Chapitre 12

Il ne put s'empêcher de lui jeter à nouveau un regard à travers le nuage de fumée qui semblait former un rideau entre eux.

Isumi ne l'avait même pas regardé en entrant. Le jeune homme gardait la tête baissée, fixant obstinément la table, comme étranger à tout ce qui pouvait se passer autour de lui, aux conversations entre les autres joueurs.

Ogata se tenait assis sur l'un des fauteuils dans le fond de la pièce, terminant sa cigarette, écoutant distraitement les propos qui se tenaient dans la salle de repos entre les trois-quatre personnes présentes.

« Félicitations, Kadowaki ! Tu as entamé une série de victoires incroyable ! » disait un joueur.

« Il n'y a qu'Akira Toya et peut-être Hikaru Shindo qui font mieux que toi ! »

« Merci ! Je suis plus âgé que les autres alors je ne veux pas m'éterniser dans les basses séries ! » répondit l'intéressé avec un sourire confiant.

« Allons-y ! C'est l'heure ! »

Plusieurs joueurs se levèrent pour sortir tandis que seuls Kadowaki, Isumi et Ogata restaient encore assis, s'attardant un peu.

Mashiba tapa doucement sur l'épaule d'Isumi en passant près de lui :

« Mais toi, Isumi, tu vises certainement la plus longue série de défaites ! »

Ogata sentit son sang bouillir en entendant ces paroles et écrasa rageusement le mégot de sa cigarette dans le cendrier.

Isumi se leva sans répondre pour sortir, sa frange de cheveux masquant ses yeux, avançant comme un zombi, ignorant les regards braqués sur lui.

En le regardant s'éloigner dans le couloir la tête rentrée dans les épaules, Mashiba se mit à rire mais alors qu'il ne s'y attendait pas, il fut saisi par le col de sa chemise et projeté violemment contre le mur. Il n'eut pas le temps de retrouver ses esprits qu'Ogata levait déjà le poing pour le frapper mais Kadowaki, prompt à réagir, lui saisit le bras pour stopper son geste.

« Arrêtez ! »

Mashiba se dégagea, réarrangea sa tenue et jeta un regard noir à l'homme avant de sortir sans prononcer un mot, étouffant sa colère.

Kadowaki passa la main dans ses cheveux. Ogata devait être le Maître d'Isumi pour qu'il réagisse de cette manière. Ce Mashiba était vraiment stupide ! Tenir de tels propos devant lui…. Pour qui se prenait-il ?

« Isumi est fort. » dit-il pour briser le silence pesant et pour calmer l'homme qui semblait toujours en proie à l'énervement. « J'en sais quelque chose, c'est ma seule défaite à l'examen pro. Mais il fait comme un blocage en ce moment. Je ne comprends pas ce qui lui arrive. »

« Je sais qu'il est fort. Je ne comprends pas moi non plus.»

*****

« J'y arrive pas ! J'y arrive pas ! Je devais gagner ce match ! Absolument ! »

Isumi frappa le mur de sa chambre du poing, pleurant de rage.

Une fois de plus, comme toutes les parties qu'il avait disputées dernièrement, son match s'était soldé par une défaite. S'il avait pu gagner une partie, une seule partie… Il était sûr qu'il aurait pu reprendre confiance.

Pourquoi n'arrivait-il plus à gagner ? On aurait dit… qu'il avait oublié comment se montrer offensif, comment contrer les plans de son adversaire. Il ne faisait plus que subir le jeu.

Le cauchemar de l'examen pro qu'il croyait pourtant loin derrière lui, le reprenait.

Il avait cru que tous ces mauvais moments étaient du passé. Peut-être que ça lui faisait encore plus mal car il avait pensé que le plus dur était passé. Ses nouvelles ambitions, ce dont il s'était pris à rêver…. Sa déception en était d'autant plus grande. Il n'était peut-être pas fait pour être joueur professionnel, après tout ?

Il était un mauvais joueur de go et pour Ogata, il n'était rien non plus.

