Chapitre XVII
La prophétie des Hlaalu
Alinor ne s'était jamais sentie aussi mal à l'aise de toute sa vie.
Même l'audience avec Helseth Hlaalu lui avait parue moins éprouvante car le souverain s'était concentré sur Almasea, ignorant royalement Alinor et Nels Llendo derrière. Cette fois-ci, les regards étaient braqués sur elle et tous témoignaient de leur méfiance et leur mésestime envers elle.
Je suppose que c'est ce qu'on appelle avoir un avant goût de sa propre médecine… pensa-t-elle avec amertume, songeant à toutes ces fois où elle avait adressé un regard semblable à Nels Llendo ou d'autres, des gens qu'elle considérait comme méritant de recevoir un tel traitement de sa part car ils étaient indignes de confiance ou aux choix de vie très discutables.
Les Hlaalu étaient certes plus ouverts au reste de Tamriel que leurs rivaux et favorable à l'Empire dans des intérêts commerciaux et idéologiques mais ils n'en demeuraient pas moins les membres d'une éminente et ancienne maison de Morrowind et surtout de l'île isolée et presque autarcique de Vvardenfell. Qu'une étrangère soit présente à leur conseil ne leur plaisait guère et ils ne faisaient pas le moindre effort pour cacher leur mécontentement.
D'une certaine façon Alinor ne leur en voulait pas car même elle se demandait pourquoi elle était ici. Par la façon dont Almasea avait insisté pour qu'elle l'accompagne à Balmora, elle se doutait que c'était important. La devineresse avait même accepté que Nels Llendo vienne avec elles à condition qu'il respecte les limites qu'elle imposait, comme celle de ne se mêler des affaires de la Maison Hlaalu sous aucun prétexte. Elle lui avait ensuite murmuré des propos qu'Alinor n'avait pas pu entendre mais, par la manière dont le brigand avait blêmi, il s'agissait de menaces et, après leur rencontre avec Faven Drès, il devait être convaincu qu'Almasea serait capable de les mettre à exécution.
Le jour de leur arrivé à Balmora, le groupe s'était séparé. Selon Almasea, elle avait envoyé une missive au Conseil Hlaalu mais ses indications prendraient un peu de temps à se mettre en place et elle était donc partie pour retourner au temple de la ville – j'ai l'impression que cela fait une éternité que je n'y suis pas retournée, avait-elle plaisanté.
Alors Nels Llendo avait décidé de faire visiter la ville à Alinor, prétextant qu'elle avait peut-être eu le temps de connaître la rive occidentale mais que tout le quartier oriental de Balmora, au-delà de la rivière Odaï, lui était encore inconnu. Ils passèrent donc la reste de la journée à s'y promener, passant d'un magasin à l'autre pour y dépenser des drakes que la devineresse leur avait donné avant qu'ils se séparent – chose dont Alinor était reconnaissante puisqu'elle avait pu s'empresser d'acheter de nouveaux vêtements pour se débarrasser de la robe et de la tunique horribles empruntées à la Chapelle impériale.
Le soleil se couchait quand ils flânèrent le long la rive avant de retourner vers la haute ville pour rejoindre Almasea au temple de Balmora.
« Je vous parie qu'elle y est encore, plaisanta Nels Llendo. Je n'ai jamais rencontré une personne aussi pieuse qu'elle. »
Alinor opina. Même au sein du Culte impérial, peu pourraient prétendre être aussi dévots que la devineresse. Sans doute était-ce dû au fait que leurs dieux étaient des Aedra, donc par définition impossible à rencontrer – chose qui avait tendance à rebuter certains, car il était plus simple de croire avec des preuves concrètes que de voir sans croire, quant bien même c'était sans doute l'idée même de la foi impériale.
Les choses devaient être singulièrement différentes pour le Temple de Morrowind, qui vénérait des dieux vivants. Paradoxalement, s'il était plus simple d'avoir une foi aveugle envers Vivec, Almalexia et Sotha Sil parce qu'ils étaient les preuves vivantes de ce qu'ils professaient, c'était aussi prendre le risque de voir toutes ses croyances s'effondrer avec eux en cas de problème.
