Chapitre 8

Il en était tout abasourdi. Encore une défaite ! Déjà la deuxième cette semaine ! Et pourtant, il était motivé comme jamais pour réussir ses matchs et se montrer digne d'Ogata.

Mais peut-être qu'il se berçait d'illusions… L'homme avait d'ailleurs interrompu en plein milieu leur partie de la veille, avouant qu'il préférait qu'ils se consacrent à autre chose. Il l'avait enlacé lui murmurant qu'il avait plus encore envie de lui que de jouer au go.

Peut-être qu'il était vraiment trop nul et que cela finissait par ennuyer Ogata de jouer avec lui….

Il avait son groupe d'étude le soir même mais il ne se sentait pas le courage de montrer un si mauvais jeu à son maître Narusawa. Certainement, il ne s'y rendrait pas. Autant essayer de jouer au go sur Internet contre des amateurs, cela le mettrait davantage en confiance. Il ne fallait pas qu'il se mette à douter de son go !

*****

Il réussit à prendre son courage à deux mains pour venir se planter devant elle dans le couloir de l'Institut de go.

« Mlle Sakurano, nous allons prendre un verre après nos sessions d'études. Vous venez avec nous ? »

La femme sourit ironiquement, montrant qu'elle avait parfaitement compris ses intentions. Ce n'était pas la première fois qu'il l'invitait et elle se montrait généralement un peu dédaigneuse.

« Non-merci. J'ai déjà quelque chose de prévu. Et je suis bien trop vieille pour toi, Saeki-kun ! » ajouta-t-elle en lui faisant un clin d'œil.

« Cinq ans, ça ne compte pas vraiment ! »

« Tu ne diras pas ça dans 20 ans ! »

Comme elle s'éloignait, Saeki lança sur le ton de plaisanterie :

« Je ne me décourage pas ! »

Elle se retourna et lui fit un large sourire :

« Si tu me montres que les jeunes sont sérieux et pas inconséquents… je reconsidèrerai la question…. Dans quelques années si tu persévères ! »

« Peut-on prendre rendez-vous dès maintenant ? » demandant Saeki en lui faisant son plus grand sourire.

« Lâche l'affaire, vieux ! Grouille-toi, Morishita-sensei nous attend ! » dit Waya en l'attrapant par l'épaule.

*****

« Hikaru ! Qu'est-ce que c'était que ce jeu ! » gronda Morishita en regardant le kifu que lui avait remis le jeune homme aux mèches décolorées.

« Eh ! Mais j'ai gagné quand même ! » protesta-t-il.

« Ne le disputez pas trop, Sensei, il devait être fatigué par son magnifique match d'avant hier ! » le défendit Shirakawa.

« Mouais… Mais ce jeu… Ce n'est pas digne de toi ! Tu fais honte à notre groupe d'étude ! » continua Morishita, tandis qu'Hikaru avait un rire gêné. « Comment peux-tu envisager devenir le rival de Toya si tu joues de cette façon ? »

« Tu parles d'un rival ! » intervint Waya en donnant une légère tape sur la tête d'Hikaru. « Vous l'auriez vu à l'anniversaire d'Isumi avec ses sourires mielleux… « Oh ! Akiraaaaaa ! » » fit-il minaudant. « Tu flirtais quasiment avec lui ! »

« Quoi mais c'est pas vrai! » s'énerva Hikaru, se jetant sur lui « Retire ça tout de suite ! »

« Ha ha ha ! Si tu réagis aussi mal, c'est parce que je n'ai pas tout à fait tort ! » se moqua Waya tentant de le repousser « Arghh ! Tu m'étrangles ! »

« Enflure ! »

« Et mais qu'est-ce qui vous prend ? Waya ! Ce n'est pas un sujet de plaisanterie ! » le sermonna Shirakawa, obligé tout comme Saeki d'intervenir pour les séparer.

Waya défroissa son T-Shirt tout en adressant un regard noir à son adversaire.

« Suffit ! » gronda Morishita « Vos petites chamailleries d'adolescent, en dehors ! Reprenons ! »

Hikaru resta circonspect un moment, les paroles de Waya tournant et retournant dans sa tête.

Le jeune garçon brun avait sûrement parlé par jalousie.

Hier encore, il s'était rendu au salon de go qui appartenait à Toya Meijin et Akira et lui s'étaient encore disputés. Ils étaient rivaux !

