Chapitre 22

« Isumi.»

« Oui… ? »

Le jeune homme brun leva les yeux de la revue qu'il était en train de feuilleter au kiosque à journaux pour se tourner vers son ami qui s'approchait de lui.

« Waya ! Tu vas bien ? » le salua-t-il, souriant.

L'air hautement sérieux de son camarade, fort inhabituel chez lui, l'inquiéta.

« Qu'est-ce qui ne va pas ? »

« Pourquoi tu ne m'as rien dit ? » demanda-t-il sur un ton de reproche.

« Hein ? Quoi ? »

« Pour Ogata ! » accusa Waya, lui ôtant la revue des mains pour avoir toute son attention.

« … »

Isumi ouvrit de grands yeux, ne sachant que répondre. Est-ce que Waya était réellement au courant ou se doutait-il seulement ?

« Je… »

« Pas la peine d'essayer d'inventer un bobard ! Je vous ai vu vous embrasser dans la rue l'autre soir. Tu es avec lui ? Ou c'était juste pour cette nuit l ? … Mais ça m'étonnerait de ta part… Je me doute maintenant que si l'on ne te voit plus beaucoup c'est parce que tu étais occupé avec lui… »

Isumi sourit malgré la situation. Waya avait toujours eu l'esprit vif et logique et il était une fois de plus étonné de sa perspicacité.

« Si tu sais tout, pourquoi veux-tu que je t'en parle ? »

« Tu ne me fais pas confiance ? Je croyais être ton ami ! »

« Je craignais que tu le prennes mal… »

« Je suis juste en colère parce que tu ne m'as rien dit mais sinon, tu fais ce que tu veux ! Je n'ai pas à te juger ! Même si j'avoue que c'est trop bizarre de t'imaginer avec ce type…. J'arrive pas à m'y faire… »

Isumi sourit de nouveau sans répondre, heureux de voir comme son ami prenait les choses et comprenant à la fois son étonnement. A sa place… quelques mois auparavant, lui aussi n'y aurait pas cru.

« Tu ne diras rien à personne, hein ? »

« A part moi, y'a personne qui sait ? » demanda le jeune homme aux cheveux en bataille.

« Si, Akira. »

« Rhaa !! Pourquoi celui-l ? » ragea Waya, passant la main dans sa chevelure hirsute.

« Hum… Par pur hasard… Un peu comme toi… Dis Waya, pendant que j'y pense, tu es libre mercredi soir ? »

« Oui pourquoi ? Tu veux faire quelque chose ? » demanda le jeune garçon enthousiaste « On pourrait retourner au salon de go où nous étions allés une fois, tu sais ? Celui où il y avait ce chauve si fort ! Je suis sûr que maintenant je ne ferais qu'une bouchée de lui-même avec quatre pierres de handicap ! »

« Euh… » fit Isumi un peu gêné « En fait, ma sœur aurait bien aimé que tu l'emmènes au cinéma… »

« Hein ? »

Isumi eut un sourire gêné mais poursuivit quand même : « Elle aussi est au courant et elle me fait du chantage. Tu sais qu'elle t'aime beaucoup… et elle voulait que je vous arrange un rendez-vous…. »

« L'hystérique ou le garçon manqu ? »

« Waya ! Je t'interdis de parler de mes sœurs comme ça ! »

« J'ai déjà une petite amie, je te signale ! Et elle n'appréciera pas ! »

« C'est juste une sortie ! Et de toute façon, elle est bien trop jeune pour toi ! »

« Bon, je veux bien parce que c'est toi… Si ça peut t'éviter des ennuis… Mais juste une fois, hein ? »

Isumi sourit, adressant à son ami un regard de reconnaissance.

« Merci, Waya. Quand tu auras fini ton match ce soir, on pourra aller manger ensemble ? »

« Oui ! Super ! » s'écria le jeune garçon. Mais il se rembrunit aussitôt :

« Mais je vais devoir trouver quelqu'un d'autre pour médire sur Akira Toya à présent… »

Isumi sourit de nouveau, repensant à ce qu'il s'était passé. Il posa sa main sur l'épaule de Waya :

« T'en fais pas ! Il m'agace moi aussi ! »

Elle reposa la brosse à cheveux sur la tablette, tendant un miroir à la jeune femme qui jeta à son reflet un regard distrait.

