Disclaimer : Les personnages appartiennent à la mythologie ou à Neil Gaiman.
Note : Après un petit OS sur Salim et le Djinn, me revoici dans l'univers d'American Gods. Je me base toujours sur le livre auquel j'ajoute d'autres divinités et d'autres sous-intrigues. Techniquement, ceci est un UA, même si ce ne sera pas tout à fait flagrant au début.
Chapitre 1 – Le fossoyeur
Peu importaient les conditions climatiques, Conrad Moonlight était toujours au rendez-vous. Il n'avait jamais failli à son travail – pas même lorsqu'il était tombé malade sans raison à la dernière éclipse lunaire – et il partait du principe que si personne ne s'occupait correctement de tenir la maison des morts alors il était inutile de vouloir préserver celle des vivants. Si vous lui demandiez depuis combien de temps il exerçait son métier, il vous répondait qu'il lui semblait l'avoir toujours fait. Il passait ses journées à nettoyer les tombes, à arroser les fleurs, à balayer les allées, et à lire de la poésie – parfois pour lui seul, parfois pour les corps nouvellement enterrés. Nul ne lui connaissait de famille, ni même d'ami, tant il se tenait à l'écart de tout lien social, préférant nettement le silence de ses cimetières à la volubilité de la foule.
Ainsi, la pluie qui tombait sans discontinuer depuis des jours n'affectait en rien son humeur ou la qualité de son travail. Il traversait les allées avec un parapluie, ramassait les pots de fleurs vides balayés par le vent, redressait certaines plaques à la mémoire des défunts et surveillait du coin de l'œil l'entrée du cimetière. Si l'automne ne dérangeait pas vraiment Conrad avec sa météo incertaine, les vols et ravages qui suivaient invariablement les fêtes de la fin octobre et du début novembre avaient tendance à raviver sa colère ; il détestait les vandales et les maudissait à chaque fois qu'il retrouvait une tombe dégradée. À ses yeux, profaner une sépulture revenait à déranger les morts qui gisaient en-dessous et il haïssait plus que tout la pensée de perturber avec violence le repos éternel des âmes des trépassés.
Avec malveillance pour quelques-uns et humour pour d'autres, il avait été surnommé l'oiseau de mauvais augure. Sa silhouette longiligne lui donnait l'air d'un échassier, toujours à l'affût de la moindre incartade, et cet aspect revêche était accentué par son regard gris métallique qui ne manquait jamais d'en déstabiliser plus d'un tant il paraissait sans âge et implacable. Conrad en avait conscience et en jouait un peu, il n'hésitait pas à causer des frayeurs à ceux qui lui cherchaient des noises et s'estimait chanceux d'avoir toujours auprès de lui un instrument assez robuste pour faire fuir les malfrats – une bonne pelle suffisait à rendre un homme peu engageant.
Ce matin-là, quelques enfants étaient déjà venus braver les grilles du cimetière, vêtus de costumes rapiécés aux allures de sorciers, de morts-vivants, de momies ou de vampires, arborant un air de fausse bravoure qui n'impressionnait personne. Conrad les avait accueillis avec un sourire tordu qui les avait poussés à prendre leurs jambes à leurs cous, avant de retourner à l'entretien de l'une des tombes, sans se préoccuper du cri lointain d'un corbeau annonciateur de bouleversements à venir. Il savait qu'il était la cible préférée des gamins lorsqu'Halloween pointait le bout de son nez mais, jusqu'à présent, aucun des bambins n'avait été assez courageux pour rester longtemps auprès de lui – sans compter ceux dont les parents n'étaient pas à l'aise en sa présence et ramenaient invariablement leur progéniture dans leur giron à cause d'une crainte tout à fait infondée. Conrad se demandait parfois ce que les adultes lisaient de si effrayant dans ses yeux puis il oubliait aussi vite sa question qu'il laissait s'envoler dans le vent d'un haussement d'épaules.
