J'espère que cette suite vous plaira. Chapitre très long, plus de 14000 mots. Bonne lecture et merci pour vos commentaires.
CHAPITRE 11 : SUR TA JOUE
- Il faut que je vous explique, lança Saeko avec une voix qui trahissait son excitation.
Les trois hommes faisaient cercle autour de la table sur laquelle elle venait de déplier un plan de la capitale. Comme toujours, l'inspectrice étalait une mine superbe et émanait de sa prestance une assurance non feinte. Elle semblait sûre d'elle. L'aînée des Nogami avait visiblement découvert de quoi permettre de retrouver le ravisseur insaisissable. Ryô l'observa à la dérobée. Il connaissait les qualités d'enquêtrice de son amie, il admirait son habileté, tant avec les kunaï dissimulés sous ses jupes, qu'en manipulation audacieuse de ses semblables. Elle excellait particulièrement avec les hommes qui, invariablement, étaient troublés par sa plastique de rêve, son joli minois mais surtout par son aura d'inaccessibilité.
Il est drôle de voir comme la gent masculine convoite jusqu'à l'obsession ce qu'elle ne peut avoir. Le pouvoir qui échoit à celui qui suscite le désir et qui en maîtrise parfaitement l'orchestration est considérable, presque sans limite. Lui, tout nettoyeur invincible qu'il était, n'échappait pas à la règle. Aujourd'hui encore, il reconnaissait à sa séduisante amie un sex-appeal inégalé; elle savait, mieux que toute autre, le mener par le bout du nez. Elle venait à bout de toutes ses raisonnables tentatives de résistance. Oui, Ryô devenait un toutou parfaitement soumis lorsque la vaporeuse inspectrice mettait en branle ses redoutables talents d'enjôleuse ou de corruptrice. Mais Saeko n'usait pas que de séduction, elle impressionnait tout autant par la glace de son regard, par sa cinglante répartie et par une exigence intransigeante. Elle était une professionnelle hors pair, plus que compétente, elle était d'une intelligence fine, rusée et elle récoltait des œillades admiratives et respectueuses pour la pertinence de ses enquêtes, au moins tout autant que pour la perfection de ses courbes.
Tout cela laissait présager à la bande pendue aux lèvres parfaitement glossées que les informations qu'elles allaient bientôt déverser revêtaient une importance capitale. Le tournant de l'affaire ?
L'inspectrice inspira profondément, comme pour faire durer le suspense qu'elle mettait en scène. Trois paires d'yeux, aveugles, confiants ou clairement sévères attendaient qu'elle daigne enfin faire part de l'avancée de ses recherches. Un rapide échange de regards avec l'américain ôta pourtant le sourire à la jeune femme. S'étalaient dans les clairs iris tous les griefs que Mick avait formulés à son encontre. Les reproches n'étaient pas que pures fantaisies, ils trouvaient leur source dans une réalité qu'elle n'ignorait pas, une certaine fatuité, un indéniable besoin de reconnaissance et une faculté qu'il conspuait, la manipulation du duo City Hunter pour, croyait le beau blond, servir son ambition démesurée.
C'était faux ! Elle n'était pas ainsi.
La scène se nouant entre l'inspectrice et l'ancien nettoyeur n'échappa pas à Ryô, ni à Umibozu. Plus magnanimes, mais surtout plus pragmatiques, les deux anciens mercenaires ne jugeaient pas Saeko sur ce qu'elle laissait paraître. Non, ils la connaissaient dans ses nuances, ils avaient accès à la part la plus secrète et insondable de sa personnalité. Ils savaient son passé.
Ryô esquissa un sourire afin d'encourager la brune, plus fébrile qu'à l'accoutumée. Sourire qui trouva écho chez elle.
Après le décès d'Hideyuki, elle s'était noyée dans le travail, y trouvant certainement quelque palliatif à sa peine. Lorsque l'esprit est en effervescence, le cœur et le chagrin n'ont pas voix au chapitre. Ryô le comprenait, même s'il ne partageait pas ce mode de fonctionnement. Lui intériorisait et coupait les amarres, il avait cette capacité à dépasser les épreuves, quelles qu'elles soient. Aujourd'hui, Saeko avait réussi à apaiser ses tourments, certainement d'ailleurs était-ce le fruit des amitiés fortes qu'elle avait liées. Cependant, le travail représentait encore beaucoup pour elle. Elle attendait d'ailleurs de ses subordonnés une loyauté à toute épreuve et un investissement égal au sien, ce qui était impossible au vu des heures de service qu'elle alignait sans compter. Autour d'elle, une équipe motivée et redoutable s'était constituée, soudée, à l'efficacité encensée. Mais, malgré l'attachement, le respect et la confiance qu'elle leur vouait et qui se voulaient réciproques, ses adjoints ignoraient l'existence du lien qu'elle entretenait avec la bande de hors-la-loi, en particulier avec City Hunter. La factualité était qu'elle balançait perpétuellement entre deux mondes diamétralement opposés; la loi et la justice officielles d'un côté, celles dont elle se désola avec son amoureux et qui poussèrent ce dernier à quitter les rangs de la police, et l'illégalité efficace de l'autre, une sorte de banditisme vertueux, une arme s'affranchissant des carcans burocratiques paralysants pour mener à bien des missions à risque. Aujourd'hui pourtant, Saeko Nogami défendait toujours ses idéaux, obstination familiale, utopie peut-être, mais plus encore, espoir qu'un jour le crime pourrait être éradiqué par la seule force de la loi.