C'était exactement ce qui s'était passé : la venue du Nérévarine avait révélé et dénoncé les mensonges et crimes d'ALMSIVI et, avec les morts de Sotha Sil et Almalexia, c'était à se demander comment le Tribunal tenait encore debout.
Alinor ne serait pas surprise qu'il finisse par s'effondrer sous peu. Que ferait Almasea lorsque cela se produirait ? Continuerait-elle de croire en des dogmes appris par des dieux morts et manipulateurs ? Sans doute était-ce pour ça qu'elle redoublait d'ardeur dans sa foi en ce moment : ça devait être une manière de se protéger de ce futur incertain qui menaçait le Temple de Morrowind.
Nels Llendo avait raison : ils croisèrent Almasea en train de descendre les marches du temple, ce qui laissait supposer qu'elle n'avait pas quitté l'endroit depuis qu'ils s'étaient séparés. La devineresse abordait une expression sereine qu'Alinor était certaine de ne plus avoir vu depuis leur départ de Balmora pour Longsanglot. Cela lui réchauffa le coeur : elle détestait l'idée d'être la source de l'inquiétude d'Almasea.
« Vous ne vous êtes pas ennuyés, à ce que je vois, constata Almasea en faisant référence au panier que tenait Nels Llendo, qui contenait une série de bibelots en tout genre.
— On ne s'ennuie jamais avec quelques centaines de drakes à dépenser, dit le brigand avec un sourire en coin. Hé, vous n'aviez pas quelque chose à lui donner, ma belle étincelle ? »
Mal à l'aise, Alinor le foudroya du regard mais il ne cilla pas, toujours avec ce petit sourire aux lèvres. Il lui donna un coup de coude dans les côtes, sans la moindre discrétion et sans craindre de rouvrir sa blessure.
« Allez-y ! » lui souffla-t-il.
Elle s'exécuta avec hésitation, sortant de son sac une paire de gants qu'elle tendit maladroitement à Almasea en bredouillant, gênée :
« Vous disiez vouloir de nouveaux gants. Je… J'ai pensé que ceux-ci vous conviendraient ? »
Ils lui avaient rappelé ceux que portaient auparavant la devineresse, de noir de jais et orné de motifs ciselés rouges brillants et raffinés. Alinor s'était dit qu'ils s'accorderaient parfaitement avec ses cheveux d'ébène et ses yeux rouge feu. Elle avait longuement hésité avant de les acheter, espérant que cela ferait plaisir à Almasea et ne serait pas considéré comme de l'argent jeté par la fenêtre.
Une vague de soulagement l'envahie quand Almasea accepta son présent avec un sourire reconnaissant. Elle ôta l'ancienne paire pour mettre celle-ci, si rapidement qu'Alinor eut à peine le temps d'entrapercevoir un éclat de métal sur un des doigts de la main droite de la devineresse.
« Ils sont parfaits. Merci, Alinor. Vous avez d'excellents goûts : ils sont magnifiques. »
Ces compliments laissèrent Alinor trop déconcertée pour répondre. Elle se contenta donc de hocher la tête, en espérant que la rougeur qui lui montait aux joues de ne voit pas trop – par le sourire narquois qu'afficha Nels Llendo, ça se voyait beaucoup. À son grand dam, même Almasea sembla amusée par sa soudaine timidité.
Pour l'amour des Neuf, qu'est-ce qui m'arrive ?
Heureusement, son calvaire se termina lorsque Almasea reprit son sérieux et annonça :
« Les derniers membres du Conseil Hlaalu sont arrivés dans le courant de la journée. Demain l'assemblée sera présente dans la salle de réunion du manoir. »
Elle jeta un coup d'œil à Alinor, qui acquiesça, puis dévisagea avec méfiance Nels Llendo, qui leva les mains.
« Je me mêlerais pas de vos affaires, promis. En fait, je crois que je vais en profiter pour faire un tour vers Caldéra. Ça fait longtemps que je n'y ai pas mis les pieds.
— Pour exercer vos talents de chapardeur ? demanda Alinor en plissant des yeux.
— Vous me blessez à m'accuser aussitôt de telles choses, se désola le brigand en posant une main sur son coeur. Non, je comptais voir si je pouvais y rencontrer mon ancien associé pour que nous ayons une petite discussion concernant sa décision de m'abandonner au profil du grand amour… Ne vous inquiétez pas, je ne blesserai personne, ajouta-t-il d'un ton exaspéré devant son regard toujours accusateur et croisa les bras, vexé. Votre manque de confiance en moi est vraiment insultant, vous savez ? »
. . .