Il aurait peut-être dû faire ses bagages et partir loin quelques temps, loin d'Ogata qu'il n'arrivait pas à détester malgré la peine qu'il lui avait faite, loin de ses amis qu'il fuyait désormais, ayant honte de ses résultats… Mais il ne s'en sentait même pas le courage.

Ca lui faisait tellement mal lorsqu'il se remémorait tous ces instants où il s'était trompé où il croyait arriver à gagner un peu de son amour… Il avait parfois envie d'aller le trouver, passer un moment dans ses bras si l'homme voulait bien encore lui accorder cela, rien n'était moins sûr désormais. Ce qui lui restait de fierté ne pesait pas bien lourd face à son mal au cœur.

Il essuya ses yeux rougis sur la manche de sa chemise et prit son téléphone. Il l'alluma et hésita un moment avant de renoncer et de l'éteindre.

Il attrapa son oreiller, le serra contre lui et se remit à sangloter.

*****

Okada poussa soudain Saeki du coude.

« Eh Saeki ! Regarde qui vient d'entrer ! »

Les quatre jeunes gens assis à une petite table du bar enfumé se tournèrent d'un même mouvement vers la porte.

Vêtue d'une élégante robe rouge, Mlle Sakurano avançait vers le comptoir, regardant tout autour d'elle si elle reconnaissait des visages familiers.

« Qu'est-ce qu'elle vient faire l ? » demanda Kashima, étonné.

« Ce bar est réputé pour être fréquenté par des joueurs de go comme il se trouve près de l'Institut. Tu ne le savais pas ? Beaucoup s'y donnent rendez-vous. » expliqua Okada.

« Invite-la à venir à notre table, Saeki ! C'est l'occasion ! Regarde ! Elle est toute seule ! »

Saeki eut l'air un peu gêné. Pendant cette brève conversation, Ashiwara était resté muet, fixant son verre d'un air inspiré.

Il ne s'était donc pas trompé. Le jeune homme brun avait sûrement lui aussi des vues sur la jeune femme. Il n'apprécierait sans doute pas qu'il la drague sous ses yeux….

« Je ne sais pas si c'est une bonne idée… » dit Saeki, un peu embarrassé.

Certes, c'était une occasion en or de la voir en dehors du cadre du go mais ce serait moche de sa part de faire ça devant Ashiwara.

« T'es bête ou quoi ? Elle sera ravie de se joindre à nous et c'est l'occasion de te faire apprécier! » insista Okada. 

Saeki jeta un œil vers son voisin qui regardait toujours le fond de son verre.

« Ashiwara ? »

Le jeune homme brun leva la tête, surpris.

« Huh ? »

« Ca ne te dérange pas si j'invite Mlle Sakurano ? »

Le jeune homme se força à sourire :

« Oh non pas du tout ! Pas le moins du monde ! » dit-il sur un ton faussement enjoué.

Saeki hésita quelques instant mais comme la jeune femme était encore debout, il se décida et se leva à son tour.

« Bon, je me lance. »

Ashiwara le regarda s'avancer vers la jolie brune et l'aborder, avec un pincement au cœur.

*****

Okada et Kashima s'étaient éloignés un moment, sûrement pour laisser le champ libre à Saeki avec Sakurano. Mais lui, Ashiwara ne le pouvait pas. Bien sûr, c'était une attitude complètement stupide et puérile de faire celui qui ne comprenait pas que Saeki voulait rester seule avec la jeune femme mais l'idée qu'il puisse se passer quelque chose entre eux le révoltait.

Pourquoi cette femme aurait-elle droit à ses baisers, elle qui jouait d'habitude les dédaigneuse, ne riant même pas à ses traits d'humour, le prenant de haut ? Elle ne savait pas la chance qu'elle avait ! Il aurait tant donné pour être à sa place…

Mais depuis le début de la soirée, elle semblait avoir quelque peu changé de comportement. Elle jouait avec ses mèches auburn dans une attitude séductrice, regardant le jeune homme aux cheveux blonds cendré dans les yeux, étant visiblement intéressée à passer la nuit avec lui.

