais pas réellement besoin d'argent pour le moment, mais je savais que la réussite sociale était importante aux yeux des vampires, et j'en déposai une partie sur mon compte en banque. Par prudence, j'avais tout de même conservé l'autre moitié sous forme de petites coupures dans la pochette intérieure de ma valise, au cas où je devrais partir précipitamment.
Même au travail, Lucie et Jade ne me quittaient jamais, et le second fantôme était devenu une extension de ma personne au même titre que ma meilleure amie. Une fois la dent de Paul Bäumer détruite, j'avais aussi remis la boîte de Steren dans mon sac, et je la transportai partout, au cas où j'aurais besoin d'intervenir en urgence.
C'est ainsi que je me retrouvai chez la mère d'un de mes collègues, un soir de semaine. Il avait vu mon annonce dans le journal et m'avait supplié de le suivre à la demeure de ses parents. D'après sa mère, des phénomènes étranges avaient lieu depuis le décès de son père, et la veuve en avait acquis la certitude que l'esprit de son défunt mari était revenu de l'au-delà pour veiller sur elle.
La demeure en elle-même était l'une de ces maisons typiques de la région lilloise, tout de briques rouges et construite en hauteur. Mon collègue m'avait présenté à sa mère avec un enthousiasme qui m'avait mis mal à l'aise, et la brave femme m'avait immédiatement invité à dîner pour parler de feu son époux.
- Vous savez, c'tait un brave homme, l'cœur sur la main. C'est son boulot qui l'a tué. Toujours à la tâche, un vrai forçat. Il savait pas dire non et son patron en a profité. Il l'a fait trimer pour son entreprise…
Au départ, je l'avais écouté attentivement, mais au bout d'une quarantaine de minutes, j'avais fini par décrocher, trop concentrée sur le fait de m'empêcher de bailler. Cela faisait près d'une heure que j'étais dans la demeure et je n'avais pas vu la moindre trace d'esprit, au point que je commençais par me demander si ce n'était une pathétique tentative de drague de la part de mon collègue.
- Excusez-moi, madame Lebourg, ma question va peut-être vous sembler un peu abrupte mais, est-ce que votre mari est mort dans ces murs ?
Immédiatement, la femme fondit en larmes, et mon collègue me fusilla du regard. Je me retins de lever les yeux au ciel alors qu'elle tentait tant bien que mal de répondre à ma question, à grands renforts de reniflements.
- Noooon. C'est un a… accident qui l'a tu… tuéééé ! Il était si fatigué… Les flics ont dit… qu'il… qu'il a foncé dans un mu… muur !
Je me mordis la lèvre et commençai à tapoter sur le rebord de la table pour masquer ma lassitude.
- Euh, Kerry, je peux te parler un instant, s'il te plait ?
Il resservit un généreux verre de vin à sa mère, puis il m'entraîna en direction du salon avec un regard conspirateur.
- Alors, tu crois qu'il la hante ? Mon père n'était pas toujours très cool avec elle, mais elle n'a jamais cessé de l'aimer, tu vois…
Je l'observai un instant, cherchant à deviner s'il me mentait ou s'il était sincère.
- Alors, pour être honnête, je ne crois pas. Les fantômes hantent les lieux où ils sont décédés. Et s'il n'est pas mort ici… disons que je n'ai encore jamais rencontré de cas où un fantôme reviendrait dans sa demeure. Je veux bien vérifier toutes les pièces pour m'en assurer mais ça me semble très peu probable. L'endroit où il est mort, c'est loin d'ici ?
- J'vais dire à maman que tu voudrais visiter.
Je n'eus même pas le temps de lui répondre qu'il s'était élancé en direction de la cuisine pour prendre sa mère dans ses bras. Je jetai un coup d'œil à Jade et Lucie qui lévitaient un peu au-dessus de moi et mon amie d'enfance eut un ricanement moqueur.
