Cet OS a été écrit pour la 154e Nuit du FoF autour des thèmes «alizé», « culture », « décadence » et « paon ».Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Sibylle
« Rêve ta vie en couleeeuurs, c'est le secret du bonheeeeuur ! »
Poussé par les alizés, le voilier fendait les flots à la vitesse d'un oiseau en vol. Riante, la petite fille remontait le pont à toute allure, battant des bras, prête à s'envoler.
« Attention, ma chérie, s'inquiéta sa grand-mère, assise sous un auvent dressé à la poupe. Ne va pas tomber…
– Je ne peux pas tomber, riposta la fillette en tourbillonnant sur elle-même pour faire voleter son ample robe fleurie. Je suis Peter Pan !
– Hé bien, Peter Pan, il est l'heure de prendre ton goûter. Assieds-toi, maintenant.
– Obéis, Sibbie », renchérit le père de la petite, qui tenait la barre.
Plutôt que de s'asseoir, celle-ci préféra venir se blottir sur les genoux de sa grand-mère. Patricia Trelawney en profita pour examiner ses membres fins qui dépassaient de la robe à fleurs.
« Tu t'es encore fait des bleus, constata-t-elle avec un soupir.
– Elle se cogne partout, confirma le père. Je n'arrête pas de lui dire de faire attention, mais elle est si tête en l'air… »
Patricia sortit sa baguette magique pour soigner les ecchymoses de sa petite-fille aux grands yeux et aux joues encore roses de sa course à travers le navire.
« Je crois plutôt qu'elle a besoin de lunettes, observa-t-elle. Sa mère pourrait s'en charger… »
À la barre, le père de Sibbie émit un grognement. La suggestion était pourtant fondée, vu l'avance que possédaient les Moldus en matière de correction des défauts de la vision. La mère de la fillette, Moldue elle-même, saurait sans aucun doute à quel praticien l'adresser.
« Je me demande si ce ne sont pas tous ces films qui lui abîment les yeux… », marmonna le père.
Le fait est que la mère de Sibbie l'emmenait souvent au cinéma voir des dessins animés qui enchantaient la fillette. Elle en revenait toujours la tête pleine d'images qu'elle tenait à partager avec eux, malgré le déplaisir manifeste de son père. Ce n'était pas tant un manque d'intérêt que la rancune de voir sa fille conserver de l'affection pour une femme qui, de son point de vue, les avait quittés tous les deux.
« Mamie, dit Sibbie, la tête posée contre la poitrine de sa grand-mère, est-ce que je pourrai voler pour de vrai, un jour ?
– Bien sûr, ma chérie, répondit celle-ci. Il te faudra simplement un balai magique. »
Les yeux de Sibbie s'arrondirent. Patricia devina qu'elle se voyait déjà filant dans les airs comme une comète.
« Voler, c'est une chose que peuvent faire tous les sorciers », ajouta le père.
Il ne manquait jamais une occasion de souligner les nombreux avantages qu'il y avait à appartenir au monde magique plutôt qu'à celui des Moldus, comme si cela pouvait, à la longue, lui valoir la préférence de sa fille. Se serait-il montré aussi jaloux si son couple n'avait pas explosé ? Son propre père, le fiancé de Patricia, étant mort à la guerre avant la naissance de son fils, les rapports entre époux restaient pour elle assez mystérieux.
Une fois les bleus de Sibbie effacés, la grand-mère déposa sa petite-fille dans un fauteuil, devant une assiette de biscuits et un verre de lait, et se leva pour faire quelques pas sur le pont. Après plusieurs heures passées assise sous l'auvent, déployer ses membres lui fit du bien, même si ses articulations commencèrent par protester.
