Chapitre 9

Il inspira un grand coup. Il fallait se calmer avant tout. Après tout, il l'avait déjà affronté… Mais vu l'issue de leur confrontation précédente, ce n'était pas forcément rassurant de penser cela. Surtout que tout le monde disait qu'Akira Toya avait progressé. Mais lui aussi était devenu plus fort ! Il était curieux de savoir si l'écart entre eux s'était creusé.

Honda, à côté de lui, était resté jusqu'à présent silencieux, respectant sa concentration.

« Allons-y ! »

« Oui ! »

Il bloqua sa respiration quelques secondes et ferma les yeux brièvement. Il souffla et constata avec satisfaction que son cœur ne battait pas trop rapidement. Il était dans un bon état d'esprit. Peut-être pourrait-il réussir quelque chose aujourd'hui ?

Son adversaire avait déjà pris place derrière le goban et semblait se concentrer lui aussi. Akira Toya ne releva même pas la tête lorsqu'il s'assit en face de lui.

Isumi essuya ses mains sur son jean et fut à nouveau attentif aux battements de son cœur. Il fixa à nouveau son adversaire. Celui-ci ne lui avait même pas jeté un regard, l'ignorant toujours. Il devait être un adversaire bien insignifiant pour lui… Se rendait-il même compte de sa présence ?

Isumi commençait à en douter lorsque le jeune garçon releva soudain la tête.

« Je… » commença-t-il.

Le jeune homme aux cheveux sombres le dévisagea, surpris qu'il s'adresse à lui avant leur match. Ses yeux… ce n'était pas un regard de défi mais son regard vert était comme… suppliant ?…

« Je voulais savoir… » continua-t-il.

« Oui ? »

« Depuis quand… comment… sais-tu que tu… aimes les hommes ? »

Isumi se sentit devenir écarlate et sa stupéfaction passée, bégaya :

« Je ne sais pas vraiment… je… »

L'appel sonore signalant le début des matchs stoppa nette leur conversation. Isumi fixa le goban, incapable de se rappeler quoi jouer. Il essaya de retrouver son calme.

Cette question, juste avant leur partie… Est-ce que c'était une tactique qui visait à le déstabiliser ? Non, Akira Toya n'avait pas besoin de tels stratagèmes. Alors pourquoi ? Pourquoi Akira s'inquiétait-il de cela ? Et son visage… sincère, juste curieux… Ce ton, comme s'il lui demandait le plus naturellement du monde pourquoi le bleu était sa couleur préférée mais aussi comme si cette réponse était essentielle pour lui….

Depuis quand Akira Toya s'intéressait-il aux autres ?

Ce n'était pas le moment d'y penser ! Il fallait qu'il joue et qu'il joue bien !

*****

« Alors ? Comment tu te débrouilles face à Toya ? » lui demanda Honda en venant s'asseoir à côté de lui lors de leur pause déjeuner.

« Je vais perdre. Comme prévu. »

Honda eut un léger sourire : « Mais si tu es encore là à cette heure, ce n'est pas trop mauvais signe ! Beaucoup abandonnent avant la pause déjeuner. »

Isumi sourit malgré tout : « Je dois m'estimer satisfait, alors…. »

Le jeune homme brun repoussa le reste de son déjeuner. Il avait l'estomac noué et du mal à manger davantage.

« Et lui ? Toya ? Où est-il ? Je ne le vois pas… Il ne mange pas ? » demanda Honda en regardant tout autour d'eux.

« Je ne sais pas. Peut-être…»

« Oui, je me demande d'ailleurs pourquoi je me soucie de lui ! Nous devrions y aller ! Bonne chance Isumi ! Résiste encore quelques heures ! »

« Merci ! Et toi gagne ton match ! »

Ils se dirigèrent en silence vers leurs places. Comme le matin, Akira était déjà assis derrière le goban et il se demanda même s'il avait bougé durant la pause. Mais cette fois-ci, le jeune garçon leva immédiatement les yeux et Isumi frémit en voyant le regard vert se faire plus dur.