« Parfait ! De toute façon, je vous fais confiance… » lâcha-t-elle avant de reprendre la conversation qu'elle tenait un instant avant :

« Et je lui ai dit : « Kaito, ce n'est plus la peine de me rappeler après ça ! » »

« Vous avez bien eu raison ! Il ne faut pas se laisser faire par les hommes. » l'approuva la jeune femme.

« Je sais… C'est ce que je me suis dit… Mais quand je retrouve un lit vide le soir, je me sens tellement seule que ça me déprime ! »

« Vous avez bonne mine, pourtant. »

« Mais dis-moi, Michiyo ! Et toi ? Tu es toujours avec le même petit ami ? »

« Non. Nous avons rompu, nous aussi… »

L'actrice sourit et se retourna vers elle, son attention soudain éveillée :

« Dispute ? Infidélit ? » demanda-t-elle, curieuse.

« Incompatibilité d'humeur… » répondit la jeune femme aux cheveux auburn qui avait très peu envie de raconter partout que son petit copain l'avait quitté pour un autre homme…

Quelle humiliation ! Jamais certainement, elle n'avait détesté quelqu'un autant que Seiji Ogata !

Pourtant, habituée à travailler avec des personnes du show business, elle en avait côtoyé des ego démesurés, des gens qui pensaient que hormis leur petite personne, les autres ne valaient guère plus qu'un misérable insecte ! Mais personne n'avait autant blessé son amour propre. Elle se vengerait ! De lui et de ce petit morveux à qui il semblait tant tenir…

Elle cherchait depuis des jours le moyen d'arriver à ses fins : faire souffrir l'homme autant qu'il lui avait fait mal et avait fini par en arriver à la conclusion que la seule chose par laquelle elle pouvait l'atteindre était Isumi. Mais comment ? Ca, elle ne le savait pas encore…

« Ah… Ca arrive…» compatit l'actrice avant de se remettre à s'apitoyer sur son propre sort: «Mais moi, je ne suis pas comme beaucoup ! Je ne peux pas rester seule ! Il faut toujours que j'aie quelqu'un pour s'occuper de moi ! Je vis mal notre séparation ! »

« Vous n'aurez pas de mal à trouver quelqu'un d'autre Nanami ! Tous les hommes vous tournent autour ! »

La jeune femme eut un petit rire et se regardant dans la glace, fit une petite moue séductrice.

« Je sais… mais ils ne m'intéressent pas… Ce que j'aime c'est le challenge, les défis… Je n'intéressais pas du tout Kaito au départ, c'est essentiellement ce qui m'a plu chez lui… Sinon, tout est tellement trop facile, banal… »

Une idée machiavélique germa soudain dans l'esprit de Michiyo et ses yeux noisette se mirent à briller intensément.

« Un défi… » murmura-t-elle « Vous pensez que vous pouvez séduire n'importe qui ? »

La jeune femme blonde se retourna, piquée au vif.

« Tu en doutes ?! »

Il ne tourna même pas la tête, devinant que c'était Ogata qui venait d'entrer. Il eut d'ailleurs rapidement confirmation de cela en entendant la voix familière de son élève.

« Bonjour. »

« Bonjour. » répondit-il, semblant ne pas lui porter d'attention. Il s'était rarement montré si distant avec l'un de ses disciples favoris.

Cela ne sembla pas échapper à Ogata mais celui-ci vint s'asseoir près de lui, décidé à remplir la mission qu'Akira lui avait confiée.

« Sensei… Je dois vous parler… » dit-il sur un ton calme.

Le regard sombre du Meijin se posa enfin sur lui, le faisant frissonner d'appréhension.

« Si c'est encore au sujet d'Akira, ce n'est même pas la peine ! Je t'ai dit que ça ne te concernait en rien ! »

Il posa une nouvelle pierre sur le goban avec un claquement intimidant, lui signifiant que la discussion était close. Il n'avait pas décoléré depuis sa dernière discussion avec Akira. Et s'il n'avait pas été aussi bien éduqué, il aurait répondu à Ogata de s'occuper de ses fesses.

Il avait espéré ne pas être confronté à lui ce soir lors de leur session d'étude. Mais son disciple, fidèle à la parole donnée, insistait.

« Akira ne va pas bien, vous ne pouvez pas… »

« Tais-toi ! Tu es bien la dernière personne de qui j'ai envie de recevoir des conseils ce soir ! »

Ashiwara, occupé à rêvasser tout en recréant une partie rentra la tête dans les épaules et se cacha derrière son livre, sentant l'atmosphère devenir électrique. Il jeta un coup d'œil furtif à Ogata qui soutenait le regard du Maître.