En dépit de son âge avancé, Patricia Trelawney restait une femme imposante. Grande et mince, dotée d'une abondante chevelure grise qu'elle relevait en chignon à l'ancienne mode, elle portait toujours des peignoirs chamarrés ou de longues robes à traîne en soie miroitante qui lui donnaient un peu l'air d'un paon. Sa vie n'avait pas été simple, mais les avanies qu'elle avait dû subir en tant que fille-mère n'avaient fait que renforcer son caractère. Face aux regards méprisants ou outragés, elle avait levé le menton encore plus haut et, quand elle en avait eu assez des langues de vipère qui persiflaient sur son passage, elle avait acheté ce navire et mis les voiles loin des moralisateurs. Elle n'était pas peu fière d'avoir élevé son fils dans un esprit d'ouverture qui lui avait permis, non seulement de s'éprendre d'une Moldue, mais aussi de développer un vrai talent pour la navigation. Lui ne s'estimait pas marin parce qu'il tapotait un gouvernail avec une baguette : il savait manœuvrer. Et si la Moldue était partie, son goût pour la mer lui était resté.
« C'est un beau cadeau que tu offres à ta fille, tu sais, murmura Patricia à son oreille lorsqu'elle passa près de lui. Ce tour du monde…
– J'espère qu'elle s'en souviendra. Même si ce n'est pas aussi spectaculaire que les aventures de ce Peter Pan », répondit-il avec aigreur.
Patricia tapota affectueusement l'épaule de son fils.
« Au moins, elle aura de quoi répondre face aux petits sang-pur qui se vanteront de leur vie extraordinaire », ajouta-t-il.
Patricia pinça les lèvres.
« Tu es toujours décidé à l'envoyer à Poudlard, alors ?
– Bien sûr que j'y suis décidé », dit-il sèchement.
En grandissant, il s'était rendu compte que son enfance, par certains côtés si merveilleuse, le mettait en marge du monde magique. Tous les anciens de Poudlard se connaissaient, mais personne ne le connaissait, lui. Aujourd'hui encore, il en souffrait. Patricia savait tout cela, bien qu'il ne le lui ait jamais dit.
« C'est très bien que Sibbie ait l'occasion de voyager, de découvrir d'autres cultures, reprit-il d'une voix plus douce. Et c'est très bien qu'elle connaisse également le monde moldu, admit-il avec répugnance. Mais c'est au monde magique qu'elle appartient. Et la culture de ce monde, Poudlard la lui apprendra beaucoup mieux que moi », conclut-il, amer.
Patricia revint s'asseoir près de sa petite-fille. Malgré sa vue un peu floue, Sibbie s'aperçut sans peine que sa grand-mère était peinée. Elle se leva et se planta près de son fauteuil.
« Tu es triste, Mamie. »
Ce n'était pas une question. Patricia se força à sourire et lui caressa la joue.
« Ce n'est rien, ma chérie.
– Tu sais, assura la fillette, ça ira mieux quand tu te seras mariée. »
Patricia ouvrit de grand yeux.
« Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes, Sibbie ?
– Ou c'est Papa qui se remariera, nuança-t-elle. Mais en tout cas, ça ira mieux. »
La petite semblait parfaitement sûre d'elle, et tranquille comme si elle venait d'énoncer une banalité. Il lui arrivait parfois d'annoncer des choses tout à fait inattendues ; à son âge, elle ne distinguait pas encore bien la réalité de ses rêves et de ses jeux. Mais, de temps en temps, elle tombait juste.
Patricia ne voulait pas se monter la tête : depuis l'époque de sa propre grand-mère, la célèbre Cassandra Trelawney, personne dans la famille n'avait manifesté le moindre don de double vue. Patricia pensait que l'union successive de sa grand-mère puis de son père avec des Moldus avait provoqué la décadence de ce talent ancestral. Son propre fils, lui-même issu d'un père moldu, en était totalement dépourvu. Que la petite Sibbie, avec son regard myope, s'amuse à faire des prédictions, c'était bien normal, vu ce qu'on lui avait dit de son illustre aïeule ; mais cela ne signifiait rien.
« Moi, je ne me marierai jamais, continua la fillette.
– Pourquoi dis-tu ça, ma chérie ?
– Parce que, répondit Sibbie en haussant les épaules. Je le sais, c'est tout. Et je boirai du cérès comme toi. »
Patricia éclata de rire.
« Du xérès, ma chérie, corrigea-t-elle. Et j'espère que tu en boiras moins ! »