- Si tu veux mon avis, c'est dans leur tête qu'il se trouve, le fantôme. On a fouillé de haut en bas et on n'a rien vu. Alors soit il est très timide, soit il n'existe pas !
Jade hocha la tête.
- Et encore heureux. Là-haut, y a tout un autel dédié à sa mémoire. Imagine s'il avait fallu leur expliquer qu'il faut cramer une de leur précieuse relique ?
Je plissai les yeux en direction de la cuisine où Kerry et sa mère étaient en train de servir le café.
- Bon, je vais… faire une dernière vérification, et en fonction de ce qu'ils attendent de moi, je vous demanderai peut-être un petit numéro de prestidigitation.
J'avais suffisamment baissé la voix pour qu'aucun d'entre eux ne puisse m'entendre, et lorsque je revins à table, la mère avait cessé de pleurer.
- Vous croyez qu'il est possible qu'il est toujours là ?
- Et bien, jusqu'à présent, j'ai toujours rencontré des esprits qui revenaient sur leur lieu de décès. Mais peut-être que celui-là est parvenu à s'affranchir des limites que les autres rencontrent habituellement. Ce n'est pas impossible, je suppose. Mais qu'attendez-vous de moi, exactement ? Généralement, on me paye plutôt pour libérer des esprits retenus dans un lieu…
Mme Lebourg jeta un coup d'œil vers son fils avant de revenir vers moi. Les nombreux vers d'alcool au cours du repas avaient rendu son regard vitreux et ses gestes approximatifs.
- J'sais pas… Je voulais avoir une confirmation, j'crois. Est-ce qu'on pourrait pas l'appeler ? Comme dans les films, là ? Avec une planche et des lettres… ?
- Un Ouija ? Je vous déconseille fortement d'utiliser ce genre de chose. Les esprits qui ont quitté le monde terrestre seront incapables de répondre et si l'esprit de votre défunt époux est présent ici, ce type de procédé ne va pas l'aider à entrer en contact avec vous.
Sans parler des entités maléfiques qui profitent généralement de ce genre de pratiques pour effrayer les vivants ou les posséder… Mais ça je me gardais bien de leur dire. Déjà qu'ils me semblaient légèrement illuminés…
Kerry me jeta un regard plein d'espoir.
- Mais comment faire alors ?
- Est-ce que vous auriez conservé des objets intimes du défunt ? Une alliance ou quelque chose de ce genre ?
Je connaissais déjà la réponse grâce à mes deux fantômes, mais je simulai l'ignorance pour les biens du scénario, retenant un sourire alors que la mère de mon collègue se mettait à hocher vigoureusement la tête.
- Oh oui ! Nous lui avons fabriqué tout un temple. C'est pour lui rendre hommage, vous voyez !
- Accepteriez-vous de me montrer ça ?
- Oui ! C'est là-haut.
Très concrètement, j'avais hâte de m'échapper de cette demeure. Le dîner avait été inutilement plantureux, et Kerry et sa mère n'avaient cessé d'essayer de me faire boire, malgré que j'aie plusieurs fois affirmé ne pas consommer d'alcool. En suivant la mère et son fils, je m'étais attendu à trouver un placard avec un portrait, une bougie et une ou deux bondieuseries, mais je n'avais pu m'empêcher de pousser une exclamation d'horreur en trouvant un buffet entier consacré au défunt. Il y avait là non seulement l'urne funéraire accompagnée de l'habituelle photo dans un cadre doré, mais aussi un dentier dans une boîte en plastique, une mèche de cheveux accrochés avec du scotch, une montre plaquée or au bracelet usagé et quelque chose qui ressemblait furieusement à un caleçon, conservé dans un sac congélation.
Par ailleurs, l'odeur de la pièce était si nauséabonde que je m'empressai d'en ressortir pour regagner le rez-de-chaussée, rapidement rejointe par les deux Lebourg.
