Le crépuscule d'une ombre
2. La vie n'est pas si simple.
A 7h, on ne pouvait pas dire que le réfectoire craignait la surpopulation. Tout bien compté, il y avait une vingtaine de personne attablées en cette heure matinale. En général, le gros des effectifs de l'établissement n'arrivait pas avant 7h15, voir 7h30.
A l'une des tables de la Roseraie, Laïla Beaufils (16 ans, l'une des cousines d'Alexandre) aidait l'une de ses petites sœurs (Cloé, 13 ans) à réviser pour son devoir trimestriel d'Histoire de la Magie. Assise à côte d'elles, Mlle Halléndra Pyvert-Percevault (13 ans) relisait pour la troisième fois consécutive le chapitre sur les druides de son manuel.
La jeune fille, prise dans sa lecture, n'entendit pas le Corbeau qui était arrivé juste derrière elle. Il faut dire qu'Alexandre savait être particulièrement silencieux. Elle sursauta quand le jeune homme posa sa main entre elle et son livre pour s'appuyer sur la table. Il se pencha par-dessus l'épaule de la jeune fille et étendit le bras pour attraper un croissant au centre de la table. (Il n'y avait que trois personnes à cette table mais c'est plus drôle de se servir en gênant tous le monde.)
« Alors Haleine-de-rat, on révise ? » Dit-il en guise d'excuse.
La jeune fille, sur-excité par son devoir trimestriel d'Histoire de la Magie, réagit aussitôt par un violent coup de coude … Coup qui rata sa cible et se cogna dans le dossier de sa chaise. Sachant que se cogner le coude est une chose très douloureuse, elle laissa échapper une bordée de jurons (que la décence ne me permet pas de transcrire ici) en se massant le bras. Laïla et Cloé relevèrent le tête de leurs feuilles pour se tourner vers leur voisine qui maudissait le jeune homme.
Alex s'était réfugié de l'autre coté de la table pour éviter toutes réactions de la part de Laïla qui, elle, savait viser juste quand elle voulait le taper.
« Tu devrais arrêter de t'en prendre à elle ! » Lui lança par-dessus le table, la plus âgée de ses cousines. Remarque à laquelle Alexandre répondit par une grimace.
- 9 ! S'écria Laïla.
- Quoi 9 ? Interrogea Cloé qui n'avait rien vu.
- Boucles d'oreille ! Il en a 9 !
Cloé jeta un coup d'œil à son cousin.
- J'en vois que 8.
Alexandre, que l'incrédulité de sa cousine amusait, lui fit une autre grimace. Cette fois-ci, Cloé et Halléndra aperçurent la fameuse 9ème boucle d'oreille.
« Quelle Horreur ! » S'exclama Cloé qui, à 13 ans, était encore très à cheval sur ses principes et pour qui le piercing sur la langue était quelque chose de dégoûtant.
- Mais ton père va te tuer ! Tu avais promis… Intervint Laïla qui à 16 ans était moins impressionnable.
- Mon père ? Non, je pense pas … mais Martha sans aucun doute. Lui répondit le jeune homme avant de mordre à belles dents dans son croissant .
Les élèves des autres tables eurent un frisson en le voyant dévoiler ses fausses canines (limite croc). Tous le monde se demandait bien comment il faisait pour ne pas se perforer la langue en mangeant. (Des années de pratique !)
Alexandre attaquait un pain au chocolat , Halléndra tentait d'avaler le reste de son bol de lait, Laïla et Cloé achevaient l'organisation druidique des Gaules, quand Mme Olivia Pinsèke, la directrice, fit son entrée dans le réfectoire.
Mme O. Pinsèke avait succédé à Mr Gilder Pafrouat qui lui-même avait repris le poste après le départ de Mme Maxime quelques années plus tôt.
Dans un mouvement pas très bien synchronisé, les élèves se levèrent comme les y obligeait l'alinéa B.8-1 du règlement intérieur de l'école. Ils ne pouvaient se rassoire qu'au moment où la directrice elle-même serait assise. Dans toutes les écoles il y a des règlements à la con pour pourrir la vie des élèves. Mais, même de mauvaise grâce, tous le élèves s'y pliaient… y compris Alex.