« Pourquoi m'as-tu invit ? » demanda Akira sèchement, serrant les poings.

« Hein ? »

« A ton anniversaire ! C'est lui qui t'avait demandé de le faire, n'est-ce pas ? »

« Non ! » protesta Isumi « Je… » Il se souvint de la mise en garde d'Ogata et expliqua : « Il ne m'a rien demandé mais à force d'entendre parler de toi en bien, j'avais envie de te connaître un peu mieux. »

Akira sembla se radoucir : « C'est vrai ? Il parle de moi ?»

Isumi ne répondit pas mais il remarqua que le jeune garçon esquissait un léger sourire. Mais lui-même restait circonspect. Finalement, Ogata se souciait plus de ce que pourrait penser Akira que de leur relation. Et maintenant, le jeune Toya l'utilisait, se rassurant sur l'attention que lui portait son professeur. Et lui ? Qu'est-ce qu'il était au milieu d'eux ?

Il ferma les yeux brièvement, retrouvant sa concentration et l'envie de se battre jusqu'au dernier coup. Il ne laisserait pas Akira Toya gagner si facilement !

*****

Mashiba avançait d'un pas assuré dans le couloir de l'Institut de go. Il croisa un joueur de sa connaissance qu'il salua d'un signe de tête.

« Salut Mashiba ! »

« Les matchs sont finis ? » demanda-t-il.

« Oui, depuis un moment, je crois. »

« Toya a dû gagner, non ? »

« Oh oui, très certainement. »

« Ha ha ha ! Je vais aller vanner un peu Isumi, alors ! » annonça Mashiba en se frottant les mains.

« Je ne sais pas s'il reste quelqu'un dans la salle. » l'avertit l'autre joueur.

Le jeune homme aux cheveux châtains décida tout de même d'y jeter un coup d'œil. Il n'avait pas croisé Isumi et effectivement, celui-ci était encore assis derrière le goban, les épaules voûtées, la tête basse. Il avait très probablement perdu son match contre le fils Toya. Mais le plus étonnant était qu'il n'était pas seul. Assis à côté de lui…

« Ogata-sensei !?! »

…Ogata parlait à voix basse, semblant commenter la partie.

Mashiba ouvrit des yeux de merlan frit en voyant la main du Maître venir dans un geste doux, ôter les mèches brunes devant les yeux d'Isumi.

« Tu devrais couper ces cheveux. Dommage qu'ils cachent tes yeux… »

Le jeune homme qui observait la scène manqua de s'étrangler. Il recula prudemment, se disant qu'il pourrait certainement tirer profit de la scène à laquelle il venait d'assister.

Il fit mine de s'intéresser au tableau d'affichage dans le couloir et ne se retourna même pas lorsque Ogata sortit de la salle le premier.

Quelques minutes passèrent encore avant qu'Isumi ne l'imite. Mashiba le saisit par le bras pour l'arrêter.

« Qu'est-ce que tu me veux, encore ? » demanda Isumi, agacé.

« Je ne savais pas qu'Ogata-sensei avait ce genre de penchant ! »

« De quoi parles-tu ? » demanda Isumi feignant l'étonnement.

« Je l'ai vu te caresser les cheveux à l'instant ! Il te faisait des avances ma parole ! Y'a peut-être moyen d'avoir des cours privés de go, alors ! Hé hé h ! »

Isumi dégagea son bras et lui adressa un regard noir.

« Tu te trompes complètement ! Tu as dû mal voir ! » dit-il sèchement.

*****

Pourquoi n'arrivait-il pas à ôter cette image de son esprit ? Même lorsqu'il se concentrait désespérément sur le kifu du match, les points représentant les pierres s'assemblaient pour former des courbes, recréant malgré lui la représentation furtive de cette scène à laquelle il n'aurait pas dû assister.