Voilà comment elle s'était retrouvée dans la salle du deuxième étage du Manoir du Conseil Hlaalu, à la droite d'Almasea elle-même assise au bout de la longue table rectangulaire qui occupait une bonne partie de la pièce avec, en face d'elles, quelques-unes des personnalités les plus influentes de la Maison Hlaalu.
Peu avant, pendant qu'ils patientaient au rez-de-chaussée en attendant l'arrivée de tout le monde, Almasea lui avait discrètement présenté toutes les personnes réunies à cette assemblée – presque exclusivement des Dunmers.
Alinor se rappelait de Niléno Dorvayn, la parente qui gérait le manoir et qu'elle avait rencontrée après l'incident à Caldéra – ce qui lui paraissait remonter à une éternité maintenant. « Vous devez avoir remarqué qu'elle prend son travail très à coeur, lui chuchota Almasea. C'est pour cela qu'elle paraît parfois… peu courtoise mais c'est quelqu'un de bien, je vous assure. »
À côté d'elle étaient assis Mervs Uvayn et Imare, respectivement un agent et une lame noire, tous deux affiliés à la Maison Hlaalu. Ils faisaient preuve d'une grande sévérité et se tenaient de telle sorte qu'ils se confondaient presque avec les tapisseries derrière eux. « Les gardiens du Conseil. Ne cherchez pas à les provoquer : ils pourraient vous tuer en un clin d'œil… » l'avertit Almasea.
Arvela Falas était aussi une lame noire, ainsi qu'une cousine de la Maison Hlaalu dont la sphère d'activité résidait plutôt dans les quartiers de Vivec. Alinor ne s'en serait pas doutée : elle ne semblait porter aucune arme et son comportement poli et éloquent n'était certainement pas quelque chose qu'elle s'attendait de la part d'un assassin. « Méfiez-vous d'elle, conseilla Almasea. Sous ses airs charismatiques et accommodants, c'est une Dunmer très rusée et roublarde. Si sa carrière ne l'occupait pas tant, elle aurait déjà atteint les plus hauts rangs de la Maison Hlaalu mais elle semble se satisfaire de la position qu'elle occupe – sans doute car elle lui permet d'agir dans l'ombre sans attirer l'attention. »
Alinor s'était demandée si la présence de tous ces assassins était faite pour l'intimider, la convaincre de garder le secret sur ce qui allait être dit lors de cette réunion – si c'était ça, c'était un message subliminal des plus grossiers et mal fichus.
Elle se sentait presque offensée. De toute façon, ils ne lui faisaient pas peur. Tout comme elle au sein du Culte impérial, ils n'étaient que des sous-fifres de la Maison Hlaalu.
Les seuls capables de proférer des menaces qui l'effrayeraient se trouvaient à l'autre bout de la table : c'étaient les trois conseillers de la Maison Hlaalu. Leur seule présence suffisait à faire comprendre l'enjeu de la situation.
