Prologue 2 : Son passé

Quelque part au Canada, 1999

Elle s'éveilla. Un Deux-Pattes. Elle grogna et se remit sur ses pattes pour prendre la fuite. Une douleur perçante sur ses côtes, là où elle s'était blessée avant de perdre connaissance, mais rien de suffisant pour l'empêcher de faire ce qu'Elle devait faire. Elle n'aimait pas les Deux-Pattes. De mauvais souvenirs. Une conscience ironique s'éveilla en Elle. Le Deux Pattes étira ses lèvres et émit des sons.

- Oh, pas la peine de faire cette tête-là, ma petite. Vous êtes humaine, vous aussi. Et pas très vieille, si j'en juge votre physique.

Elle feula et se précipita vers la sortie. La porte formait un obstacle dérisoire : d'une violente poussée Elle l'arracha. D'un bond Elle était dehors, dans la neige, et commençait à courir, prête à reprendre sa liberté. Cependant, Elle se retourna, sans savoir pourquoi. Le Deux-Pattes était là, la regardant d'un air chaleureux, sans chercher à la rattraper. Les Deux pattes ne réagissaient pas comme ça d'habitude. Soit ils étaient des proies et agissaient comme tels ; soit ils étaient des prédateurs et cherchaient à l'attraper pour lui faire subir des choses horribles.

En plus du Deux-Pattes, une chose la fit hésiter : il venait de déposer quelque chose de fumant près de l'entrée. Quelque chose de fumant ET de mangeable. Elle hésitait, et ce lui fut fatal : des pensées commencèrent à tournoyer en Elle. Des noms, des cris, des paroles... cherchant à lui rappeler sa vraie nature, celle qu'Elle ne voulait pas connaître. Elle tomba.

Les jours suivirent et se ressemblèrent. Elle se faisait peu à peu apprivoiser par le vieil ermite, le laissant l'approcher de plus en plus près, discourir, la nourrir... Elle finit par admettre sa propre humanité et de réapprendre à parler. Elle recommença à se laver dans une baignoire, à utiliser des ustensiles pour manger, à se vêtir. Mais c'était dur, très dur, d'accepter qu'elle était humaine : cela rendait les rares actes passés à sortir du brouillard de sa mémoire moins acceptables. Elle n'était pas une bête sauvage, mais une humaine. Et en tant que telle, elle était responsable de ses actes.

En réalité, elle se savait être autre chose encore. Avant tout, elle était un monstre. Elle avait avalé l'âme de gens, le pouvoir de mutants. Des centaines, des milliers de pensées parasites venaient en permanence brouiller le cours de ses réflexions. Certaines appartenaient à des personnalités bien séparées, d'autres n'étaient que des ombres parmi l'obscurité. Et chaque nuit, des cauchemars de laboratoires, d'expériences sur elle-même et ses pouvoirs, des cauchemars sur ce qu'on l'avait forcé à faire. Elle n'avait pas de souvenirs propres à son corps, en dehors de ces rêves. Pas beaucoup de souvenirs du tout, en réalité. De son passé ne subsistait qu'une chose : une sorte de collier froid, en métal, la marquant comme propriété de l'armée, sur laquelle était gravé un nom : Rogue. Parfait, cela lui allait bien. Rogue serait dorénavant son nom.

Rogue devint au fil du temps amie avec le vieil homme. Son passé ne devint pas plus clair, mais elle parvint à se créer une formalité propre, celle d'une femme, jeune malgré les souvenirs d'autres existences, et forte. Pas seulement physiquement, bien que parmi les pouvoirs qu'elle avait un jour absorbés, se trouvaient l'invulnérabilité et une force surhumaine. Un jour, elle retrouverait ceux qui lui avaient fait ça, ceux qui l'avaient privé de son passé et l'avaient remplacé par les souvenirs d'autres personnes, de pâles substituts de ce qui aurait du lui appartenir. Un jour elle les retrouverait, et elle les ferait payer.

Si les pouvoirs tels que la force et l'invulnérabilité demeuraient en elle aussi forts qu'elle se rappelait jamais les avoir eut, Rogue réussit à se débarrasser de la plupart des pensées parasites. Elle était à nouveau quelqu'un, quelle que soit cette personne.

Rogue vécut ainsi la plus belle année qu'elle se rappelait avoir passée. Parfois l' ermite partait en ville dans son vieux camion afin de vendre les produits de sa chasse et de sa culture et d'acheter ce dont ils avaient besoin. Il lui rapportait souvent des gants, qu'elle n'ait pas peur de lui faire subir ce qu'elle avait infligé à tant d'autres. Jamais ils n'eurent de contact physique.

Jamais elle ne s'éloigna plus d'une journée de ce refuge hors du temps et du monde des hommes. Pourtant, parfois, son besoin de liberté la faisait parcourir des kilomètres aux alentours, humant le vent et la neige, laissant ses instincts reprendre le dessus, laissant l'humaine disparaître. Lorsqu'elle rentrait la nuit tombée, elle était apaisée. Parfois, lors de ces balades moitié marchant moitié courant, elle percevait des signes de civilisation, des traces d'autres hommes; Parfois elle en vit de loin, parfois elle en entendit. Jamais elle ne les laissa même deviner sa présence. Elle fuyait toute présence de ses semblables à part celle de l'ermite. Elle était heureuse, définitivement.

Cependant, le temps passant, ses besoins de liberté se firent plus grands, des instincts inconnus la tiraient de son lit et lui faisaient arpenter sa cabane, construite près de la petite maison de son ami. Elle partait plus loin, plus longtemps, elle devenait plus impatiente. Un soir, au repas, son ami la fixa dans les yeux et lui dit les mots qu'elle se refusait à entendre.

- Tu dois partir, Rogue. Tu te languis, ici. Tu n'es pas faite pour ce genre de vie.

Elle secoua la tête en silence. Il devait avoir tort, même s'il avait raison. Elle refusait qu'il soit dans le vrai. Néanmoins les arguments répétés de celui qu'elle considérait comme son père, ses longs regards appuyés eurent raison de son entêtement. Son propre comportement, son instinct lui disaient la même chose que l'ermite. Elle devait quitter ce confort et partir. Elle devait retrouver la civilisation, se confronter à nouveau à la foule de ses semblables. Et puis, après tout, Rogue avait des coupables à punir.

C'est pourquoi elle partit un matin, dans la neige, sans un mot pour l' ermite. Elle avait laissé devant la porte de celui-ci un petit loup en bois qu'elle avait sculpté. Elle se promit de revenir un jour le voir pour lui donner des nouvelles, tout en sachant qu'elle ne le ferait pas.