- Effectivement, vous aviez raison, la présence de… l'esprit était très forte dans cette pièce.
- Ah ! J'avais raison ! Tu vois bien Kerry ! C'est pas la bouteille ! Je sais ce que je ressens. Mon Johnny est toujours là, avec moi !
- J'ai pas dit ça moman, j'dis juste qu'il faudrait ptet… passer à aut'chose. Genre arrêter de lui acheter des clopes alors qu'il est plus là.
- Tu sais très bien qu'ton père aimait s'en griller une avan'dormir.
Il se tourna vers moi avec un air las.
- Du coup maman allume une cigarette chaque soir et la laisse se consumer dans la chambre. Moi j'dis surtout qu'elle va finir par foutre le feu.
Je profitai du fait qu'ils finissent leur dispute pour aller aux toilettes et dévoiler mon plan à mes deux complices.
- Bon ! Je vais leur dire de sortir une feuille et un crayon et prétendre communiquer avec l'esprit. L'une de vous va écrire exactement ce que je vais vous dire. Et on a plus qu'à espérer qu'ils soient suffisamment alcoolisés pour gober tout ce qu'on va leur servir… J'espère juste qu'il ne se donnaient pas des surnoms débiles entre eux…
Quelques minutes plus tard, je leur avais fait sortir une feuille, un crayon et trois bougies. J'avais éteint les lumières pour le décorum et nous nous étions installés autour de la table débarrassée et nettoyée.
Mme Lebourg avait proposé de faire cela à l'étage, là où la présence du fantôme était la plus forte, mais j'avais catégoriquement refusé, prétextant qu'il fallait impérativement une table ronde suffisamment grande pour nous accueillir tous les trois et qu'un esprit n'aurait aucun mal à descendre jusqu'à l'étage en-dessous.
- Est-ce qu'y va soulever la table, ou un truc comme ça ?
Pour la première partie du rituel, je leur avais demandé de former un cercle à l'aide de nos mains serrées.
- Non. Il va écrire. C'est le principe de prendre une feuille et un crayon. Avec l'aide de mes pouvoirs, il va communiquer clairement ses souhaits. Bien, commençons. Ne dites plus rien, s'il vous plaît. Esprit de John Lebourg, es-tu là ? Si tu es là, tape trois coups sur la table !
Immédiatement, Jade frappa la table depuis son dessous, et Kerry et sa mère sursautèrent violemment.
- Grand dieu ! C'est mon Johnny !
- John Lebourg, je suis médium. Je suis ici pour te prêter mes pouvoirs, et ainsi te permettre d'interagir avec le monde des vivants. Ta femme et ton fils sont avec moi, ils veulent te parler.
Je jetai un regard entendu aux différents protagonistes et lâchai les mains de Kerry et sa mère pour poser un doigt sur le crayon de manière à le tenir droit, pointe au contact du papier. Immédiatement, Lucie s'en empara à pleine main pour commencer à tracer de grandes lettres.
"LAISSE-MOI PARTIR."
Mme Lebourg poussa un nouveau cri en voyant le crayon bouger de lui-même.
- Mais… Mais ! Tu es parti, John !
- Je crois que l'esprit vous demande de lui offrir la paix. Par vos rituels, cette histoire de cigarette, tous ces objets que vous gardez… Vous l'empêchez de rejoindre le monde des morts. Est-ce bien cela, que vous voulez dire ?
"OUI. FAIS TON DEUIL, LIBÈRE MOI !"
À ce moment, la veuve arracha le crayon des mains de Lucie pour le jeter au loin.
- Non ! J'veux pas ! Tu m'en as fait baver toute ma vie ! Bientôt trente ans de mariage pour ça ! Tu me lâches maintenant que tu sais que j'suis plus trop fraîche, que j'peux pas retrouver un mec ! T'avais pas l'droit !
Lucie me jeta un regard avant de me désigner Kerry du doigt, et je lui répondis d'un léger hochement de tête.