Starr se démarquait des trois par sa taille : il était le seul Nordique de cette assemblée – et donc le seul autre membre de la race des Hommes avec Alinor elle-même. Il succédait à Yngling Demi-Troll, un ancien conseiller Nordique aussi. « C'était un noble véreux, grommela Almasea avec amertume. Pourri jusqu'à la moelle, un véritable vendu. Starr était son magelame mais ça ne l'a pas empêché de dévoiler ses sales magouilles – ce qui lui a permis d'accéder au rang de conseiller. Voyez-vous, la Maison Hlaalu encourage les dénonciations internes, à condition qu'il y a des preuves à l'appui. Cela permet de se débarrasser des membres gênants et de s'assurer de la fidélité des autres. Une méthode peu éthique mais rudement efficace. »
En bout de table, Hlénil Néladren faisait face à Almasea en tant que principal conseiller, c'est-à-dire second et représentant du grand maître de la Maison Hlaalu, habituellement trouvable dans les cantons de Vivec également. Il avait bien conscience de sa place prépondérante et avantageuse : nonchalamment affalé sur son siège, il avait un sourire paresseux aux lèvres. « Ne vous laissez pas tromper par son attitude détachée, Néladren comprend très bien le rôle qui est le sien, l'informa Almasea en le dévisageant. Dram Bero son prédécesseur, était un Dunmer très… flegmatique et paranoïaque. Il vivait caché car il craignait d'être assassiné. Ce qui n'a pas empêché qu'il finisse mal, ce pauvre Mer : un contrat d'exécution a été mis sur lui et la Morag Tong l'a assassiné il y a deux ans. Alors, en lui succédant, Hlénil Néladren a décidé de prendre le contre-pied et de se comporter avec insouciance, du moins en public. C'est une façon pour lui de tromper ceux qui veulent sa perte. »
Le dernier membre de cet assemblée n'était officiellement pas le plus important mais presque toute l'attention d'Alinor était fixée vers lui : assise à la gauche de Hlénil Néladren, dans une tenue des plus ostentatoires, se trouvait Névéna Ulès, une Dunmer au visage allongé avec de longs cheveux châtains foncés. « Ma sœur, révéla Almasea en poussant un soupir las. Nous ne nous ressemblons pas, n'est-ce pas ? Ce n'est pas la seule chose qui nous différencie. En vérité, outre notre lien de parenté, nous n'avons absolument rien en commun. »
Elle n'avait pas osé chercher à en savoir plus mais avait vite compris ce qu'Almasea voulait dire par là. Névéna Ulès devait avoir du sang altmer dans les veines car l'éclat qu'elle lui lançait était le même qu'Alinor avait vu des dizaines de fois de part des Hauts-Elfes de l'Archipel de l'Automne à son égard.
Névéna n'était pas plus tendre avec sa sœur, qu'elle gratifiait d'un regard glacial et acrimonieux, les lèvres pincées d'un commentaire désagréable et condescendant qu'elle retenait.
Impossible de les confondre, c'est certain… pensa Alinor, en se demandant quel était le différent à l'origine de la rancœur évidente de la conseillère pour sa sœur.
« Alors ? commença Névéna, rompant ainsi le silence de la réunion. Pourquoi nous avoir convoqué, ma sœur ? J'espère que vous avez une très bonne raison de laisser une étrangère être parmi nous.
— Vous êtes bien aigre aujourd'hui, déclara Starr, inconscient du froid entre elles deux. Revoir votre sœur ne vous réjouie pas ?
— Pas plus que de vous voir, non. Il y a intérêt que je ne me sois pas déplacée depuis Suran pour des futilités.
— Le nom de cette étrangère est Alinor Selone, Disciple de Stendarr, répondit sèchement Almasea à sa sœur. J'espère quant à moi que vous n'appelez pas une tentative injustifiée d'assassinat envers sa personne comme une futilité.
— Une tentative d'assassinat ? répéta Hlénil Néladren en arquant un sourcil. Ce sont de lourdes accusations que vous portez là, Almasea. Que voulez-vous dire ? »
Il se pencha en avant et croisa ses mains devant lui, dans une posture attentive. Il échangea un bref et vif coup d'œil avec Mervs Uvayn et Imare, qui se tendirent – comme prêts à passer à l'action au moindre geste de sa part.
Almasea n'en fut pas déconcertée et déclara d'un ton laconique :
« Inutile de faire dans les faux-semblants, Hlénil. Elle sait pour la Confrérie Noire.
— Vous lui avez dit ? s'exclama Névéna, outrée.
— Non, pas exactement. J'ai demandé une audience auprès du roi pour que sa tête ne soit plus mise à prix. Nous nous trompons d'ennemis.
— Attendez, attendez… reprenez, s'il-vous-plaît, demanda Starr, le front plissé. Vous dites que nous avons placé un contrat d'exécution sur cette Elfe des Bois ? Comment cela se fait-il que je ne sois pas au courant ?
