PREMIERE PARTIE : L'ORPHELIN
Chapitre Un : Les larmes de Tom
Il faisait nuit depuis longtemps, les rayons de lune passaient à travers les larges fenêtres du dortoir et éclairaient d'une lueur blafarde les petits lits parfaitement alignés.
Le silence rassurant de la pièce était troublé de temps à autre par un ronflement sonore provenant de la gorge de Ted, un gros garçon placide qui dormait dans un coin, un peu à l'écart des autres.
Mais, au milieu de cette atmosphère tranquille, un petit garçon pleurait. Tom, recroquevillé, ses genoux osseux ramenés sous son menton, n'arrivait pas à retenir ses larmes. Une heure plus tôt, alors que le surveillant venait d'éteindre les lumières, cinq ou six garçons l'avaient roué de coups pendant qu'un autre lui avait maintenu son oreiller sur le visage afin de l'empêcher de crier. Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait, mais il y à des choses auxquelles on ne s'habitue jamais. Tom se mit à masser délicatement ses côtes et ses bras endoloris mais même ses mains longues, douces et fines ne parvinrent pas à faire passer la douleur. Le jeune garçon regarda le lit vide à sa droite. Quand Gary allait-il revenir ? Il aurait empêché les autres de le frapper s'il avait été là, contrairement à lui, Gary était aimé de tout le monde et plus important, plus fort que tous, il était craint. Pourquoi le père Lester le gardait-il si longtemps ? Et pourquoi toujours lui ? Il avait plein d'autres enfants à sa disposition. Tom frissonna, si un jour, le vieux Lester venait à le choisir, aurait-il la force de se défendre, de refuser, pas de le dénoncer, tous ici étaient au courant mais bien de s'opposer, de ne pas être faible comme son ami. Ces questions trottèrent dans la tête de Tom durant quelques minutes puis il les expulsa avec un sourire moqueur : le père Lester le détestait, sa vue même le répugnait, alors le toucher…
Il sortit la tête de sa couverture et balaya le dortoir de ses grands et beaux yeux noirs mais son regard n'était pas bienveillant : durant les dix ans qu'il avait passé ici, Tom avait acquis deux certitudes : la première était qu'il était bien plus intelligent que tous les autres enfants de l'orphelinat, tous ces « primates » qui le frappaient sans aucune raison la seconde était qu'il les détestait tous, sans aucune exception, il enviait leur amitié, leur complicité même si elle servait à faire mal.
La porte du dortoir s'ouvrit en silence, Tom vit se dessiner sur le seuil la silhouette musculeuse de Gary, un grand garçon blond de presque quinze ans. Sans un bruit, Gary alla jusqu'à son lit et se coucha. Lorsque son visage rond toucha l'oreiller, ses yeux bleus croisèrent le regard de Tom.
_ Tu ne dors pas encore ?
Tom fit non de la tête. Gary du remarquer les larmes dans les yeux de son ami car avec maladresse, il passa une main caressante dans les cheveux noirs de son ami.
_ Ils t'ont frappé, hein ?
Tom ne répondit pas, comme à chaque fois. Gary secoua la tête en fronçant les sourcils.
_ C'était qui cette fois ?
Tom détourna le regard. Gary eut un sifflement d'exaspération.
_ Si tu n'es pas capable de te défendre toi-même, laisse moi au moins le faire pour toi ! Souffla-t-il au jeune garçon d'une voix rauque.
Il y eu un moment de silence.
_ Qu'est-ce qu'il te voulait le vieux Lester ? demanda Tom sans regarder Gary.
_ La même chose que d'habitude, répondit le grand garçon avec une voix cassée, son visage affichant l'expression d'un profond dégoût.
Tom plongea alors ses yeux dans le regard humide de Gary. Ses larmes étaient passées et le jeune garçon avait à présent l'air dur de ceux que la pitié a abandonné.
_ Et là tu n'arrives pas à te défendre tout seul ?
Les lèvres de Gary se mirent à trembler, le visage tordu par une indescriptible douleur, le grand garçon se retourna et enfouit la tête dans son oreiller en éclatant en sanglot.