Maître Ogata serrant dans ces bras ce jeune joueur, cet Isumi.

Comme si le cliché s'était imprimé à tout jamais dans son cerveau, il se souvenait avec précision de la façon dont le bras de l'homme venait se placer sur celui du jeune homme brun, de la position de la tête de celui-ci et des mèches sombres s'étalant sur la peau nue du torse de son professeur.

Toutes les questions qui le hantaient depuis plusieurs jours et auxquelles ni Ogata ni Isumi ne semblaient disposés à répondre, l'obsédaient sans qu'il puisse mettre un terme à cela.

Et dès qu'il laissait son esprit divaguer, il s'imaginait à la place du jeune homme brun, d'autres bras que ceux de son professeur l'enlaçant, d'autres mèches blondes venant caresser sa joue…

Mais pourquoi ? Ce garçon était une malédiction ! S'il ne l'avait jamais rencontré, il n'aurait pas douté de lui, il aurait avancé sereinement sur le chemin qui le menait au sommet de la hiérarchie du go.

Mais Hikaru Shindo avait surgit dans sa vie pour la lui compliquer.

Il ne le supportait pas, il se sentait alternativement blessé ou outré par chacune de ses attitudes ou paroles mais lorsque Hikaru n'était plus là, il devait bien s'avouer qu'il lui manquait. Il ne pouvait étrangement pas se passer de lui.

Peut-être avait-il besoin, recherchait-il inconsciemment cette rivalité, ce moteur même si cela le fatiguait, prenait toute son énergie…

A la réflexion, le garçon était amusant, un peu à la manière d'Ashiwara qui était si différent de lui-même. Mais Akira était trop concentré sur l'accomplissement de son rêve pour pouvoir rire avec lui. Il risquait de le dépasser un jour et le meilleur moyen pour l'en empêcher était de le tenir à distance. Egalement physiquement.

Il fallait ignorer ces idées de plus en plus étranges qui naissaient dans son esprit.

Il regarda à nouveau les feuilles de score. Il y a quelques mois, il apparaissait encore que le plus à craindre derrière Shindo était Isumi… Mais ses derniers résultats avaient démenti cette impression. Cependant, lors de leur match, il lui avait semblé qu'il était bien meilleur qu'un simple pro débutant.

Il l'avait déjà affronté trois ans auparavant, lors de l'examen pro. Il l'avait battu comme tous ses autres adversaires mais Isumi était de loin, le plus redoutable. Cependant, à présent, il sentait quelque chose de nouveau, une confiance, une audace dans son jeu qu'il n'avait pas eue alors. Surtout après leur pause déjeuner. Dommage que son début de match trop prudent l'ait handicap ! Leur partie aurait été magnifique s'il avait pu jouer à ce niveau tout le temps.

Quelle était la marge de progression d'Isumi ?

Le jeune homme brun était plus âgé qu'Hikaru mais Maître Shinoda, le directeur des insei, ne tarissait pas d'éloge à son égard. Parfois, l'arrivée dans le monde des pros et les confrontations avec les meilleurs pouvaient créer des décliques chez certains, des progressions spectaculaires. Bien sûr, il n'avait rien à craindre pour le moment. S'il n'avait surpris cette scène entre lui et Ogata, peut-être aurait-il à peine fait attention à ses performances.

Mais… ce potentiel chez Isumi, Ogata avait dû déceler cela aussi. Et malgré tout, il avait une aventure avec lui ? Il ne se sentait pas menac ? Ne pensait-il pas qu'un jour, ils pourraient être rivaux ? Ou alors voulait-il justement le garder sous contrôle comme un maître avec son élève ? Connaissant Ogata, que même lui, Akira Toya, commençait à faire trembler, il n'avait pu négliger cet aspect. L'homme était très ambitieux et il se méfiait de tous les joueurs. Des débutants aux meilleurs.