— Car nous ne l'avons pas fait, déclara Hlénil Néladren. Rappelez-vous : nous nous étions mis d'accord pour mettre un contrat d'exécution sur tout étranger susceptible de représenter une menace pour les affaires de la Maison Hlaalu. L'un de nos membres a dû engager la Confrérie Noire en croyant que cette étrangè… que cette Disciple de Stendarr était une menace. Nous vous présentons d'ailleurs nos excuses pour cela, Alinor Selone. »
Alinor se retint de faire la moindre remarque, quand bien même son sang bouillonnait à l'entendre parler si négligemment de sa vie, comme d'une décision frivole, d'une erreur sans conséquence…
« Vous dites que nous nous trompons d'ennemis, reprit Niléno Dorvayn. Qu'entendez-vous par là ?
— Avez-vous entendu parler de l'incident qui s'est déroulé sur la Place du Dragon à Coeurébène, quelques jours plus tôt ? C'était une attaque des Exaltés du Nérévarine. Je suppose que vous êtes tous familiers à ce nom ? »
Tous hochèrent la tête, n'abordant plus que des expressions concentrées et inquiètes.
« Nous les sous-estimions. Ce ne sont pas que des illuminés qui proclament des absurdités. Ils sont actifs et peut-être même derrière des affaires dont nous n'avons même pas connaissance. L'un d'eux est un assassin se prénommant le Daedra de Verre. C'est lui qui était derrière l'attaque de Coeurébène et probablement derrière beaucoup d'autres agressions envers les fidèles du Culte impérial.
— J'ai entendu parler du Daedra de Verre, déclara Arvela Falas. Cela ne fait que quelques mois qu'il s'est fait connaître sur l'île et personne ne sait grand-chose de lui mais ses talents d'assassin sont reconnus. Il ne travaille ni pour la Morag Tong ni pour la Camonna Tong mais ne loue pas ses services pour autant. Il serait donc au service des Exaltés du Nérévarine ?
— Tout porte à le croire, en effet.
— Tout ceci est bien beau mais en quoi nous concerne-t-il ? rétorqua sèchement Névéna Ulès en croisant les bras. Que ces fanatiques comptent dans leurs rangs des gens de mauvais aloi, ce n'est pas la révélation du siècle. De plus, ils ne peuvent pas être une menace pour nous : ils ont déclaré la guerre au Temple de Morrowind et au Tribunal et s'ils veulent aussi faire des Neuf leurs ennemis, ce sont leurs affaires.
— Ce seront aussi les nôtres quand cela mettra à mal nos relations avec l'Empire, objecta Almasea.
— Ce qui serait des plus regrettables, appuya Hlénil Néladren avec prudence. La prospérité de notre maison dépend en partie de notre bonne entente avec la Compagnie de l'Empire oriental. Sans ça, nous perdrions notre contrat d'exclusivité avec elle et donc l'avantage considérable que nous avons sur les Rédoran. Sans compter qu'une autre maison est en train de connaître une ascension des plus inquiétantes : la Maison Sadras, dont les politiques sont à peu près similaires aux nôtres mais tout de même plus traditionnelles. À ce rythme, elle pourrait devenir une Grande Maison et nous faire de l'ombre.
— Vous êtes en train de dire que l'Empire est notre seul allié dans cette lutte des Grandes Maisons ? conclut Starr. Quelle ironie. Dites-moi, dame Almasea, ceci fait-il partie de la prophétie ? »
Une prophétie ? répéta Alinor en fronçant les sourcils. Elle n'était pas la seule confuse : Niléno Dorvayn, Mervs Uvayn, Imare et Arvela Falas paraissaient tous aussi perplexes qu'elle.
Hlénil Néladren adressa un sourire crispé au Nordique.
« Vous vous rappelez lorsque nous disions que vous devriez apprendre à garder sous silence les informations confidentielles, cher confrère ? Eh bien, vous avez encore des progrès à faire, sachez-le. »
Starr grimaça en se frottant maladroitement la nuque, conscient de son erreur.
« Pour ma défense, je pensais que ce n'était plus un secret puisque même nos détracteurs en ont entendu parler.
— Peut-être mais il y a une différence en laisser les gens croire en des rumeurs et confirmer ces rumeurs comme vraies, réprimanda Névéna Ulès en le foudroyant du regard.
— Je crois surtout que vous vous emportez pour pas grand-chose. Nulle personne à cette table n'en soufflera mot à qui que ce soit, j'en suis certain.
