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Khila Amin

Une fois encore, merci à tous pour toutes les reviews reçues, c'est si bon de se sentir soutenues :p Au cas où vous comprendriez mieux qu'à peu près la langue de Tolkien, je vous encourage à lire tout ce qui vous tombera sous les yeux de Julie et Fianna... sinon, vous n'aurez qu'à attendre mes traductions, hé ! Hem. Mille pardons encore pour ce retard bien impardonnable (pitié) et je vous promets que le prochain chapitre se fera moins attendre. Excellente lecture à tous ! Mélusine.

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Chapitre Cinquième : Conflits Je fus amenée à Galadriel par la même Elfe qui s'était mise à mon service la nuit précédente. Elle me conduisit à une clairière ombrageuse du sol forestier, un endroit où les racines massives des arbres encerclaient un petit refuge herbeux. J'y trouvais la Dame en train d'attendre, et elle m'indiqua un petit banc de pierre avant d'y prendre place.

Je regardai autour de moi. Je pouvais sentir que ses pensées étaient distantes, et lorsqu'elle se tourna enfin vers moi je vis un éclair de tristesse traverser son visage. Après quoi je fus incapable de lire davantage sur son expression, mais elle m'accueillit à nouveau, me remerciant d'avoir fait le long voyage qui m'avait menée en Lothlórien. Puis elle se leva, et le regard rivé sur moi m'expliqua que le temps des Elfes était révolu, et qu'ils quitteraient bientôt la Terre du Milieu. Avec la destruction de l'Anneau Unique, leurs pouvoirs s'estompaient peu à peu. Tout comme les siens propres diminuaient, ainsi qu'elle me le confia, et elle ne savait combien de temps encore elle pourrait demeurer.

Le visage empreint de gravité, elle m'avoua que pour cette raison, je pouvais guérir ce qu'elle était à présent incapable de faire. Sa voix s'agrippa à moi tandis qu'elle parlait de la perte de son peuple, de la guerre et du chagrin que beaucoup ne pouvaient plus supporter. Je ne pouvais comprendre tout à fait les profondeurs de ce que devait endurer l'esprit des Elfes, la longueur de leur vie et le poids immense des expériences qu'ils devaient porter dans leur c?ur, mais je savais que ce qu'ils perdaient avec le déclin de leur puissance, moi, quelque part, l'avait gagné.

« Regardez ce que vous avez fait pour Haldir, » dit Galadriel. « Même avant cette blessure, son c?ur était ombragé par le désespoir, quand bien même l'eût-il mieux combattu que d'autres. Et après cela, » poursuivit-elle, ses yeux d'un bleu brillant enchâssés aux miens, « après qu'ils l'eurent ramené du Gouffre de Helm, et qu'ils eurent pris conscience de ne pouvoir le soigner, ses ténèbres se sont encore assombries. Je craignais qu'il fût incapable de résister aux forces du désespoir qui menaçaient d'emporter le combat. De faire face à l'éternité avec une telle douleur, Keara. Pensez-y.

Je baissai les yeux sur mes mains, m'efforçant d'imaginer ce que cela avait dû être pour lui. Rien que d'y penser m'emplissait d'une douleur qui m'était propre et me soumettait au supplice.

« Mais les voies des Valar sont en vérité bien impénétrables, car ils vous ont envoyée à nous ; et par des chemins que je n'aurais jamais imaginés, vous avez ramené la lumière là où l'obscurité se faisait forte de régner. Haldir est guéri, le c?ur de ses frères est soulagé, et par la grâce de ce bonheur un peu de mon propre désespoir s'est envolé. »

Je levai les yeux vers elle. « Combien ? » demandai-je avec calme. « Qui dois-je guérir ? »

Elle me conduisit au plus profond de la cité, jusqu'à un petit bâtiment construit parmi les branches. Ses murs sortaient de la terre, s'enroulant dans la canopée lointaine comme la tige des fleurs qui poussaient en nombre le long des chemins que nous avions empruntés pour venir jusqu'ici par la forêt. Là, je trouvais beaucoup d'entre eux, qui ne faisaient que fixer le vide d'un regard éteint, à peine capable de se déplacer sous le poids du désespoir et de l'abattement. Ceux qui en prenaient soin, à mon approche firent un pas en arrière, démontrant un respect que je ne pensais pas avoir déjà gagné.

