Chapitre 24

Elle est partie.

Cette phrase revenait comme une leitmotiv pudique dans les têtes des  âmes en peine qui erraient dans la maison depuis quatre jours. La cérémonie avait eu lieu dans la matinée et avec elle s'en était allé la raison qui avait maintenu le groupe dans un état de vie artificiel. Dans cet état où vous plonge l'activité effrénée de la multitude de chose à régler et qui vous empêche de penser. Maintenant tout était fini et les gens submergés par le chagrin et les questions étaient plongés dans une étrange torpeur depuis plusieurs heures déjà.

Martha était allée coucher Alexandre car, même s'il faisait encore jour dehors, il commençait à se faire tard. Un peu plus tôt, les grands-parents d'Alex s'en étaient retournés chez eux, là-bas, à Bordeaux. Dans le salon, Geoffrey et Anya demandèrent une dernière fois s'ils pouvaient faire quelque chose et s'en allèrent, emmenant avec eux trois enfants endormis.

Bastien s'assit. Il contempla le salon vide, l'esprit totalement perdu dans son cauchemar éveillé.

Dans la pièce, dont la lumière était bannie, rien n'avait bougé. Les enfants, si turbulents d'habitude, n'avait touché à rien. Sur le tapis traînaient quelques jouets. Sur la table, des plantes vertes se mourraient  de déshydratation car personne n'avait pensé à les arroser. Des magazines étaient posés sur un fauteuil. Sur le guéridon était posé un livre où la carte d'une chocogrenouille servait de marque-page.

Elle est partie.

Bastien se prit la tête dans les mains. Il était écrasé par le poids de cette terrible absence… par le vide immense… par l'incompréhension.

Elle est partie.

L'âme torturée du jeune homme vibrait d'une colère sourde. Pourquoi ?… Pourquoi avait-elle fait ça ?… Pourquoi était-elle partie sans un mot ? Pourquoi les avait-elle abandonnés ? … Pourquoi l'avait-elle laissé seul ? … si seul. Elle s'en était allé sans même se retourner. Et eux l'avait laissée partir sans rien dire. Bastien sentit son esprit basculer dans les souvenirs de ces dernier jours.

Quatre jours s'étaient écoulés depuis qu'il avait trouver Alice inanimée… la peur … la panique… l'inquiétude… l'attente… l'annonce…

« Son esprit a été projeté dans un autre plan, monsieur, s'il ne revient pas dans les 30 prochaines heures alors son corps mourra. »

L'incompréhension…

« Je ne sais pas monsieur. On dirait qu'elle a quitté son corps d'elle même, il n'y a aucune trace… »

Les questions…

« Oui, monsieur, il existe quelque chose à faire. Il y a des protocoles d'invocation pour rappeler l'esprit égaré mais seul des sorciers de très haut niveau peuvent les mettre en œuvre . »

Qui ?

« Je ne sais pas, monsieur… Je ne sais pas… »

La recherche…

« Suite à votre demande, nous vous faisons parvenir par voie express la liste des  sorciers habilités à pratiquer les protocoles de rappel… »

La colère…

« Non Bastien… non… Je ne le ferais pas … pas encore… je ne veux pas lui faire subir ça une nouvelle fois… Elle est partie de son plein grés, respecte son choix. Laisse-la partir ! »

L'incompréhension… Martha et Esmé qui, d'un regard, s'échangent en silence de douloureux souvenirs d'où il est exclu.

La tentative... Un nuage argenté qui se forme, se transforme et prend forme. Le mots d'excuse silencieux. La main spectral qui se lève et qui brise le cercle. L'échec.

Vinrent alors le désespoir… la solitude… l'attente… le silence…Et la fin.

La porte du salon s'ouvrit en silence sur la silhouette noir d'Esmé. Elle entra. Elle resta là, immobile, sans dire un mot. La jeune femme n'était plus que l'ombre d'elle-même. Lentement elle se dirigea vers l'une des fenêtres et l'entrouvrit. Elle étouffait… Mais était-ce vraiment la chaleur ?