La conversation entre eux devenait d'ailleurs plus débridée, les confidences se succédaient, le ton était de plus en plus libéré et Ashiwara se demandait comment il allait se débrouiller pour que rien ne puisse se produire entre eux.

« C'est vrai, je l'admets, je te trouve plutôt mignon. C'est pas ça le problème mais je préfère nettement les hommes plus mûrs, plus expérimentés. » fit Sakurano, minaudant.

« Expérimentés ? Tu me prends pour un débutant l ! »

« Ha ha ha ! Je t'ai touché dans ton orgueil viril ? Tu es mignon quand tu es en colère ! »

« Je suis complètement sérieux ! J'ai l'impression que depuis tout à l'heure tu crois que je plaisante. Mes propositions tiennent vraiment. »

« Je sais. Je ne dis pas non à une petite aventure en passant mais je sens bien que tu vas aller tout raconter à tes potes. Je n'ai pas envie d'avoir la réputation d'une fille facile. C'est déjà dur de se faire une place au milieu de tous ces mecs, si je passe pour la salope de service…. Quand on est une femme et qu'on est un peu jolie, ce n'est jamais évident dans un milieu macho. Je sais bien que l'on dit derrière mon dos quand je réussis que c'est parce que je couche… »

« Je n'ai jamais entendu dire cela ! » la rassura Saeki, faussement choqué. « Et je ne sais pas qui peut penser une chose pareille ! »

« Et toi, qu'est-ce que tu en penses, Ashiwara-kun ? Tu trouves que je suis une salope d'accepter comme ça de coucher avec un mec juste pour une nuit ? » demanda-t-elle, prenant une voix innocente.

Le jeune homme sursauta et rougit : « Oh non ! Je ne pense pas ça du tout ! » s'empressa-t-il de dire, priant pour que ce qu'il ait pensé tout bas ne se soit pas ressenti. « Vous êtes jeune et très jolie et vous avez raison d'en profiter ! »

Sakurano sourit de toutes ses dents, ravie.

Elle eut un regard malicieux :

« Vraiment ? Tu penses cela ? Très bien, alors j'accepte ta proposition pour cette nuit, Saeki-kun mais… je prends les deux ! » dit-elle en désignant les deux jeunes hommes du doigt.

« Quoi ? » firent Saeki et Ashiwara en chœur, aussi surpris l'un que l'autre.

Ils se regardèrent, se dévisageant, se demandant ce qu'ils devaient répondre, cherchant à deviner ce qu'en pensait l'autre.

Sakurano eut un petit rire : « C'est à prendre ou à laisser ! » dit-elle.

Ashiwara resta les yeux rivés à ceux de Saeki. Finalement, cette proposition pouvait avoir du bon. Le positif, et ce qui lui donnait envie d'accepter si Saeki était lui aussi d'accord, c'est qu'il aurait l'occasion unique et inespérée de voir le jeune homme nu, d'être près de lui. Le côté moins agréable de la situation, la présence de cette femme. Il n'avait aucune envie de la toucher et encore moins de la voir coucher sous ses yeux avec Saeki. Mais il préférait encore être présent que de les imaginer ensemble toute la nuit.

Saeki interrogea du regard le jeune homme brun. Est-ce que Ashiwara était choqué par cette proposition ? Il voulait certainement lui aussi Sakurano et cela pouvait lui paraître équitable. Le moyen d'avoir ce qu'il convoitait sans se fâcher avec son ami… Mais la situation serait embarrassante ! Se trouver nu devant un autre homme, faire l'amour avec une femme en sa présence, l'autre jugeant ce qu'il faisait…

« Alors ? » demanda Sakurano.

« Moi, je suis d'accord si Ashiwara l'est aussi. »

« C'est d'accord. » répondit le jeune homme brun, prenant un air déterminé.

« Super ! Allons chez moi ! » proposa la jeune femme.

*****

« Vous m'avez épuisée les garçons ! » soupira la jeune femme en se laissant retomber sur le lit à côté de Saeki qui reprenait lentement son souffle.