Je commençai par faire ce que je pus. Je ne pouvais guérir rapidement ;le pouvoir des Elfes me prenaient bien plus que ce dont j'avais l'habitude avec les humains dont je m'occupais en général, et je me trouvai souvent par la suite affaiblie et en proie au vertige après seulement quelques moments de connexion.

A ce moment je n'avais pas conscience du trouble que causait ma faiblesse à celui qui m'observait souvent. Maintes fois, je m'étais éveillée des brumes de mon malaise pour le trouver en train de me porter jusqu'à ma chambre. Il ne me parlait pas, et se contentait de me déposer sur mon lit, puis de me donner un peu d'eau avant que de me laisser au soin de quelqu'un d'autre. Il savait parfaitement que j'étais décidée à poursuivre, et paraissait l'accepter, bien que de mauvais grâce.

Quelquefois m'emmena-t-il contempler le lever du soleil, mais la pente était raide et la montée longue, et je ne fus bientôt plus capable de soutenir la distance. Il m'offrit bien entendu de me porter, puis tenta bien sûr de me tyranniser jusqu'à ce que je cède, mais je lui fis clairement savoir que cela n'était pas de mon goût. Je m'étais repliée sur moi-même, bannissant mes sentiments à son égard, ce qui parut avoir sur lui un certain effet ; au lieu de répliquer, il me laissa seule, ne réussissant qu'à prouver que lorsque j'étais dans cet état de faiblesse il m'était impossible de regagner ma chambre par mes propres moyens. Pourtant, je devins de plus en plus déterminée à aider ceux qui pouvaient l'être, car les Elfes étaient dans un grand besoin et j'éprouvais à leur égard une immense pitié.

Je savais qu'il ne restait pas toujours à proximité ; souvent ses devoirs l'amenaient plus loin en forêt, là où l'on avait besoin de lui. Les ténèbres qui avaient un temps englouti le monde avaient maintenant disparu, mais de sinistres et viles créatures rôdaient encore de par le monde, à la recherche de la destruction et du mal à commettre.

Je me trouvais parfois en train d'essayer de capter le son de sa voix et un peu de son odeur, tandis que je gisais, faible et tremblante, les yeux clos sur l'agressivité du monde extérieur. Parfois, aussi étrange que cela pût paraître, je sentais lorsqu'il venait à moi ; mais cela n'arrivait pas souvent. Il faisait irruption la plupart du temps, s'encadrant soudain dans la porte comme j'avais plus que jamais besoin de lui. Je me sentais alors soulagée, sachant que c'était lui sans même avoir ouvert les yeux, et sans désirer ouvrir la bouche pour objecter quoi que ce fût.

Puis vint un temps où je sentis ma faiblesse décroître, comme je me tenais assise au milieu des Elfes souffrants. Avais-je gagné en force ou les Valar m'avaient-ils prise en pitié, je l'ignorais et ne m'en souciais guère ; mais un jour arriva où je pus marcher parmi les arbres à nouveau, les jambes solides et le c?ur assuré. Le labeur de la journée avait été mené à bien, et j'avais un peu de temps pour réfléchir.

« Aimeriez-vous voir l'aurore ? »

Je me tournai, pour le trouver sur mes talons. Plongée dans mes pensées, je ne l'avais pas entendu s'approcher de moi - quoique cela ne fût pas très surprenant compte tenu de ses capacités elfiques à la furtivité. C'est avec un profond désir que je l'observai, et j'éprouvai une soudaine nostalgie de mon lever de soleil tout autant que de sa compagnie. Aussi lui répondis-je par l'affirmative, et que j'aimerais voir le soleil se lever une nouvelle fois.

Son regard pénétrant me parcourut avec attention, paraissant s'infiltrer dans les plus intimes de mes pensées. « Je viendrai vous chercher demain matin, alors, » acquiesça-t-il, et mon c?ur battit d'anticipation en le voyant s'éloigner.

Je m'éveillai plus tôt qu'à l'accoutumée le matin suivant, et je restai un moment allongée dans le noir, le regard fixé sur le peu que je pouvais apercevoir des branches entrelacées qui couvraient le toit de verre. Eût-il été présent, il aurait pu les voir clairement malgré l'obscurité. Eût-il été là... je chassai la pensée aussitôt, mais pas avant qu'un frisson me caressât le corps.