 « Pourquoi ? »

La jeune femme se tourna vers Bastien. Celui-ci la fixait. Ce n'était donc pas une question qu'il se posait à lui-même, mais belle et bien une question qu'il lui posait à elle.

« Qu'est ce qui s'est pass ? Qu'a-t-elle fait… »

Il y a un moment où l'esprit lasse de tourner et retourner les même questions, les mêmes mots, encore et encore, cherche les réponses ailleurs, demande qu'on lui explique ce qu'il sais déjà mais ne veut pas croire, il crie au –secours.

« Dis-moi que ce n'est pas vrai… dis-moi que je me trompe… »

La voix de Bastien vibrait dans le silence. Les murs renvoyaient l'écho du chagrin. Sur la cheminée, la pendule découpait le temps en seconde lourde comme le plomb.

« Dis le moi, Esmé… DIS-LE MOI ! »

Mais il y a des choses que même Esmé ne pouvait pas dire. Des choses qu'un seul mot pouvait résumer… un mot pire que la mort elle-même. Un mot qui vous arrache le cœur et qui vous laisse seul avec un pourquoi et votre culpabilité pour seule réponse. Un mot que nul sous ce toit ne voulait prononcer… que nul ne voulait entendre… ne voulait s'avouer… Un mot… un seul et unique mot…

- Que veux-tu que je te dise… que veux-tu entendre…

Mais Bastien n'écoutait pas, son regard s'était perdu dans le lointain.

- Pourquoi ? … Pourquoi elle a fait ça ?

Cette fois, les questions ne s'adressaient pas à quelqu'un mais à l'univers tout entier.

- Pourquoi ?

La question, mille fois posées, résonna dans le vide. L'univers n'avait pas envie de répondre.

Le silence s'emplit des bruits du quotidien. Une voiture qui passe au loin. La voix des passants dans la rue. Un chien qui aboie. Le chant d'un oiseau sur le rebord de la fenêtre. Des cliquetis provenant de la cuisine où Alan s'activait pour préparer un dîner auquel personne ne toucherait. Le tic-tac de la pendule sur la cheminée.

« C'est ma faute »

La voix de Bastien brisa le silence, résonna, emplit l'atmosphère d'une étrange vibration où se mêlait chagrin et culpabilité.

« Je n'étais pas là… je n'étais pas là au moment où elle avait tellement besoin que je l'aide… je l'ai laissée seule… je l'ai abandonnée… je l'ai trahie… » Il avait besoin d'entendre sa  propre voix avouer, plaider et le juger coupable. La blessure de son cœur laissa échapper des larmes de douleur, des larmes de chagrin, des larmes d'impuissance.

« Que vais-je devenir sans elle … Que vais-je devenir ? »

Esmé s'approcha du jeune homme, s'agenouilla auprès de lui et, comme l'on console un enfant, passa les bras délicatement autour de lui. Bastien posa la tête sur l'épaule de la jeune femme et laissa s'échapper sa peine. A cet instant il n'était plus un adulte responsable piégé dans le carcan des convenances, il n'était plus un Chevalier qui ne doit pas montrer ses sentiments. Il n'était plus qu'une âme en peine qui après avoir sauvé les apparences pendant 4 jours se brisait sous le poids du chagrin.

La jeune femme sentait les larmes lui piquer les yeux. Une goutte d'eau salée se forma et dévala la joue pâle.