Perpétuellement tiraillée entre ces deux mondes, elle n'appartenait finalement à aucun des deux. Bien sûr, elle agissait avec la farouche conviction de servir la Justice, d'être dans le bon chemin mais, certains soirs, des doutes l'assaillaient. Elle mentait, dissimulait, enrobait, même avec ses plus fidèles lieutenants. Avec City Hunter, elle abusait de leur serviabilité, de leurs remarquables aptitudes et de leur… fragilité. Ils étaient son dernier recours et elle n'hésitait pas à les mettre en danger. La fin justifie les moyens, reprochait Mick. Certainement avait-il raison, elle ne s'embarrassait pas de scrupule. Cela faisait-il d'elle une mauvaise personne ? Bon sang, elle n'avait pas la réponse. Elle n'était pas une bonne personne, enfin pas dans le sens qu'on imagine, une personne altruiste et toujours sincère. Non, Saeko fomentait, ambitionnait, manipulait; mais elle aimait profondément ceux qui partageaient sa vie, qu'elle soit officielle et sue de tous, ou qu'elle soit secrète. Elle donnerait sa vie pour sauver la leur. Cela ne rachetait-il pas ses critiquables défauts ?
- Il a commis une erreur ! annonça-t-elle victorieusement.
Un tourbillon naquit dans l'estomac du nettoyeur japonais; un tourbillon puissant, presque douloureux. Ryô maîtrisait toujours ses émotions. Certes, ses stupides bouffonnades pouvaient laisser croire le contraire mais la vérité était sue de tous, il maîtrisait remarquablement, ne trébuchait jamais. Alors pourquoi sur cette affaire était-il gagné par un vent de fébrilité ? Comment expliquer qu'un doute s'était insinué, bien qu'il ne soit pas justifié. C'était imperceptible… une gêne, une légère entrave à son légendaire self-control. Sa respiration se troublait lorsque certains points étaient soulevés, il en venait à craindre pour sa cliente, mais surtout pour Kaori. Inexplicable ! Son sixième sens lui soufflait qu'il y avait péril en la demeure, que le fou ne l'était pas totalement, que le feu guettait et qu'il ravagerait tout. Insensé ! Et pire encore, il ne parvenait pas à se raisonner, à recouvrer le sang-froid nécessaire à la résolution de l'affaire. Inédit ?
Il secoua sa chevelure de jais afin d'éclaircir ses pensées. Il sourit de son geste réflexe, bien conscient du côté illusoire de l'idée de parvenir à se débarrasser du noir poisseux qui lui collait la peau depuis toujours d'un simple ébrouement. D'un battement de cils, il chassa le chimérique projet et arrima de nouveau son regard à l'aînée des Nogami qui, avec maestria, venait de figer l'atmosphère. Particules et atomes s'étaient rangés au garde-à-vous et attendaient déféremment que la brune poursuive ses explications. L'attention pleine et entière de son ami braquée sur elle la déstabilisa légèrement.
Bien qu'effrontément malicieuse et dissimulatrice talentueuse, Saeko ne pouvait masquer ses failles à son plus ancien complice. Il n'était pas prétention de prétendre la connaître mieux que quiconque. Ryô voyait clair dans le jeu de sourcils, dans les manières calculées, tout comme dans la théâtralisation de l'instant. Un mal incurable la rongeait sans repos.
La solitude.
Certainement la recherchait-elle, s'en réjouissait-elle. Un pacte malsain unissait femme et calamité; l'une y gagnait une liberté sans limite, une certaine sécurité, l'autre se régalait d'assujettir pareille beauté. Y avait-il victoire plus éclatante que la soustraction pure et simple à la Vie – dans ce qu'elle a de plus intrinsèque : l'amour, la joie, le bonheur, le partage – d'une créature visiblement taillée pour en jouir à outrance ?
Au quotidien, Saeko s'éreintait au travail, jusqu'à abrutissement, puis, la nuit tombée, elle retournait dans la tiédeur de son appartement où personne ne l'attendait.
La jeune femme obliqua soudain la tête vers son vieil ami et croisa son regard. L'instant empli de tension, indéniable, chauffa ses joues et elle dut lutter pour ne pas fuir l'échange porteur de souvenirs trop douloureux. À la mort de Hide, elle avait naturellement cherché réconfort auprès de lui, désireuse d'en apprendre plus sur l'homme dont elle était éperdument tombée amoureuse et qui l'avait abandonnée trop tôt, tentant aussi d'éclaircir les zones d'ombre mystérieuses qui entachaient la vie de celui qui avait réussi à toucher son cœur. On ne pouvait nier que Hide était un solitaire, un être meurtri et secret; tout en ambivalence aussi car il scellait amours et amitiés et les honorait de sa fidélité, de sa fiabilité. Mais les blessures impalpables que Saeko devinait, il ne les avait jamais partagées, gardant jalousement pour lui les tourments de son âme, ses espoirs, ses erreurs aussi peut-être.