Autre règlement auquel les élèves auraient aimé échapper : l'uniforme bleu-ciel. L'usage s'en était gardé mais, dans le monde actuel, cette pratique était totalement surannée et ridicule… C'était encore moins bien accepté pas les garçons et Alexandre avait beaucoup de mal à respecter cette obligation vestimentaire. Après un blâme pour infraction au règlement, il avait réussi à le contourner. En effet, le règlement autorisait le port d'une veste ou d'un manteau par-dessus l'uniforme. Résultat, Alex ne quittait plus sa longue veste de cuir noir qui couvrait pratiquement entièrement cette horreur bleu-ciel.
Mme Pinsèke s'assit et se servit en viennoiserie et en café à son tour. Les conversations reprirent comme si de rien n'était.
Après avoir avalé un copieux petit-déjeuner (trois croissants, deux pains au chocolat et un pain aux raisins… comme d'habitude.) Alex abandonna ses cousins (les seuls personnes qui lui adressaient la parole sans y être obligé) pour se rendre à la serre S-21b où il devait avoir son premier cours de la journée.
Il traversa les parcelles B et C du jardin où il put constater que, en fin de compte, la tempête de la nuit précédente n'avait pas fait beaucoup de dégât.
Alexandre arriva avec plus de 5 min d'avance à la serre, il n'y avait encore personne. Il profita de ce moment de solitude pour rechercher quelque chose pour effrayer le professeur d'herbologie. Il ne trouva rien d'intéressant car, pour des raisons évidentes de sécurité, tous les outils dangereux avaient été rangés dans les serres.
Quelques minutes avant le début du cours, Alex fut rejoint par le reste de la classe 6.A et par Laïla qui faisait aussi partie de cette classe. Il évita l'affrontement direct avec cette dernière car, de toutes évidences, elle avait encore quelque chose à lui reprocher. (Rien d'extraordinaire, elle avait TOUJOURS quelque chose à lui reprocher !)
A 7h55 précise, Mr Pomdaur arriva les bras chargés de polycopié. Le professeur ouvrit la porte de la serre S-21b et laissa les élèves s'installer comme bon leur semblaient.
A l'intérieur, le Corbeau trouva une très belle paire de cisaille qui avait été lâchement abandonnée là par Dieu seul sait qui… Voilà… il avait trouvé avec quoi faire peur au prof. Il joua un peu avec l'outil. Quand il fut sûr que Pomdaur le regardait, le jeune homme afficha un sourire en coin, limite diabolique, sur son visage. Il fixa le professeur dans le fond des yeux, ouvrit lentement la cisaille et, dans un mouvement sec, la referma. C'est avec un grand plaisir qu'Alex vit Pomdaur sursauter et avoir un frisson.
« Monsieur Beaufils ! Reposez cet outil IMMEDIATEMENT ! » S'exclama le professeur d'une voix un peu plus aiguë qu'à la normale.
Alexandre, en gentil petit élève obéissant, posa la cisaille sur une étagère et alla s'installer à l'une de table de travaille, sur la gauche. Il était très content, non seulement le prof affichait de petits tremblements nerveux mais quelques élèves, qui l'avaient vu faire, avaient le même genre de symptômes.
Sinon le cours se déroula sans aucun incident. Pendant une heure les élèves étudièrent les plannings de culture pour les mois à venir, pendant l'heure qui suivit ils soignèrent les Gympsotropes (Les baies gluantes des Gympsotropes entrent dans la composition des potions contres les corps aux pieds.)
Le cours d'herbologie fut suivi par une heure d'Histoire de la Magie, où Mlle C.Palapène, la professeur fraîchement nommée, avait une terreur pathologique des questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre. Bien évidemment, Alexandre en avait préparé toute une liste. Il en posa une toutes les dix minutes.
La sonnerie vint interrompre l'heure de torture mentale et la classe 6.A dut se rendre en cours de latin. Un des rares cours où le Corbeau n'avait pas trouvé de manière de persécuter le prof. En effet, Mr Jeussèpat, excellent professeur de latin vu qu'il devait avoir vécu pendant l'antiquité tellement il était vieux, était d'un calme effrayant. Néanmoins Alexandre ne désespérait pas.
La sonnerie du déjeuner abrégea les fièvres latinistes de la classe de 6ème année de la Roseraie. Tous en cœur, les adolescents de tous âges convergèrent vers le réfectoire, centre névralgique des activités à cette heures là.
Alors qu'il recopiait rapidement, dans le hall, les notes de sa cousine (Laïla pour ceux qui ont la mémoire courte), Alexandre fut apostrophé par un groupe de garçon … Enfin par trois élèves de 4ème année… qui avaient dû puiser dans leur réserve de courage pour faire cette démarche.