Tandis qu'il nettoyait consciencieusement l'inscription de l'une des pierres tombales, il entendit le bruit d'une voiture en train de s'arrêter près des grilles de l'entrée. Habituellement, les gens ne prenaient pas leur véhicule pour rendre visite à leurs défunts car il n'y avait là que des familles des environs seules les pompes funèbres débarquaient avec l'option son et lumière dans ce coin calme du petit village. Conrad reposa son éponge, son seau d'eau grisâtre, et se dirigea vers l'entrée du cimetière où deux hommes à la peau sombre – l'un plus que l'autre – étaient vraisemblablement en train d'observer les lieux sans se préoccuper de la pluie qui tombait drue. Il avait toujours eu confiance en la première impression qu'il ressentait en croisant de nouveaux visages et il fut troublé de constater qu'il sentait comme une odeur de sable lointain, de chaleur sèche et d'herbes coupées dans leur sillage.
Reprenant pied dans sa réalité, il les apostropha pour attirer leur attention, déjà las de devoir se présenter. Les deux individus tournèrent la tête vers lui d'un même mouvement et leurs yeux s'écarquillèrent un instant, comme s'ils le reconnaissaient. Conrad savait avec certitude qu'il ne les avait jamais vus, il se targuait assez de n'oublier aucun visage et il ne faisait aucun doute qu'il aurait pu les identifier sans souci. Voyant qu'ils ne semblaient pas vouloir décrocher un mot, il grimaça et leur indiqua de le suivre, pour échapper au déluge qui menaçait de s'abattre sur eux, bien plus violent que la pluie qui les recouvrait déjà. Il aurait pu expédier sa tâche en leur parlant, sous des parapluies, du cimetière et des funérailles, mais il y avait une voix dans sa tête qui lui soufflait de prendre au sérieux la présence de ces deux hommes et il l'écouta, n'ayant rien de mieux à faire.
Lentement, il les fit traverser les longues rangées désordonnées où les tombes ne s'alignaient pas vraiment, comme autant de pierres d'un autre temps qui attendraient la fin de l'humanité avant de s'effondrer à l'instar de dominos. Derrière lui, les deux individus restaient encore silencieux, ce qui pesait sur lui à la manière d'une chape de plomb. Il n'était pourtant pas adepte des discussions mais le calme qu'ils transportaient avec eux en aurait mis plus d'un mal à l'aise. Conrad poussa la porte de la chapelle délabrée qui se tenait au fond du cimetière, plissant le nez en constatant que les fuites avaient empiré. Il avait demandé à la mairie de s'occuper de réparer les dégâts la charpente était à moitié rongée par les éléments et les bêtes, les vitraux étaient si recouverts de poussière et de moisissure qu'il faisait toujours gris à l'intérieur, comme si la lumière divine n'était pas autorisée à pénétrer ce lieu que plus personne n'occupait. Il s'agissait cependant du seul coin où il pouvait offrir un toit – tout relatif fût-il – à ses deux visiteurs.
« Mr Jacquel et Mr Ibis, présenta l'homme qui possédait la plus claire des deux peaux sombres en désignant son associé puis lui-même. Nous avons un corps pour vous. »
Conrad acquiesça, sans surprise. Ce même schéma se reproduisait inlassablement : une personne du coin décédait et les pompes funèbres lui faisaient signe, avec plus ou moins de sympathie. Il y avait alors un échange de papiers, pour régler les soucis administratifs, puis il offrait un trou où descendait ensuite le cercueil – quand il n'était pas question d'incinération mais, dans ces cas-là, il devait demander un coup de main ailleurs car sa petite ville n'avait pas de crématorium.
« Vous savez, j'ai un numéro de téléphone, c'est aussi rapide et ça vous épargne le trajet, lâcha Conrad. »
Plusieurs fois, il s'était dit qu'il aurait dû changer de travail, pour ne pas être en contact avec des gens. S'il éprouvait du respect envers les défunts, il peinait cependant à partager la peine des familles, et il avait déjà surpris les regards de ceux qui ne comprenaient pas son manque d'empathie. Il avait envisagé de céder sa place à quelqu'un mais personne ne voulait entretenir le cimetière, ne lui laissant aucune porte de sortie. Il avait sauté sur l'occasion dès qu'il avait pu posséder sa propre ligne téléphonique, espérant ainsi voir se réduire la liste de ses interactions sociales. Malheureusement, les pompes funèbres et autres individus semblaient s'entêter à lui rendre visite, comme s'il avait la possibilité de modifier le cimetière à leur convenance et d'y ajouter des places là où ils le souhaitaient.