Il s'était jeté corps et âme dans la conquête de la femme magnifique, inaccessible, que convoitait également son coéquipier, vainquant sa timidité maladive et une certaine nonchalance que l'on aurait pu qualifier, à tort, de désintérêt. Non, Hide prêtait toujours grande attention aux êtres qui évoluaient dans son cercle.
L'inspectrice avait hésité, longuement, papillonnant de l'un à l'autre, craquant pour le charme magnétique du brun ténébreux, vacillant pour l'intelligente retenue de son collègue, pour son manque d'assurance, ses manières timorées, ses doutes existentiels. Leur premier baiser avait été des plus maladroits, l'ancien flic n'osant prendre pleinement possession de la bouche ô combien tentatrice et d'une sensualité effrayante pour l'homme quasi-inexpérimenté qu'il était. Elle avait dû guider ses lèvres, douces et embarrassées, forcer sa langue, incertaine, à rencontrer la sienne et inciter ses mains, réticentes, à effleurer son corps, y faisant naître, contre toute attente, un désir fulgurant qui avait marqué profondément ses chairs et aliéner son cœur… pour toujours. Saeko avait alors connu les plus grands frissons de toute sa vie. Au-delà du plaisir physique insoupçonné révélé dans les bras d'Hideyuki, elle avait découvert la souffrance d'aimer. Souffrance insondable du doute que les sentiments éprouvés ne soient pas d'une absolue réciprocité. Elle ne saurait expliquer que ce doute se soit si rapidement emparé d'elle. Était-ce l'attitude de Hide ? Son obstination à la tenir loin de son autre vie, qu'il partageait avec sa sœur ? Ses absences métaphysiques alors qu'ils venaient de faire l'amour, qu'elle était toute emplie de son odeur à lui, qu'elle lui parlait doucement en lui caressant l'épaule et qu'il ne daignait répondre, absorbé par ses pensées ? Ou peut-être seulement était-ce l'incapacité de son amoureux à verbaliser comme elle l'attendait ce qu'il ressentait vraiment pour elle ?
Je t'aime, lui murmurait-il souvent. Je t'aime, c'est tout ? se serait-elle volontiers écriée, insatisfaite de la fadeur de ces mots. Pauvre folle trop gâtée ! Que ne donnerait-elle pas aujourd'hui pour connaître à nouveau le frisson intense et sincère de ce je t'aime-là !
Amoureuse comme elle n'avait pu le concevoir avant Hideyuki, elle s'était donnée à lui, entièrement, sans retenue ni calcul, pour la toute première fois, abandonnant volontairement artifices et minauderies, dévoilant son corps parfait aux assauts pudiques d'un homme empreint d'une délicatesse exacerbée, épanchant son âme brûlant d'amour, confiant ses doutes, ses craintes insensées de petite fille, racontant ses multiples tentatives d'inspirer à son père autre chose qu'une admiration professionnelle, ses espoirs d'être enfin considérée comme sa fille, simplement, une femme pétrie de défauts et assoiffée d'amour paternel. Il avait coulé sur elle des yeux de profonde gratitude, conscient de l'amoureuse confiance qu'elle lui témoignait. En agissant de la sorte, elle espérait qu'il se confie en retour, qu'il s'épanche.
Hélas, ça n'avait pas été le cas. Hide n'avait toujours opposé que sourire et caresses, tendresse et douceur à ses confidences, jamais les siennes ne s'étaient mêlées à leurs conversations. Alors le doute s'était insinué en elle, doucement, sûrement, insidieusement. Elle avait guetté son regard, tenté d'analyser ses sourires, interprété ses gestes jusque dans la plus sauvage intimité. Rien. Elle n'avait rien vu. Mais le doute n'avait cessé de croître, occupant toutes ses pensées … L'aimait-il ? Comme elle l'aimait ? Elle avait projeté de le faire souffrir, autant qu'elle souffrait, de se jeter dans les bras de Ryô, se pendre à son cou devant la mine désabusée de Hide. Elle jubilait, rien qu'à cette idée. Mais la crainte de le perdre définitivement l'avait stoppée net dans son délirant projet. Elle n'aurait pas supporté qu'il s'éloignât d'elle, elle préférait se satisfaire de ce qu'il lui octroyait plutôt que de ne rien avoir du tout, devoir renoncer à ses bras, à ses yeux qui se posent sur elle, à son souffle merveilleux dans son cou. Son souffle…
Il s'était éteint; et avec lui tous ses espoirs de vie. Le doute s'était adouci depuis. La personnalité secrète de son amoureux était ainsi et devait être respectée. Hide avait préservé son jardin mais il l'avait aimée comme il savait aimer. Sans démesure, sans déclaration enflammée, sans fougue et sans exaltation. Aussi étonnant qu'il soit, l'inspectrice avait aspiré à un amour fusionnel, furieux et avait été prête à l'engagement du mariage. Deux réalités s'étaient rencontrées et s'étaient fondues l'une dans l'autre. Un tempérament de feu s'était abîmé dans une mer de glace; mais les plus beaux spectacles naissent de ces rencontres bouleversantes, à l'image des aurores boréales, vents solaires heurtant les champs magnétiques et offrant de grandioses danses envoûtantes dans les ciels arctiques. Le spectacle est éphémère mais quiconque a la chance d'y assister en ressort bouleversé à jamais.
