Chapitre 3 : Droit au désastre

Nekebia tentait désespérément de contenir sa fureur devant Morène, le chef suprême des youkais de la forteresse. Il essuya la lame de son épée tachée de sang et sourit méchamment.

« J'ai HORREUR que l'on me manque de respect. »

Sanzô resta silencieux, malgré la douleur qu'il ressentait au visage. Une longue entaille lui barrait désormais la joue gauche, juste en dessous de l'?il. Le sang coulait maintenant le long de son visage pour venir tomber sur sa robe de moine.

Morène voulait des excuses, des supplications, ou même d'autres paroles insolentes pour pouvoir punir à nouveau. Il eut un rictus cruel. Après tout, il n'avait même pas besoin de ça pour punir s'il lui en prenait l'envie.

« Il est précieux ! » lui lança la youkai brune en voyant son supérieur brandir à nouveau son épée.

Celui-ci s'arrêta, surpris.

« Allons, Nekebia... grommela-t-il sur un ton de dégoût. Ne vas pas me dire que tu es devenue faible au point de tomber amoureuse d'un humain ? »

La jeune femme rougit en s'apercevant de la façon dont son maître avait interprété les choses. Elle répliqua : « Je n'ai rien dit de tel ! »

Morène soupira et jeta un regard méprisant au jeune bonze.

« Il y a des regards qui disent bien plus que des paroles... » Il s'arrêta. « Plus je te connais, Nekebia, plus je constate que tu n'arriveras jamais à renier tes origines. »

Sanzô ignorait de quoi pouvait parler le monstre. Les clans se reconnaissaient souvent aux tatouages portés par leurs membres, et ici seule Nekebia portait le signe lunaire. Pourtant, il avait remarqué des tatouages très divers marquant les visages des youkais de la forteresse. La communauté qui vivait ici était constituée de nombreux clans différents... tout ce qu'il y avait de plus banal.

« Il est le seul à pouvoir ouvrir les portes du Temple des âmes... » déclara la youkai. Morène ricana.

« Mais rien ne dit qu'il doit être totalement INTACT lorsqu'il ouvrira ces portes » répondit-il.

« Mais ça n'apportera strictement rien de le maltraiter, répliqua la guerrière. Il sauvera les âmes des villageois et tout reviendra dans l'ordre. Etre respectueux envers lui est la moindre des choses que l'on puisse faire pour qu'il convienne de nous aider. »

L'imposant monstre éclata d'un grand rire, et ses cheveux d'un noir de jais parurent se hérisser sous l'effet d'une profonde colère, totalement contradictoire.

« Respectueux ! mais où as-tu appris ce mot, petite sotte ? chez tes amis les humains ? chez tes amis les vermines ? Une fois redevenus vivants, ils constitueront un bon garde manger. Ton plan de Grand réveil n'a que ce point de positif. »

Nekebia sentit ses mains trembler de fureur. Elle en avait marre de jouer la pauvre petite guerrière recueillie. Cette façade, elle l'avait face aux youkais d'ici, parce que dans le coin, il valait mieux se taire que de protester, obéir que de se rebeller, même si elle détestait ça. Les insolents étaient vite éliminés. Et c'est ce qui risquait d'arriver au moine si elle ne faisait rien.

Elle décida cependant de mettre encore une nouvelle fois ses vraies pensées de côté, pour aller dans le sens de Morène afin d'éviter que tout cela ne se retourne contre elle. Et contre son protégé. Il fallait s'écraser une dernière fois pour tenter d'être libre après, une fois sortie de la forteresse...

Elle regarda Sanzô, qui n'avait pas bougé. Morène ne semblait pas encore savoir ce qu'il allait réellement faire de lui, mais une chose était sûre : il allait lui rendre la vie infernale si Nekebia ne parvenait pas à les tenir loin l'un de l'autre. Il fallait qu'elle parte en mission pour retrouver le temple, et Sanzô devait l'accompagner. C'était une bonne excuse pour tenir Morène à distance. Le chef des youkais ne viendrait pas avec eux, il se devait de rester à la forteresse pour diriger ses « soldats ». Mais elle avait peur de perdre le peu de confiance que lui accordait le moine...