Tout en triturant la couverture, je soupesais mes émotions. Combien de temps pourrais-je continuer ? Combien de temps mon c?ur serait-il en mesure de supporter l'intensité de mes sentiments à son égard ? Je m'étais efforcée plusieurs semaines durant de ne pas songer à lui, mais à présent que j'avais recouvré la santé, il m'était devenu impossible de laisser de telles pensées de côté. Chaque fois que son regard s'était posé sur moi, chaque fois qu'il m'avait touchée, tous les souvenirs déferlaient sur moi en cet instant. La perspective d'aller bientôt le rejoindre éprouvait chaque fibre de mon corps, qui criait grâce, réclamant davantage : davantage de baisers, davantage de regards, davantage de lui. Mais que ressentait-il, lui-même ? Il paraissait parfois tellement distant, et pourtant j'étais si souvent surprise par l'intensité de son regard. Mais ce qu'il pensait alors me demeurait inconnu.

Je me levai et me vêtit en hâte, comme la première heure de l'aurore approchait. Je venais d'empoigner ma cape quand il frappa doucement à la porte. Mon c?ur fit un bond dans ma poitrine, mais je m'exhortai au calme avant d'aller lui ouvrir. Il apparut vêtu d'une tunique éclatante qui lui seyait remarquablement, de la couleur du cuivre bruni, ornée de fils noirs. Il ne dit mot, mais son regard glissa sur moi avec une attention pénétrante, avant qu'il m'eut prit la cape des mains et l'eut drapé sur mes épaules.

Me prenant le coude, il m'escorta le long des chemins familiers et je le suivis en ayant l'impression de me promener dans un rêve, comblée par le simple fait de me trouver avec lui, et pourtant éprouvant une étrange réticence à l'idée de le lui faire savoir. Il parut sur le point de dire quelque chose, mais se retint ; au lieu de cela il guida mes pas jusqu'aux marches qui conduisaient au pinacle de la cité. Lorsque nous fûmes au sommet, je m'approchai de la rambarde à laquelle je m'appuyai, et il me suivit, se tenant debout à côté de moi. Nous n'échangeâmes pas une parole, nous contentant d'admirer en silence le ciel qui devenait lumineux tandis que le vent rafraîchissait.

« Je n'aime pas voir ce que toute cette histoire vous fait subir ! » Ses mots brisèrent le silence avec force et brusquerie.

Surprise, je me tournai pour le regarder. Ses yeux étaient sombres et perçants, vrillant les miens. Une soudaine bouffée de vent chassa une mèche de cheveux sur mon visage, et il tendit la main pour les remettre en place.

« Je ne peux cesser, » lui dis-je doucement.

Le vent jouait avec les fines mèches de ses cheveux, les faisant flotter contre son visage et se répandre sur ses joues, mais il n'en avait cure. Inspirant profondément, il détourna le regard et je le vis lutter pour choisir ses mots.

« La Dame et moi-même avons trouvé un sujet de désaccord sur cela, » dit-il avec prudence.

En proie au trouble, je l'observai. Jamais je n'aurais souhaité être la cause d'un quelconque conflit entre sa reine et lui... Je mourais d'envie de le toucher, de le rassurer, mais je ne l'osai point. Lorsqu'il se tourna de nouveau vers moi, transparaissait dans son regard une tristesse qu'il s'empressa de dissimuler, mais je ne pus m'empêcher d'entrevoir. Cela me força à me rapprocher, et j'effleurai sa joue où se posaient quelques cheveux ; il se saisit de ma main, et l'amena à ses lèvres pour y déposer un baiser au creux de la paume.

Le feu qui me traversa alors remua jusqu'au tréfonds de mon âme. Il soutint mon regard, que je ne pus détacher du sien, happée par son intensité, et ma respiration s'interrompit.

Il se rapprocha. « Vous m'avez rendu à la vie, » dit-il à voix basse. « Je ne puis refuser aux autres la chance de regagner la leur. » Sa voix était chargée de frustration. « Cependant je ne puis nier à quel point j'aimerais vous voir cesser. » Il se sépara de ma main et je la serrai contre ma poitrine, désirant conserver la sensation de ses lèvres sur elle.

« Pourquoi ? » demandai-je, bien que connaissant à moitié la réponse - j'avais besoin de savoir si j'avais seulement été par trop présomptueuse.