Avec une grimace, elle infiltra le corps de mon collègue, prenant momentanément possession de ses sens. Le jeune homme tressaillit, cependant il n'était pas en état de résister, et je le savais parfaitement.
- Annie, tais-toi donc !
- Johnny, c'est toi ?
- Oui. Je ne peux pas rester longtemps. Jette-moi toute cette camelote crasseuse que tu gardes. C'est toi qui me retiens ici. Laisse-moi partir !
Lucie s'efforçait de déformer sa voix pour lui donner un timbre plus grave, et à défaut de reproduire fidèlement celle du défunt, cela créait un son indubitablement surnaturel. Manifestement, cela dut être suffisamment convainquant, car d'un seul coup, Mme Lebourg se leva, repoussa la table, et se jeta sur Kerry pour l'embrasser.
- Johnny ! Je t'aime !
Immédiatement, Lucie s'extirpa du corps du jeune homme avec un hurlement de dégoût, cependant cela ne sembla pas arrêter mon collègue. Sous nos yeux à la fois fascinés et répugnés, il continua de répondre au baiser comme s'il était réellement possédé par l'esprit de son défunt père.
Lucie s'essuya frénétiquement la bouche, une grimace écœurée au visage.
- Beurk, quelle horreur. PLUS JAMAIS je fais ça ! Plus jamais. J'ai… Mon dieu. J'ai envie de vomir. Sauf que je peux pas.
De son côté, Jade était littéralement écroulée de rire au point d'en pleurer.
- Ah ah ah ! La réputation du Nord n'est pas usurpée, à ce que je vois ! Ou alors il est tellement en manque qu'il va en profiter pour se taper sa mère…
Je me détournai immédiatement de peur de visualiser la chose et m'éclaircis bruyamment la gorge dans l'espoir d'attirer leur attention.
- Hmhm. Mme Lebourg ? Kerry ?
- Partez ! J'ai la chance de profiter une dernière fois de mon mari. De lui dire au revoir ! N'est-ce pas, chéri !?
Mon collègue me jeta un regard étrange, et je m'empressai de déguerpir sans demander mon reste. De toute façon, je pourrais toujours rappeler à Kerry qu'il me devait 50€… Je n'avais vraiment AUCUNE envie d'assister à quoi que ce soit.
- Très bien, je verrais avec Kerry pour mes honoraires. Bonne soirée, au revoir !
Une fois dans la rue, j'éclatai de rire, imitée par mes deux fantômes.
- Par tous les sangs. J'aurais préféré ne pas savoir. Moi aussi j'ai envie de vomir maintenant…
Lucie me jeta un regard espiègle.
- Ça t'apprendra à jouer les médiums du dimanche auprès d'une famille de tarés !
- J'ignorais qu'il était bizarre ! Au boulot il a l'air parfaitement normal. Je savais qu'il n'était pas une lumière, mais quand même…
Jade s'intégra à la conversation.
- Quelque part, il n'est pas si stupide, il a compris qu'il pouvait profiter de l'opportunité pour…
- Ne le dis pas ! Pitié. Je ne veux pas, ne serait-ce qu'envisager une telle chose.
Lucie se mit à ricaner.
- Nathalia est une prude ! Elle n'a jamais vu le loup et si ça continue elle mourra vierge. D'ailleurs, Nath', cette année supplémentaire est une chance que tu devrais saisir ! S'ils ne t'avaient pas chassé de chez eux, tu aurais déjà été condamnée à être une vieille fille pour l'éternité.
Je soupirai et secouai la tête.
- Tu es méchante. Je ne suis pas prude. Là c'était dégoûtant. Et tant pis si je garde ma virginité, je ne vais pas coucher avec n'importe qui juste pour ne pas mourir vierge. Evguenia m'a bien expliqué que les plaisirs charnels n'étaient rien à côté du goût du sang…
Jade descendit à ma hauteur, le regard plissé, comme chaque fois qu'elle espérait un détail croustillant sur le monde des vampires.