« Je dois partir dès demain » annonça-t-elle à Morène. « Et je prends le bonze avec moi. J'emmène aussi Davok, Lowen et Videl. Qui sait ce qui nous attend dans cette maudite forêt... »

Les traits du grand youkai s'affermirent et une expression dure s'afficha sur son visage.

« Tu veux sauver ces humains...

(Non, je veux juste qu'ils voient de leurs yeux l'ampleur des dégâts qu'ils ont fini par causer...) Oui, en quelque sorte.

Et le peuple youkai pourra-t-il aller en manger quelques-uns ? nous devons survivre.

(Oh oui, mangez-en autant que vous voudrez, ils sont cruels et corrompus jusqu'à l'os...) Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Les youkais peuvent manger autre chose...

Tu leur ressemble trop, à ces humains, Nekebia !

(Tu es en train de m'insulter, là, vieux tyran !) Les youkais aussi savent éprouver la compassion, vous semblez l'oublier... »

Nekebia eut un frisson d'horreur. Ça recommençait. Cette autre voix qui lui soufflait tout le contraire de ce qu'elle pensait réellement... mais elle n'était plus sûre de rien. Peut-être que cette autre voix, c'était son « autre » personnalité. Celle qu'elle tentait d'étouffer depuis si longtemps... elle avait cru y arriver, mais une nouvelle fois, les évènements lui prouvaient le contraire. C'était comme si elle était habitée par deux êtres distincts. Mais elle ne savait rien de « l'autre ». C'était le seul vestige de son passé... un jour, elle avait été recueillie par un groupe de youkais. Ils l'avaient trouvée évanouie dans la forêt, et personne ne savait d'où elle venait, ni comment elle s'appelait. Elle était amnésique... Davok avait pris soin d'elle et lui avait donné un nom. En langage de la région, « Nekebia » signifiait « la fleur qui renaît », tout comme elle, qui avait recommencé une vie nouvelle tout en ayant tout oublié de son existence précédente.

Mais si cette « autre voix » venait de ce qu'elle avait vécu dans son passé, alors elle avait raison d'avoir peur. Car toute cette haine contre les humains n'était pas issue du hasard... il avait dû se passer quelque chose d'horrible. Et aujourd'hui, elle ne pouvait s'empêcher de protéger ces humains qui avaient dû lui causer tant de torts... Morène savait des choses sur ses origines qu'elle ne connaissait pas. Mais il ne lui parlait de rien... un jour, elle devrait le questionner là-dessus, bien qu'à chaque fois qu'elle eût osé aborder le sujet, il détournait toujours habilement la conversation... Elle devait partir à la recherche de la vérité, mais c'était peut-être ouvrir la boîte de Pandore. Et elle en était consciente.

Elle fit signe à Sanzô de se retirer, et attendit qu'il quittât la pièce pour sortir à son tour. Morène lui lança :

« Pas de gaffes lors de cette mission. D'accord ? je veux que vous reveniez tous en un seul morceau... »

Il parut hésiter et finit sa phrase : « ...sauf le bonze. Lui, une fois la mission finie, je ne le verrai plus que comme de la simple nourriture. Si tu y tiens, garde bien les yeux dessus. Le petit oiseau risque bien vite de se faire dévorer dans ce monde de félins... »

Nekebia ne répondit pas et claqua la porte. Le lourd silence qui suivit lui fit prendre conscience d'une chose : qu'allait-elle dire à Sanzô ? c'est elle qui l'avait amené là, et il avait été blessé par sa faute. Non, c'était Morène l'unique fautif... mais le moine ne risquait pas de le voir sous cet angle là.

