AU COURS DE SES DEUX CENT ANS DE VIE, Lisa avait été empoisonnée plus de fois qu'elle ne s'embêtât à en énumérer. Par conséquent, elle ne portait aucun bon sentiment envers toute sorte de poison ; car c'était toujours dans ses veines qu'ils aimaient serpenter.
Si ses souvenirs étaient bons et elle n'en doutait pas, rancunière qu'elle était , ils furent plusieurs à tenter de se débarrasser d'elle ainsi. Le premier fut son père. Suivirent après son mystérieux décès tous les hommes de sa famille ; rejetons de petites maisons qui tentèrent de gagner le contrôle de la branche principale. Leur souhait causa leur perte, et ils ne furent même pas près de lui dérober ce qu'elle avait brutalement arraché au seul parent qu'elle connut. Leurs morts s'enchaînèrent. Elles étaient fades. Insignifiantes. Lisa n'avait plus touché à ce fragment de sa vie sordide depuis longtemps.
En revanche, elle n'était pas prête d'oublier ce coup-là. Après tout, ce fût son premier empoisonnement depuis des siècles. Et de la griffe d'un ami, non moins ! Qu'elle fut sotte de s'inventer des liens aussi intimes avec un démon.
Cela lui apprendra.
Elle n'était pas sûre de l'avoir mérité. Elle ne savait pas exactement ce qu'il lui reprochait, et il ne s'était pas expliqué. Pire encore : en pressant un poignard luisant de venin à sa gorge, c'était lui qui parut blessé. Trahi. Il ne prit même pas la peine de l'achever de ses mains bâtardes avant de lui tourner le dos et de disparaître comme il était apparu dans sa vie : avec brusquerie et mépris. Elle n'avait pas retrouvé une once de haine dans son regard. À vrai dire, dans la confusion, elle ne put déchiffrer son expression. Était-il aussi déçu qu'elle ? Souffrait-il de ses choix, lui aussi ? Réprimait-il sa colère, reviendrait-il la détruire ?
Reviendrait-il ?
En ouvrant ses paupières lourdes d'inertie, Lisa n'eut le temps de sentir les éclats de verre plantés dans sa chaire ou la douleur qui ankylosait ses membres. De plein fouet, plus virulente qu'une gifle, une évidence la frappa : elle avait été mal comprise. Encore. Et comme toujours, c'était trop tard pour s'expliquer.
L'histoire se répétait, et pourtant, la souffrance était toujours la même. Rien ne changeait. La chute lui parut éternelle, cette fois encore.
La scène qu'elle vivait avait un goût terriblement amer et familier. Figée dans la pénombre de sa chambre, elle dormait à plat ventre sur les débris de la vie qu'elle avait passé tant de décennies à construire. Un nid de bijoux et de parfum accueillait sa carcasse obstinément vivante. Rien n'avait de texture au contact de son corps endolori, mais son odorat était bien trop affûté pour ne pas s'offusquer par le pêle-mêle de sang séché et d'orchidée qui chargeait l'air. Ça empestait. Pour ne rien arranger, les effluves qui trempaient le sol s'étaient mélangés aux cristaux qui constellaient sa peau. Les picotements n'étaient pas agréables pas plus que le reste.
Le poison rongeait son cœur lourd, mais pas assez pour le transpercer. La dose était minuscule ; elle n'avait pas été choisie pour la tuer. Mais agonisante et fatiguée, la victime ne le remarqua pas. Elle prit un instant avant de remettre les rouages de son esprit en marche. Ses souvenirs grinçaient et son crâne lui faisait atrocement mal. Elle tenta d'ouvrir la bouche pour râler, mais rien qu'un souffle hachuré ne réussit à se hisser au-dehors.
Vêtue d'une vulgaire chemise qu'elle ne pourra sans doute plus garder après cela, elle ne portait aucun corsage, et pourtant, sa poitrine entière était compressée. Chaque inspiration la plongeait dans une douleur pénible ; tant et si bien qu'elle aurait sûrement eu peur d'y passer si elle n'était pas aussi fatiguée.
L'espace d'un instant, elle maudit son immortalité.
Lasse, elle abandonna l'idée de se lever aussitôt qu'elle l'eut. À la place, elle puisa dans ses dernières forces pour se retourner et plaquer son dos contre le sol humide. Le verre s'enfonça un peu plus dans sa chaire, mais elle ne brancha pas.
Soudainement éreintée, elle se laissa rattraper par la fatigue. Abyssal, le vide en elle la dévora alors sans pitié. L'horloge à pendules, réduite en morceaux, ne tiquait plus. Un silence complet et viscéral l'engloutit, tandis qu'elle fixa un regard blanc sur le plafond au-dessus d'elle. Elle ne le voyait pas exactement ; un rideau de sang coulait sur ses yeux. Mais elle ne chercha pas à le balayer. Elle ne pensa même pas à ce qui lui arriverait si elle restait trop longtemps là, vulnérable qu'elle était. Baignée dans un sang qui ne fut pas toujours été sien, elle permit à ses affres de la bercer, l'écho de sa respiration saccadée bourdonnant dans ses oreilles.
Elle n'avait plus de force, et le poison y était pour moins que l'on pouvait penser : Lisa était juste épuisée par la lutte.
Elle n'aurait jamais dû s'engager dans ce jeu stupide. Si elle n'avait pas pensé à quitter les ténèbres de sa tanière, rien de cela ne se serait produit. Lisa était un monstre, et les monstres ne meurent jamais — pas vraiment. Elle était destinée à vivre. À regretter. À rester prisonnière de son passé ; prisonnière de sentiments qu'elle n'aurait jamais dû nourrir.