Ashiwara, assis sur le rebord du lit, ne put s'empêcher d'adresser au jeune homme un regard tendre. Le moment avait été difficile pour lui. Il avait eu du mal à s'exciter pour satisfaire Sakurano et à vaincre son aversion pour la toucher mais le spectacle de Saeki nu en valait décidément la peine !

Il était conforme à ce qu'il s'était imaginé. Peut-être même encore mieux. Sa peau luisait à la lueur de la lampe de chevet, la seule à être restée allumée. Il ne pouvait détacher son regard de son corps fin, ses longues jambes aux mollets galbés à moitié repliées contre son ventre. Il s'était imaginé lui faire l'amour lorsqu'il avait été le premier à ouvrir les hostilités avec la demoiselle et la présence de Saeki dans la pièce l'avait grandement stimulé.

Le moment où ils s'étaient déshabillés en même temps, se jetant des regards furtifs était certainement le plus érotique de sa vie.

Saeki…. Nu… si près de lui… Ses gémissements de plaisir et sa façon de caresser le corps de la jeune femme. Si seulement ses mains aux longs doigts fins avaient pu se poser sur lui….

« Vous êtes fatigués ? » demanda Sakurano.

Saeki lui lança un clin d'œil.

« Ca dépend pour quoi ! »

La jeune femme lui adressa un sourire malicieux

« Vous pouvez continuer sans moi, de toute façon ! Allez ! Caressez-vous un peu ! » suggéra-t-elle d'une vois suave.

Ashiwara vit que Saeki avalait sa salive difficilement et le regardait avec de grands yeux.

Il ne bougea pas, attendant, priant pour que le jeune homme décide de suivre l'idée, pour une fois excellente, de la jeune femme. Celle-ci, toujours allongée, renouvela sa demande.

« Faites pas vos timides ! Ca peut être marrant ! Moi, ça me plait…. Saeki-kun ! »

Le jeune homme aux cheveux blonds secoua la tête.

« Non… je ne peux pas faire ça… »

Ashiwara baissa les yeux, peiné.

« Rhooo ! T'es pas drôle ! » lui lança la jeune femme, une note de défi dans la voix, repoussant le drap du bout de son pied « Ce n'est pas non plus une vraie relation homosexuelle ! Juste quelques caresses et des bisous entre copains ! Je trouve ça mignon. Tu peux bien faire ça pour me faire plaisir ! »

Saeki sembla se raviser.

« Bon… » dit-il progressant sur le lit à quatre pattes à la rencontre d'Ashiwara.

Le jeune homme blond s'immobilisa près de lui, semblant encore hésiter ou n'osant faire le premier pas.

Après plusieurs secondes, il posa une main sur la taille d'Ashiwara et de l'autre commença à remonter de son ventre vers son torse. Le jeune homme brun frémit, sentant son cœur se mettre à battre à toute vitesse sous cette caresse un peu forcée et artificielle.

La main du jeune homme gagna son épaule puis passa sur sa nuque. Saeki approcha son visage, il tendit les lèvres puis recula, ouvrit à nouveau les yeux avant de les fermer à nouveau et de coller franchement ses lèvres aux siennes.

Ashiwara les entrouvrit, espérant que le jeune homme blond lui donne un baiser plus profond et quand il sentit enfin sa langue s'introduire dans sa bouche, il laissa son esprit vagabonder, s'abandonnant à ce baiser délicieux.

Saeki…. Saeki qui l'embrassait enfin ! Il n'osait y croire mais c'était bien réel. Certes, ce n'était pas le baiser passionné dont il aurait rêvé mais sa langue fraîche qui tournait dans sa bouche, caressant la sienne, sa salive au léger goût sucré, son bras qui entourait sa taille, tout cela avait bien lieu. Il eut l'impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine tellement son rythme s'était accéléré.

Saeki essaya de s'appliquer davantage sur ce qu'il était en train de faire pour réprimer le fou rire qu'il avait senti sur le point de naître. La situation était vraiment bizarre, presque comique. Il se retrouvait soudain à embrasser Ashiwara, son rival du groupe d'étude de Toya Meijin !