- Et tu n'en as jamais eu envie… ?
Je mis quelques secondes à répondre.
- Si, bien sûr… J'ai passé mon adolescence au milieu d'hommes et de femmes qui se nourrissent essentiellement en séduisant les humains, à fréquenter les night-clubs et les boites de nuit… Ça aurait été difficile de rester parfaitement insensible. Mais je sais aussi faire la part des choses. Et puis… pour eux, le sexe va avec le sang. Ma mère considère que mon sang lui appartient, puisqu'elle doit me donner l'étreinte. Et je n'ai jamais osé lui demander vraiment l'autorisation de coucher avec un humain...
Lucie s'accrocha à mon bras, me provoquant une désagréable sensation de froid.
- Il faut aussi dire que les humains ne sont pas assez bien pour Nath' ! Madame voudrait un grand et beau vampire, quelqu'un comme William, son ténébreux garde du corps.
Je fis la moue et détournai le regard.
- J'espère que je le reverrais. J'ai dit à ma mère que je prenais l'entière responsabilité de la mort du Lasombra et je ne le regrette pas. Je pense que si elle l'avait banni du Havre, il aurait cherché à me retrouver. Et puisqu'il n'est pas là, c'est qu'il doit être à ses côtés. Il est… important à mes yeux mais je n'espère rien. Il m'a vu grandir, pour lui je dois n'être qu'une enfant. Peut-être que quand j'aurais reçu l'Étreinte il me verra autrement.
Chemin faisant, nous étions arrivées jusqu'à l'arrêt de bus qui nous ramènerait chez nous. La nuit était tombée depuis plusieurs heures et les rues étaient désertes. Un homme encapuchonné attendait déjà sur le bord du trottoir et je me tus immédiatement pour éviter d'attirer l'attention. Cependant, cela ne faisait pas une minute que nous étions arrivées que Lucie reprit la parole.
- Fais gaffe, c'est un vamp. Il a pas intérêt à t'approcher, sinon je le fais voler, c'est moi qui te le dis !
Je ne pus m'empêcher de pouffer en secouant la tête, attirant l'attention du vampire à quelques mètres de moi. Il sembla brièvement interloqué par mon comportement et je songeais un instant qu'il aurait été très drôle de lui crier "C'est normal je suis Malkavienne". Cependant, le bus arriva quelques instants plus tard, et nous pûmes rentrer chez nous sans autre péripétie.
***/+/***
Mon quotidien se poursuivit sans grands changements jusqu'au mois de mars. Hector Bruhlet ne m'avait pas fait rencontrer d'autres vampires et Zvetlana Schliwinsky ne m'avait pas non plus recontactée, je commençais donc à perdre peu à peu espoir de voir mon plan se concrétiser avant le mois de juillet.
Malgré les présences de Lucie et Jade, l'absence de mes amis vampires se faisait toujours durement ressentir. Je me surprenais fréquemment à envier les humains de mon âge, qui profitaient de la vie avec cette insouciance qui les caractérisait. Lille était une métropole cosmopolite active et il ne se passait pas une nuit sans qu'il n'y ait des choses à faire. Certains de mes collègues comme Kerry n'avaient pas encore abandonné l'idée de se lier d'amitié avec moi et je commençais à être à court d'idées pour les repousser sans paraître totalement associable.
Ce soir-là, j'avais finalement accepté une sortie entre collègues dans un club assez tranquille du centre-ville. Sur le papier, il y avait moins de risques de croiser des vampires dans un endroit pareil, et de toute façon j'avais prévu de partir tôt. Plusieurs employés de mon travail étaient censés venir, mais j'avais rapidement compris mon erreur en voyant que seul Kerry était finalement venu.