D'ailleurs… Akira était sûrement un peu inquiet ! Hé hé h ! Il avait vu son formidable match contre Hagiwara et les reproches qu'il lui avait faits n'étaient pas du tout justifiés ! Bientôt, il rattraperait son niveau et le battrait !

*****

Le salon de go parut plutôt désert à Mr Hirose lorsqu'il y entra. Hormis quatre clients qui disputaient des parties acharnées, il n'y avait que le jeune maître, assis seul à l'une des tables du fond comme il en avait l'habitude. Mais ce qui était moins coutumier et qui le frappa, ce fut l'air rêveur du jeune garçon. Le nez en l'air, il semblait contempler le plafond en souriant. D'ordinaire, il était plutôt très concentré sur les parties qu'il recréait, son sérieux dans ces moments pouvant même faire peur. Mais peut-être était-il justement en train d'inventer une stratégie géniale ?

« Mr Hirose ! Vos bagages sont prêts ? C'est pour bientôt, non ? » l'apostropha Mlle Ichikawa, la réceptionniste du salon.

« Oui je pars demain. J'espère ne rien oublier. Je ne sais pas quel temps il va faire et je n'ai pas osé emmener trop de pull. »

« Vous m'enverrez une carte postale, j'espère ! Je vous envie ! Je rêve moi aussi de voir la tour Eiffel ! Si je n'avais pas si peur de l'avion…. »

« Ne vous en faites pas Mlle Ichikawa ! J'ai fait la liste de toutes les personnes à qui j'ai promis d'écrire ! Je ne vous oublierai pas ! Et je prendrai plein de photos ! »

Il regarda tout autour de lui à nouveau.

« Ogata-sensei n'est pas là ce soir ? »

« Non. On le voit moins souvent ces derniers temps. Vous lui aviez demandé une partie pédagogique ? »

« Non mais je lui avais emprunté un livre il y a longtemps. Je voulais le lui rendre avant de partir mais puisque je ne le reverrai pas avant mon voyage…. J'espère qu'il n'en aura pas besoin ! »

« Je vais rentrer chez moi dans pas longtemps. Voulez-vous que je fasse un saut chez lui pour le lui déposer dans sa boîte au lettre ? » proposa Akira qui s'était levé et approché de l'accueil.

« Oh ! C'est gentil à vous, jeune maître, mais je ne voudrais pas… »

« Ca ne me dérange pas du tout, c'est sur mon chemin. »

« Puisque vous insistez…. Je vous remercie. Accepteriez-vous de disputer une partie de go pédagogique avec moi ? Comme je pars quelques semaines, j'aurais le temps de digérer mon écrasante défaite! Ha ha ha ! »

*****

« Merci pour la partie. »

« Merci… » Les mots s'étranglèrent dans sa gorge comme son adversaire se levait. Il fut parcouru de tremblements qu'il ne pouvait stopper.

Son chemin s'arrêtait là pour cette année dans ce tournoi. Ses ambitions avaient été brisées nettes par sa série de défaites.

Jamais il n'arriverait à se montrer digne d'Ogata ! Mais au fond, celui-ci n'attendait peut-être rien de lui… Peut-être pensait-il qu'il resterait toujours un petit joueur de go médiocre et qu'il s'en foutait, seul son corps l'intéressait.

S'il stagnait, il ne pourrait jamais espérer gagner le respect d'Ogata sans aller jusqu'à devenir son égal, pouvoir discuter de go avec lui sans rougir…

Il voulait qu'il le regarde comme Akira Toya ou Hikaru Shindo mais avait-il les possibilités de se montrer à leur niveau ? Il en doutait plus que jamais.

Il renonça à passer la soirée avec Ogata. Il avait envie d'être seul et trop honte de lui pour se montrer devant lui.

Il s'éclipsa discrètement après son match, évitant Waya et Hikaru.

L'air frais du soir sur ses joues lui fit du bien mais comme il s'apprêtait à traverser la route, une voiture rouge s'arrêta à sa hauteur. La fenêtre côté conducteur s'abaissa.

« Eh ! Où vas-tu ? Tu as d'autres plans pour la soirée ? Pourquoi tu t'en vas comme un voleur? Monte ! Tu n'auras pas de bus à cette heure ! »

Il n'avait pas vraiment envie de parler à Ogata mais il monta tout de même sans rien dire, gardant la tête basse.