Après la mort de Hide, Ryô avait été présent pour elle, l'avait assurée de son amitié sans faille, mais il ne lui avait rien appris sur les sentiments de son ancien partenaire. Peut-être ne savait-il rien, après tout. Toujours est-il que le nettoyeur avait pris une place des plus importantes dans sa vie, les yeux noirs veillant sans y paraître à ses plus petits bonheurs quotidiens. Ils avaient partagé repas, promenades, cinémas, dîners et sorties nocturnes, longues conversations, missions dangereuses aussi, il l'avait maintes fois sortie de situations périlleuses, elle avait toute sa confiance. Ryô avait fait en sorte que Saeko retrouve goût à la vie. Il n'y avait réussi que partiellement et n'était pas dupe du change que lui donnait l'inspectrice. Lors de ces périodes de rapprochement, il avait failli, alors qu'il la raccompagnait chez elle un soir, lui voler un baiser. Elle avait bien senti le désir en lui et son regard affamé et transperçant ne lui avait laissé aucun doute. Mais elle n'était pas prête, prête à s'abandonner dans les bras d'un autre. Un autre que Hide. Ni à entamer une relation compliquée avec le nettoyeur dont elle devinait les tortures incessantes. Il était alors dans une période délicate, entamant un nouveau partenariat avec la sœur de son ex-acolyte. Malgré tout, Saeko ne pouvait nier l'attirance animale que Ryô exerçait sur elle et, les mois passant, la nécessité crue et lancinante de faire l'amour s'imposait peu à peu à son corps et les désirs obsédants qui la faisaient tressaillir le soir dans son lit n'avaient qu'un visage, celui de Ryô Saeba. Aussi, ce fut elle qui relança entre eux l'éventualité d'une fusion charnelle. Et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle réalisa que le nettoyeur ne semblait plus être dans les mêmes dispositions vis-à-vis d'elle, faisant mine d'ignorer ses allusions et ses tentatives de séduction qu'elle jugeait pourtant irrésistibles. C'est certainement à cette époque qu'elle ouvrit les yeux… Kaori était là. Et lui avait changé !
- Allez, on t'écoute, coupa Mick, exaspéré par la mine songeuse de l'inspectrice et le silence qui avait trop duré.
- Tout d'abord, je ne veux pas que tu t'énerves Ryô, ce que j'ai fait c'est dans l'unique but de glaner des informations, prévint-elle en considérant le regard noir.
- Explique-toi, répondit le concerné, impatient d'en savoir plus.
- Malgré tout ce qui a pu être dit depuis le début, j'ai mis ta ligne sous écoute et demandé à des professionnels d'analyser les bandes.
Le nettoyeur se crispa mais se retint de toute remarque.
- Il s'avère qu'à chaque coup de téléphone que tu reçois, ce sont les mêmes relais qui sont sollicités, dans le même ordre. Il a beau changé de téléphone pour qu'on ne puisse pas le repérer, on peut malgré tout, a posteriori, déterminer approximativement son parcours PENDANT le coup de fil. Je dis approximativement, cependant dans le cas présent on apprend beaucoup.
- Intéressant, intervint Ryô. J'imagine que cet imbécile prend toujours le même chemin.
- Exactement, en fait les relais utilisés sont d'abord celui du ministère de la défense, ensuite celui de l'université Senshu et enfin celui de Kitanomarukoen.
Elle suivit du doigt sur la carte chacun des noms cités, formant ainsi un triangle.
- La zone délimitée est immense, se permit Mick, conscient de ternir l'enthousiasme général.
- C'est déjà ça, grommela le nettoyeur.
- Attendez ! ce n'est pas tout, ajouta Saeko, savourant son effet. Lorsqu'on isole les sons des bandes d'enregistrement pendant la dernière partie de la conversation, on entend distinctement, derrière la voix du ravisseur, des rires d'enfants, des bruits de fontaine, des chants d'oiseaux…
- Un parc, coupa Ryô, posant ses deux mains sur la table et se penchant sur la carte avec intérêt.
- Et il n'y en a qu'un seul dans la zone, déclama Saeko pointant son doigt sur un rectangle vert sur le plan.
- Le PARC YAZUKUNI… on le tient, interjeta Mick, s'étranglant presque d'euphorie et coulant un regard admiratif sur celle qu'il avait copieusement invectivée ces derniers temps.
- Sache que j'ai fait en sorte que l'on puisse transférer les appels reçus ici, directement sur ton portable. Bien évidemment, la personne au bout du fil ne se rend compte de rien, continua-t-elle.
- Tu as tout prévu, lui sourit Ryô, reconnaissant.
- Voilà enfin l'occasion de l'attraper, se permit Umibozu qui s'était jusqu'alors contenté d'écouter.
Les quatre compères temporisèrent un instant et chacun d'eux élabora mentalement un plan d'action.
- Je compte disposer des patrouilles aux deux entrées du parc, ainsi que dans tout le quartier, exposa la jeune femme sur un ton professionnel, il ne doit pas nous échapper.
- Et pourquoi pas faire survoler la zone par une dizaine d'hélicoptères de la police ? suggéra l'américain ironiquement. On peut aussi le prévenir par mégaphone.
- Insinues-tu que mes hommes ne sont pas capables de discrétion pour interpeller un criminel ? Tu connais bien mal le travail de la police, aboya l'inspectrice en relevant nerveusement la mèche qui lui tombait sur le visage.