« Nous étions dans le coin, remarqua Mr Ibis en redressant ses lunettes. Quand pourriez-vous prendre un nouveau résident ?
— Je travaille tous les jours, répondit-il avec un haussement d'épaules. Dès que votre corps sera prêt et que la tombe sera creusée, ça m'ira.
— La pluie ne vous dérange pas ?
— Si on devait attendre le soleil pour enterrer les morts, ce cimetière serait vide. On creuse comme on peut, et tant pis s'il y a de l'eau. J'ai déjà proposé de créer une sorte de colombarium mais avec des sarcophages à la place des urnes, ils me l'ont refusé. Trop cher il paraît. »
Il se souvenait encore de la mine horrifiée du maire et de ses collaborateurs. Il avait pourtant émis sa proposition avec l'un de ses rares sourires sincères, par respect pour les défunts, pour éviter que leur dernière demeure ne fût qu'une piscine infestée d'insectes et d'autres nuisibles, mais il avait reçu immédiatement les objections de tout ce petit monde. Il aurait pourtant suffi de rénover la chapelle, puisque personne n'y priait plus, et de créer des espaces assez vastes où entreposer des cercueils impérissables. Le budget de leur ville n'était pas assez élevé pour envisager un tel changement, en témoignait l'état déplorable de la chapelle et de la plupart des rues environnantes. Il aurait fallu envisager de tout centraliser dans une autre ville, pour le bien-être des morts, plutôt que de les laisser moisir dans ce genre d'environnement mais ailleurs, c'était le même problème, l'argent manquait.
C'était pour cette raison aussi que Conrad haïssait les vandales et prenait soin du cimetière à sa façon. Tout le respect dû au défunt semblait fondre comme neige au soleil en ces temps modernes il ne comptait plus le nombre de fois où il avait rempli de sa poche les vases vides depuis des années, demandé un coup de main pour replacer une pierre tombale qui bougeait ou réparé des fissures dans le marbre avec un peu d'aide. Peut-être était-il incapable de soutenir une famille en deuil mais il avait un cœur assez grand pour offrir tout son temps aux morts.
« Je peux commencer à creuser aujourd'hui, et je vous préviens dès qu'il y aura de la place. »
Il tendit sa main pour sceller l'accord, impatient à l'idée de les voir partir pour retourner s'occuper de ses tombes. Tandis que Mr Ibis cherchait une carte de visite dans sa poche pour lui donner les coordonnées des pompes funèbres, le tonnerre résonna au-dehors. Un éclair vint illuminer les rares éclats de vitraux encore capables de laisser passer le jour, se reflétant dans les lunettes à monture dorée de Mr Ibis et sur la chaîne en argent qui pendait au cou de Mr Jacquel. Curieux, Conrad observa le bijou, notant le pendentif en forme de croissant de lune, se demandant pour quelle raison il lui semblait si familier. Sans doute l'avait-il vu dans un catalogue ? Machinalement, il porta la main à son propre pendentif, une ânkh grise dont il ignorait la provenance mais qu'il conservait depuis bien longtemps et dont la symbolique lui plaisait quoi de plus ironique pour un fossoyeur que de posséder un signe lié au cycle de la vie ?
Un autre grondement se répercuta dans la chapelle, troublant ses pensées alors que la pluie tombait à verse, rythmant les lieux du bruit de gouttes passant dans le toit avant d'éclabousser le sol. Une nouvelle grimace vint étirer les lèvres de Conrad. Il s'excusa auprès des deux autres hommes et alla fouiller dans un coin où étaient entreposés plusieurs seaux au fond crasseux qui avaient déjà servi de nombreuses fois. Il ne lui fallut que quelques secondes pour repérer les fuites les plus importantes – l'habitude guidait ses gestes – et s'empresser de placer les bacs en-dessous en maugréant contre l'état de la chapelle qui empirait de mois en mois. Il ajouta aussi des bâches sur les parties les plus sensibles, couvrant quelques rares statues aux couleurs passées presque délavées avant de s'emparer d'une bible qui trainait là et qu'il enferma à l'intérieur d'un reliquaire vide depuis bien longtemps mais qui protègerait le fin papier contre les gouttes à défaut de le tenir à l'écart de l'humidité. Il sentait, à chaque pas qu'il effectuait, les regards de Mr Jacquel et Mr Ibis, comme s'ils jugeaient la moindre seconde de sa vie.