« Et pourquoi ? » répondit celui-ci sur un ton ironique « Parce que je ne vais pas vous dire ce que vous aimeriez entendre ? Parce que pour une fois quelqu'un ne dit pas 'amen' à ce que pense Koyo Toya ?»

Ashiwara chercha une issue du regard mais il constata que sa fuite risquait au contraire d'attirer l'attention sur lui. Il ferma les yeux, priant intérieurement pour devenir invisible et ne pas être pris au milieu des échanges de tirs. Un Ogata et ses réparties cinglantes face à un Meijin en colère… Les deux hommes face à qui il était le plus mal à l'aise….Ca promettait de faire des étincelles !

Le Meijin se leva d'un seul coup, dominant Ogata resté assis, de toute son impressionnante stature.

Ses yeux sombres semblaient lancer des éclairs et d'un geste ample, la manche de son kimono flottant dans l'air soulignant la majesté de son mouvement, il désigna la sortie.

« Sors ! » ordonna-t-il, sa voix ne tremblant pas, le ton restant calme malgré la colère qu'on devinait en lui.

Ogata se redressa, lui faisant face un instant, le dévisageant isolement et Ashiwara, mordillant son stylo de nervosité, se demanda si le Meijin n'allait pas le gifler, surtout quand l'homme rétorqua :

« Il faudra que vous vous fassiez une raison ! Akira ne vous appartient pas. Il a sagement suivi la voie que vous lui aviez tracée jusqu'à présent mais il n'est pas vous ! Il a parfois d'autres envies et d'autres sentiments que les vôtres.»

Il se dirigea d'un pas calme vers la porte, conscient d'avoir eut le dernier mot et de conserver ainsi un certain avantage psychologique de leur face à face.

« Ne remets plus les pieds ici ! » prononça lentement le Meijin, tremblant de fureur, perdant finalement son sang froid.

Ogata ne se retourna même pas et la porte claqua derrière lui.

Ashiwara, pétrifié, n'osa plus bougé, se demandant s'il devait dire quelque chose, devinant que ce n'était pas le bon moment pour demander à Toya-sensei si Ogata-sensei allait réellement devenir personna non gratta dans leur groupe d'étude, ce qui serait une énorme perte.

Le Meijin se rassit, semblant retrouver son calme. Il fixa le goban un moment, pensif.

« J'aurais pu me débrouiller pour envoyer Akira loin, à l'étranger, le temps que cette nouvelle lubie lui passe. Mais je ne l'ai pas fait. » se justifia-t-il, prenant Ashiwara à témoin.

« Il n'est pas majeur, il doit donc m'obéir mais contrairement à ce que sous-entend Ogata-kun, je ne suis pas un père autoritaire. Je ne lui imposerai rien. Akira se montrera raisonnable et renoncera à cette … 'relation', de lui-même, j'en suis sûr. Il comprendra une fois que je lui aurais parlé. De toute façon, il n'est pas envisageable qu'il continue à voir ce petit vaurien. Ashiwara, tu es d'accord avec moi, n'est-ce pas ? »

Le jeune homme baissa les yeux, embarrassé. Il voyait bien ce que Toya-sensei voulait dire. Son autorité naturelle était telle que même ses suggestions semblaient des ordres à ses élèves. Il lui suffisait par un regard de désapprouver ce que faisait Akira pour que celui-ci change de conduite… Il savait très bien combien le jeune garçon se souciait de ne pas déplaire à son père…

Il ne voulait pas contrarier le Meijin qu'il n'avait jamais vu perdre son calme de cette façon. Il ne lui avait jamais tenu tête, étant toujours allé dans son sens mais il comprenait trop ce que devait ressentir Akira. Il serait désespéré si quelqu'un voulait l'empêcher de revoir définitivement Saeki.

« Euh… »

« N'est-ce pas ? » insista le Meijin, demandant confirmation.

Ashiwara baissa les yeux, confus.

« Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, Sensei. Gomen. »

L'homme ouvrit de grands yeux, surpris d'être désapprouvé même par l'obéissant Ashiwara.

« Ashiwara !? »

Il fixa ses mains posées sur ses genoux, réfléchissant. Son épouse lui avait fait sentir qu'elle se rangeait du côté de leur fils. Ogata s'était clairement opposé à lui et lorsqu'il demandait son avis à Ashiwara, celui-ci lui répondait qu'il n'adhérait pas à sa décision. Tout le monde semblait être contre lui !