Il arborait à présent un très léger sourire au coin des lèvres, aussi discret qu'exaspérant, qui lui donnait un petit air boudeur, ce qui accentuait encore sa beauté virile. « Je suis simplement inquiet à l'idée que vous puissiez tomber malade, à tel point qu'il vous soit impossible de recouvrer la santé. Est-ce que tout cela mérite réellement de courir un tel risque ? » Il secoua la tête. « Mais c'est à vous qu'il appartient de faire ce choix. Je n'y ai pas mon mot à dire. » Il se renfrogna et reporta son regard sur l'horizon lointain.

« Mais ce n'est pas la seule raison ? » dis-je, hésitante, craignant qu'il rît de ma question, mais j'avais besoin, je devais savoir s'il y avait davantage qui restait à dire.

Il me regarda à nouveau, et je défaillis en apercevant la lueur affamée au fond de ses yeux, et la courbure suggestive de sa bouche sensuelle. Je réalisai alors qu'il avait décidé de me révéler quelque chose, qu'il avait pris soin de cacher auparavant - mes genoux se mirent à trembler lorsqu'il m'agrippa par les avant-bras et me tira à lui.

« En effet, » souffla-t-il d'une voix rauque, « ce n'est pas l'unique raison. J'ai passé de longues heures, Keara, de longs jours où mes pensées n'allaient qu'à vous. Ne réalisez-vous donc pas qu'en me guérissant, vous avez reçu quelque chose de moi ? Que nous avons échangé quelque chose ? »

La stupéfaction assaillit mon esprit tourneboulé. Je n'avais pas saisi ses propos, et ce voyant il me sourit - un sourire qui m'aurait fait reculer sur-le-champ si seulement j'en avais été libre. « Ne sentez-vous pas que c'est vrai ? » demanda-t-il. « Ne savez-vous donc pas ce qui s'est passé ? Vous me voulez, Keara. J'ai vu la façon dont vous me regardez. Mais il y a plus que cela. Je l'ai ressenti. »

Saisie de frissons, je rougis furieusement, sans toutefois encore comprendre. Comment pouvait-il voir en moi si clairement ? Mes pensées étaient-elles donc si évidentes ? Combien de nuits avais-je passées sans sommeil, consumée par mon désir pour lui ? A brûler de le vouloir ? Et songer à ce qu'il devait penser de moi après cela... Mais il se contenta de sourire, et m'attira à lui plus près encore. Lorsqu'il se pencha vers moi, mon c?ur fut près d'exploser.

Le frôlement de ses lèvres fut d'abord doux, presque une question ; mais lorsque mes bras s'enroulèrent autour de sa nuque, il devint exigeant. La pression impatiente de sa bouche s'accrut, et il explora de la langue mon visage et ma nuque, profondément, pour goûter ma bouche, goûter à moi. Mon esprit se vida tandis qu'il me dévorait, mon sang bouillonnant et mes doigts plongés dans ses longs cheveux pâles, à caresser les pointes si sensibles de ses oreilles. J'étais perdue, noyée en lui et inconsciente de tout le reste, comme il devait l'être, car je l'entendis pousser un profond gémissement, un son qui me retourna tant et si bien que je me persuadai devoir mourir de plaisir. Le vent tournoyait autour de nous comme il me pressait contre la rambarde, nos deux corps presque mêlés tandis qu'il se mouvait contre moi à un rythme incessant, d'un érotisme reconnaissable auquel mon corps brûlait de répondre.

Quand il finit par me lâcher, nous étions tous deux à bout de souffle. N'eût-il pas avancé les deux mains pour me soutenir, j'aurais chuté sans doute. Le c?ur battant à toute allure, je n'osai plus le regarder en face, craignant de trouver dans son regard une quelconque lueur d'amusement, et nettement embarrassée par ma réaction sauvage. Combien d'autres avait-il embrassées de cette manière, cet Elfe si superbe et magnifique ? Des centaines ? Des milliers ? Des dizaines de milliers ?

Il me tenait étroitement serrée contre lui, la tête contre son épaule, la main sur sa poitrine pour sentir les battements de son c?ur. « Keara, Keara, » murmura-t-il, « jamais je n'ai embrassé personne comme je viens de vous embrasser. Et je ne vous trouve pas le moins du monde amusante. Et je n'ai certainement pas embrassé des dizaines de milliers de femmes... une piètre opinion de ma personne, que vous avez là. »

Je fronçai les sourcils, n'en croyant pas mes oreilles. Je me dégageai de son étreinte pour le fixer avec stupéfaction. « Vous saviez ce que je pensais ! » Je portai brusquement les mains à ma bouche.