Alors comment pouvait-il aimer cet Isumi ? Lui faire confiance, se livrer à lui ? Comment était-il parvenu à oublier cette menace qui l'empêchait, lui, de se comporter normalement en compagnie d'Hikaru ?

*****

Il jeta un œil à Isumi qui avait fini de se déshabiller et qui le rejoignait dans le lit, comme il le faisait désormais à peu près trois fois par semaine. Il avait l'air d'avoir digéré sa défaite contre Akira. Cette partie était instructive en tout cas. Lui, ne se laisserait pas battre par le fils du Meijin lorsqu'ils se rencontreraient bientôt. Il n'était pas Isumi !

Il l'attira à lui et pressa ses lèvres contre sa tempe. Son corps était chaud ! Et c'était finalement bon d'avoir quelqu'un en permanence, de serrer un corps familier dans ses bras, d'en connaître chaque millimètre mais de ne jamais s'en lasser !

Mais peut-être que ce serait Isumi qui s'ennuierait en premier….

Il se laissa aller un moment mais le jeune homme se remit justement à tousser, le tirant de la douce torpeur dans laquelle il était plongé.

Une nouvelle quinte de toux le réveilla tout à fait. Il était un peu hypocondriaque et détestait donc les gens malades, ayant très peur de prendre leur mal.

Le temps avait brusquement changé et Isumi avait dû prendre froid.

« Il va me refiler sa crève, ce petit crétin ! » pensa-t-il « Il veut coucher avec moi alors qu'il est malade ? Mais y'a rien de pire ! »

Il fit glisser sa main sur le front du jeune garçon.

« Il est brûlant ! » constata-t-il.

Ogata se redressa sur son avant-bras pour s'éloigner de lui mais il sentit son cœur fléchir à la vue des joues rosies par la fièvre.

« Le pauvre petit… »

Isumi toussa à nouveau.

« Tu es malade ? »

« Je crois bien que j'ai pris froid. Je devrais rentrer chez moi, je ne me sens pas très bien… »

« Attends ! »

Ogata arrêta le jeune garçon qui semblait vouloir se lever. Il se rendit dans la cuisine d'où il revint un verre d'eau et un cachet dans la main.

« Tiens ! Avale ça et bois ! »

Isumi obéit. Sa gorge le brûlait, il avait mal à la tête et envie de se faire cajoler par quelqu'un. Et justement, pour une fois, Ogata semblait disposé à s'occuper un peu de lui…. Comme l'homme se recouchait près de lui, il posa sa tête sur son torse et sentit qu'on lui caressait doucement les cheveux tandis qu'un bras musclé venait l'enserrer. Il se laissa faire un moment. C'était agréable et comme quand sa mère prenait soin de lui lorsqu'il était petit, il se sentait moins mal. Il n'était pas en état de combler ses attentes sexuelles ce soir mais l'homme ne le renvoyait pas chez lui. Un point pour lui.

« Tu ne devrais pas aller à ton match de cet après-midi si tu ne vas pas mieux.»

« Mais je vais perdre cette partie automatiquement ! »

« Et alors ? Une de plus…. »

Isumi serra les dents. Etait-ce une moquerie en référence à ses mauvais résultats ?

« J'irais quand même ! » dit-il, déterminé.

*****

« Hiroyuki, tu es tout pâle ces derniers temps ! Reprends des soba. Tu devrais manger plus ! Tu n'as pas bonne mine… »

« Je vais bien, maman ! » rétorqua Ashiwara, un peu agacé, repoussant son bol.

« Est-ce que tu te nourris correctement ? Tu ne veux vraiment pas que je passe chez toi faire un peu de ménage et de cuisine ? »

« Non, ça va. Je me débrouille très bien tout seul ! »

« Ne prends pas ce ton là avec moi, Hiroyuki ! Tu es mon fils unique, c'est normal que je me préoccupe de ta sant ! »

« Mais maman ! Je t'ai dit de ne pas t'inquiéter ! »

« Tu ne veux pas de dessert ? » demanda la femme en le voyant se lever.