Il n'avait pas l'habitude de ne pas être suivi. Cela le vexait et l'agaçait prodigieusement mais il n'était pas non plus quelqu'un de borné.

« Bon… » se ravisa-t-il, demandant pour une fois conseil à son élève le moins sûr de lui mais peut-être pas finalement le moins sage « Qu'est-ce que je devrais faire, selon toi ? »

Il s'était attendu à ce qu'il l'ignore maintenant qu'il avait obtenu ce qu'il voulait. Et c'était d'ailleurs ce qui s'était produit au début, pour la dernière journée que les Coréens passaient à Tokyo.

Mais au bout de quelques heures, Yongha était venu le trouver comme si de rien n'était et lui avait demandé s'il allait bien, sans mentionner ce qu'il s'était passé entre eux ni lui faire de nouvelles avances.

Se sentant d'humeur maussade, il avait répondu brièvement, lui faisant sentir qu'il ne tenait pas à sa présence à ses côtés.

Et pourtant, sa mauvaise humeur venait du fait que le Coréen lui prêtait moins d'attention, sans savoir ce qu'il aurait voulu réellement. Regrettait-il ? Pas vraiment…

Il était juste contrarié que le Coréen s'en aille déjà, jaloux à l'idée qu'il y ait d'autres personnes après lui…

« Y'a quelque chose qui va pas ? » lui demanda gentiment Hikaru, s'approchant de lui.

« Ouais ! Pourquoi c'est toujours les mêmes qui se tapent la corvée d'accompagner les Coréens ? Où est Toya ? »

« Laisse-tomber… Dans un quart d'heure, au plus, on en est débarrass » fit Hikaru, haussant les épaules et rejoignant Fuku et Komiya.

Un quart d'heure….

Yashiro jeta un nouveau coup d'œil à Yongha et leurs regards se croisèrent. Il resta néanmoins en retrait jusqu'à ce que les Coréens aient fini de faire leurs adieux à leurs homologues nippons. Yongha vint finalement vers lui.

« See you at the Hokuto cup ! You'll be in? » demanda-t-il.

«Of course ! » répliqua Yashiro, sûr de lui.

Le Coréen lui sourit et le jeune homme aux cheveux hirsutes sentit comme une complicité dans ce sourire. Il le suivit du regard, sa grande et fine silhouette se détachant du petit groupe, ses cheveux aux reflets de feu se balançant au rythme de ses pas.

Il disparut dans le couloir d'embarquement et Yashiro sentit comme un grand vide en lui.

Waya frappa timidement à la porte et se sentit embarrassé lorsque, comme il l'avait craint, il se retrouva face à Ogata qui lui ouvrit la porte.

« Entre ! » dit-il, comme s'il se trouvait chez lui.

Le jeune garçon trouva curieux de le voir évoluer dans l'appartement d'Isumi. Il prit place sur une chaise, évitant que son regard croise celui de l'homme, se demandant ce que faisait Isumi et pourquoi il ne lui avait pas évité une telle épreuve.

Ce qui le rassurait un peu, c'était que l'homme n'avait pas l'air plus à l'aide que lui. Il sortit son paquet de cigarette et en alluma une, histoire d'avoir l'air occupé à quelque chose.

Le silence devenait lourd et Waya se décida à le rompre, mesurant chaque mot.

« Où est Tamiko ? » demanda-t-il.

« A côté. Elle se prépare depuis des heures. Isumi est avec elle. » dit Ogata, répondant à la question qu'il n'avait osé poser.

« Ah ces filles… Toutes les mêmes ! » laissa tomber Waya, soupirant. « On se demande ce qu'on leur trouve ! »

Il rougit aussitôt de sa phrase, se rendant compte du vocabulaire employé et se demandant si elle n'était pas déplacée, si Ogata n'allait pas la prendre pour une provocation. Décidément, il n'en ratait pas une ! Isumi allait être furieux contre lui !

Mais Ogata se contenta d'acquiescer comme s'il avait une longue expérience de la chose et Waya se sentit soulagé.

Se dire que cet homme était avec Isumi… Il n'y arrivait pas ! Pour lui, il restait toujours Ogata-sensei, celui qu'Insei il croisait dans ses élégants costumes sans que jamais il leur adresse un regard. Même en tant que professionnel, il n'était pas souvent amené à le croiser….

Tamiko apparut enfin telle une tempête suivit de son frère et sauta presque au coup du jeune garçon châtain.