Tom s'enfonça dans son lit, son regard fixant le plafond. Le coup qu'il venait de porter à Gary ne l'amusait même pas quel plaisir y avait-il à frapper les faibles ? Quelle fierté pouvait on en retirer ? Il n'avait pas la prétention d'être moins cruel que les autres, juste plus intelligent, plus conscient. « Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » avait-il lu un jour. Malgré toutes ses douleurs, Tom se sentait encore bien debout. Un jour son heure viendrait.
_ Quelqu'un a-t-il trouvé la solution ?
Le père Lester avait posé la question pour la forme, il ne s'attendait pas à ce que quelqu'un lève le doigt. De toute façon, il avait choisi l'exercice pour que personne ne puisse y répondre. Personne ou presque, et ce presque, justement, lui restait constamment sur l'estomac.
_ Jedusor, au tableau.
Tom ferma les yeux est émit un soupire las c'était toujours comme cela que cela terminait avec le père Lester. Ces cours de vacances étaient vraiment une corvée.
_ Plus vite ! Glapit le vieil homme.
Le jeune garçon se leva et s'avança vers l'estrade.
_ Sans votre brouillon, Jedusor, aboya Lester.
Tom haussa les épaules, il ne se donna pas la peine de retourner à son pupitre, il déchira les feuilles et les jeta dans la corbeille lorsqu'il passa devant.
Le père Lester avait saisi sa canne en bambou et attendait le jeune garçon avec un sourire cruel. Les autres élèves regardaient « leur camarade » s'avancer vers le redoutable vieillard, avec appréhension pour certain, avec un plaisir pervers pour la plupart. « Bande de vautours » pensa Tom, prévoyant ce qu'il allait se passer.
_ Alors, Jedusor, vous avez trouvé la bonne réponse ? Demanda Lester un sourire qui ressemblait à une grimace de gargouille.
_ Vous savez bien que oui, répondit Jedusor en le regardant dans les yeux.
La canne fendit l'air et vint s'abattre dans un claquement sinistre sur les jambes malingres du garçon. Tom tomba à genou sous l'effet de la douleur. Lester s'acharna sur son dos avec sa canne et ses bottes.
_ Insolent ! Hurlait-il, baisse la tête quand tu me parles ! Es-tu fier de ce que tu es ? Bâtard !
Tom ravala les larmes qui lui montaient aux yeux, il n'avait que faire des insultes du père Lester mais il avait toujours été fragile et il avait du mal à supporter les coups. Avec beaucoup de mal, Tom se leva, ses jambes tremblaient et il sentait le sang couler sur son dos. Il avait déjà commencé à écrire sa démonstration lorsqu'il s'aperçut qu'au lieu des habituelles moqueries des autres enfants, un silence de mort régnait sur la classe. Il se retourna et au lieu de se retrouver face au visage émacié et haineux du père Lester, il vit son corps recroquevillé et agité de spasmes comme si sa douleur était aigue au point que même ses hurlements n'arrivaient pas à sortir de son être martyrisé. Tom, plus impressionné que horrifié, se plaqua contre le tableau. Les autres enfants le regardaient et regardaient le père Lester se tordre de douleur avec une expression de terreur pure peinte sur leur visage. Au bout de quelques secondes, Lester cessa de se convulser et on entendit à nouveau sa respiration rauque, il semblait à bout de force et ne parvenait pas à se relever.
Comme toujours, Gary fut le premier à intervenir, il se leva et alla s'accroupir près du père Lester.
_ Vas chercher le père supérieur, dit-il à Tom alors qu'il tenait la main au vieil homme.
Mais Tom ne bougea, la surprise passée, il regardait le père Lester avec un sourire sarcastique. Il était sûr que c'était lui qui avait déclanché la crise du vieux tyran. Il ne savait pas comment il avait fait, mais il savait qu'il l'avait fait, il avait souhaité qu'il souffre et il avait souffert. Perdu dans ses pensées, il ne sentit pas la forte poigne de Gary lorsque celui-ci lui tira sur le bras en lui hurlant d'aller chercher de l'aide. Il éprouvait quelque chose d'étrange, pour la première fois de sa vie, il se sentait fort, il se sentait bien.