« C'est quoi cette mine sombre ? C'est parce que tu as perdu ? »

Isumi leva les yeux, étonné qu'Ogata soit déjà au courant. Ainsi il s'intéressait quand même à ses résultats ? Peut-être l'avait-il déçu alors ?

Mais celui-ci sourit.

« Ce n'est jamais facile à digérer mais des défaites, tu en connaîtras d'autres, crois-moi ! Mais c'est elles qui te feront aussi progresser… »

L'homme le regarda et tendit la main pour la lui passer dans les cheveux.

« Tu viens chez moi ? » demanda-t-il sur un ton calme et doux « Je sais comment te consoler… » ajouta-t-il avec un air entendu.

Peut-être que ce n'était qu'un moyen de l'amadouer… « Oublie cette défaite et soit disponible pour nos prouesses au lit…. » mais Isumi se sentait malgré tout un peu réconforté.

Instinctivement, il posa sa tête contre l'épaule de l'homme pour rechercher un peu de tendresse. Ogata stoppa la voiture et Isumi se blottit plus complètement contre lui. L'homme lui caressa les cheveux tendrement.

Ogata se maudit intérieurement, il était fou d'agir ainsi. Mais Isumi était triste et il ne se sentait pas le cœur de le repousser.

« Mon petit Isumi… » murmura-t-il en embrassant sa tête.

Cela faisait du bien de sentir sa chaleur, ses bras forts qui l'entouraient. Il se sentit ému et les larmes lui montèrent aux yeux. Il lutta pour réprimer des sanglots trop longtemps contenus, il ne voulait pas pleurer devant Ogata, mais il n'y parvint pas. L'homme allait maintenant le prendre pour un pleurnichard !

« Allons, allons ! » fit l'homme aux cheveux châtains clairs et le repoussant doucement, semblant gêné et se montrant à nouveau distant.

« Pardon… »

Ogata réarrangea sa chemise qu'Isumi avait commencé à tremper de larmes. Le jeune garçon essuya ses yeux sur la manche de son T-Shirt.

Etait-ce le stress, la frustration d'avoir perdue, l'effort d'avoir dû contenir ses larmes ? Isumi se mit à saigner brusquement du nez alors qu'Ogata venait de redémarrer la voiture.

L'homme lui jeta un regard agacé à travers le rétroviseur. Il n'aimait pas le sang, vecteur de maladie et si Isumi en mettait partout… Il lui tendit néanmoins son mouchoir pour qu'il puisse tenter de stopper l'hémorragie.

« Il ne faut pas que tes échecs te rendent malade ! »

Peut-être avait-il tort de jouer contre Isumi comme s'il s'agissait d'un challenger pour un titre… Le jeune homme perdait confiance. Isumi n'était pas Akira. Il n'avait ni l'ambition ni la force de caractère du fils du Meijin. Mais c'était à Isumi de trouver cette force en lui. Sans ça, il ne pourrait jamais progresser dans la hiérarchie des joueurs de go.

*****

« Ogata-san ne doit pas prendre souvent son courrier… » constata-t-il en voyant la boîte aux lettres qui débordait de prospectus publicitaires.

Il essaya à nouveau de faire rentrer le livre dans la fente mais il n'y avait rien à faire, il dépassait toujours. N'importe qui aurait pu le prendre en passant.

Le mieux était qu'il le lui apporte lui-même. Si Ogata était chez lui… Il en profiterait pour l'avertir que son père ne serait pas rentré pour la session d'étude de mardi prochain.

Il ne prit pas l'ascenseur et montant les marches quatre à quatre, il arriva rapidement au deuxième étage.

Il s'apprêtait à presser le bouton de la sonnette lorsque quelque chose attira son attention. Il avait déjà constaté que la porte était mal fermée mais….

Il se baissa. En effet, un morceau de tissu avait bloqué la porte, l'empêchant de se refermer totalement. Il hésita, mais cela lui parut étrange. Ogata était plutôt méticuleux et il ne laissait rien traîner habituellement. S'était produit quelque chose ?

Ca ne se faisait pas de rentrer chez les gens sans prévenir mais…

Il frappa doucement sur la porte.

Comme aucune réponse ne lui parvenait, il se décida à pousser la porte.

La pièce principale était vide mais quelques vêtements étaient éparpillés sur le sol. Il décida de ne pas s'aventurer plus loin et il s'apprêtait à faire demi-tour lorsque quelque chose attira son attention. Un mouchoir taché de rouge… du sang !