La musique d'ambiance était à un volume très raisonnable et le prix des consommations décourageait les clients de se saouler. Cela n'avait pas empêché Kerry de chercher à m'impressionner en achetant deux grands cocktails, alcoolisé pour lui et sans pour moi. Il n'était déjà pas très subtil en temps normal, mais cette fois, l'alcool aidant, il en devenait carrément relou.
Lucie refusait de m'aider sous prétexte qu'il était beaucoup trop drôle de me voir me dépêtrer de cette situation, quant à Jade, elle ne se sentait pas encore capable de prendre possession d'un mortel.
Je ne cessai de soupirer, alternant réponses monosyllabiques et bâillements à peine forcés, cependant cela ne semblait pas impacter l'enthousiasme forcené de mon collègue. Il continuait de m'abreuver de détails toujours plus insignifiants sur son existence et je ne cherchais même pas à feindre le moindre intérêt.
Jade et Lucie flânaient de part et d'autre, profitant de leur statut de fantôme pour espionner les autres clients, cependant elles veillaient à rester suffisamment proches de moi, au cas où j'aurais besoin d'aide. Je pouvais ainsi entendre leur conversation, et l'un des mots attira mon attention.
- … vampire qui vient d'entrer dans les toilettes des filles ?
Prise d'une idée soudaine, je me levai, jetant un vague regard à Kerry.
- Excuse-moi un instant, je vais aux WC.
Je traversai la pièce en vitesse et pénétrai dans les toilettes avec un certain empressement. Les lieux étaient vides hormis une femme à l'apparence la vingtaine, occupée à se remaquiller devant un miroir. Je me dirigeai immédiatement vers elle, sous le regard perplexe de mes deux fantômes.
- Salut ! Vous voulez vous faire 50€ et un mec facile ? Table 6, bien éméché et prêt à suivre la première belle fille qui lui fait de l'œil. Moi je ne le supporte plus. Je n'irai pas jusqu'à souhaiter sa mort mais je suis prête à payer pour que quelqu'un m'en libère.
La vampire me jeta un regard méprisant.
- Tu me prends pour une pute ou quoi ?
Je sortis le billet de mon sac.
- Absolument pas. Je suis médium… et opportuniste.
Changeant complètement d'attitude, elle se décala pour me plaquer contre le rebord du lavabo.
- Je vois. Puisque tu sais ce que je suis, dis-moi au juste ce qui m'empêcherait de m'attaquer à toi ?
- Au premier abord, pas grand-chose. Mais contrairement à lui, je suis parfaitement sobre et j'ai avec moi deux fantômes capables de vous projeter dans le mur le plus proche. Ça serait stupide de risquer la Mascarade alors que je vous propose un repas tout prêt.
En un clin d'œil, Lucie se manifesta juste à côté de moi, apparaissant aux yeux de la vampire qui recula d'un bond. La femme grimaça et m'arracha le billet des mains.
- Très bien. Table 6 tu dis ? Merci pour le tuyau. Mais j'espère pour toi que ce n'est pas une combine foireuse.
- Aucunement. Merci pour le service.
J'attendis quelques minutes dans les toilettes, et lorsque je ressortis, il n'y avait plus aucune trace de Kerry ni de la vampire. Heureuse d'être débarrassée de mon boulet personnel, je remis mon manteau et m'apprêtai à sortir du club lorsqu'un vigile aux allures de catcheur me bloqua le passage.
- La patronne voudrait vous voir.
- Et je suppose que je n'ai pas le choix. Bien, je vous suis.