Ce maudit démon avait gagné, et elle ne pouvait même pas lui en vouloir. Elle n'en avait pas le droit, sans doute.
— Tu vas le laisser s'en tirer comme ça ?
Lisa ne sursauta pas en entendant la voix moqueuse qui résonna dans l'ombre de la pièce. Elle avait senti sa présence : leur contrat les liait plus étroitement qu'elle ne l'avait voulu. En fait, elle ne prit même pas la peine de répondre. Cela ne découragea pas l'inopportun pour autant ; qui, comme à son habitude, continua de la railler malgré tout :
— Hé, j'ai pas accepté de pactiser avec toi pour que tu meures comme la dernière des idiotes.
Pas touchée pour un sou par ses provocations incessantes, ladite idiote ne daigna même pas s'agacer. Elle n'avait pas besoin de le regarder pour savoir quelqu'un qui se qualifiait de contractant, il semblait savourer un peu trop la situation.
C'était un démon, lui aussi. Il était là pour ses propres intérêts, comme les autres. Ils n'étaient pas amis, à peine alliés ; le malotru n'avait aucune raison de lui venir en aide. Il était là pour ça après tout : le chaos, le malheur. Il s'en sustentait, aussi ne voulait-elle pas lui donner davantage à se mettre sous la dent.
Mais Hanma ne se pliait que trop rarement à ses envies.
Une tête dont elle n'arriva pas à découper les traits se pencha sur elle, et une paire de prunelles mordorées se fixa sur son visage. Elle les vit si clairement qu'elle se demanda si elle ne les imaginait pas. Lisa se fit la remarque qu'avant de rencontrer cet enfoiré, elle n'avait jamais pensé que des yeux pouvaient sourire et pourtant, bouillonnantes de sadisme, pétillantes de malice, elles étaient là, les seules étoiles auxquelles elle avait droit cette nuit-là.
T'étais plus divertissante avant de le rencontrer. C'est du gâchis.
Sentant de l'irritation poindre dans sa poitrine, elle claqua de la langue avant de rouler des yeux. Loin d'être prête de mettre des mots sur ses sentiments, elle préféra s'énerver que de lui concéder cela.
Lâche-moi.
Sa voix était rauque. Pas plus haut qu'un murmure, son ordre ne fit que glisser sur son interlocuteur.
Si j'étais toi, je ne ferais pas la maline maintenant.
« Faire la maline. » Cette expression revenait un peu trop, cette nuit-là. Ça rongeait le peu de nerfs qui lui restaient. Pourquoi pensaient-ils tous qu'elle se croyait meilleure ? Pourquoi pensaient-ils tous qu'elle jouait ? Lisa était juste à bout. Elle voulait juste mettre un terme aux choses par ses propres moyens. Elle n'avait demandé à blesser personne.
Mais tandis qu'elle était sur le point de lui demander d'aller se faire voir avec plus d'agressivité qu'il ne lui était avisé dans son état, il enchaîna :
Des torches et des fourches. Les villageois viennent pour la tête de la sorcière, après des années de terreur à vivre sous son joug.
Les yeux écarquillés, Lisa accusa le coup avec plus de surprise qu'elle n'aurait dû en ressentir. Évidemment, c'était après elle qu'ils venaient maintenant. Ils avaient toujours voulu sa peau, elle venait juste de leur tendre une belle perche.
Décidément, vous êtes beaucoup demandée Madame la Comtesse, la moqua-t-il sans vergogne. On dirait que tout le monde en a après toi aujourd'hui. Félicitations, je suppose.
Il sifflota, faussement impressionné. Il ne semblait pas le moins du monde inquiété. En fait, le démon commençait à s'ennuyer. Lisa réalisa alors que de nouveau, elle était seule. Profondément seule. Dangereusement seule. La seule personne sur laquelle elle pensait pouvoir compter venait de l'abandonner.
Elle aurait bien pleuré, mais elle n'avait plus de larmes à verser depuis belle lurette. Alors, elle redressa son buste et tenta d'étouffer la quinte de toux nichée au creux de sa gorge. En portant ses mains veineuses à son cou, elle remarqua avec satisfaction que sa peau était comme neuve. La seule cicatrice que l'incident lui aura laissée était invisible. Elle sera la seule à pouvoir la contempler.
Tant mieux.
Les jambes aussi molles que du coton, Lisa se souleva sur ses genoux ; aidée par l'appui de ses doigts sur une chaise renversée. La douleur la lacérait, mais elle n'avait pas le temps de s'en occuper. Les minutes filaient à toute allure.
— Hanma, appela-t-elle finalement.
Il répondit avec un simple « Mmh ? » nonchalant, mais son regard la suivait avec attention. Il se demandait sans doute si ce qu'elle allait dire valait la peine d'être écouté ; s'il n'y avait vraiment plus rien d'intéressant en elle. Et en toute honnêteté, Lisa ne savait pas s'il allait être piqué par son offre. Hélas, c'était son dernier recours ; ça la tuait de l'avouer, mais là, elle avait vraiment besoin de lui. Alors elle décida de tout miser.
— Le pacte. Changeons en les termes. Et si cette fois, je ne les honore pas, je te laisserai le plaisir de me traîner en enfer.
Il lui offrit un de ses sourires sardoniques, et eut pour une fois l'air attentif à ses mots. Non, mieux — il était curieux. Impatient. Bien plus que lors de leur première rencontre. Prise d'une satisfaction tordue, elle n'empêcha pas ses lèvres de se plisser dans un rictus plaisé.
— J'espère que ce que tu as à me proposer vaut la peine d'avoir un prince à dos.