« Non, je n'ai plus faim ! Tu essaies toujours de me gaver comme si j'étais affamé quand je viens ! »

« N'en parlons plus. Tu vas regarder la tél ? » demanda-t-elle, le voyant s'installer devant le poste. « Tu ne veux pas aller avec moi chez la voisine ? Tu sais, sa fille aînée est là pour quelques jours. Elle est très jolie ! Je pourrais te la présenter !? »

« Maman ! Arrête avec ça ! »

« Je dis ça pour ton bien, Hiroyuki ! Ce n'est pas normal à ton âge de ne pas t'intéresser à ça ! Tu vas finir tout seul ! » Elle soupira profondément. « C'est de ma faute ! J'aurais dû t'emmener voir un médecin quand tu as commencé à l'âge de cinq ans à t'intéresser à ce jeu étrange ! »

« Maman ! » protesta le jeune homme brun qui commençait à être lassé d'entendre continuellement les mêmes histoires.

« Ta grand-mère m'avait pourtant prévenue ! A trop réfléchir à ce jeu, je suis sûre que ça t'a mis les idées de travers! Moi qui rêve de te voir marié avec plein d'enfants… Au lieu de ça, tu passes tes journées à placer des pierres sur un plateau en bois ! Ce n'est pas une vie ! Est-ce qu'au moins tu sors un peu ? Tu vois des gens ?»

« Maman ! Arrête ! Je vais très bien et ma vie me convient parfaitement ! »

« Si seulement ça pouvait être vrai… Tu ne me dis pas ça pour me rassurer, j'espère ? »

« Maman ! »

*****

Mashiba releva la tête, étonné. Depuis un moment, il entendait bien des quintes de toux en stéréo mais il venait tout juste de réaliser !

Au fond de la salle, parmi les matchs de moindre importance, Isumi qui disputait une partie contre une joueuse médiocre venait de sortir un kleenex pour se moucher.

Et s'il se penchait un peu sur la droite, il pouvait apercevoir par la porte restée entrebâillée de la petite salle réservée aux matchs des meilleurs joueurs, Zama-sensei qui affrontait Ogata-sensei. Et c'était bien ce dernier qui toussait de temps à autre, brisant la concentration de l'ex-Oza qui lui jetait des regards noirs.

Ils étaient malades tous les deux… Une simple coïncidence ? Ou Isumi et Ogata étaient-ils finalement plus proches qu'il ne l'avait soupçonn ?

Depuis qu'il avait surpris le geste étrange du Maître envers Isumi, il s'interrogeait.

Isumi avait démenti catégoriquement lorsqu'il lui avait posé la question. Il connaissait suffisamment le jeune garçon brun pour savoir que celui-ci détestait mentir. Il était fort mauvais comédien et il n'aurait pas pu le mener en bateau sans qu'il s'en aperçoive. Mais s'il se passait vraiment quelque chose de pas très avouable entre Isumi et Ogata-sensei… l'enjeu avait peut-être boosté Isumi.

Il ne put s'empêcher de sourire à la pensée du beau scandale que cela ferait. Il détestait Ogata, cet homme froid, méprisant qui l'avait humilié lors du festival de go. Et Isumi avec ses airs angéliques l'agaçait prodigieusement.

L'ex premier de la classe des insei n'était peut-être pas l'agneau innocent que tout le monde voyait. La dernière fois qu'ils s'étaient croisés, le jeune homme brun ne s'était pas laissé faire non plus, signe que l'Isumi qu'il connaissait était en train de changer.

Il commençait à flairer une bonne affaire pour lui. Il fallait qu'il en apprenne plus !

*****

Isumi se retourna brusquement. Depuis un moment, il sentait qu'il était suivi mais jusqu'à présent, lorsqu'il avait jeté de furtifs coups d'œil derrière lui, il n'avait rien vu. Mais alors qu'il venait d'entrer dans le hall de l'immeuble, quelqu'un s'y engouffra à sa suite et se heurta quasiment à lui.