Il revint vers eux en dissimulant son malaise, tout en ayant l'impression que les deux individus communiquaient entre eux d'un seul coup d'œil. Mr Ibis relança la conversation – sans doute pour combler ce silence qui risquait de s'étirer de façon désagréable entre eux – et lui demanda depuis combien de temps il exerçait son métier. Conrad, comme à chaque fois que cette question lui était posée, répliqua qu'il lui semblait avoir toujours travaillé dans le cimetière, sans pouvoir donner de date précise, aussi bien une année que l'âge auquel il avait débuté. La plupart des gens insistaient face à une telle réponse, pour avoir un temps mieux défini et ne pas rester sur des paroles lacunaires, mais Mr Ibis se contenta de pencher un peu la tête avant d'acquiescer, comme s'il comprenait ce que Conrad ne disait pas. Il était difficile pour lui de parler de sa vie aux autres, il pouvait facilement nommer les gens qu'il avait enterrés et toutes les personnes qui venaient se recueillir mais il était incapable de savoir ce qu'il avait fait par le passé, avant d'être associé au cimetière.
En toute honnêteté, Conrad ignorait le nom de ses parents. Non pas qu'il eût été adopté ou recueilli dans un orphelinat mais il ne possédait aucun souvenir de son enfance, comme s'il n'en avait jamais eue. Parfois, il avait de vagues échos d'une voix féminine en train de chanter dans une langue étrangère ou un timbre plus masculin qui évoquait des jours anciens mais cela disparaissait vite, fils épars qu'il n'avait pas le temps de saisir et qui le laissaient avec une mélancolie inexplicable. Il en avait discuté avec l'un des médecins du coin, un gars qui se vantait d'avoir des diplômes variés, et il avait reçu un diagnostic rapide d'amnésie, sans plus d'explication. Il s'était contenté de ce mot malgré une envie d'en savoir plus et il n'avait plus jamais évoqué le problème, se perdant dans son boulot.
« Et vous ? s'enquit-il en cherchant à reporter le sujet vers les deux hommes. Vous êtes dans les pompes funèbres depuis longtemps ?
— Nous l'avons toujours fait, répondit Mr Ibis avec une pointe d'humour qui ne dérida pas Conrad. »
Il peinait à deviner s'il s'agissait d'une moquerie ou simplement d'une constatation. Mr Ibis reprit en ajoutant qu'ils avaient été fossoyeurs, à une autre époque, sans préciser quand. Une partie de Conrad paraissait le comprendre et savoir exactement ce qu'il voulait dire, imaginant sans le voir un long domaine où flottait une odeur de roseaux, où naviguait une barque, où branlait une balance, où dormait une bête hybride. Tout était si réaliste à ses yeux qu'il dut cligner des paupières pour chasser cet étrange paysage et revenir à l'instant présent devant les mines intriguées de Mr Jacquel et Mr Ibis.
Par chance, il n'eut pas besoin de s'impliquer plus dans leur conversation, tendant l'oreille pour percevoir si oui ou non, l'orage était encore au-dessus d'eux. Le tonnerre s'était déjà éloigné, les éclairs n'illuminaient plus rien et la pluie avait perdu de sa puissance, à la manière d'un vent venu souffler sans s'appesantir.
« Bien, nous allons pouvoir rentrer, annonça Mr Ibis en levant les yeux vers le toit qui gouttait encore mais qui ne déversait plus autant d'eau. »
Soulagé de se séparer de leur compagnie, Conrad les reconduisit jusqu'à l'entrée du cimetière. La pluie tombait encore mais elle avait repris son rythme habituel, sous lequel il travaillait sans mal. Il suivit des yeux le véhicule des pompes funèbres qui s'éloignait – il eut le cœur serré sans en comprendre la raison – puis il retourna à son seau et à son éponge, recherchant la tombe qu'il nettoyait lorsqu'il avait été interrompu par les deux hommes. Il savait que de nombreuses personnes auraient trouvé ridicule le fait de récurer des pierres tombales sous l'eau mais s'il avait attendu un temps sec et ensoleillé pour s'en occuper, il n'aurait jamais pu donner aux sépultures un peu de leur triste beauté.