— Cela ne fait aucun doute pour les membres de notre maison, approuva Hlénil Néladren avant de jeter un coup d'œil vers Alinor. Quant à vous… garderez-vous le secret sur ce que vous allez apprendre ici ? »
Alinor acquiesça d'un hochement de tête, se retenant de rouler les yeux. Pourquoi lui posait-on toujours la question quand il était évident qu'elle n'avait jamais son mot à dire, qu'accepter était le seul choix qu'on lui laissait – et donc qu'il n'y avait pas vraiment de choix à prendre ?
« Dans ce cas, je pense que ce je serai une bonne idée de faire un récapitulatif pour tout le monde, reprit-il. L'année dernière, nous avons fait une importante découverte : celle d'une prophétie, qui concerne directement la Maison Hlaalu. Elle y clame notre prospérité, notre victoire dans la lutte entre les Grandes Maisons pour le contrôle de Vvardenfell et par extension de Morrowind – ce qui est exactement ce qui est train de se passer, grâce au règne de Helseth Hlaalu et à notre alliance avec l'Empire. »
Il désigna Almasea de la main.
« La prophétie annonce aussi qu'une partie de cette prospérité dépendra de la Main déchue autrefois partisane des idéaux hlaalu, qui aura un rôle prédominant à jouer dans cette histoire contre ceux qui veulent nous déchoir du glorieux destin qui attend la Maison Hlaalu. »
Cela expliqua pourquoi la devineresse avait tant d'autorité au sein du Conseil Hlaalu alors qu'elle n'en faisait plus partie.
« Ainsi, si vous pensez que les Exaltés du Nérévarine représentent une menace pour la Maison Hlaalu, nous devrons les surveiller de près, ajouta Hlénil Néladren à l'attention d'Almasea. Nous prendrons au sérieux votre avertissement, ma dame. »
Pour la première fois depuis le début de cette réunion, Almasea esquissa un sourire satisfait.
« C'est tout ce que je voulais entendre. Cela me rassure que vous décidiez de prendre cette menace au sérieux car je crains que ces séides ne soient pas seulement un danger pour nous mais pour l'ensemble de Vvardenfell. La situation est déjà assez critique pour les laisser rompre l'équilibre fragile qui empêche notre île de sombrer dans le chaos le plus total qui nous guette depuis la venue du Nérévarine. »
Le silence s'installa jusqu'à ce que Hlénil Néladren, remarquant les regards pensifs de tous les convives, annonce :
« Faisons une pause, voulez-vous ? »
Cette décision fut chaleureusement accueillie : tous se levèrent et s'empressèrent de partir aux quatre coins du manoir, laissant le porte-parole du Grand Maître seul à table.
Ne sachant pas où aller ni quoi faire, Alinor suivit docilement Almasea jusqu'à ce que Névéna Ulès les aborde – ou plutôt aborde sa sœur, ignorant royalement la présence de la Bréton comme si elle n'existait pas ou n'était que de la saleté sous ses semelles :
« Puis-je vous parler, ma sœur ? En privé. »
Almasea jeta un coup d'œil à Alinor, qui lui assura d'un hochement de tête qu'elle irait bien en son absence. La Disciple de Stendarr regarda les sœurs Ulès s'éloigner jusqu'à disparaître dans une autre pièce et décida de s'adosser à un mur plutôt que de rester maladroitement au milieu de la salle.
Elle eut tout le loisir de réfléchir en attendant. Si ce qu'elle venait d'apprendre la surprenait, ce n'était qu'à moitié car d'un côté elle s'attendait à quelque chose d'assez semblable – pas aussi original qu'une prophétie mais une affaire des plus importantes pour la Maison Hlaalu – et, de l'autre, sentait qu'il manquait tout de même un élément essentiel à toute cette histoire. Almasea lui cachait encore quelque chose et elle espérait que la devineresse lui fasse assez confiance pour lui en parler tôt ou tard…
Les Exaltés du Nérévarine…
Il faudrait qu'elle demande plus d'informations à ce sujet à Almasea aussi. Elle avait entendu parler d'extrémistes religieux comme les Prêtres dissidents mais ignorait tout de ces Exaltés du Nérévarine, même du lien qu'ils entretenaient avec l'élu d'Azura – à supposer qu'il y en ai un : par la manière dont Almasea parlait d'eux, ils ne devaient pas avoir le moindre rapport avec le Nérévarine et se contentaient d'invoquer son nom par arrogance et vanité.