- Tu oublies les aptitudes de ce yakuza, intervint Falcon dans le dessein d'apaiser les tensions, sa grosse voix obligeant chacun à se taire et à se tourner vers lui. Il s'est déjà joué de tes équipes, il est doué et reconnaîtrait trop facilement des flics en civil.
La suggestion de leur amie était étonnante et ne cadrait pas avec sa clairvoyance habituelle dans ce genre de situations. Sa fébrilité était-elle le fruit des reproches de Mick à son égard ?
- Justement, défendit Saeko, mes hommes sont remontés et ils n'attendent que l'occasion de travailler sur cette affaire pour prouver leur valeur. Je propose de les placer uniquement pour couvrir nos arrières, au cas où…
- Au cas où quoi… ? s'enquit Ryô. Au cas où on échouerait ?
- Je propose juste qu'on unisse nos forces. Kaori doit être de retour ce soir, annonça-t-elle avec volonté.
Mick Angel souffla d'agacement et se détourna de la table de la salle à manger.
- C'est ta plus mauvaise idée, lança-t-il tournant le dos à celle visée par ses propos. Il n'y a aucun bobard qui pourrait être servi à tes hommes pour justifier qu'ils soient en couverture et, surtout, cela pourrait nuire à notre travail sur le terrain. Ce mec est une tête pensante, je suis certain qu'il a des antennes et pourrait sentir le piège des kilomètres à la ronde.
- C'est pourquoi j'irai seul.
- Hein ? s'écrièrent en chœur tous les protagonistes.
- On ne peut se permettre aucune erreur, on en est tous conscients, et surtout pas celle de le sous-estimer. Je saurai masquer ma présence et détecter la sienne, décréta Ryô, catégorique.
- Je ne te laisserai pas gérer seul, c'est hors de question, coupa Mick, la mâchoire crispée. Il est avant tout question de Kaori et je veux en être. Ne nous demande pas de faire de la figuration. Je ne veux pas qu'il nous échappe, on n'aura peut-être pas de seconde chance...
- Je peux t'assurer qu'il ne m'échappera pas, ajouta le nettoyeur sans lâcher l'américain des yeux… Et il nous le faut vivant.
Une discussion âpre s'en suivit et il fut convenu qu'Umi et Mick attendraient aux portes sud du parc pour intercepter l'éventuelle fuite du ravisseur, ce dernier étant sensé y pénétrer par le nord. La communication serait assurée par le biais d'oreillettes et de micros fournis par Miki. Saeko, quant à elle, resterait dans sa voiture, plus loin sur le boulevard, prête à intervenir rapidement s'il le fallait. Ryô allait attendre le fameux coup de téléphone dans le parc. Tel un fauve, il prévoyait de guetter sa proie, les sens en alerte, il la prendrait en chasse, ne la lâcherait pas du regard, la pisterait, l'acculerait et, d'un coup de griffe…
oOo
Il avait passé l'après-midi à s'entraîner au tir avec les deux yakusas qu'il avait choisis pour la dernière phase de son plan, la plus délicate. Il était nécessaire que ces hommes lui fassent une confiance aveugle. Ils allaient devoir lui confier leur vie.
Leur misérable vie.
Les deux brutes avaient admiré, avec une grossière fascination, l'adresse extraordinaire de leur chef qui réussissait, à chaque tir, la plus incroyable prouesse; rien ne lui résistait. Keiji avait souri devant les mines béates de ses compagnons. Qu'ils étaient pathétiques ! Impressionnables avec de l'esbroufe ! Son habileté hors pair au maniement des armes à feu forçait l'admiration de tous ceux qui l'observaient. Cependant, croire que cela suffirait à vaincre l'adversaire était d'une navrante naïveté, City Hunter n'était pas qu'un tireur d'élite, il était un combattant exceptionnel, taillé pour l'affrontement. Son intelligence du combat n'avait aucun équivalent et Keiji avait une parfaite conscience de ses limites face à lui. L'anéantir nécessitait un plan parfaitement orchestré et appliqué, bien plus que les quelques performances dont il s'était acquitté pour se mettre le clan qui l'accompagnait aujourd'hui dans la poche. Et il fallait déjà que les deux nigauds qu'il avait choisis le croient capable d'abattre Saeba au premier tir, il s'était donc employé à leur en mettre plein la vue.
Il grimaça tandis qu'il se rapprochait du parc d'un pas nonchalant. Si les deux yakuzas n'assuraient pas le jour J ce serait un vrai désastre, et le célèbre nettoyeur pouvait s'en tirer et, Ça, c'était inenvisageable. Il devait CREVER ! CREVER dans la plus absolue des douleurs, dans la honte d'une défaite. Keiji voulait non seulement lui ravir la vie et l'espoir de l'amour, mais également sa réputation d'invincibilité. Un rictus mauvais colora sa bouche. Dépouiller la légende de tout ce qui dorait son blason, exposer aux yeux du monde la réalité de ce qu'il était.