Quelque chose me disait qu'il valait mieux éviter de tenter la possession spirituelle, et la suite me donna raison. Il me conduisit jusqu'à un bureau situé au premier étage du club. La première chose que je vis, fut l'immense miroir sans teint qui permettait de surveiller toute la salle en contrebas. La pièce était vaste, effet accentué par le contraste entre ses murs mordorés et son sol en bois sombre. Des tableaux et sculptures agrémentaient les lieux, preuve d'une certaine recherche de la part du propriétaire, et l'éclairage était diffusé par plusieurs luminaires sur pieds de style art-déco. Une fois passé l'émerveillement, je reconnus du premier coup d'œil la personne qui se trouvait derrière le large bureau en ébène. Il s'agissait de Zvetlana Schliwinsky, la vampire qui avait fait appel à moi un mois plus tôt.
- Mme Schliwinsky. Bonsoir. J'ignorais que ce club vous appartenait.
- Melle Moreau, bonsoir. Igor, laissez-nous. Savoir que je me trouvais ici aurait-il changé quoi que ce soit dans votre comportement de ce soir ?
Je fronçai les sourcils, incertaine de la réaction à avoir.
- À quel propos ?
La vampire se rassit derrière son bureau, m'invitant à en faire de même.
- Les toilettes de mon club sont équipées de caméras voyez-vous, et il y a quelques minutes, mon chef de la sécurité a attiré mon attention sur ce qu'il pensait être un trafic de drogue. Il m'a montré la vidéo de surveillance, et quelle n'a pas été ma surprise en vous y reconnaissant.
J'éclatai spontanément de rire avant de me stopper, me mordant la lèvre face au stoïcisme de mon interlocutrice.
- Je vous prie de m'excuser, ce n'est absolument pas le cas. Ces caméras sont-elles équipées de micros ?
- Non, mais là n'est pas la question. Je connais la personne à qui vous avez donné de l'argent. Qui est l'homme qui vous accompagnait ?
Je fis un geste vague de la main.
- Un collègue de travail un tantinet pesant. Il est intéressé par moi et ce n'est absolument pas réciproque. Il m'a attiré ici ce soir en prétextant une soirée entre collègues, tout ça pour me retrouver en tête à tête avec lui. Bref, j'ai vu… cette personne et j'y ai trouvé une opportunité de m'en débarrasser ! Enfin, pas débarrasser au sens tuer, simplement… Il va faire une agréable promenade et croira avoir abusé de l'alcool. Tout le monde est gagnant…
La vampire sembla un instant perplexe face à ma réponse.
- Connaissiez-vous cette femme avant ce soir ?
- Absolument pas.
- Alors pourquoi l'avoir interpellé dans ce but ?
- Puis-je parler sans faux-semblant ?
Elle écarta les bras pour me désigner la pièce.
- Nous sommes seules et cette pièce est insonorisée.
- Très bien. Vous savez déjà que je suis médium. Je peux voir les fantômes, mais je peux aussi reconnaître les vampires. Et avant que vous ne vous en inquiétiez, sachez que je n'ai aucune intention de représenter un risque pour la Mascarade. Je suis parfaitement au courant de ses principes et je la protège, même, depuis plusieurs années.
Durant mon discours, elle s'était levée et avait posé ses deux mains sur son bureau, bras tendus.
- Quelqu'un ici vous aurait-il tout dévoilé ?
- Non. Mais je suis plutôt intelligente et les fantômes savent beaucoup de choses. Pouvoir se lier d'amitié avec certains d'entre eux peut-être un sacré avantage.
- Se lier d'amitié… Vous voulez dire… ?
Je souris, jubilant intérieurement à l'idée de lui dévoiler la vérité.
- J'ai constamment des fantômes avec moi. Des amies. Elles assurent ma protection, entre autre…
La vampire plissa les yeux mais Lucie et Jade ne semblaient pas décidées à se manifester, et Zvetlana Schliwinsky reporta son regard sur moi.
- Et bien, vous ne manquez pas de surprise. Vous ne semblez pas nous craindre… Dans ce cas, pourquoi ne pas me l'avoir dit lors de notre rencontre ?
Je haussai les épaules.
- Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise ou vous donner une raison de vous méfier de moi. Je cherche simplement du travail, et je ne sais que trop bien combien la préservation du secret peut mettre certains d'entre vous sur les nerfs.