Etait-il arrivé quelque chose à Ogata ?

« Ogata-san ! » appela-t-il doucement.

S'était-il trouvé face à un voleur en rentrant chez lui, était-il bless ?

Il se sentait soudain très inquiet.

Il inspecta la cuisine ou rien ne semblait avoir été dérangé puis se dirigea vers la chambre. Il poussa la porte qui n'était pas tout à fait close et resta figé de stupeur.

Le jeune homme, dans le lit avec Ogata c'était…. Isumi ! Le drap les masquait partiellement mais oui !.. ils semblaient être nus et Isumi avait la tête posé sur la poitrine d'Ogata !

Il mit sa main devant la bouche qu'il avait grand ouverte d'ébahissement et ne put plus bouger. Il avait envie de fuir avant que les deux autres ne le voient mais trop tard ! Ils se retournaient vers lui et Isumi devint immédiatement aussi écarlate que lui-même devait l'être tandis qu'Ogata lui lançait un regard furieux.

« Gomen ! Gomen, Ogata-san ! »

Ses jambes acceptèrent enfin de lui obéir et il fit volte-face pour détaler au plus vite.

« Akira ! » cria Ogata, comme s'il le grondait.

Le jeune garçon était habitué à obéir et rougissant encore de sa bévue, il s'assit sur le canapé pour attendre le sermon. Il avait eu tort d'entrer chez Ogata comme ça !

« Je vais lui parler. » dit Ogata à l'adresse d'Isumi en enfilant rapidement un pantalon et une chemise qu'il boutonna à moitié. « Toi, ne bouge pas ! »

Le ton était autoritaire et Isumi baissa les yeux en signe de soumission. Il devinait qu'Ogata lui en voulait également de s'être fait surprendre avec lui en position délicate.

« Ogata-san ! Excusez-moi ! » balbutia Akira en levant vers lui des yeux implorants et innocents lorsque l'homme s'assit à côté de lui sur le canapé.

Ogata se radoucit un peu. Le jeune garçon avait l'air plus gêné de les avoir surpris que réellement choqué.

Akira se trouvait face à un nouvel Ogata qu'il ne connaissait pas, débraillé, sans lunettes, décoiffé… et qui l'effrayait un peu.

« Tu n'en parleras à personne, n'est-ce pas ? »

« Oui, si c'est ce que vous voulez, je ne dirais rien. »

« Même pas une petite allusion ! Tu me le promets ? »

« Oui Ogata-san, je le jure ! Tenez ! C'est le livre que je voulais vous remettre de la part de Mr Hirose. Je vais rentrer chez moi à présent. »

« Très bien. »

Ogata le regarda se diriger vers la porte et la refermer précautionneusement derrière lui.

Quelques semaines auparavant, il aurait été fou furieux de cette mésaventure. Il aurait jeté son partenaire sans ménagement, jurant que c'était une méprise malgré l'évidence. Mais aujourd'hui, il était juste un peu soucieux.

Ca ne se saurait pas. Il savait qu'Akira ne dirait rien, c'était quelqu'un de parole. Et il savait d'expérience qu'une promesse de Toya valait toutes les promesses du monde.

Mais il se sentait consterné d'avoir dégradé son image auprès d'Akira. Par ordre d'importance, Akira était peut-être la deuxième personne après le Meijin lui-même, qu'il n'aurait pour rien au monde voulu mettre au courant de ses préférences sexuelles particulières.

Akira était le fils idéal dans ce monde de perfection qu'était la famille Toya à laquelle il essayait désespérément lui-même de se montrer à la hauteur depuis des années. Il était tiraillé entre l'image proprette et sage qu'il voulait se donner, essayant d'imiter en cela l'impassible Toya Meijin, et sa propre personnalité plus impulsive et beaucoup moins raisonnable. Pas évident de concilier ces deux aspects ! Sa vie privée secrète ne cadrait pas avec son image de disciple poli et dévoué, uniquement focalisé sur le go. Déjà que sa dépendance à la cigarette était considérée comme une faiblesse et que le Maître ne manquait jamais de lui en faire la remarque….

Il avait toujours pensé qu'Akira le jugerait mal s'il apprenait sa vie secrète, qu'il serait dégoûté. Mais il avait eu l'air plus soucieux se faire disputer qu'autre chose…

Mais mieux valait un peu éviter Akira désormais…

Il se leva du canapé pour aller rejoindre Isumi dans la chambre.

*****