En fin de compte, ce n'était pas si différent d'embrasser une femme et il était même surpris que cela ne le dégoûte pas plus. C'était plutôt agréable en fait. Très agréable même !

D'autant qu'Ashiwara passait sa main dans ses cheveux avec une grande douceur, son autre main effleurant sa joue de la même manière. Ses gestes étaient étonnement doux, tendres. Il en était surpris. Ashiwara était bien le gentil garçon que l'on imaginait, même au lit !

Ils mirent fin à leur baiser et reprirent leur exploration mutuelle du corps de l'autre. C'était excitant finalement ! Et peut-être que le fait de briser une sorte de tabou y était pour beaucoup. Il appréciait les caresses que lui prodiguait le jeune homme brun et lui-même se faisait plus audacieux.

Il se sentit tout de même rougir lorsque sa main qui faisait des allées et venues sur la cuisse du jeune homme rencontra quelque chose de dur et dressé, témoin que ses attentions ne restaient pas sans effet.

Il avait du mal à ne pas se jeter littéralement sur Saeki. Il devait se contenter de goûter timidement à sa peau, de caresser superficiellement ses cheveux, feignant lui aussi l'embarras et il en était un peu frustré.

Mais à mesure que le temps passait, Saeki s'enhardissait également. Lorsque les mains du jeune homme se posèrent sur ses fesses, il le plaqua contre lui, le sentant frissonner, trembler entre ses bras lorsque leurs deux corps furent mis en contact entièrement.

C'est alors qu'il prit conscience du désir bien visible qu'il avait réussi à provoquer chez le jeune homme blond. Il en aurait presque pleuré de joie.

Il avait laissé Saeki prendre toutes les initiatives jusqu'alors mais il se fit lui-même plus téméraire et le prit dans sa main, ses doigts montant et descendant, glissant sur toute la longueur du sexe de son partenaire.

Il prit confiance comme le jeune homme ne le repoussait pas et augmenta progressivement le rythme. Saeki retint un petit gémissement et vint nicher son visage contre son cou, léchant le lobe de son oreille.

Son corps si fin, si beau, si tentant contre lui… Il sentait le sang battre dans ses veines, la tension monter en lui. Il ferma les yeux, respirant à plein nez le parfum du jeune homme.

Saeki tout à lui Saeki a qui il allait donner du plaisir comme il avait tant eu envie de le faire.

Le corps du jeune homme se tendit tout à coup et il sentit un liquide tiède couler entre ses doigts. Il ouvrit les yeux et Saeki lui sourit.

Sakurano les regardait toujours, un grand sourire sur le visage. Elle avait visiblement apprécié le spectacle.

« C'était bien émoustillant ! » dit-elle les yeux brillants, en se redressant dans le lit.

*****

Il le cherchait depuis un moment. Son match venait seulement de se terminer et il ne devait pas être encore parti. A chaque fois, Isumi s'était débrouillé pour l'éviter habilement. Il semblait d'ailleurs fuir tout le monde ces derniers temps…

Alors qu'il jetait un œil dans le couloir, il avisa Hikaru qui passait.

« Eh Shindo ! Tu as vu Isumi ? »

Hikaru s'arrêta de marcher et ouvrit de grands yeux.

« Isumi ? Pourquoi ? Pourquoi vous… ? »

« Tu préfères peut-être que je te demande où est Sai ?! Réponds ! » ordonna Ogata, agacé.

Il perdait son sang froid et faisait des erreurs. Il était en train de se trahir lui-même.

« Je crois qu'il est assis dans l'une des salles de repos, là-bas. Mais il n'a pas l'air de vouloir voir qui que ce soit. »

« Ca, c'est pas ton problème. » rétorqua l'homme en guise de remerciement.

Il prit immédiatement la direction indiquée et trouva en effet Isumi seul, regardant le sol, l'air accablé.

Ogata vint se planter devant lui.