Saeba était bien sûr d'une autre trempe que les tueurs qu'il avait fréquentés jusque-là, il ne serait guère impressionné par une quelconque démonstration de force de l'ennemi. Leur face à face promettait d'être sans pitié et bien plus délicat à négocier qu'il ne le laissait croire à ses complices. Pour forcer sa chance et sa victoire, il devait miner le terrain, semer la colère, attiser la haine, exacerber le sentiment d'impuissance. De la réussite de cette première phase dépendait l'achèvement de tout son plan. De son point de vue, l'ensemble s'annonçait plutôt bien. Ses appels excédaient Saeba, l'autre ravalait comme il pouvait la fureur qui l'étreignait mais sa rage d'en découdre et d'anéantir le connard qui le provoquait suintaient de son intonation faussement calme. Voilà tout ce que Keiji attendait. Affaiblir l'obèse d'outrecuidance, lui faire payer ses erreurs, lui montrer comme il est insupportable qu'on s'en prenne à l'essentiel de la vie, insupportable d'assister à la mort de l'être chéri. Voilà quel serait le Grand Final qu'il orchestrait depuis des années !
Tu vas payer.
Les badauds ne prêtèrent aucune attention à l'homme jeune et athlétique qui pénétra dans le parc; les lunettes noires masquant son regard et la casquette vissée sur la tête lui donnaient pourtant une allure singulière, presque inquiétante. Il secoua la tête pour mieux contrôler ses émotions, il n'était guère pressé aujourd'hui de passer son appel quotidien, il avait déambulé dans les rues, se retrouvait face à la fontaine et n'avait pas encore dégainé son téléphone.
Une étrange sensation le saisit soudain. Il s'arrêta, huma les alentours comme une bête sauvage. Un frisson inexplicable parcourut son échine, déchargeant dans chacune de ses vertèbres une rafale d'adrénaline. Une odeur âcre, qu'il connaissait bien, chatouilla ses narines... Le danger. Il contracta ses abdominaux, décidé à mettre tous ses sens sur le qui-vive mais ne laissa absolument rien paraître de son trouble et ne risqua pas même un regard sur les promeneurs qui s'éparpillaient un peu partout autour de lui. Malgré tout, il ne ressentait aucune présence ennemie. Ses nerfs lui jouaient-ils un vilain tour ? Il souffla légèrement pour reprendre contenance et avança lentement dans l'allée principale.
Tapi dans l'ombre, son téléphone dans une main, Ryô s'impatientait d'entendre la sonnerie libératrice et piaffait intérieurement. Et si le transfert d'appels ne fonctionnait pas ? Et s'il n'appelait pas ? Il afficha une moue dubitative, la technologie et lui faisaient mauvais ménage mais ce serait un manque terrible de veine si aujourd'hui ce satané appareil le lâchait.
« Reste concentré…, s'admonesta-t-il, encore quelques minutes ».
Il se retourna vers l'entrée du parc et dévisagea avec intérêt les passants qui se pressaient pour profiter de la fraîcheur des arbres en fleur en ce début de soirée et des jets d'eau capricieux qui éclaboussaient par surprise les jambes surprises et réactives des enfants. Des éclats de rire s'élevaient de toutes parts et un léger sentiment d'allégresse flottait dans l'air. Le nettoyeur n'en fut pas ému le moins du monde. Sa concentration était telle que les sons et les images parvenaient à son cerveau décortiqués, comme hachés, saccadés, analysés.
Le temps suspendit son vol...
Il était là.
Cette aura si caractéristique. Diffuse. Magnétique. Cette colère… Comment ne pas la ressentir ?
Cependant, la tempête d'animosité qui habitait son ennemi avait évolué. Le nettoyeur excellait dans la perception des humeurs de ses adversaires, il ne pouvait ignorer le changement dans l'intensité de la fureur du kidnappeur. C'était subtil, mais manifeste… incontestable. Un froncement de sourcil accompagna sa réflexion. La colère tumultueuse s'était légèrement apaisée, adoucie et la présence honnie semblait plus lumineuse que lors de leur dernier affrontement… Ryô ne put éviter d'interpréter ce changement, d'en chercher quelque explication et l'image de Kaori s'imposa douloureusement à son esprit… comme une évidence. Il se reprit…
Où ? Où était-il ? Ses yeux fouillèrent les alentours... De légers tremblements d'excitation secouaient ses membres et un grondement sourd envahit ses oreilles. Il caressa son arme avec confiance, flattant du pouce les moindres détails, la roulant dans sa paume avec délectation, reconnaissant avec plaisir les plus petites imperfections, jouant sensuellement avec le chien. Elle se lovait dans sa main comme une amoureuse abandonnée, assurée qu'elle serait manipulée avec respect.
- Toujours rien, dit-il, s'adressant aux oreilles invisibles qui guettaient la moindre nouvelle, mais il est là.
Les yeux, noirs comme la nuit, scrutèrent un à un les visages inconnus qui passaient la grille d'entrée, s'attardant sur une barbe suspecte, sur un homme dans la fleur de l'âge en grande conversation téléphonique, sur cet autre dont on ne pouvait détailler le visage, caché derrière ses lunettes et écrasé par une casquette. Mais aucun d'eux ne réagit étrangement, aucun ne paraissait inquiet ou seulement tendu. Pour autant, IL était là ! Où ?... Ryô menaça son téléphone du regard. Comme électrisé par la peur, celui-ci se mit à vibrer, à trembler pour échapper à l'étreinte impatiente de son propriétaire.