« Wayaaaaa ! »

« Euh.. Bon… Du calme ! » fit-il en reculant. « On y va ? »

« Bon film ! » leur souhaita Isumi, souriant.

« Bon courage ! » ajouta Ogata, faisant sourire Waya « Ne la ramène pas trop tard quand même ! »

« Et ensuite, elle a voulu à nouveau du Pop corn mais après trois bouchées, elle n'avait plus faim… » continua à raconter Waya en marchant à côté d'Isumi. « Ah ces filles ! Parfois je te comprends ! Quoi que si j'avais dû choisir un mec, Ogata aurait été le dernier sur ma liste ! »

« Waya ! »

« Même si je dois quand même reconnaître qu'il est un peu plus cool que ce que je pensais… »

Isumi sourit tout de même, heureux que son ami apprécie un peu mieux l'homme qui partageait sa vie.

Ils se dirigeaient vers le café, à l'intérieur de l'Institut de go pour prendre un soda.

« Et Tamiko, elle va rester encore longtemps chez toi ? »

« On lui a fixé un ultimatum. Jusqu'à la fin de la semaine, normalement. »

« Mais rassure-moi ! Elle ne sera pas là, ce soir ! »

« Non, elle est à ses cours de soutien. »

Waya s'immobilisa soudain et Isumi lui adressa un regard curieux.

« Quoi ? » demanda-t-il. « Qu'est-ce qu'il se passe ? »

« Regarde, là-bas, au fond ! La table près de la grande plante ! On dirait Nanami Shimura ! Tu sais, l'actrice ! » chuchota Waya, pour ne pas se faire repérer.

« Oui, je sais ! J'ai vu tous ses films ! Je l'adore ! » fit Isumi, enthousiaste « C'est bien elle ! C'est incroyable ! Qu'est-ce qu'elle fait ici ? »

« Bah ! C'est un lieu à la mode ! Tu crois que je lui demander un autographe ? »

Isumi l'arrêta : « Non ! Laisse-l ! Elle ne veut sûrement pas être dérangée.»

Mais alors que les deux garçons l'observaient, la jeune femme les regarda, se leva soudain et se dirigea vers eux avec un grand sourire, ses longs cheveux blonds flottant élégamment derrière elle.

« Euh… Je rêve où elle vient vers nous ? »

« Bonjour jeunes hommes ! Je voudrais un renseignement… » les aborda-t-elle avec un sourire radieux.

« Akira ! Tu ne viens pas manger ? » appela sa mère.

« Non-merci. Je n'ai pas faim. »

« Tu n'aimes peut-être plus ma cuisine… Je sais que je ne suis pas un cordon bleu… Tu veux que je te commande quelque chose ? »

« Non, je n'ai vraiment pas faim… »

Le jeune garçon ne leva pas les yeux de son goban, continuant sa partie contre lui-même.

Sa mère, inquiète, finit par frapper à sa porte.

« Tu vas finir par faire un malaise si tu ne manges pas… Tu sais que tu n'es plus puni. Tu peux sortir et aller manger autre part. »

« Je suis très bien dans ma chambre. » répondit-il sèchement.

Elle le regarda placer des pierres sur le quadrillage un moment.

Akira semblait bouder comme un enfant. Faisait-il sa crise d'adolescence, lui qui ne s'était jamais opposé à son père auparavant ?

S'il continuait à ne plus s'alimenter, elle aurait à appeler un médecin. En tout cas, il était temps que l'un des deux oublie sa fierté et finisse par céder.

« Alors ? » interrogea Michiyo, tentant au moyen d'épingles de faire tenir les mèches blondes indisciplinées dans le chignon.

« Pff… Du gâteau ! Il était tout intimidé, complètement ébloui, je l'aurais fait manger dans ma main. Je ne vois pas en quoi c'est un défi ! »

« Détrompez-vous ! Ce ne sera pas si facile ! » intervint Michiyo.

« En tout cas, nous avons rendez-vous ce soir. Dans quelques heures, je l'aurai mis dans mon lit, je peux te l'assurer. Tu auras perdu ton pari ! C'est si facile… Je m'ennuie ! Enfin, il est mignon et jeune et si innocent, ce sera sûrement amusant ! »

« Votre coiffure est parfaite. Vous avez mon téléphone ? Tenez-moi au courant ! »

La star eut un sourire séducteur : « Ma pauvre Michiyo, vous allez perdre vos 80000 yens ! »

« Si c'est le prix pour ma vengeance… » pensa la jeune femme, se dirigeant vers le téléphone. « Et maintenant, avertir Seiji ! »

Saeki rattrapa Ashiwara dans les escaliers. Depuis quelques temps, le jeune homme brun avait pris l'habitude de le saluer de loin sans venir lui parler, ce qui, au fond, l'arrangeait un peu.