« Viens, l'infirmerie est par là. » dit la jeune youkai, brisant le silence. Sanzô eut un soupir de mépris et répondit : « Pour qui me prends- tu ? j'ai pas à me faire soigner pour si peu. Et je n'ai pas confiance en tes... collègues. » Il croisa son regard gêné et ajouta : « Ni en toi, d'ailleurs. »

Nekebia sourit et répliqua sur un ton sarcastique : « Je ne t'ai jamais demandé d'avoir confiance en qui que ce soit, ici. Ton avis, je m'en fous... mais sache que si nous sommes tous youkais, nous ne sommes pas pour autant tous des monstres. » Sanzô haussa les épaules, en regardant partir la jeune femme par le couloir nord. Elle finit par lui lancer un « Et alors ? suis-moi ! » énervé, et le bonze obéit à contrec?ur. De toute façon, il était en plein territoire ennemi. Si cette youkai avait besoin de ses pouvoirs, alors il ne risquait rien tant qu'il serait à ses côtés. Pendant un certain temps...

* * * * * * * * * *

Les trois compagnons reculèrent de quelques pas. La vieille créature ne semblait pas bouger - peut-être en était-elle incapable ? - et Hakkai se décida à parler :

« Excusez-nous... vous êtes la première personne que nous voyons dans ce village, et... »

La bouche ridée de la femme s'ouvrit et quelques paroles lentes s'en échappèrent : « C'est faux. Vous avez croisé Mafel... »

Sa main osseuse chercha quelque chose dans la poche de son lourd manteau et en ressortit une carte, qu'elle retourna. Gojô retint un cri de surprise : la carte représentait un joueur de flûte aux allures médiévales, et les mots « Mafel, le joueur de flûte » étaient inscrits en écriture gothique sur le bas.

« Qu'est-ce que... » balbutia Gokû, en se rappelant le jeune garçon qu'ils avaient croisé dans la ville fantôme. « ...un shikigami ? »

La vieille femme ricana doucement et répondit : « Non, les cartes, toujours les cartes... personne n'y croit mais tout le monde en voit les effets... ils n'y ont pas cru. Ils sont morts. »

Hakkai fronça les sourcils en entendant ces paroles semblant dénuées de sens. Qui était cette femme ? elle paraissait bien vivante, mais une aura de mort se dégageait d'elle. Etait-elle la cause de l'enfer qu'avait dû vivre cette ville ? il la regarda le fixer. « Qui êtes-vous ? » lança-t-il, un peu paniqué.

Elle prit une nouvelle carte et la lui tendit, face cachée. Hakkai recula.

« Je ne participerai pas à votre petit jeu avant que vous ne répondiez à ma question » continua le jeune homme. La femme sourit mystérieusement.

« C'est ma réponse » souffla-t-elle.

Hakkai jeta un coup d'oeil à ses amis, qui n'étaient pas plus rassurés que lui. Finalement, il retourna la carte. « Saphar, Le Souvenir » lut le jeune homme à haute voix. L'illustration représentait une créature mi-humaine, mi-spectre, avec d'un côté une orbe de vie et de l'autre une orbe de mort. La main humaine portait un linge blanc et la main spectre un couteau ensanglanté...

« Qu'est-ce que ça signifie ? » lança Gojô d'un air menaçant.

La vieille femme eut un petit rire.

« C'est moi, Saphar. Le souvenir qui succède aux deux Versions. La première n'est plus, et la seconde est loin...

Arrête de parler par énigmes, sorcière ! s'exclama Gojô. Que s'est-il passé dans cette ville ? c'est toi qui a fait ça ?

Sorcière ? je n'ai que trop entendu ce mot de la bouche de ceux qui me rejetaient... Mais ceux qui ont fait de cette ville ce qu'elle est, vous les avez déjà rencontrés... moi, je suis ici pour témoigner et pour garder les choses en ordre.

Les trois statues, dans la ville... vous parlez de ça ? demanda Gokû.

La vieille femme sortit une nouvelle carte et lui tendit. « Cerbère, le monstre Triple » lut le garçon avec difficulté.

Il releva la tête, incrédule. « Bah, je leur trouvais un air humain, moi. » lui dit-il, étonné.