C'est ma faute ! Hurlait sa conscience … C'est ma faute ! Je n'ai jamais su écouté son cœur. Mon égoïsme m'a rendue aveugle… Si j'avais un peu moins pensé à moi elle n'aurait pas autant souffert… Il n'y aurait jamais eu Fleur… Tu aurais toujours été là auprès d'elle… Je l'ai si cruellement trahie… je l'ai même plus que trahie, elle n'a jamais su que tout était ma faute, que c'était moi qui avait lancé un charme… Je l'ai tellement blessé ce jour là et je n'ai jamais pu lui avouer. Pardon moi Bastien tout est ma faute…

Dans une chambre de l'étage la lumière crépusculaire faisait place à la nuit. Une souffle de vent agitait les rideaux de mousseline bleu et tentait de dissiper la chaleur ambiance. Un lampadaire s'alluma à proximité et projeta des formes  fantasques  qui dansaient sur le plafond au grés des mouvements fantomatiques des rideaux. Dans un lit, entre des draps aux motifs enfantins, s'endormait un petit garçon de trois ans et demi qui tenait très fort contre lui ce qu'il restait une peluche en forme de lapin.. Un petit garçon à qui il avait fallu expliquer que sa maman était partie au ciel et ne reviendrait pas. Un petit garçon qui avait répondu qu'il savait, qu'elle lui avait expliqué. Un petit garçon qui n'avait pas pleuré, qui n'avait pas crié et qui n'avait pas prononcé une parole depuis lors… près de trois jours plus tôt.

La respiration de l'enfant se fit plus calme, plus régulière… Alexandre s'était endormi.

Auprès de lui la silhouette sombre de Martha se détachait. Assise sur le rebord du lit, elle était restée pour accompagner l'enfant sur les rives du sommeil. Elle contempla les trait serein de son petit neveux  endormi. Alexandre était la seule famille qui lui restait.

Elle sentit un vide immense l'envahir.

Elle n'avait plus de larme à verser, elle avait vu partir trop de personne qui lui étaient chères… ses parents et son frère emportés par la maladie alors qu'elle n'avait qu'une dizaine d'années… ses grands-parents dans un accident… Son mari dans une attaque de Manges-Morts juste après leur mariage…  Sa sœur consumer par la Source comme une bougie est consumée par sa flamme… Et maintenant Alice…

Le regard de la femme se brouilla… trop de souvenirs… trop de douleurs… D'un œil absent, elle contempla le ballet d'ombre qui dansait sur les murs de la chambre.

Alexandre s'agita un peu dans son sommeil. Martha lui caressa doucement la joue. L'enfant s'apaisa.

Pourquoi était-elle partie ?

Un fort sentiment de culpabilité serrait le cœur de Martha. Elle n'avait pas su quoi faire… elle n'avait pas su comment l'aider… elle l'avait laissée se débrouiller seule… Elle l'avait laissée faire… Elle l'avait laissée partir sans rien dire… sans s'y opposer…

 Dans un bruit mat,  le lapin en peluche tomba sur le parquet de la pièce. Martha le ramassa et le posa à côté de l'enfant.

Dans la rue, les voix d'un groupe de passant s'intensifia et déclina. Le léger vrombissement d'un moustique tourna dans l'air.

Pourquoi ?

Martha n'avait pas de réponse… Où plutôt elle en avait beaucoup trop. Quels souvenirs avait fait rejaillir la rencontre d'Alice avec le détraqueur ? Ceux de son enfance de fugitive où la mort et la peur étaient omniprésentes ?  Le souvenir de la mort de son père ? Celui du jour où sa mère l'avait abandonner au 15 rue de la Petite Paix ? Ceux des maltraitance dans les écoles moldus ? Le dégoût et la haine qu'elle lisait dans le regard des gens qui la regardait ? De la cruauté des autres ? Du jour où une fille de sa classe l'avait jetée du quatrième étage ? De la douleur qu'elle avait ressentit lors du transfère de la Source et de celle encore plus grande d'avoir été arrachée du monde merveilleux où elle avait été projetée ? Le souvenir de la nuit de son bal de fin de scolarit ?