« Qu'est-ce qui ne va pas avec toi en ce moment ? Pas une seule victoire en sept matchs ! »

Isumi leva les yeux vers lui, étonné, et eut un pauvre sourire.

« Je ne suis pas assez bon. Je devrais peut être arrêter… » dit-il simplement.

« Arrête tes conneries ! »

Une lueur de colère passa dans les yeux du jeune homme, rassurant Ogata qui préférait le voir combatif.

« Pourquoi vous vous souciez de moi ? Je croyais que je ne comptais pas pour vous ?» Il s'était soudain remis à le vouvoyer comme s'il voulait mettre désormais une distance entre eux. « Pourquoi vous m'avez soigné quand j'étais malade ? Pourquoi vous vous inquiétez de mes résultats ? Je ne suis pas votre élève ! Et vous ne voulez même pas me dire que je ne suis pas qu'un jouet ? »

« Il a compris ! » se dit Ogata.

Pourquoi lui avouer ses sentiments ? A quoi cela servirait-il ? Ils n'allaient pas vivre ensemble comme un couple normal. Ils pourraient poursuivre comme ça, se voyant de temps en temps en se cachant. Puis un jour, Isumi aurait envie de se marier, d'avoir des enfants ou alors de le quitter pour quelqu'un de son âge… Pour le moment, il était peut-être trop jeune pour envisager l'avenir mais cette relation ne serait jamais satisfaisante pour lui.

Il ne pouvait pas imposer cela au jeune homme. Que pouvait-il lui offrir ? Quelques mois ? Quelques années peut-être ? D'une relation que lui-même n'assumait pas ? Une perte de temps… Isumi ne s'en rendait probablement pas compte mais lui savait déjà. Il ne lui souhaitait pas de mener la même vie que lui. Bien entendu, il ne s'était pas du tout soucié de cela au début de leur relation, agissant pour sa propre satisfaction égoïste, comme toujours, mais maintenant qu'il s'était attaché au petit, il voyait les choses de manière différente.

« Un jour, tu me remercieras ! »

« Jamais ! Ca m'étonnerait ! » cria Isumi, se levant d'un seul coup et serrant le poing.

Ogata se demanda si le jeune homme n'allait pas le frapper. Il se rendait soudain compte qu'il était presque aussi grand que lui. Pour la première fois, il le regardait directement dans les yeux, le défiant, ses yeux sombres brillant intensément.

Un frisson d'excitation le parcourut. Il le trouvait encore plus désirable en colère, ses yeux si sombres à travers ses mèches brunes braqués droit sur lui. Il avait envie de l'attraper par la nuque et de l'embrasser avec fougue, de lui arracher ses vêtements.

Il ressentait la même passion violente qu'il avait éprouvé lorsqu'il l'avait fait entrer chez lui la première fois, puis quand le jeune garçon avait poussé la porte de sa chambre d'hôtel, ce désir si intense, au point d'en oublier toute prudence. Avait-il déjà eu envie de quelqu'un à ce point ?

Ce n'était cependant pas le moment de penser à ça.

« Je fais ça pour ton bien. »

« Pour mon bien ? Il ne fallait pas me faire monter dans votre voiture, m'emmener chez vous la première fois ! Et ignorer mes sentiments ensuite ! »

Les larmes lui montaient aux yeux. Il ne voulait pas pleurer devant Ogata. Il poussa la porte d'un coup de pied et quitta la pièce en courant presque.

« Isumi ! » gronda Ogata.

Mais le jeune homme ne se retourna pas. Il se heurta quasiment à Hikaru dans le couloir.

Le jeune garçon aux mèches décolorées le regarda avec surprise. Depuis quelques temps, Isumi était bizarre, déprimé. Et là, il n'avait pas rêvé, Isumi était en larme. Ogata se trouvait sur le pas de la porte et Hikaru l'apostropha.

« Eh ! Vous faites pleurer Isumi ? » accusa-t-il, serrant les poings.

« Il est contrarié par sa série de défaites. Ne t'en fais pas pour lui. Ca passera. » dit l'homme d'un ton qui se voulait calme mais sa voix tremblait légèrement, le trahissant.