« Je connais vos pensées depuis longtemps, » acquiesça-t-il. « Du moins, quelques-unes d'entre elles. » Son expression trahit ses mots, car il paraissait clairement amusé.

J'avalai ma salive, sous le choc, absolument horrifiée. Je scrutai son visage à la recherche du moindre signe de plaisanterie, et fut épouvantée de n'en trouver aucun. Mon esprit s'engourdit. Je tentai d'échapper à sa prise, mais il ne me laissa pas partir.

« Pourquoi êtes-vous choquée ? » demanda-t-il. « N'avez-vous pas senti notre connexion ? » Il fronça les sourcils avec une expression de perplexité intense.

J'étais incapable de répondre. Je me sentais violentée, envahie sans permission ni prévenance. Je n'arrivais tout simplement pas à le croire. Je me remis à trembler.

Il agrippa mon menton et me força à relever les yeux sur lui. « Je ne connais pas toutes vos pensées, Keara, seulement quelques-unes d'entre elles. Si vous écoutez, peut-être pourrez-vous entendre les miennes. »

Il me relâcha enfin. Un rayon de soleil le frappa de dos, illuminant les cheveux d'argent qui flottaient autour de lui. Je me détournai, et courus jusqu'au bas des escaliers, courant toujours le long des chemins et des ponts de Caras Galadhon jusqu'à ce qu'enfin, j'atteigne le sanctuaire de ma chambre. Le pouls erratique, les pensées livrées au chaos se répercutant dans ma tête, je me jetai sur le lit pour y éclater en sanglots. Et en esprit, je le suppliai de ne pas me suivre.

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Plusieurs jours passèrent, où ne nous vîmes point. On m'avait dit qu'il avait été envoyé à la frontière, et je me demandais combien de temps il y resterait, et si il était en colère contre moi. Et bien sûr, chaque fois qu'une pensée me traversait l'esprit, je me demandais s'il pouvait l'entendre. Il avait dit percevoir seulement une partie de mes pensées ; mais lesquelles ? Y avait-il un moyen de lui barrer le passage ?

Un matin, je me réveillai le c?ur au bord des lèvres. J'avais le pouls qui battait à toute vitesse sans raison aucune, et je me dressai d'un bond dans mon lit, la couverture serrée contre moi, en proie à la confusion en m'apercevant que la pensée qui se faufilait, chuchotante, à travers mon esprit n'était pas la mienne. Elle était à lui.

Je me levai, frissonnante à cause de la fraîcheur nocturne, et me servit un verre d'eau, les mains tremblantes. Je le sirotai, l'esprit mal assuré, l'eau serpentant le long de mon bras comme je serrai mes bras contre moi. Je traversai la pièce pour me rendre à la fenêtre, d'où l'on pouvait apercevoir les lumières diffuses qui scintillaient doucement, étoiles minuscules et féeriques paraissant osciller parmi les ombres bleues de la cité, projetant des halos de lueur brumeuse sur les branches noires des arbres. Je me tournai, me laissant glisser contre le mur jusqu'au sol en- dessous de la fenêtre, lorsqu'une autre de ses pensées caressa mon esprit.

J'écarquillai les yeux. Que faisait-il donc ? Une image m'assaillit, faisant revenir mon corps à la vie, en même temps qu'une vive rougeur à joues. Il pensait à moi, se remémorant notre baiser, évoquant ses sentiments et les sensations d'alors. Je tentai de repousser l'image, de la retrancher hors de mon esprit, mais elle refusait d'être chassée. J'ignorais s'il pouvait être en train de dormir ou s'il rêvait tout éveillé, mais il m'était possible de sentir le désir puissant qu'il avait pour moi, aiguillonnant et implacable. Son intensité me fit frissonner.

Je me forçai à me remettre debout, incapable de croire qu'il pût ressentir une telle chose pour moi. Cela ne pouvait-il pas n'être qu'un rêve aux couleurs de la réalité, nourri de mes propres espérances ? Non. C'étaient sa pensée, ses souvenirs, son impatience, son émotion. Dans ma tête.

Une minute plus tard, l'image s'estompait en laissant une impression de vide, comme si j'avais perdu quelque chose de précieux. Je reposai le verre sur la table avec une profonde détresse, puis regagnai mon lit pour m'enrouler dans les couvertures. Je fixai le plafond jusqu'à ce qu'enfin je fusse emportée dans un sommeil agité.