Alex les regarda avec un œil froid, le visage sans expression.
L'un de garçon s'avança vers le Corbeau, les deux autres restèrent en retrait.
« C'est toi le malade qui t'en es pris à Margot hier soir ?! »
C'était une entrée en matière un peu brutale mais qui était franche et directe. Alexandre se redressa de toute sa hauteur et d'un coup d'œil fit le tour du hall. Il y avait juste lui, Laïla et ces trois mecs. En plus ces imbéciles l'avait interpellé alors que lui était quatre marches au-dessus d'eux … et le courant d'air entre l'extérieur et l'atrium serait parfait pour la mise en scène.
« Réponds ! » S'énerva le leader du groupe. Derrière lui ses acolytes, pas très rassurés, avaient sorti leur baguette avec l'intention évidente d'en découdre. Laïla, qui sentait le règlement de compte arriver à grands pas, s'éloigna de la scène. Pourtant elle savait, par habitude, qu'il ne se passerait rien… Il ne se passait jamais rien.
Le garçon qui s'en était pris verbalement à Alex sortit lui aussi sa baguette, prêt à lancer un maléfice sur son interlocuteur.
Le Corbeau fit un pas en avant pour se mettre bien en sur-plomb de ses assaillants et pour être dans le courant d'air. Il écarta majestueusement les bras, levant sa main droite qui tenait un objet oblong de bois effilé. Le vent faisait voler sa veste autour de lui.
Le groupe de garçon de quatrième année recula d'un pas, se sentant brusquement petit et insignifiant .
D'une voix de stentor qui résonna sous les voûtes, Alexandre entama la litanie d'un sortilège impressionnant.
« DUX DICEBAT QUAMDAM URBEM JAM CAPTAM ESSE, ET… »
Les 4ème années se sentirent très très petits, très très faibles et très très insignifiants. Brusquement, le leader du groupe se rendit compte que ses acolytes avaient disparu. Il prit la fuite à son tour, peu désireux de connaître les effets dévastateurs du sort qu'était en train de lancer le Corbeau.
Dés que ce dernier eut disparu, Alex baissa les bras.
« Tiens, ton crayon ! » Dit-il en lançant ce qu'il tenait dans la main droite à sa cousine.
Laïla attrapa l'objet qui était effectivement un crayon de papier.
- Dux dicebat quamdam urbem jam captam esse, et… ? L'interrogea-t-elle.
- … et se alias multas mox capturum esse. Le chef disait qu'une ville avait déjà été prise et qu'il en prendrait bientôt beaucoup d'autre. Exercice 2 page 218, version à faire pour vendredi sur les campagnes de Jules César.
- Tu viens de menacer trois personnes avec un crayon et en récitant le cours de latin. Constata la jeune fille entre l'incrédulité et la désapprobation. Tu sais qu'il ont vraiment eu la trouille l ?
- Ouaip ! Génial hein ? Confirma le jeune homme avec un large sourire qui dévoila ses magnifiques fausses dents.
- Crétin ! … Et tu lui a fait quoi à Margot ?
- Moi ? Mais rien du tout ! Je lui ai juste donné des conseils.
- Mouais… J'ai même pas envie de te croire, je te connais trop bien. Ni touchée, ni insultée mais parfaitement terrorisée, hein ?
Alexandre ne répondit que par un sourire en coin. Laïla ne chercha pas en savoir plus, de toutes façons son cousin ne lui en dirait rien.
Elle le connaissait depuis qu'ils étaient enfants, elle n'avait pas peur de ce qu'il était devenu au fil des années. Elle était l'une des rares personnes dans ce cas. En fait, à part elle, Cloé, Sigfrid (l'une de ses sœurs et son frère) et Halléndra ( la fille aînée de la marraine du jeune homme) les gens le craignaient et ne lui disait jamais rien. Laïla essayait depuis des années de convaincre Syloé, sa plus jeune sœur qui était en première année, qu'il n'y avait rien à craindre de ce grand dadais, que ce n'était que du bluff… mais rien à faire, elle était comme la majorité des gens…
Laïla se dirigea d'un pas morne vers le réfectoire… Qu'avait-elle fait pour avoir un cousin comme ça ?!
Alexandre, très fière de sa dernière mise en scène, rejoignit lui aussi le réfectoire. Il croisa en chemin le regard un peu effrayé de certains élèves, d'ailleurs nombreux était ceux qui se poussaient sur son chemin comme s'il était le diable en personne.
