PAR LE PASSÉ, j'ai embrassé la mort à pleines lèvres une fois, et, les mains poisseuses de pourpre ; le cœur glacé au creux de ma poitrine, j'ai bien peur que cette fois-ci me coupe le souffle pour de bon.
Tandis que mon estomac est un sac de nœuds, une sensation de brûlure oint ma peau sèche. Une bourrasque chargée d'un parfum de cendres fraîches éteint les chandelles et avale l'encens. Sous mes pieds nus, le sol fond en une mer rouge. La pixie égorgée par mes mains de sorcière s'effrite et s'évapore, mais son jus imprègne mes paumes et se mêle au mien. Mon regard va de la coupe inexplicablement vide de sang au pentagramme qui se noircit et s'efface au sol.
Je reste un moment interdite.
Rien.
Rien ni personne n'a répondu à mon appel. Pire encore : même l'enfer n'a pas voulu de moi.
— Je ne comprends pas... Ça n'aurait pas dû se passer comme ça ! J'aurais dû réussir !
Ma voix s'élève pour rechuter dans les tréfonds de ma gorge. Je m'étrangle avec mes mots et mes couinements ne deviennent que murmures. Paniquée, je fais volte-face dans un geste brutal qui fait trembler et tomber la coupelle en argent. Elle s'écrase par terre bruyamment, mais je suis trop surprise pour m'en préoccuper. Je ne fais même pas attention aux manches trempées de ma tunique de cérémonie.
— Je vais réessayer ! Ce n'est pas trop tard... Je vous en prie, laissez-moi réessayer.
Devant moi, une marée de femmes se tient en demi-cercle dans l'arrière de la vieille cathédrale. La lune est pleine et haute aujourd'hui ; elle traverse les grands vitraux sans peine ni honte, et s'échoue au pied de la foule de plus en plus bruyante. Sans les bougies, les silhouettes de mes consœurs me paraissent de plus en plus floues.
J'essaye de ne pas pleurer et épluche l'assemblée à la recherche de mon mentor. Dame Ningguang saura quoi faire. Elle sait toujours comment arranger les choses. Après tout, elle m'a réparée, moi. Elle ne me laisserait jamais tomber, n'est-ce pas ?
Elle sera toujours là, pas vrai ?
Alors pourquoi je n'arrive pas à la voir ?
J'essaye d'accrocher un visage, un regard, mais rien ; tout ce que je peux faire, c'est sentir des yeux par dizaine m'agripper et me percer comme des aiguilles. L'attention me réchauffe de la tête aux orteils. Ainsi au-devant de la scène, sous les lumières et la rumeur croissante, j'ai honte et j'ai chaud. Terriblement chaud ; mon core gonfle comme un soufflé de mauvais goût et menace d'exploser à tout moment. La magie que je n'ai pas succédé à utiliser se retourne contre moi.
J'ai les jambes en coton. À un cheveu de finir à genoux sur l'autel du rituel, je me plie et me tend. Je brûle et me consume. Mes veines brillent d'une lueur sinistre et menacent de se rompre au contact des volcans qui rampent dans mon corps. Mes pouvoirs se déchaînent sans contrôle et risquent de me dévorer toute entière. J'ouvre la gueule pour vomir, prise d'un profond mal être, mais ne sort de ma gorge qu'une giclée de sang luisante de maana.
« Que se passe-t-il ? »
« Le rituel...! Il a échoué !? »
« Encore ? »
Mes oreilles bourdonnent. Les cris deviennent des murmures et les voix muent en questions mais sonnent comme des reproches. Elles grincent comme des moqueries, et piquent comme des crachats de malice. J'ai les mirettes humides mais je ne suis pas sûre que ce soit des pleurs.
« Impossible ! »
J'aimerais qu'ils se taisent. Une voix perfide me chuchote de les forcer au silence moi-même. Elle est si convaincante que j'en viens à remercier mes pieds de ne plus pouvoir nous porter ; mes vices et moi.
Sonnée, je me recroqueville sur moi-même, les yeux brouillés de larmes vermeil. Mes doigts se collent à mes cheveux. Mes ongles grattent dangereusement mon crâne. Je serre les dents et soude mes paupières. je ressens trop, et pas assez à la fois ; plus que je ne peux le supporter. Les lieux autour de moi semblent grouiller d'ombres, et soudain, j'ai peur du noir. J'ai peur de la douleur.
Soudain, vivre ainsi me terrifie. Je ne veux pas rester comme ça pour toujours, et ça me paraît affreusement possible.
J'aimerais que tout cesse.
Je voudrais tout arrêter — j'ai besoin de m'arrêter. Je ne sais plus où je suis ou même ce que je suis, mais je suis certaine d'une chose : je n'en suis pas capable, je ne suis pas censée être là. je n'appartiens pas à ce monde et l'on me punit pour y avoir prétendu.
— Chisaki ! Qu'est-ce que c'est que ça ?!
On hurle un prénom. Le mien. Mais je n'arrive pas à écouter, et encore moins à répondre.
— Laissez moi tranquille. Partez, dégagez !
Je ne sais pas si on m'entend, mais mes suppliques implosent dans mon crâne comme un feu d'artifices.
— Laissez-moi tranquille !
Sourd à mes protestations, des mains viennent encadrer mes épaules. Ce contact me gèle la chaire. Les yeux qui essayent de capturer les miens me sont inconnus et terrifiants. La voix qui m'appelle, encore et encore, toujours plus fort, remue en moi une agitation virulente ; presque hostile. Contre mon gré, je sens une attirance obscure envers les pulsions qui battent dans les doigts gantelés qui se pressent contre mon front pour m'ankyloser. Mes ongles s'aiguisent et s'embrasent, et tout à coup, je n'arrive plus à penser.
Je ne vois plus rien, je ne ressens plus rien ; plus rien que la faim. J'ai l'impression que je pourrais mourir, ainsi affamée. Je sors les dents pour les planter quelque part, mais je ne suis pas assez rapide et c'est ma langue que je croque jusqu'au sang.
— Je suis désolée.
Je crois entendre quelque chose au creux de l'oreille, mais je tombe dans les ténèbres avant de comprendre quoi que ce soit. Je respire l'inertie à pleins poumons et arrête d'être.
Aujourd'hui, ma seconde vie a pris fin, et je suis la seule à ne pas savoir pourquoi.