Il s'efforçait d'avoir l'air le plus naturel possible. Il enfonça ses mains dans les poches de son pantalon et s'éloigna d'un pas calme.

Il était un salaud ! Isumi avait sûrement besoin de ses amis en ce moment et lui n'avait qu'une peur, que le jeune homme dans son état d'extrême émotivité raconte tout à quelqu'un.

*****

Le fax de la Salle de presse se mit soudain en marche. Les journalistes présents se précipitèrent autour d'Amano qui s'était emparé de la feuille.

« Alors ? Alors ? » le pressa Kurata, impatient.

« An Taeson a gagné. Avec une différence de 2 moku et demi. »

« Grrr ! Il devient de plus en plus fort ! » ragea le corpulent jeune homme.

« Ha ha ha ! C'est vrai qu'An Taeson est le rival de Kurata-san ! On les compare souvent. En Corée, Kurata-san est appelé le 'An Taeson japonais'.» rit un journaliste qui assistait à la scène.

« Tu avais juré d'inverser les rôles et de le faire surnommer le 'Kurata coréen', Kurata-kun ! Quand est-ce que tu le bats ? » lui rappela un autre.

« J'espère avoir bientôt une occasion de l'affronter pour lui faire ravaler son orgueil mais les tournois internationaux se font rares en ce moment. »

« Si tu vas à Séoul dans quinze jours, tu pourras lui demander une partie ! » fit remarquer Amano.

« Quoi ? Kurata-kun va aller en Corée ? »

Le gros garçon sourit : « Seulement quelques jours. J'accompagne Maître Shinoda et ses meilleurs insei. »

« Ah bon ? Qu'est-ce que c'est que ça ? »

« La coupe Hokuto a créé un regain d'intérêt pour le go sur le plan international et un rapprochement des fédérations. C'est la fédération coréenne de go qui a invité nos jeunes joueurs à venir visiter leurs structures. Leurs kenkyuusei viendront dans un mois et demi. Une sorte d'échange. »

« Oh ! C'est une excellente idée ! Je pense que cela va beaucoup motiver nos jeunes espoirs ! »

« Les trois concurrents japonais de la coupe Hokuto de l'année dernière, Toya, Shindo et Yashiro accompagneront Kurata-kun. » ajouta le journaliste moustachu.

« Amano-san ? Ce petit voyage risque fort d'être intéressant. Pourquoi n'enverrions-nous pas un journaliste ? Un reportage pourrait intéresser nos lecteurs ! Le tirage avait doublé lors de la coupe Hokuto. » proposa l'un des hommes.

« Oui, pourquoi pas. Je vais y réfléchir. »

*****

Il avait proposé à Ashiwara de sortir boire un verre avec lui à la sortie de leur groupe d'étude. Il ne voulait pas se retrouver seul de peur de craquer et de faire la bêtise d'appeler Isumi. En plus, il se rendait compte que cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion de parler à Ashiwara.

D'ordinaire, les pensées du jeune disciple de Toya Meijin semblaient déjà sortir de sa bouche à mesure qu'elles lui venaient à l'esprit et les deux verres de vodka qu'il venait de boire n'arrangeaient rien. Ashiwara tenait décidément mal l'alcool mais au moins il se montrait plus bavard, parlant presque tout seul, évitant à Ogata d'avoir à trop lui faire la conversation. Celui-ci écoutait d'ailleurs d'une oreille distraite les propos de moins en moins cohérents du jeune homme brun.

« …Et j'ai encore perdu mon match et même Toya-sensei m'a appelé de Chine pour me réprimand »

« Et ta partie d'aujourd'hui pour les oteai ? Tu as perdu aussi ? » lui demanda tout de même Ogata, regagnant un peu d'intérêt à leur discussion.

« Non, j'ai gagné. Mais en fait… ce n'est pas comme si j'avais vraiment gagné…. »

Ogata sourit.