Mais la pensée qu'il soit avec Ogata le torturait depuis quelques jours.

Il avait essayé de lutter contre ce sentiment égoïste qu'était la jalousie, d'autant plus infondée qu'il ne voulait pas d'une relation avec Ashiwara. Il ne voulait pas du jeune homme dans son lit mais il le voulait en amoureux transi, ne supportant pas l'idée qu'il fut avec un autre. Il se détestait de se montrer si cruel mais n'arrivait à lutter contre cette jalousie dévorante.

« Eh ! Ca ne te dis pas d'aller manger au resto ce soir ? » proposa-t-il, espérant vérifier si le jeune homme allait décliner pour cause de rendez-vous galant avec Ogata-Judan.

« Vraiment désolé mais j'ai un cours à donner… » s'excusa le jeune homme brun, visiblement pressé.

Bien sûr, il lui aurait été facile d'annuler son engagement, surtout pour passer un peu de temps avec Saeki mais il savait que le voir ne le mènerait à rien. Il se sentait vulnérable en ce moment, pas encore remis de sa déception amoureuse. Il ne voulait surtout pas se montrer pathétique en renouvelant ses avances et se faisant rejeter à nouveau. Or, il savait qu'il lui serait difficile de se comporter à présent comme un simple ami….

« Une autre fois, alors… » répondit Saeki, un peu déçu.

« Oui ! Nous aurons d'autres occasions ! Salut ! »

Le jeune homme brun lui fit un timide sourire et Saeki resta perplexe.

La bonne nouvelle, c'était que son regard ne trompait pas : il avait toujours le béguin pour lui. Mais la mauvaise était certainement qu'il ne s'était pas trompé. Il devait être avec Ogata et vouloir lui rester fidèle. Sinon, pourquoi aurait-il refusé d'aller dîner avec lui ?

Il avait essayé de regarder la télévision mais son esprit était trop préoccupé par autre chose pour qu'il puisse s'intéresser à ce film niais.

Il avait d'abord reçu un coup de téléphone de Toya-sensei. Sa fierté empêchait certainement le Maître de lui faire des excuses mais l'homme l'avait assuré qu'il  ne pensait pas ses dernières paroles et qu'il n'était nullement renvoyé du groupe d'étude..

Puis il y avait eu l'appel de Michiyo…

Et depuis, il tournait en rond comme un lion en cage, incapable de fixer son attention sur quoi que ce soit…

Quand Isumi rentrerait, il allait l'entendre ! Il était furieux que le jeune homme ne lui ait même pas parlé de cette rencontre. Il lui avait dit qu'il devait passer la soirée avec Waya !  Il allait le foutre dehors illico !

L'imaginer s'ébattant avec une fille le mettait hors de lui. Et cet idiot avait foncé droit dans le piège ! Si au moins ce n'était pas une connaissance de Michiyo…

C'était vrai qu'Isumi ne pouvait pas savoir… Une femme superbe et connue qui s'intéressait à vous, c'était toujours extrêmement flatteur… Il bénéficiait de circonstances atténuantes.

Il prit la décision de ne le mettre dehors que s'il s'avérait qu'il avait couché avec cette actrice. Il n'allait pas se laisser prendre pour un imbécile ! Mais il fallait qu'il en soit vraiment sûr, quand même.

Il jeta un nouveau coup d'œil à l'horloge qui, imperturbable, continuait sa course effrénée, renforçant ses angoisses.

Il regarda le téléphone avec l'envie d'appeler à nouveau chez lui. Peut-être Isumi regagnerait-il son studio… Mais la dernière fois qu'il avait essayé de le joindre, il y avait une demi-heure, il était tombé sur une voix féminine, Tamiko, et avait aussitôt raccroché, n'ayant pas envie de lui parler.

La gamine allait finir par se croire harceler et prendre peur… Tout compte fait, si elle pouvait aller déranger son frère pour lui faire part de ses craintes, ce ne serait pas plus mal !  Mais comme lui, elle ne savait sûrement pas où il se trouvait.

Plus le temps passait sans qu'Isumi rentre, plus importantes étaient les chances qu'il se soit passé quelque chose avec cette actrice.