- Saeba.
- Bonsoir, je ne te dérange pas ?
Ryô balaya du regard la partie du parc à laquelle il avait visuellement accès et fut intrigué par le jeune homme à la casquette qui s'était adossé à un arbre et qui lui tournait le dos.
- Pas du tout, répondit-il sur un ton neutre. J'attendais ton appel.
- Comment vas-tu ? interrogea malicieusement Keiji. Tu ne t'ennuies pas trop ?
- Te chercher m'occupe, reconnut le nettoyeur. Et aujourd'hui est une journée faste.
Un malaise s'insinua dans le bras du yakuza. Un léger tremblement, fortement inconfortable, gagna sa main et il lui fallut lutter pour que sa gorge n'empruntât pas le même chemin. D'où lui sortait donc cet état de fébrilité ?
- Oh, feignit-il une ironique euphorie. Et qu'as-tu donc découvert ?
Le nettoyeur se tut, ménageant un suspense irritant pour son interlocuteur. Depuis le début de la conversation, il n'avait pas lâché du regard l'homme à la casquette qu'il devinait toujours derrière l'arbre géant, un vieux camphrier noueux. Malgré l'obscurité qui gagnait, il discerna la nervosité du bonhomme et distingua le téléphone qu'il collait à son oreille. Ryô maîtrisa tant bien que mal le sentiment de victoire qui lui étreignit le cœur.
- Comment vont les filles ? s'enquit-il avec une intonation légère qui n'échappa pas à Keiji. Le reste est sans importance, non ?
Le ravisseur plissa des yeux et osa un regard sur son portable. Saeba tentait de prendre l'avantage dans leur discussion et rien ne pouvait davantage le contrarier. Il devait garder la tête froide et frapper là où ça faisait mal.
- Ne t'inquiète pas, je prends soin d'elles. Elles ne manquent de rien.
- Je dois te remercier alors. Il me faudra te récompenser à la hauteur de ton investissement, grogna Ryô, projetant une sévère dérouillée pour son ennemi dès qu'il l'aurait serré.
- C'est un plaisir de m'occuper de ta partenaire Saeba. Et Kaori se montre coopérative, elle est radieuse et apprécie mes attentions.
Maîtriser son plexus solaire… maîtriser son plexus solaire… psalmodia-t-il intérieurement tandis que la distance qui le séparait de Keiji fondait.
- De quel genre d'attentions parles-tu ? cracha le nettoyeur.
Le ravisseur sourit.
- Sois imaginatif, conseilla-t-il avec cynisme.
- Toute mon imagination sert à l'élaboration du châtiment qui t'attend très bientôt et tu constateras par toi-même que je n'en manque pas.
- Que de suffisance Saeba ! Je te conseille de te concentrer sur l'essentiel. A savoir les moments que ta si précieuse Kaori passe en ma compagnie.
- Ces moments touchent à leur fin, balança Ryô excédé par les allusions.
À l'autre extrémité du parc, suspendus aux lèvres des deux bretteurs, Umibozu et Mick se gardaient bien de commenter quoi que ce soit mais ils n'aimaient pas la direction que prenait la conversation. Ils n'échangèrent pas un mot, pas un regard, mais leurs convictions convergeaient.
- Tu te trompes, asséna froidement Keiji. C'est toi qui as déjà consommé tous tes moments avec elle.
Le grand City Hunter fit une pause dans sa progression qui le menait au camphrier. Dans l'ombre de celui-ci, il distinguait toujours l'insecte qui lui parlait, inconscient encore de leur rencontre imminente. Malgré son sentiment de supériorité, il ressentit le besoin de rassembler ses esprits pour ne pas céder aux provocations.
Intrigué et excité par le soudain silence, comme un requin par le sang, Keiji renchérit.
- Tu as tout grillé connement. Toi le super-héros, toi la gloire de Tokyo, tu as perdu ta cliente et ta partenaire par excès de confiance. Et dire que tu avais tout pour réussir, tout pour briller. C'était compter sans tes terribles failles, hein.
Un truc clochait. L'ennemi empruntait des tonalités différentes, tantôt menaçante, tantôt moralisatrice. Un dingue, il ne pouvait s'agir que d'un dingue.
- Tu dis vraiment n'importe quoi ! s'énerva Ryô qui avait repris la direction de sa cible. Je comprends rien à tes divagations.
- C'est une immense connerie que d'avoir gardé la sœur de ton ancien partenaire à tes côtés, tu sais ?
Les doigts de Saeko se crispèrent sur le volant à l'évocation de son ancien amour. Ce type s'amusait à tester les limites du nettoyeur et allait bientôt crever celles de tous ceux qui assistaient à l'échange. Elle espéra secrètement que son ami ne cèderait pas à la colère.
- Je ne te permets pas de me donner des leçons, espèce de pourriture malfaisante.
La voix résonna délicieusement aux tympans du yakuza.
- De la sorte, tu agitais sous les yeux de tous tes ennemis ta faiblesse absolue. Regardez bien, messieurs les méchants, voilà celle à qui je tiens plus que tout au monde, celle pour qui je serais capable de tout sacrifier. Tu sacrifierais tout pour elle, n'est-ce pas ?
- Il faut être fou pour s'attaquer à elle.