Il ne s'arrêta qu'au moment où le ciel fut bien trop sombre, sans lumière naturelle pour éclairer les lieux ; la veille avait vu le retour de la nouvelle lune, plongeant la voûte céleste dans les ténèbres de la nuit, sans étoiles pour briser cette noirceur. Conrad rangea ses affaires, verrouilla avec soin les grilles du cimetière et s'aventura dans les rues qui n'étaient pas si désertes. Plusieurs enfants se promenaient avec leurs parents, portant des citrouilles en plastique où s'amassaient déjà des bonbons. Il put rentrer chez lui sans encombre et ferma ses volets avant d'allumer quelques bougies dont l'éclat attirerait moins les regards que celui des plafonniers. Il n'avait rien à donner à ces enfants déguisés et il ne comptait pas participer à la marche annuelle de certains habitants qui bravaient le froid pour fêter Halloween en costumes.
Débarrassé de son manteau et de ses chaussures trempées par la pluie, il se prépara un thé et dénicha un paquet de biscuits au fond d'un placard. Il n'avait pas très faim, comme la plupart du temps, et il n'avait pas pris la peine d'aller faire ses courses, plus préoccupé par l'état de son cimetière que celui de son garde-manger. Pour une raison qui le tourmentait, il ne parvenait pas à chasser de son esprit les expressions étonnées de Mr Jacquel et Mr Ibis lorsqu'ils l'avaient vu. Il sortit de sa poche la carte de visite où s'étalaient l'adresse et le numéro de téléphone des deux hommes, accompagnés par le nom des pompes funèbres qui n'était composé que des patronymes des propriétaires. En touchant le papier, il fut envahi une nouvelle fois par des sensations qu'il n'aurait pas dû ressentir au contact d'une simple feuille cartonnée : les saveurs des épices, l'odeur d'une viande en train de cuir, la chaleur du sable ardent, la douceur d'une main prenant la sienne, l'écho de rires qu'il savait éteints depuis une éternité, l'éclat de cérémonies festives en l'honneur de dieux désormais relégués au rang de mythes.
Perdu dans ce paysage qui commençait à prendre forme dans son esprit, il sursauta en entendant un coup toqué à sa porte. Il ne répondit pas, supposant que faire le mort serait bien plus efficace que tenter de discuter avec des enfants à qui il n'offrirait ni bonbon, ni sourire. Cependant, de l'autre côté du battant, l'intru insista et Conrad céda, quittant sa table en grommelant contre tous ces gens qui ne lui permettaient jamais d'avoir un peu de paix. Il ouvrit la porte sans se presser et haussa un sourcil en avisant un inconnu qui hocha la tête en signe de salut, soulevant un chapeau imaginaire avec un rictus amusé. Il aurait été bien en mal de décrire cette personne, il avait le sentiment qu'à chaque fois qu'il posait son regard ailleurs, il oubliait le visage qu'il venait de voir.
« Mr Moonlight, salua l'inconnu. Puis-je entrer ?
— J'allais dormir, mentit Conrad en y mettant toute sa conviction. Que voulez-vous ?
— Occuper votre temps deux minutes et régler un … malentendu. »
Plissant les paupières, Conrad pesa le pour et le contre, sans parvenir à se décider. Il avait l'impression de ne plus être maître de ses moyens, et il avait déjà omis les raisons pour lesquelles il refusait habituellement toute présence humaine à ses côtés. Il ouvrit un peu plus la porte et invita l'homme – qui se présenta mais dont le nom se dissipa aussitôt dans son esprit – à entrer. Il le conduisit dans sa cuisine où reposait encore son thé, légèrement fumant, proposant à boire. L'intru déclina avant de le regarder avec une attention qui le fit frissonner il se sentait comme une proie face à un prédateur des plus indélicats.
« Vous m'étonnez, vous savez, murmura l'inconnu. Généralement, je n'ai pas besoin d'intervenir une seconde fois, les pensées sont si manipulables. »
Conrad ne comprit pas le sous-entendu derrière les propos. Une voix impérieuse lui souffla de ne pas laisser l'individu prendre le dessus mais il était pétrifié, sans réussir à se défaire de l'étrange pesanteur qui l'entourait, à la manière d'un cocon qui serait en train de l'étreindre, ou de l'étouffer. Ses réflexions elles-mêmes étaient alourdies, bien qu'une détermination puissante essayât de le pousser à se soustraire aux yeux laiteux qui l'observaient. Il crut apercevoir un éclat lointain et vieillissant dans les pupilles qui le sondaient et, sans signe avant-coureur, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s'écroula aux pieds de son visiteur, à genoux, tremblotant, alors que les longs doigts de l'inconnu se posaient sur ses tempes en une touche froide, presque glacée.