Ce fut finalement Ted qui alla chercher le père supérieur. Celui-ci ne fit aucun reproche à Tom, jugeant que son absence de réaction était due au choc de voir le père Lester se tordre de douleur à ses pieds. Gary le crut sans aucune peine, et la colère qu'il éprouvait à l'encontre de Tom se changea aussitôt en compassion, le jeune garçon venait juste de prouver sa faiblesse une fois de plus. Tom, quant à lui, s'amusa beaucoup du comportement de Gary, d'une façon générale, Gary l'avait toujours amusé, même si cet amusement n'était pas bienveillant. En effet, il n'avait jamais éprouvé la moindre sympathie pour ce grand garçon simplet et brutal qui le protégeait constamment sous prétexte qu'il était le plus fragile. Tom admettait que cette attention avait une certaine utilité mais il trouvait tout de même que cette attention constante était assez humiliante. De toute façon, Tom ne s'était jamais fait aucune illusion, Gary était son ami uniquement parce qu'il était le gringalet du groupe et qu'en jouant le protecteur de l'avorton, il se faisait briller devant les adultes. Il aurait fait quelques kilos en plus, Gary ne connaîtrait toujours pas son nom : « La compassion est l'arme des faibles pour se hisser au niveau des forts ». Aujourd'hui Tom avait acquit la certitude qu'un jour personne ne pourrait se hisser à son niveau.
Tom était toujours perdu dans ses réflexions alors qu'il était au réfectoire, assis en face de Gary, son ombre aux gros bras, qui finissait de manger sa pomme. Alors qu'il engloutissait son dernier quartier, un camarade de Gary vint lui taper sur l'épaule.
_ Tu viens jouer à la guerre ?
Gary se retourna avec un large sourire. Il allait quitter précipitamment la table lorsque son regard se posa sur Tom qui commençait juste à peler son fruit.
_ Tu viens Tom ?
_ Je ne suis pas invité, répondit le jeune garçon d'une voix neutre.
_ Mais si je leur demande…
_ Je ne suis pas ton faire-valoir ! Le coupa Tom, excédé, et qu'ils aillent jouer jusque dans la Géhenne, je me contrefiche de ces imbéciles !
_ Bon, alors je n'y vais pas, dit Gary en se rasseyant avec une mine bougonne.
_ C'est idiot, tu meurs d'envie d'y aller, dit Tom d'une voix sèche.
_ Mais je ne vais pas te laisser tout seul…
Tom hocha la tête de lassitude et sorti une bible de dessous la table.
_ Ne t'inquiète pas, j'ai de quoi m'occuper…
Gary se leva alors en souriant et couru se couvrir d'herbe, de poussière et d'écorchures avec les autres enfants. Tom les regarda en soupirant : il aurait été tellement agréable, tellement facile d'être aussi stupide qu'eux, pensa-t-il avant de se plonger dans son livre.
Une demi heure plus tard, lorsque le père supérieur vit Tom plongé dans les saintes écritures, il le félicita de profiter de son temps libre pour « parfaire sa foi en le seigneur ». Tom eut alors une féroce envie de rire : s'il avait été dans le livre il aurait voulu être Barrabas.
Vers la mi-Juillet, alors que Tom était en train de dévorer Hamlet, il fut sorti de sa lecture par la voix désagréable et sifflante du père Lester. Depuis sa crise, le vieil homme semblait éviter le regard de Tom il ne le frappait plus et se retenait de lui cracher ses insultes à la figure ou de le désigner volontaire pour aller au tableau.
_ Quelqu'un veut vous voir Jedusor.
_ Qui ? Demanda Tom sans lever les yeux de son livre.
Lester lui arracha Hamlet des mains et l'attrapa par les cheveux.
_ Suivez-moi dit-il en le traînant derrière lui.
Le père Lester ne le lâcha que lorsqu'ils furent arrivés devant la porte du dortoir.
_ Entre, dit le vieux.
