SYNTHESE (SYDNEY)

Je suis en train d'aider Mlle Parker à se relever.

Je ne vais pas tout reprendre depuis le début, vous l'avez déjà entendu. Tout ce que je vais vous dire c'est qu'en apparence les torts sont partagés: Jarod n'aurait pas dû l'entraîner sur ce pont, elle aurait dû avoir le bon sens de ne pas le suivre.

Mais dans la réalité, Jarod est responsable, que je l'aime comme un fils ne change rien à cela. Défier Mlle Parker en certains domaines équivaut à agiter une cape rouge devant un taureau: on sait qu'il va charger, on ignore jusqu'où il ira. Il n'a pas réfléchi; j'ignore s'il a été motivé par la peur de retourner au Centre, ou par un excès de confiance en lui, ou en elle, mais il n'a pas réfléchi une seule seconde à ce qu'il risquait de se produire s'il empruntait ce pont.

A l'instant où j'ai vu Parker se mettre à courir, son arme pendant à bout de bras, j'ai eu la prescience que les choses allaient vraiment mal tourner. Il y avait trop de tension entre eux, palpable même alors qu'ils se trouvaient à des centaines de mètres l'un de l'autre, trop de détermination en Jarod aussi bien qu'en Parker pour que l'un d'eux accepte de lâcher du lest à temps. C'est quelque chose qui menaçait depuis longtemps.

J'ai agrippé la portière, serrant si fort le montant que le métal m'est entré dans la paume de la main, lorsque j'ai vu Jarod s'engager sur le pont et j'ai failli ordonner à Broots d'essayer de rattraper Parker pour l'arrêter. Peut-être - sans doute - aurais-je dû le faire, mais je ne pense pas qu'il aurait pu la convaincre ou l'obliger à ne pas aller plus loin.

Une ou deux lattes, juste à l'entrée, ont cédé sous ses talons, cela aurait dû être un signe, mais elle ne l'a même pas remarqué, entièrement tendue vers son but, vers sa proie, et elle a continué de courir.

Mon estomac s'est soulevé lorsque le pont s'est brisé, lâchant par le milieu. Cela n'a pas provoqué plus de bruit que le bris d'une coquille de noix et pourtant, j'ai entendu un véritable fracas. Il y a longtemps que je n'avais pas eu aussi peur pour quelqu'un, je me souviens parfaitement de la dernière fois où cela s'est produit - dans cette voiture qui a fait trois tonneaux avant de s'arrêter enfin, laissant Jacob dans le coma.

J'ignore si c'est le sang-froid ou le réflexe, la chance ou l'entraînement, mais Parker est parvenue à attraper une planche sur la partie du pont qui se trouvait du côté de Jarod. Les conseils me sont venus tout naturellement à l'esprit, fruit de trente années d'expériences déviées, et je suis à peu près convaincu que j'ai même laissé échapper quelques mots à voix haute. Jarod n'a pas pu m'entendre, et je doute qu'il ait eu besoin de moi, mais il n'en a pas moins mis en application ce que je pensais ou disais et, en l'espace de quelques secondes, Parker s'est retrouvée en sécurité.

C'est seulement alors que Broots et moi avons suffisamment récupéré nos esprits pour nous précipiter vers le ravin, Broots un peu plus rapide que moi me laissant en arrière - je n'ai plus l'âge pour ce genre de choses, ni Jarod ni Mlle Parker ne semblent s'en rendre compte. Nous ne pouvions rien faire, bien sûr, un abîme nous séparait de l'étrange couple formé par le fugitif et sa chasseresse, pas plus que nous n'étions capables de rester immobiles.

Ils sont retombés tous les deux par terre, à quelques centimètres à peine du vide qui a failli aspirer Parker, et ils sont restés là, bougeant à peine, l'un sur l'autre. J'ai eu une vision très nette de la scène, en dépit d'un replat de terrain qui les dissimulaient en partie, en dépit des lunettes que je devrais porter et qui, pour des raisons relevant d'une sorte de coquetterie, restent usuellement dans leur étui au fond de ma poche. J'ai étudié la situation avec un intérêt quasi-anthropologique et j'ai relevé un sourcil. Lorsque j'ai pensé *fascinant*, je me suis senti dans la peau de M. Spock (vous connaissez *Star Trek*, n'est-ce pas?)

Quand Broots a appelé Mlle Parker, j'ai su aussi sûrement que si je m'étais trouvé près d'elle et de Jarod qu'ils ne l'ont pas même entendu. Bien trop occupés.

Ils s'embrassaient.

Si vous vous aventurez à leur poser la question, et s'ils acceptent de répondre honnêtement, chacun rejettera la responsabilité sur l'autre. Ce sera de bonne guerre, mais ce sera faux. Je ne peux les imaginer ni forçant l'autre, ni se soumettant à l'autre.

Ils se sont embrassés.