« Mashiba ! Tu me suivais ? »

Le garçon aux cheveux châtain clair arborait un sourire triomphant :

« Tiens ! Isumi ! Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Comme c'est étrange ! Oga…ta… Seiji…. » lut-il en plissant les yeux et en montrant l'étiquette sur la boîte aux lettres. « Quelle coïncidence ! A moins que… A moins que tu ne m'aies pas dit la vérité l'autre jour ! »

« Qu'est-ce que tu veux !?! »

Mashiba retrouva un visage sérieux devant le ton sec d'Isumi.

« Tu couches avec lui pour obtenir ses faveurs, c'est ça ? C'est immoral ! »

Isumi se sentit rougir de la tête aux pieds et son cerveau se mit à fonctionner à toute vitesse. Il fallait de toute urgence qu'il trouve une explication valable à sa présence ici ! Il était certain qu'Ogata ne voudrait plus le revoir, ne lui pardonnerait pas si cela venait à se savoir.

« Mais non ! Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?! » protesta-t-il pour la forme.

« Je vais aller tout dire ! A Toya Meijin, à Akira Toya, aux personnes de l'Institut de go… c'est dégoûtant ! »

Pour la première fois de sa vie il se sentait violent, il avait envie de frapper le jeune homme aux cheveux clairs pour le faire taire par tous les moyens. Comment le convaincre de garder le silence ? Le menacer ? Lui donner de l'argent ?

Mais une idée lumineuse jaillit tout à coup dans son esprit.

« Ha ha ha ! Tu iras leur dire quoi ? Que je vais nourrir ses poissons ? Je ne vois pas en quoi cela pourrait vraiment les choquer ! »

« Que… quoi ? »

Isumi brandit fièrement le sac plastique qui contenait ses achats faits un peu plus tôt au seul magasin jugé conforme par Ogata pour délivrer la précieuse pitance des petits chouchous à nageoires.

« Comme il ne peut pas s'occuper de ses poissons en ce moment, c'est moi qui m'en charge ! »

« Que… Tu t'intéresses à ça, toi ? » demanda Mashiba en ouvrant des yeux qui pour le coup, le firent ressembler étrangement à un des petits pensionnaires d'Ogata.

« Oui ! C'est ma grande passion depuis toujours après le go. Et lorsque Ogata-sensei l'a appris, il m'a demandé de venir jeter un œil sur son aquarium lorsqu'il ne peut pas le faire. »

« Ah… » put seulement dire Mashiba, laissé médusé par la soudaine assurance d'Isumi.

Il se frotta le menton, digérant les explications du jeune homme aux cheveux sombres.

S'était-il tromp ? A bien y réfléchir, il paraissait plus logique que ce naïf et sûrement toujours puceau d'Isumi entretienne ce genre de relation purement aquariophile avec Maître Ogata. Ce qui expliquerait éventuellement qu'ils aient chopé la même grippe… Il y avait peut-être un virus dans l'aquarium… L'eau stagnante, les algues, ce n'était sûrement pas bien sain…

Il avait surestimé Isumi. Ce n'était qu'un ringard candide qui n'aurait jamais pu avoir ce genre de plan machiavélique….

« Tu veux voir les poissons clown ? Ils sont trop mignons ! » ajouta Isumi avec un grand sourire, jouant son rôle d'ingénu à la perfection.

« Non-merci ! Moi, les poissons, je les aime seulement dans mon assiette ! » répliqua Mashiba se croyant certainement très spirituel en enfonçant ses mains dans ses poches et s'apprêtant à quitter les lieux.

Isumi le regarda pousser la porte de l'immeuble et disparaître dans la rue avec un sourire de satisfaction. Heureusement pour lui, Mashiba n'était pas très perspicace….

*****