« Odin pense que je suis de son côté mais il est difficile de survivre en restant attaché à lui. »
Le nom d'Odin paraissait déplacé dans la cuisine impeccable et les vapeurs de thé, comme si évoquer une divinité aussi ancienne était une ironie mordante à une époque moderne où la foi s'estompait comme une bougie soufflée par le vent. Conrad se rappela vaguement avoir déjà croisé le chemin du Père de Tout – sous une identité ou une autre, un jour – mais ce souvenir lui échappa dans la foulée, disparaissant en des volutes blanchâtres.
« Hum, vous avez rencontré Jacquel et Ibis, c'est embêtant. J'aurais dû prévoir que cela se produirait un jour, vous vous connaissez depuis si longtemps et vos choix de métiers entraînent inévitablement une collision. »
Vous vous connaissez depuis si longtemps. Conrad eut un hoquet de surprise, se demandant s'il n'était pas en train de devenir fou, ou s'il n'avait pas fini par s'endormir sur sa table, fatigué par la nuit noire. L'inconnu appuya un peu plus sur sa tête, le rendant nauséeux et enlevant de son esprit des miettes d'images qu'il ne pouvait plus saisir.
« Vous risquez d'être un peu malade au réveil mais vous irez mieux ensuite. J'espère que nous n'aurons pas besoin de nous revoir, les dieux ne sont pas tout à fait invulnérables et je crains de détruire complètement votre mental si je dois recommencer.
— Qui êtes-vous ? s'enquit Conrad d'une voix faible.
— La véritable question serait plutôt, qui êtes-vous ? Je vous ai déjà donné mon nom, et vous l'avez déjà oublié, alors le répéter ne servirait à rien. Je n'aime pas faire du mal à mes semblables, d'autant plus que votre esprit semble vouloir se rebeller, mais sachez seulement que je n'ai pas beaucoup de choix. Soyez rassuré, vous conserverez tous les souvenirs liés à votre vie ici, vous ne perdrez qu'un passé si lointain qu'il n'est plus vraiment utile. »
Les doigts et leur sensation glacée s'éloignèrent enfin tandis que Conrad s'effondrait, allongé sur le sol. Il vit les jambes de son visiteur passer à côté de lui puis quitter son champ de vision, et il entendit au loin le son de la porte qui se refermait – ainsi que le bruit du verrou, ce qui semblait improbable. Il ferma les paupières un moment, avec le sentiment qu'un marteau façonnait son esprit, puis il tenta de se relever, ouvrant les yeux en se demandant avec angoisse pour quelle raison il était à terre. Il tendit la main vers sa tasse de thé qu'il but d'une traite, s'imprégnant de l'odeur familière tout en étant surpris par le manque de chaleur du liquide.
Il avait oublié un détail, il le savait, sans pouvoir mettre le doigt dessus, ce qui l'agaçait prodigieusement. Il jeta un œil à la carte de visite de Mr Jacquel et Mr Ibis, se rappelant qu'il allait devoir creuser la tombe pour expédier leur prochaine rencontre. Conrad eut une brusque montée de mélancolie qui l'étonna et qu'il associa au mauvais temps, tout en étant conscient qu'il se trompait lui-même étant donné que la pluie l'accompagnait bien souvent. Stressé, il se mit à tourner son pendentif entre ses doigts, recherchant du sens à cette impression qui n'en avait pas, creusant ses pensées en espérant apercevoir une esquisse de vérité. Vaincu par ses questions qui demeuraient sans réponse, il alla prendre sa douche puis s'installa dans ses couvertures avec un livre épais qu'il comptait bien terminer, à défaut de réussir à s'endormir.
Il l'ignorait mais il venait de mettre le doigt dans un engrenage des plus dangereux. Au-dehors, la pluie s'intensifia et, plus loin encore, un chien – ou était-ce un autre animal ? – poussa un long hurlement.