- Vous semblez savoir beaucoup de choses, en effet. Beaucoup trop pour une simple humaine, à vrai dire, mais vous vous êtes montrée utile, et si ce sont bien des esprits qui vous ont dévoilé toutes ces informations, j'imagine que l'on ne peut blâmer personne. Cela dit, je compte bien mener mon enquête. J'avais déjà croisé des médiums par le passé, et aucun ne s'était montré aussi perspicace que vous l'êtes.
- Hector Bruhlet ne m'a rien dévoilé et c'est le seul autre vampire à qui j'ai parlé. Mais si vous ne me croyez pas, mettez-moi à l'épreuve. Mon seul souhait est de me rendre utile.
- Pourquoi donc ? Pour le sang ? Ou l'immortalité, peut-être ?
- Je me doute que vous vous méfiez, mais inutile de me prêter des intentions aussi grossières. Les vampires payent bien et contrairement aux humains, je sais que vous ne remettrez pas en cause tout ce que je me dis ou ne me traiterez de folle. Et puis, si je dois être parfaitement honnête, il y a une certaine connaissance… que j'aimerais attirer ici. Elle a décidé de m'abandonner suite à une erreur de ma part. Mais je voudrais lui montrer que d'autres pourraient être intéressés par mes capacités.
Zvetlana Schliwinsky s'était rassise derrière son bureau et avait croisé ses mains devant son visage avec un sourire entendu.
- Je vois, cette… connaissance vous avait promis l'Étreinte et elle a changé d'avis ?
- Oui, mais là n'est pas ce que je lui reproche. Comme je vous l'ai dit, je me fiche bien de l'Étreinte et je n'ai jamais bu son sang. Mais alors que j'ai quasiment passé les 6 dernières années à ses côtés, elle m'a jeté comme si je n'étais qu'un membre du bétail à ses yeux. Elle m'a chassé de la ville et a interdit à quiconque de reprendre contact avec moi. Du jour au lendemain, j'ai perdu tous mes amis, toutes mes connaissances, tous mes liens. Je veux qu'elle vienne me chercher, qu'elle reconnaisse ma valeur et qu'elle me reprenne à ses côtés.
- Ah la la ! Que ne sommes-nous pas capables de faire pour une fierté bafouée. Et cette vampire, elle a un nom ?
À nouveau je me mordis la lèvre, hésitant à prononcer son nom.
- Elle m'a interdit de… me rattacher à elle. Pour ne pas que je porte atteinte à sa réputation.
- Oh, encore mieux ! Occuperait-elle une fonction particulière ? Quelque chose qui justifierait votre bannissement ?
- C'est une ancienne. Elle occupe le rang de Primogène dans la cité où elle demeure.
- En voilà des informations croustillantes... J'aimerais vous aider. Mais pour cela, il me faudrait ce fameux nom.
Je fis une moue sceptique.
- Pourquoi m'aideriez-vous ? J'ai passé suffisamment de temps parmi vous pour savoir que rien n'est jamais gratuit.
- Déjà, pour satisfaire ma curiosité. Et ensuite, pour vous rendre redevable. Vous avez manifestement de nombreuses compétences et puisque vous êtes au courant du secret, je n'ai plus aucune raison de vous ménager. J'aurais justement besoin de quelqu'un comme vous pour une mission qui requiert une certaine astuce. Quelque chose à récupérer, pour être exacte. Si vous êtes aussi douée que vous le prétendez, je ferais en sorte que votre réputation atteigne votre cible. Alors, qu'en dites-vous ?
Je souris largement et tendis la main à travers le bureau.
- J'en dis que cela m'intéresse.
La vampire m'offrait exactement ce que j'attendais. Restait maintenant à savoir quels risques allaient représenter cette fameuse mission…
Fin du chapitre 35
Review, please !
