LES PAUPIÈRES LOURDES ; alourdies d'appréhension et de réticence, la première chose que ses sens goûtent est le chant raffiné de violons.

Cette fois, Jiayi ouvre les yeux sur une salle de bal spumescente. L'exaltation et l'opulence dégoulinent des lustres chatoyants pour se déverser dans une mer de nobles exaltés. L'intruse se sent aussitôt submergée. Elle suffoque, noyée par des sensations qu'elle ne comprend pas sur-le-champ. L'ambiance chargée d'odeurs, de sons et de dorures lui tombe dessus sans prévenir ; pesante et pugnace.

Les chandelles rutilantes et les lumières brasillantes embrasent sa rétine. Elle grimace en sentant l'air chaud et moite oindre son épiderme. Sa gorge est sèche, et ses oreilles bourdonnent. Les mélodies s'enchaînent sans faire de sens et les rires des têtes coiffées qui l'entourent sonnent comme des grincements.

En essayant de mouvoir ses jambes lourdement vêtues d'une robe de cour au corsage baleiné, une réalisation frappe l'intruse. Les sensations sont trop fortes ; son corps trop solide, trop réel.

Subitement, elle est déboussolée ; peu sûre d'être dans un rêve.

Et tout devient moins onirique. Trop peu soutenable. Terrible et étouffant.

Son premier réflexe est de raser les lieux noirs de monde du regard, à la recherche d'un courant d'air ; d'une fenêtre, d'une issue, de n'importe quoi qui puisse briser l'irrespirable bulle dans laquelle elle est étriquée. La foule est dense et la grande porte, à la manière d'un gouffre sans fond, semble vomir un fatras sans fin de corps qui rejoignent sitôt une contredanse endiablée. Les murs lui paraissent lointains. Une cage de robes soyeuses et de justaucorps étincelants lui bloque la route et se renferme sur elle.

Un malaise lui noue l'estomac. Ici, parmi tant de monde, Jiayi n'est pas à son aise. Cette pièce est plus vaste et somptueuse que toutes celles qu'elle a déjà vues. Elle n'a jamais assisté à un bal, pas même en rêves, mais une chose est désormais claire : elle n'a pas la moindre envie d'en faire une réalité un jour.

Car ici elle n'est qu'une étrangère, elle ne peut agir qu'en ombre. Elle ne doit agir qu'en ombre. Souris au cœur d'une valse de rois, elle se fait toute petite et espère ne pas croiser le chat. Elle ne connaît pas son identité, mais il ne lui faut pas de nom pour avoir peur de ses griffes létales. Elle trouve cela risible et bêtement ironique ; que de fuir ce qu'elle appelle prédateur en menaçant sa sûreté en toute impunité.

La peur, irrationnelle, hypocrite, la convainc d'être une proie. Mais la mage est loin d'être ignorante.

Alors, tandis qu'elle se laisse entraîner dans la danse malgré elle, une flopée de questions sans suite flotte dans son esprit. Où s'est-elle introduite cette fois-ci ? Qui hante-t-elle, cette nuit ? Quel rêveur est inconsciemment à sa merci aujourd'hui ? Il se pourrait que l'aube avale dans ses ténèbres salvatrices la réponse qu'elle cherche avant qu'elle ne la découvre. Le temps est compté, et cela a une saveur réconfortante.

Cette scène, elle ne la vivra qu'une seule fois.

Et quand d'un seul coup les rires muent en cris ; que les pieds cessent de danser pour courir et que l'or se transforme en sang, elle en est presque soulagée. Le cœur au bord des lèvres, l'adolescente devient enfant et tremble de terreur à son tour. Égarée dans une marrée qui menace de l'engloutir si elle ne nage pas jusqu'à la grève, Jia peine à se frayer un chemin. Elle ne risque rien. Rien ne peut lui arriver, se répète-t-elle, les paumes pressées contre ses oreilles. Mais son corps reste sourd à ses mots et ses pensées absorbent chaque once de ce cauchemar. Chaque hurlement, chaque gémissement, chaque éclaboussure. La tête qui tourne, elle oublie comment se mouvoir.

Ses jupons se prennent sous les semelles et les dentelles s'arrachent bruyamment. Elle serre les dents. Une tornade de satin et de velours martèle sa peau. Elle se sent fiévreuse, et sans qu'elle ne puisse rien y faire, la panique lui poignarde l'estomac. La foule s'éloigne et la laisse seule, loin.

Puis, les fantômes deviennent cadavres. Les voix se meurent, et les gens aussi. Petit à petit, comme un feu qui agonise sous les baisers tenaces de la brise.

Secouée jusqu'à l'âme, Jiayi agrippe sa gorge compressée et n'arrive pas à empêcher ses jambes de céder. Sous ses paumes asséchées par la chaleur, le sol se liquéfie et le sang lave le marbre de sa luxure. Des larmes, silencieuses et incontrôlables, picotent les yeux de la jeune fille sans qu'elle ne s'en rende compte.

Ce n'est pas un rêve.

Cette certitude la saisit avec une cruauté lacérante. Nauséeuse, elle laboure la peau de ses avant-bras avec ses ongles. La douleur est sans pareille. Effrayante même.

Un silence macabre s'abat sur la salle de banquet. Pas un son n'ose bruire. La mort, elle, hurle à pleins poumons, et sa laideur éclate ; imprègne les lieux d'un pourpre tragiquement royal.

La mage prit pour que ce cauchemar vienne à une fin, mais aucun dieu ne répond à ses suppliques. Et alors qu'elle se dit que ça ne peut pas être pire, elle sent quelque chose peser sur sa tête. Son cœur tombe à ses pieds.

Ça ne devait pas se passer ainsi. Il ne devrait pas être capable de la discerner.

Chevrotante, Jiayi ose lever le menton. Elle sait ce qu'elle va voir. Qui elle va voir, plutôt. L'espace d'un instant, elle se demande s'il ne serait pas plus avisé de jouer aux morts avant de ne plus avoir à simuler inertie quelconque. Mais ce serait un acte vain, car à quelques pas d'elle, aussi froid et immobile qu'une statue, il est là. Encore et toujours.

L'homme auquel son esprit est étroitement lié. Le bourreau qui peint toutes ses nuits aux couleurs de la guerre et des enfers.

La vraie victime de ce carnage.

Et quand leurs regards se croisent et se reflètent, Jiayi comprend enfin.

Ce n'est pas un cauchemar non plus.

« Encore toi. »