Ca devenait plus que probable… Même lui, Ogata, s'était interrogé sur le fait qu'Isumi n'ait jamais essayé avec une fille… Peut-être que cette expérience était nécessaire…

De quel droit le priverait-il d'essayer autre chose, lui qui avait connu d'autres hommes et même des femmes avant lui ?

Peut-être pouvait-il passer l'éponge pour cette fois… Il aurait droit à un bon sermon, histoire de tirer les choses au clair. Ce serait l'unique et dernière fois où il lui pardonnerait.

Mais pour cela, il fallait encore qu'Isumi rentre…

Il ne put empêcher son esprit d'imaginer à nouveau cette femme enlaçant son petit et il serra le poing à cette pensée.

Il se laissa tomber dans le canapé, écoutant un moment le tic tac obsédant de l'horloge.

Et si, même si pour cette actrice il ne s'agissait que d'une aventure d'une nuit, Isumi aimait ça plus que leurs ébats… Et pire, s'il tombait amoureux ?

Malgré son angoisse gradissante, il commençait à s'assoupir et il se décida à se mettre au lit.

Demain matin… il y verrait plus clair. Il commençait à gamberger et ce n'était pas bon.

Il se retourna pendant un long moment dans son lit sans trouver le sommeil, ses peurs devenant de moins en moins contrôlables et raisonnées dans le silence de la nuit.

C'était certain ! Isumi allait préférer la douceur d'une femme et ne reviendrait pas. Comme il regrettait de ne pas s'être plus soucié du plaisir du petit ! Il aurait dû se montrer plus attentionné, plus à son écoute…

Et puis qui préférerait un homme plus âgé à moitié myope à une jolie femme adulée et convoitée par tous ?

Il l'imagina à nouveau embrassant cette femme et gémit de douleur.

Il se mit à prier intérieurement.

Si Isumi finissait par rentrer, si son petit lui revenait, il ne lui dirait absolument rien. Il ne lui ferait aucun reproche. Tant qu'il rentrait… même s'il sentait le parfum de cette femme…

S'il pouvait encore le garder près de lui ! S'il pouvait !

Mais il y croyait de moins en moins…

Son mal de tête se faisait tenace et il ferma les yeux, essayant de faire le vide dans sa tête pour parvenir à s'endormir pour une nuit qu'il savait par avance peuplée de cauchemars.

Il ouvrit un œil, ayant eu une fois de plus l'impression d'entendre le bruit d'une clé qui tournait dans la serrure. Mais peut-être n'était-ce encore que le fruit de son imagination.

Il tendit l'oreille et le déclic caractéristique de l'interrupteur le tira tout à fait de son sommeil. Il se redressa sur ses avant-bras.

« Gomen ! Je t'ai réveill ! »

« Pas grave ! » marmonna-t-il, réprimant un sourire en devinant la silhouette d'Isumi dans l'entrebâillement de la porte. « Tu es revenu ? Approche un peu ! »

Isumi s'exécuta et fut étonné quand l'homme l'attrapa par la taille pour l'attirer à lui. D'habitude, Ogata détestait être réveillé et ce n'était surtout pas le moment pour lui demander un câlin…

Mais l'homme le fit s'asseoir sur le lit près de lui et lui passa la main dans les cheveux, commençant à l'embrasser dans le cou avec une telle douceur qu'il en fut surpris. Il se laissa faire, appréciant la patience méticuleuse avec laquelle il goûtait à chaque parcelle de sa peau, insistant aux endroits qui le faisait frissonner de plaisir, semblant à l'écoute de ses moindres réactions.

« Quelle heure est-il ? » demanda l'homme aux cheveux châtain clair entre deux baisers.

« Cinq heures, je crois… »

Ogata reprit ses caresses, passant ses mains sous sa chemise et Isumi fut une fois de plus surpris qu'il ne lui demande pas ce qu'il avait fait et pourquoi il rentrait si tard, lui qui avait craint sa réaction, pensant qu'il allait très mal prendre la chose…

Mais peut-être qu'il s'en fichait…

L'homme continuait lentement son exploration, dégrafant un à un les boutons de sa chemise, accompagnant son déshabillage de baisers sur les zones ainsi dénudées.

Il allait lui montrer qu'il savait mieux s'y prendre que cette fille de passage ! Qu'il pouvait lui donner plus de plaisir que n'importe qui !

Il déboutonna le pantalon du jeune homme, bien décidé à lui prouver que son savoir-faire en la matière dépassait largement celle de cette potiche de cinéma.