Fallait-il chercher la raison de son acte dans les différentes trahisons qu'elle avait subies ? … celle de sa mère en l'abandonnant… celle d'elle-même, sa tante, qui s'était transformée un jour en bourreau… celle de Bastien en qui elle avait eu une confiance aveugle… Celle des gens qui l'avaient jetée en dehors du cercle de protection qu'elle avait créé pour les protéger…

L'attaque sur le Chemin de traverse n'avait-elle été que la souffrance de trop ? Celle qui achève le travail de ruine de toutes les autres et donne le coup de grâce ?

Martha regarda le visage endormi d'Alexandre.

Ou alors fallait-il chercher la réponse dans l'avenir et non dans le pass

Quel triste et sombre avenir avait-elle entraperçu ?  Avait-elle vu la même histoire qui recommençait avec elle-même dans le rôle qu'avait tenu sa mère autrefois ? Dans cet avenir cauchemardesque, avait-elle vu la mort des gens  auxquels elle tenait plus que tout ? Avait-elle  vu son fils subir tout ce qu'elle-même avait subi ? N'avait-elle  pu supporter d'être la cause de tous cela ?

Dans son sommeil, Alexandre étendit le bras et trouva la peluche. Il la serra contre lui.

Etait-ce tous cela à la fois ?

Alice avait emporté la réponse avec elle. … Elle n'avait pas emporté que ça, elle avait aussi emporté une partie des leur cœur à tous… et autre chose encore… Une chose qui avait détruit sa vie plus sûrement que la mort… Une chose qui avait détruit la vie de sa mère avant elle… Une chose dont la disparition réduisait à néant le travail de centaines et de centaines de gens aux travers des siècles…. Une disparition qui  provoquait le chaos au service des mystères du ministère de la Magie… Une disparition qui rendait obsolète et inutile l'Ordre des Chevaliers d'Eole.

Alice était partie en emportant avec elle la Source.

Projeter son esprit dans un autre plan où il pourrait emmener la Source avec elle était-elle la seule solution qu'elle ai trouvée ? En faisant cela, elle s'était condamnée à être Gardienne de la Source tant que le monde serait monde. Etait-ce un acte de courage où la pire des lâchetés ? Avait-elle fui ou s'était-elle sacrifiée ?

A présent il n'y avait plus de secret à garder, plus gardien à protéger,  plus de mystère de la Source…

Alexandre émit un petit grognement dans son sommeil et se tourna sur le ventre.

Doucement, avec une lassitude extrême, Martha se leva et borda l'enfant qui dormait d'un sommeil d'ange. D'un pas silencieux la silhouette sombre de la femme se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle jeta un dernier regard au petit garçon.

Un jour, il voudrait des explications, que faudrait-il lui dire ?

Martha repensa à la lettre qu'avait laissé Alice… Une enveloppe de papier toute simple sur laquelle était inscrit : « Lettre à Alexandre ». Elle contenait plusieurs feuilles de papier blanc couverte de la petite écriture d'Alice. La jeune femme les avait rendu illisible à tout autre personne que son fils. Que disait-elle ? … Mais peu importe, il y a sans doute des choses qu'il ne vaut mieux pas savoir… Seul Alex le saurait un jour

Martha ferma doucement la porte de la chambre et d'un pas lourd de fatigue et de chagrin elle se dirigea vers sa propre chambre. Elle n'avait pas la force d'affronter les autres ce soir. Elle était trop accablé par le chagrin et le profond sentiment d'injustice  pour affronter le monde…

Cette nuit là, Alan ramena une Esmé écrasée par le chagrin chez eux auprès d'Halléndra … loin du 15 rue de la Petite-Paix.

Cette nuit là, Bastien sombra dans un sommeil agité peuplé de questions sans réponse.

Cette nuit là, Martha vieillit d'une décennie et dormit d'un sommeil habité de souvenir.

Cette nuit-là, pour chacun, commença le long, lent et difficile travail de deuil. Ce travail qui n'efface rien… qui ne permet pas d'oublier… qui atténue seulement un peu les souffrances pour vous permettre de vivre encore et encore car la vie ne fonctionne que dans un seul sens :

l'AVENIR.