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L'Elfe gisait de tout son long, les paupières closes translucides, et je posai les doigts sur son front, fermant les yeux pour chercher le lent battement de son pouls. Sa blessure n'était pas très grave, sa respiration faible et régulière, mais je pouvais sentir la profondeur du désespoir qui étouffait sa volonté. Il m'était impossible de combattre ce désespoir ; je l'avais vu chez tant d'autres, et je savais pourtant que ce fléau en attendait bien d'autres encore. C'était un appel au pays natal, l'ordre impérieux pour prendre la mer vers l'Ouest, de revenir aux terres immortelles de Valinor. Combien de temps celui-ci serait-il capable de lutter contre cet appel ? Quel âge pouvait-il bien avoir, combien nombreuses avaient-elles été les années qu'il avait passées à le ressentir ? Je l'ignorais, et je pouvais seulement lui offrir une bouffée de soulagement, une courte halte dans le désespoir et sa faiblesse insidieuse.

Je le relâchai enfin et me laissai aller en arrière, le pas chancelant sous l'effet de l'opération qui faisait trembler mes jambes, la vision étrécie jusqu'à une bande floue devant mes yeux. C'était pire avec le désespoir ; il me fallait trouver un endroit où m'asseoir, me tenir l'estomac à deux mains en luttant contre la nausée qui déferlait par vagues à travers moi. Je me tournai à l'aveuglette, et senti leurs mains se poser délicatement sur mes bras. Ils me guidèrent jusqu'à un siège où ils me laissèrent, sachant que je le préférais ainsi. Je me recroquevillai, la tête entre les genoux, les cheveux répandus sur mon épaule jusqu'à mes pieds où ils formaient une mare.

Je fronçai les sourcils lorsque la véhémence de son inquiétude passa à travers moi, et j'eus soudain conscience qu'il venait à ma rencontre. J'inspirai profondément, la respiration tremblante, pour dissiper la douleur, mais elle ne céda pas. Je n'aimais pas qu'il me vît dans cet état de faiblesse, d'une pâleur maladive et désespérée. Pour lui, je voulais être forte et belle. Et je haïssais l'idée d'être encore une cause de dissension entre lui et sa reine.

Je me mis sur pied et titubai jusqu'à la sortie du bâtiment, me frayant un chemin par la clairière environnante. J'avais l'intention de prendre la fuite dans une direction vague pour qu'il ne pût pas me retrouver, mais c'était bien sûr tout à fait irréalisable. Comment aurais-je bien pu me cacher de lui, quand il n'avait qu'à lire mes pensées pour découvrir ma cachette ? Je me laissai aller contre un arbre, la frustration et le découragement me mettant au bord des larmes ; puis ce fut le noir complet.

Je me sentis soulevée dans ses bras. Il me parla sur un ton grave, exprimant sa réprobation à l'égard de ce que je me faisais à moi-même, mais l'ombre était trop grande et je fus incapable de répondre. L'ampleur de sa colère face à mon entêtement me donna l'envie de rentrer sous terre. Oh, j'était l'épine sur la beauté d'une rose, une dague qui blessait un frôlement inattentif. Pourtant, il y avait aussi de la tendresse dans ses pensées et son toucher, comme il me transportait. La joue contre la douceur laineuse de sa tunique, je percevais la chaleur de son corps et la fraîcheur du cuir qui bridait sa poitrine.

Lorsque je m'éveillai, je le trouvai assis près de moi, son arc et son carquois posés sur le sol non loin de lui. Il portait encore sa cape, négligemment rejetée par-dessus ses épaules - et où séchaient des traces de sang. je me redressai d'un bond, le c?ur au bord des lèvres, en lui jetant un regard de pure panique.

« Ce n'est pas mon sang, » répondit-il, devança la question qu'il avait lue en moi.

« Mais il y en a d'autres qui sont blessés, » rétorquai-je, l'ayant lu en lui de même manière.

Il serra les mâchoires alors que je tentai de me lever, et je fronçai les sourcils sous le poids de ses yeux qui me transpercèrent quand il se pencha vers moi. « Non, Keara, » déclara-t-il d'un ton catégorique, « je ne vous autoriserai à y aller sous aucun prétexte. Vous êtes par trop faible. Je vous l'interdis. »

« Vous n'avez pas le droit de m'interdire quoi que ce soit ! » m'exclamai- je.