Gojô donna un petit coup sur la tête du garçon. « Evidemment, ils étaient humains ! s'exclama-t-il. C'est juste une image, une vision des choses. »

« Aaah. » fit Gokû, rassuré. Il remarqua la teinte étrangement sombre qu'avait la carte.

« Pourquoi est-elle si foncée ? » demanda-t-il. La femme ne le regarda pas et répondit presque inaudiblement : « Elle fut noire après l'avoir scellée par les cendres sacrées.mais l'éclaircissement que je lui vois de jour en jour n'annonce rien de bon. Ils vont se réveiller bientôt. »

Un frisson sembla la parcourir. Jetant un ?il à la vieille femme, Gokû s'aperçut qu'elle étalait une dizaine de cartes devant elle, les mélangeant d'une façon semblant bien définie. Elle attendit quelques secondes et fronça les sourcils. Elle tira une carte se trouvant au milieu de la rosace qu'elle avait formée. La retournant, elle parut tout d'abord étonnée, puis esquissa un faible sourire. Ses doigts s'attardèrent quelques instants sur le papier, puis s'en détachèrent soudain comme s'il se mettait à la brûler.

Elle la posa devant les trois jeunes hommes. Elle représentait un ange d'or tenant la main d'un ange noir. Les mots « Zahle, le bon chemin » pouvaient s'y lire.

Sans prendre la peine d'expliquer de quoi il s'agissait, elle présenta trois cartes à ses visiteurs.

« Prenez-en chacun une. Votre quête sera longue et dangereuse... Quand vous sentirez que le moment d'être aidés est venu, utilisez les cartes. Elles renferment de la magie. Mais jusque là, ne les regardez SURTOUT pas.»

Ils obéirent, et attendirent qu'elle en dise plus. Ce qu'elle fit.

« Votre ami. je vois dans les cartes qu'il va vers un danger certain. Vous n'arriverez jamais à temps pour le sauver. »

Gokû fronça les sourcils et s'exclama : « Mais de quoi vous parlez ? s'il est en danger, alors dites-nous où il est au lieu de raconter des horreurs ! »

La vieille femme lui montra une autre carte.

C'était une porte laissant s'échapper des monstres plus difformes les uns que les autres, et devant se tenaient l'ange d'or vu précédemment, accompagné cette fois d'un ange mi-blanc, mi-noir. « Mei, la liberation »

« Je l'ai senti tout à l'heure, murmura-t-elle comme pour elle-même. Je vais vous expliquer. Votre ami le moine est un Elu. Lui seul a les pouvoirs magiques nécessaires pour ouvrir les portes du Temple des âmes. Dans ce temple ont été enfermées les âmes de tous les villageois, qui rôdent désormais dans la ville sous forme de spectres. Le moine a été recueilli par des youkais. Ils veulent libérer les âmes pour que les villageois redeviennent humains, bref, un garde-manger. Par chance, il est accompagné par. un être dont je tairai le nom.mais qui est aussi bien capable de le sauver que de le détruire. Ils marchent en ce moment même au c?ur de la forêt de Shingo. S'ils arrivent vivants ne serait-ce que jusqu'aux portes du temple, ils pourront s'estimer heureux. Hélas, ils croient que libérer les âmes des villageois vont leur rendre leur humanité, et que tout redeviendra comme avant. mais ce qu'ils ignorent, c'est que les âmes vont s'incarner directement dans leurs spectres respectifs, et rien ne dit qu'ils redeviendront humains. Ils deviendront le miroir même de leur âme. »

Les trois jeunes hommes la regardèrent, atterrés. Hakkai demanda : « .et alors ? »

La femme ferma les yeux douloureusement et continua : « .Je les connaissais, ces gens-là, quand ils vivaient encore ici paisiblement. Ils étaient méchants, intolérants, avares.Ils seront condamnés à vivre sous leur nouvelle forme. Ce qu'ils sont intérieurement. des Démons. »

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