Tom massa son cuir chevelu puis ouvrit la porte. Au milieu du dortoir se tenait un homme vêtu d'une élégante redingote noire, d'un chapeau haut de forme et de chaussures vernies. Il devait être âgé de trente ans environ et son visage était hautain, il jeta à Tom un regard dédaigneux en reniflant. Tom rougit, il se sentait sale avec son pull troué et ses chaussures décollées.
_ Tu es Tom Elvis ? Demanda l'homme au jeune garçon.
La porte du dortoir se referma.
_ Je préfère Tom.
_ Certainement pas ! Cria l'homme, son visage avait pris une horrible couleur violacée. Il se rapprocha de Tom et se mit à le regarder avec attention.
_ Qui êtes-vous ? Demanda le jeune garçon, mal à l'aise.
_ Tu as les traits de ta mère, de bien séduisants raits, dit l'homme sans tenir compte de la question de Tom, sans doute as-tu signé le même pacte avec le démon qu'elle. Quand es-tu né ?
_ Le 1er Novembre 1927, balbutia Tom.
L'homme grimaça, ses mâchoires et ses poings étaient horriblement crispés.
_ Qui êtes-vous, demanda à nouveau Tom en reculant d'un pas.
_ Je m'appelle Tom Jedusor.
Le garçon le regarda avec des yeux ronds. Cet homme se moquait-il de lui ? Tom Elvis le pensa pendant quelques secondes mais un regard jeté au visage de l'homme lui montra qu'il n'était pas en état de jouer la comédie.
_ Alors vous êtes… commença le garçon en s'avançant vers l'homme.
Il n'eut pas le temps de finir, l'une des mains de l'homme le frappa, l'envoyant rouler à terre.
_ Saches que jamais, jamais je ne veux plus te revoir ! Tu existes peut-être mais jamais, jamais tu ne seras mon fils ! Hurla l'homme.
Puis il sorti en crachant sur Tom lorsqu'il passa à coté de lui et en claquant la porte. Tom pleurait, un filet de sang coulait de son nez. Lorsque cet homme lui avait dit son nom, il avait eu pendant un court instant le fol espoir qu'il venait de trouver une famille, ou du moins quelqu'un qui se réjouissait de son existence même. Mais l'homme l'avait repoussé en le frappant et ce justement parce qu'il existait. Il dégoûtait son propre père. Un père qui portait le même prénom que lui. Tom serra le poing, la justice, le pilier de la notion de Bien et de Mal n'existait pas. Cet homme venait de le maltraiter sans lui donner de raison, simplement parce qu'il existait, cet homme qui, vraisemblablement l'avait abandonné lui et sa mère onze ans auparavant. Cet homme qui, demain, dans quelques jours serait sans doute acclamer par un imbécile, félicité par un idiot, honoré par un abruti quelconque. Alors que lui, lui qui n'avait commis aucun crime, qui n'avait jamais rien demandé d'autre que le bonheur, devait subir jours et nuits les coups et les railleries de ses semblables : on n'avait rien à lui reprocher sauf le fait d'être.
Tom serra le poing jusqu'à ce que ses ongles mordent la paume de sa main. Il n'avait jamais été un saint mais il croyait encore aux notions de vice et de vertu, maintenant tout cela avait été balayé, Tom ouvrit les yeux : Il n'existait que le pouvoir et celui-ci se gagnait grâce aux larmes et à la peur des autres. Une vague de colère l'envahie : durant toutes ces années on lui avait menti par intérêt, on l'avait trompé pour l'avilir. L'humilité, la bonté, mensonges que tout cela ! Le père Lester était-il un homme bon ? Non et pourtant il l'avait dominé jusqu'à ce que Tom parvienne à lui faire mal. Tom sentit une chaleur grandir tout au fond de lui. Oui, il les haïssait tous, mais cette fois sa haine n'avait plus le goût de l'envie mais celui de la rancune. Un jour son heure viendra, un jour le « jeu du sort » qui avait fait de lui un être martyrisé se retournera contre ces faibles qui avaient cru que l'on pouvait jouer impunément avec la puissance.
Tom se leva et passa sa main sur ses yeux pour ôter les larmes qui continuaient à couler. Lorsqu'il regarda ses doigts, il y vit de longues traînées rouges.