J'en aurais mis ma vie en jeu - et je travaille au Centre, je connais le sens de telles paroles - lorsque je me trouvais encore de l'autre côté de la crevasse. Deux adultes de sexe opposé, partageant bien plus qu'ils voudraient l'admettre et se détestant avec autant d'application, projetés dans une telle situation, il ne pouvait en aller autrement. Je vous l'ai dit, la tension entre eux était bien trop forte. C'est une façon comme une autre de la relâcher et je préfère encore cela à leurs éternels jeux du chat et de la souris - le dernier en date a failli mal tourner, je pourrais bien ne jamais le leur pardonner.

J'en aurais mis ma vie en jeu, donc, et j'en suis d'autant plus convaincu à présent que je suis en train d'aider Mlle Parker à se relever. Elle est défaite, dans toutes les acceptions du terme. Les cheveux en désordre, le teint blême mais les joues rouges et les lèvres gonflées, la respiration encore erratique, ses vêtements, habituellement impeccables, froissés et, ce n'est que quand Broots regarde fixement sa chemise en soie qu'elle se rend compte qu'un bouton a disparu. Toutes choses qui ont pu se produire aussi bien durant sa lutte pour remonter du ravin que durant son corps à corps avec son adversaire.

Ou, pour exprimer cela en d'autres termes, elle ressemble à quelqu'un qui aurait croisé Thanatos et Eros dans la même journée.

Broots ne s'en est pas rendu compte, et je ne lui dirai rien, pour Jarod, pour Mlle Parker, pour ménager leur susceptibilité, ainsi que ma veine jugulaire si Parker se rend compte que j'en ai parlé - elle a tendance à prendre les gens à la gorge, littéralement. Car, lorsque je passe mon bras autour de sa taille pour l'aider à se relever, nos regards se croisent et je me rends compte qu'elle sait que je sais.

Elle boitille jusqu'à la voiture en s'appuyant aussi peu que possible sur moi, mais elle me laisse l'installer sur le siège arrière, appuyée contre la portière, sa jambe blessée étendue devant elle. Elle reprend son souffle, peut-être pour la première fois depuis une heure, et elle balance les clefs de la Cadillac à Broots.

"Vous conduisez," lui ordonne-t-elle.

Tandis qu'il fait rapidement le tour pour s'asseoir dans le siège conducteur, j'essaye de la convaincre de défaire la fermeture de sa botte. Je suis gratifié d'un non ferme et définitif.

Elle attend à peine que Broots soit monté dans la voiture.

"A l'aéroport."

Je m'installe tranquillement à l'avant, boucle ma ceinture, tout en considérant avec inquiétude le terrain accidenté qui va jusqu'à la route. J'espère que Parker, à l'arrière, ne va pas être trop secouée. Non qu'elle se plaindra, ce n'est pas dans ses habitudes; elle s'est tue et elle a serré les dents l'essentiel de son existence.

Broots met le contact et, gentiment mais d'une voix sans appel, je corrige les ordres de la jeune femme:

"Nous allons à l'hôpital, Broots. Mlle Parker doit passer une radio, elle aura au moins besoin d'un bandage avant de reprendre l'avion."

Je me retourne. Elle me foudroie du regard et pourtant, j'y décèle un remerciement. Remerciement pour n'avoir fait aucun commentaire sur ce qui a pu se passer entre le Caméléon et elle, remerciement pour me soucier d'elle plus qu'elle ne l'a jamais fait son père. Elle pose la tête contre la vitre et ferme les yeux, et je me retourne pour faire face à la route.

Broots avance doucement, s'efforçant de secouer aussi peu que possible la voiture.

Trois kilomètres plus loin, alors que la Cadillac file en direction d'Helena, j'attrape du coin de l'oeil l'image d'une silhouette en noir sous un abribus, et je comprends l'exaspération de Mlle Parker à l'égard de Jarod: il a vraiment un toupet de tous les diables.

Je souris. Je suis certain qu'il va m'appeler ce soir pour me questionner sur les phénomènes d'attraction/répulsion.

*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*

CONCLUSION (VOUS, MOI...)

Ils sont tous les quatre repartis. Mlle Parker dans son salon avec une cheville bandée et une vodka bien tassée; Sydney dans le labo de simulation du SL15, à conduire une expérience sur les ondes cérébrales de trois paires de jumeaux homozygotes; Broots chez lui avec sa fille et ses ordinateurs; Jarod... ahhhh!!!! vous aimeriez bien savoir où est Jarod, hein? Mais je ne dirai rien!!

Il n'y a pas le moindre balayeur ici, pas l'ombre d'un nettoyeur, même Oncle Fétide aka M. Raines, Daddy Parker et Lyle ont déserté les lieux. Vous pouvez donc, en toute sécurité et sans avoir à craindre les représailles de la Commission T, répondre à cette question:

A quelle version accordez-vous le plus de crédit?

FIN

MORALITE: C'est bien parce que je l'ai écrite pour la Saint-Valentin, hein!!!!!!!!!

2-8 février 2002