« Oh, vraiment ? » dit-il d'une voix douce. « J'ai le droit de protéger ce qui est mien. Ou ce qui pourrait l'être, si ça n'était pas aussi entêté. »

Je ne répondis pas à vois haute, mais lui fis connaître ma pensée sur son attitude - dictatoriale, arrogante, irritante - et que si j'en avais eu la force, j'aurais eu beau jeu de déjouer son autorité et de faire exactement ce qu'il m'aurait plu.

Il lut ma pensée, bien entendu, et je pus à la fois voir et percevoir son amusement, ainsi qu'une autre chose - peut-être de l'approbation ? Je sus en cet instant que chaque bataille que nous pourrions avoir serait une source de plaisir, car j'aurais à chaque fois tout son respect, même si il allait s'efforcer quand même de l'emporter. Il était le Gardien des Frontières, accoutumé à être obéi, et ce n'était certes pas une habitude qui lui serait aisée de perdre.

« Galadriel et Celeborn sont là, » me dit-il. « On a pas besoin de vous. »

Je savais qu'il avait tort, et pourtant pas tout à fait : en effet, j'étais stupide de penser pouvoir y retourner. Je ne savais même pas si j'aurais été capable de supporter ne serait-ce qu'une seule opération supplémentaire.

Il se rassit, et je l'entendis soupirer lorsqu'il se laissa aller contre le dossier de la chaise. J'entrevis des images de la bataille dernière passer dans son esprit ; la lutte avait été rude, et je fus glacée par son calme immense à l'évocation de ces souvenirs. Combien avaient-ils été blessés ? demandai-je en silence. Très peu. Les Orques s'étaient dispersés, et seulement quelques Elfes avaient récolté des blessures mineures. Cette pensée avivait sa rage, que je sentais brûler tandis qu'il fixait un point vague que je ne pouvais voir.

Comment se faisait-il que je pusse voir ses pensées si clairement soudain ? Etait-ce parce qu'il avait baissé sa garde, assis près de moi avec cette expression impassible ? Combien d'entre les miennes sentait-il sans en rien révéler ? Il savait tout de ma détermination à guérir, mais savait-il seulement à quel point je détestais qu'il me vît ainsi, si faible et égarée ? En frissonnant, je me demandai ce qu'il pensait de mon apparence. Que voyait-il, lorsqu'il posait les yeux sur moi ?

Résignée à mon besoin de repos, j'avais fermé les yeux quand soudain une pensée traversa mon esprit, qui fit monter le rouge à mes joues. Keara. Son esprit caressait mon nom, allongeant les syllabes dans un long souffle bruissant. Kê-ar-ah. Un frisson me parcourut quand je me vis ainsi qu'il me voyait : mon image dans esprit.

Je savais que j'étais jolie ; je me l'étais entendu dire depuis ma plus tendre enfance. Mais jamais ne me serais-je pensée aussi belle qu'il me voyait. Je l'intriguais et l'attirais tout à la fois ; il me trouvait exotique, alléchante, tentante, magnifique. Il aimait mes yeux en amande, mes cheveux sombres et lisses, la forme de mon visage. Il aimait mes mains, mes bras, ma nuque, mes lèvres. Il trouvait mon odeur enivrante. Quant à mon corps... il paraissait être tout à fait apte à se l'imaginer sous toute les coutures, s'en délectant bien sûr, y compris en ce même instant. Eblouie et stupéfaite, je détournai le visage lorsqu'il vint s'asseoir près de moi sur le lit.

« Keara, » dit-il, me forçant de la main à tourner à nouveau la tête, pour le regarder. Il me fit un sourire au-dessus de moi, amusé par ma rougeur. « Nous parlerons de tout cela plus tard. Je dois partir. »

Il intercepta mon regard lorsque je jetai un ?il à la dérobée à sa cape couverte de sang. « Promettez-moi de ne pas quitter cette pièce. » Il se pencha vers moi, plus près encore. « Donnez-moi votre parole, Keara. »

« Vous l'avez, » chuchotai-je. « Je ne partirai pas. »

Il parut satisfait que je ne cherchasse point à le défier, bien qu'il m'étudiât durant un long moment. Puis il me quitta enfin, ses longues jambes le menant rapidement loin de moi.

Je me roulai en boule au creux du lit, le regard fixé sur le seuil désert de la chambre, percevant l'écho de son dernier message. Vous m'appartenez déjà, que je vous aie réclamée ou non.

A suivre...