Elle sortit de ses pensées et jeta un coup d'œil vers la pièce occupée.
Elles en mettent du temps…
De quoi pouvaient-elles bien discuter ?
Peut-être devrais-je…
Elle secoua la tête, chassant cette idée de son esprit. Ce qu'échangeaient Almasea et Névéna ne la concernait pas.
Alors elle essayait de se convaincre de ça, des éclats de voix se firent entendre – mais pas assez forts pour attirer l'attention de qui que ce soit sauf d'Alinor.
De toute façon, il est fort probable que ça me concerne.
Jetant à la fenêtre toute raison, elle s'approcha furtivement afin d'être assez proche pour entendre ce qui était dit à l'intérieur et assez éloignée pour faire mine de rien si la porte devait s'ouvrir brusquement.
Bien qu'elle avait compris que les deux sœurs ne s'entendaient guère, elle fut surprise en entendant combien la discussion semblait houleuse.
« Mes sentiments n'ont rien à voir là-dedans, Névéna. Je l'ai fait car elle ne méritait pas d'être tuée pour quelque chose qui ne la concernait pas. Ça aurait été de l'injustice.
— Car vous vous battez contre l'injustice, maintenant ? Ce n'était pourtant pas votre spécialité, à ce que je sache. Après tout, ça n'avait pas l'air de vous déranger lorsque vous étiez aux bottes de l'autre déesse folle.
— Comment osez-vous parler ainsi de la Mère de Morrowind ! »
Alinor ne put s'empêcher de sursauter en entendant le ton courroucé d'Almasea – bien qu'elle aurait s'attendre à une explosion de la part de l'ancienne Main d'Almalexia qui, même après la déchéance de la Déesse, continuait de la respecter et de la vénérer. C'était un coup bas de la part de Névéna de la mentionner.
« Vous vous avancez sur un terrain dangereux, ma sœur, siffla Almasea d'une voix qui trahissait combien elle peinait à contenir sa colère. Nous ne nous sommes jamais comportés autrement qu'avec dévotion envers Dame Almalexia et jamais celle-ci ne nous a demandé d'abuser de notre autorité. Nous avons toujours agi selon le devoir qui nous liait aux préceptes transmis par les Tribuns alors faites très attention de la manière dont vous parlez des Mains d'Almalexia et d'Ayem elle-même. »
Ayem ?
Alinor arqua un sourcil, surprise. Elle savait que c'était un des noms d'Almalexia mais c'était surtout la première fois qu'elle entendait Almasea le prononcer. La devineresse lui avait appris qu'il y avait quelque chose… d'intime à appeler la Mère Guérisseuse ainsi et qu'elle ne s'y aventurait pas car cela ne lui semblait pas assez révérencieux – Alinor se doutait que c'était aussi parce que cela devait lui rappeler ses jours en tant que Main d'Almalexia, des souvenirs douloureux pour la devineresse…
Il y eu un moment de silence avant que Névéna ne commence à répondre, seulement pour être sèchement interrompue par Almasea :
« Non, taisez-vous. Je ne veux plus vous entendre. Je pensais que vous aviez quelque chose d'important à me dire mais il semblerait que je me sois trompée, comme tant de fois auparavant quand cela vous concerne. C'est à se demander comment il est possible que notre allégeance aille à la même Grande Maison. Au revoir, ma sœur. »
Alinor se recula vivement, juste assez pour ne pas se prendre la porte qu'Almasea ouvrit d'un coup. Si la devineresse fut surprise de la voir écouter aux portes, elle ne le montra pas et se contenta de lui adresser un sourire las.
« Allons-nous-en. Nous en avons fini ici. »
Alinor opina sans rien dire. Alors qu'elle suivit Almasea, une myriade de questions lui traversa l'esprit mais elle n'osa pas en poser la moindre alors qu'elles quittaient promptement le Manoir du Conseil Hlaalu.
Sans doute un de ces chapitres un peu long et pas très passionnants… mais qu'est-ce que j'aime les écrire, ceux-là ! J'attendais avec impatience de pouvoir aborder le Conseil Hlaalu et d'en présenter quelques membres, dont certains que j'apprécie tout particulièrement.