En arrivant dans la grande salle circulaire couverte d'un dôme d'eau, Alex croisa le groupe de 4ème année qui avait voulu réglé des comptes avec lui quelques instants auparavant, ils entouraient Margot comme des gardes du corps. Alex chercha le regard de la jeune fille, quand il eut capté les yeux noisette de celle-ci, il lui adressa un petit sourire diabolique. Ce qui eut pour résultat de faire rougir sa victime jusqu'aux cheveux. Tiens ? Etrange ! Elle aurait dû pâlir et trembler… Décidément les filles étaient compliquées.
Plusieurs groupes lui jetèrent des regards belliqueux alors qu'il allait s'installer à l'une des tables de sa loge. Les nouvelles allaient vites. Mais ils ne firent et ne dirent rien. Les professeurs et la directrice les observaient.
Alexandre s'assit à la même table que Laïla, Cloé et Halléndra…comme d'habitude. (Sigfrid et Syloé, ses autres cousins, étaient à la Chapelle.)
Des hiboux volèrent dans la pièce pour distribuer le courrier.
Une chouette chevêche voleta au-dessus de la table d'Alex et vint se poser à côté du jeune homme. Un peu surpris, le destinataire récupéra l'épaisse enveloppe que lui apportait l'animal. Il félicita le messager en lui donnant un bout de son déjeuner. ( Il n'avait rien contre les animaux.)
La chouette qui avait accompli sa mission partit comme elle était venu, sans même attendre au cas où il y aurait une réponse.
Alexandre reconnut l'écriture sur l'enveloppe. Martha…. Que lui voulait-elle ? Son anniversaire n'était que la semaine suivante et Martha n'écrivait jamais sans raison. Le jeune homme ouvrit l'enveloppe d'un geste nerveux.
A l'intérieur, il trouva une feuille sur laquelle apparaissait quelques lignes de l'écriture nerveuse de sa grand-tante, et une autre enveloppe de papier jauni qui portait la mention « lettre à Alexandre » écrite dans une petite écriture ronde qu'Alex ne reconnut pas.
Il laissa son repas de côté pour lire la lettre de sa tante.
21/11
Cher Alexandre,Dans une semaine tu auras 16 ans, il est temps pour moi de te faire parvenir cette lettre, j'ai beaucoup attendu… beaucoup hésité … trop sans doute… J'aurais dû de la donner il y a bien longtemps mais je n'ai jamais pu m'y résoudre. J'étais égoïste, je te demande de me pardonner.
Je ne sais pas ce qu'elle contient car elle est protégée pour que toi seul puisse la lire.
Cette lettre a été écrite il y a plus de 12 ans par ta mère, elle t'est adressée. C'est l'une des seules choses qu'elle ai laissée quand elle est partie.
Puis-je n'avoir pas attendu trop longtemps.
Martha
Alexandre posa la feuille sur la table. Il était devenu pâle et tremblait légèrement. Laïla, Cloé et Halléndra le regardaient, inquiètes.
« Mauvaises nouvelles ? » Questionna Laïla qui était la plus téméraire des trois.
Alex releva la tête, dans ses mains il tenait l'enveloppe jaunie. Il était sous le coup. Une lettre de sa mère… Il ne se souvenait pas d'elle, elle était morte quand il avait trois ans... C'était un sujet dont on ne parlait pas au 15 rue de la Petite Paix… Et, après des années d'interrogations, de questions sans réponses, une lettre venait exhumer le passé et ravivait les douleurs.
Les filles savaient qu'il se passait quelque chose d'anormal mais se sentaient totalement impuissantes. Elles virent le jeune homme se lever brusquement et partir à grands pas sous les regards étonnés des autres élèves.
Laïla voulut le suivre mais Cloé et Halléndra l'en empêchèrent. S'il était partie c'était qu'il avait besoin d'être seul.
Halléndra avait aperçu l'enveloppe jaunie. Elle en avait entendu parler au cours d'une conversation qu'elle avait surprise entre ses parents. La jeune fille n'était peut-être âgée que de 13 ans mais elle se doutait que la vie du filleul de sa mère n'était pas aussi simple qu'il y paraissait, beaucoup d'ombres, beaucoup de mystère planaient… Et cette enveloppe jaunie en était peut-être la clef.
Les trois jeunes filles observèrent l'adolescent qui s'éloignait la mystérieuse lettre à la main. Elles avaient un mauvais pressentiment… le genre de sentiment qui précède les catastrophe.