« On gagne ou on ne gagne pas, Ashiwara ! Tu ne te souviens plus de ton résultat ? »

« Si ! Je sais encore ce que je dis ! J'ai gagné car le type n'est même pas venu. Ce n'est pas glorieux… »

« Ah oui ? Contre qui jouais-tu ? »

« Shinichiro Isumi. »

Ogata sursauta en entendant ce nom. Il ne s'était carrément pas présenté à sa partie ? Isumi allait-il mal à ce point ?

C'était de sa faute ! Il aurait voulu faire quelque chose pour le petit mais quoi ?

« Il ne fallait pas me faire monter dans votre voiture, m'emmener chez vous la première fois ! »

« Il va au même club que Mlle Sakurano, je crois… » continuait Ashiwara, ne remarquant pas qu'Ogata était resté songeur.

« Elle l'a appelé depuis…. » dit Ashiwara en se prenant la tête entre les mains.

« Qu'est-ce qu'il a dit ? » le pressa Ogata, soudain très intéressé.

« Je ne sais pas…. Peut-être qu'elle voulait un nouveau rendez-vous… »

« Hein ? »

« Peut-être que je me fais des idées et que c'était juste pour le féliciter d'avoir accédé au troisième tour du tournoi Tengen. »

« Qu'est-ce que tu racontes, Ashiwara !? » lui reprocha l'homme aux cheveux châtain clair, se disant que son élève avait vraiment trop bu. « Isumi a perdu tous ses derniers matchs ! »

« Saeki… je parle de Saeki… »

« Ah…dans ce cas…. » fit simplement Ogata, se demandant ce que le disciple de Morishita venait soudain faire dans la conversation. Mais c'était Ashiwara…. Toujours dur à suivre ! Il se replongea dans ses propres pensées, écoutant d'une oreille de plus en plus distraite les propos décousus du jeune homme brun.

« Et alors ma mère voulait me présenter la voisine… »

« Seiji… je t'aime… »

Personne ne lui avait jamais dit cela, avant…. Seules quelques femmes, peut-être… Personne qui comptait.

Il secoua la tête.

Il voulait que les doigts fins viennent agripper ses cheveux, il voulait se refléter dans les grands yeux marine à nouveau.

Pourquoi ça ne pouvait pas être comme avant ? Pourquoi ces stupides sentiments venaient tout gâcher ? On tombait amoureux comme ça quand on était ado. Il savait pourtant d'ordinaire dissocier ses sentiments d'une aventure sexuelle !

Pourquoi ne pouvait-il pas reprendre sa vie d'avant ?

Il avait tout d'abord envisagé passer la soirée dans un des bars qu'il fréquentait habituellement et trouver un homme pour la nuit mais il ne s'en sentait pas capable. Il n'aurait probablement pas envie de toucher un autre homme avant un moment….

« Et Mlle Sakurano, je l'ai suivi chez elle… »

« Tiens ? » remarqua Ogata tout haut. « Je croyais que tu préférais les hommes…. »

Finalement même Ashiwara était hétéro ? Cela le minait davantage. Il était le seul à avoir ce genre de problèmes. La vie était décidément injuste !

Mais le jeune homme brun ouvrait de grands yeux surpris.

« Quoi ? » fit Ashiwara horrifié. « Comment vous… vous… savez ? »

« Ah quand même ! » dit Ogata, soulagé.

« Pourquoi ? Comment ? »

« Pff ! Rien qu'à te voir, ça se devine facilement …»

«Ooooh ! Vous saviez ? »

« Je ne dirais rien à Toya-sensei ni à Akira, si ça peut te rassurer»

« En fait, c'est plutôt votre réaction que je craignais… » avoua Ashiwara, baissant les yeux.

Ogata lui sourit franchement.

« Moi ? T'en fais, pas, j'ai pas de problème avec ça. »

Ashiwara leva vers lui des yeux innocents.

« Ogata-sensei, vous pensez que si j'avais une liaison avec un autre joueur professionnel, je pourrais avoir des ennuis ? »

L'homme resta un moment pensif.

« C'est ce que j'aimerais bien savoir moi aussi… »

*****