Son visage disparut entre les cuisses du jeune homme, sa bouche et sa langue s'activant pour lui offrir le plus de plaisir possible.

« C'est mieux qu'avec elle, non ? » ne put-il s'empêcher de demander même si la respiration saccadée d'Isumi lui donnait déjà une réponse.

Le jeune homme ouvrit les yeux, surpris.

« Hein ? »

Son esprit uniquement focalisé sur ses sensations se remit à fonctionner et il comprit alors que l'homme savait très bien avec qui il avait passé la soirée. Et même la perspective qu'il ait couché avec cette femme ne semblait pas l'effrayer !

Ils n'avaient jamais parlé de fidélité… Peut-être que pour Ogata, il allait de soi qu'ils étaient libres d'aller voir ailleurs et peut-être qu'il ne s'en privait pas…. Déjà avec Michiyo…

Fâché, Isumi le repoussa et l'homme se releva.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda-t-il calmement.

« Tu crois peut-être que tu peux passer la nuit avec n'importe qui ? » cria le jeune garçon.

« Et c'est toi qui me dis ça ? » rétorqua Ogata, haussant le ton.

Isumi rougit légèrement soudainement.

« Je sais très bien que tu étais avec Nanami Shimura ! Et tu rentres le matin ! » continua-t-il sur un ton de reproche.

Isumi se sentit un peu soulagé de sa réaction. Il semblait en colère et peut-être que tout ce qui avait précédé n'était qu'une mise en scène pour le faire avouer… Maintenant, il restait à le convaincre qu'il ne s'était rien passé….

« Je… je n'ai rien fait, je t'assure ! » bégaya-t-il.

Il était très mauvais dans ce genre de situation. Bien sûr, il avait sa conscience pour lui.

Il ne pouvait certes pas nier qu'il avait été tenté, que la jeune femme lui plaisait et qu'il s'était sentit flatté de l'intérêt qu'elle lui portait.

Et il s'était également montré extrêmement naïf. Il ne l'avait nullement vue venir lorsqu'elle l'avait invité dans sa suite à l'hôtel et le moment où elle était ressorti de sa salle de bain entièrement nue était le plus embarrassant de toute sa vie, certainement. Surtout qu'elle avait semblé très en colère qu'il refuse ses avances…

Elle était célèbre, belle et riche… Mais lui avait Ogata qu'il trouvait beau, dont il aimait la compagnie et qui faisait partie des joueurs qu'il admirait le plus au monde… Et le go était toute sa vie. Sans parler de ses sentiments et du mal qu'il avait eu pour amener l'homme à confesser les siens, à l'aimer en retour…

« C'est vrai ? » demanda l'homme, suspicieux lui saisissant le menton, le forçant à relever le visage pour sonder le bleu sombre de ses yeux de son regard gris.

Isumi rougit plus encore. Il se savait transparent. La moindre de ses émotions se révélait sur son visage. L'homme n'ignorait sûrement pas qu'il ne savait pas mentir.

« Je t'assure… » murmura-t-il, tremblant, ne sachant que dire pour prouver sa sincérité. « Tu me crois ? »

« Ca dépend… »

« Ca dépend de quoi ? »

« Jure-le-moi ! »

« Hein ? Euh… oui… je jure qu'il ne s'est rien passé. »

L'homme le dévisagea à nouveau longuement.

« Tu ne mentirais, pas, toi, Isumi, n'est-ce pas ? Ce n'est pas ton genre.»

« Non ! » s'empressa de répondre le jeune homme, se sentant complètement désarmé et intimidé, presque hypnotisé par ce regard gris.

« Parfait, alors. » fit l'homme avant de frôler ses lèvres des siennes. « Déshabille-toi et viens te coucher. Je suis fatigué. »

Isumi le regarda attraper son oreiller et enfouir son visage dedans, se demandant ce qu'il avait raté pour que l'homme cesse là leurs préliminaires commencés. Il roula des yeux furieux mais Ogata semblait décidé à dormir.

Il ôta donc ses vêtements et s'allongea à côté de lui. L'homme passa un bras autour de lui pour le ramener à lui.

Il approcha ses lèvres de son oreille. Il lui avait déjà dit une fois et pour lui, c'était amplement suffisant. Mais il se sentait tellement soulagé qu'il avait envie de lui redire et il savait qu'Isumi aimerait cela et serait heureux.

« Je t'aime… » murmura-t-il le faisait sourire grâce à ces trois mots.