- Et risquer ton courroux, c'est ça ? Tu te prends pour Dieu ma parole ? Je vais te faire une confidence Saeba, je suis fou, complètement fou, et tu n'as encore rien vu de ce dont je suis capable.
Sa voix se colorait d'accents de démence. Un rire sonore se fraya un chemin sur les réseaux invisibles pour se fracasser dans le labyrinthe de l'oreille de Ryô.
- Je ne suis pas inquiet, osa le nettoyeur qui approchait dangereusement, je vais mettre un terme très prochainement à ta folie et à ton rire de cinglé et je vais te faire regretter d'avoir un jour osé t'en prendre à City Hunter.
Il n'était qu'à quelques dizaines de mètres. « Retourne-toi que je vois ta sale gueule de rat », pensa-t-il en serrant les dents.
- Ouais c'est ça. Je tremble de peur.
- Tu as bien raison, susurra le nettoyeur.
Excédé, le ravisseur largua sa bombe.
- Juste une question Saeba…
- Hum ? consentit l'intéressé en marche vers l'éradication du nuisible.
- Est-ce vraiment pour une promesse faite à ton meilleur ami et partenaire Hideyuki, le soir de sa mort, que tu as fait de Kaori ta partenaire ? C'est pour cela qu'elle est toujours à tes côtés ?
Putain, lâchèrent ensemble les trois témoins de l'échange.
Le japonais sentit ses muscles se bander et une haine viscérale déchira son ventre, le trahissant par la même occasion.
Comment savait-il ?
Keiji, quant à lui, demeura pétrifié. Cette odeur qui l'avait agressé en entrant dans le parc, et là La présence, SON aura, tout près de lui. Il dégaina machinalement.
- Où es-tu ?
- Pas loin mon biquet, ne bouge pas ! J'arrive…
Keiji se retourna pour voir la carrure imposante du nettoyeur se détacher des ténèbres qui finissaient d'envahir le parc. La vision était apocalyptique. Ryô marchait calmement dans sa direction, son python dans une main, le téléphone dans l'autre. Il rangea ce dernier dans sa poche et offrit l'éclat d'un sourire menaçant.
Des bruits de pas précipités venant de l'autre côté du parc l'alertèrent également. Certainement les amis de Saeba… Il n'avait nulle part où fuir… Il était fait…comme un rat.
Il lui fallait reprendre ses esprits et trouver une solution fissa. Hors de question de tout perdre comme ça. Quelle connerie ! Quelle connerie de ne pas avoir pensé à tout ! De trouver à chaque fois refuge dans ce parc, de ne pas avoir envisagé qu'ils le découvriraient.
« Réfléchis, bon sang ! » tenta-t-il de se secouer, impressionné malgré lui par la charismatique présence du nettoyeur. Celui-ci ne cessait d'approcher, la haine vissée au regard, tentant en vain de discerner les traits de ce visage qui se dérobait derrière les deux artifices.
Soudain, Keiji roula sur le côté et s'engouffra dans un épais fourré. Ryô accéléra et visa la silhouette athlétique qui tentait de s'échapper par l'allée ouest, il arma le chien de son magnum. Le déclic caractéristique sonna dangereusement aux oreilles du poursuivi. Ce dernier se jeta promptement au sol pour éviter le projectile au moment même où la balle fendait le canon dans un bruit assourdissant. Avec la souplesse et la rapidité d'un guépard, il se remit sur ses pieds, se retourna et visa à son tour. Surpris par ce geste inattendu et intelligemment exécuté, Ryô n'eut que le temps de se dégager pour éviter la balle qui se logea dans le tronc d'arbre à quelques centimètres de son torse.
- Je vais te tuer ! cria-t-il en direction de la casquette qui avait déjà pris la poudre d'escampette.
Mick et Falcon arrivèrent sur les talons de leur ami qui fendait les buissons, tel un brise-glace la banquise, à la poursuite du kidnappeur. Des gouttes de sueur, qui lui parurent glacées, trempaient son tee-shirt, un mauvais pressentiment nouait d'invisibles entraves sur son corps. Il se défit comme il put de l'angoisse qui naissait dans son cœur. Il ne quitta pas des yeux la silhouette fine et gracieuse de son ennemi qui, avec une agilité surprenante, évitait souches, branches et buissons et qui ne faisait qu'accroître l'avance qu'il avait sur lui. Était-ce seulement concevable ?
Keiji savait que le nettoyeur était à ses trousses, il lui semblait même sentir son souffle chaud sur ses reins et ses mains puissantes se saisir de ses épaules pour le clouer au sol. Heureusement pour lui, ces mirages n'étaient que de chimériques sensations et lorsqu'il risquait un œil par-dessus son épaule, il mesurait la distance qu'il gagnait sur le japonais.
Légèrement grisé par ce constat, il ne vit pas l'obstacle qui se dressait devant lui, infranchissable, et se heurta à la rambarde de sécurité, stoppé net dans son élan.
Impossible d'aller plus loin.
Sans réaliser sa bêtise, il était sorti du parc et s'était précipité dans la gueule du loup; tout seul comme un grand. Voilà pourquoi Saeba n'avait pas gâché d'autres munitions, il l'avait acculé ici, avec une honteuse facilité. Il rit de mépris à son égard. Il ne parvenait pas à reprendre ses esprits, fasciné par le ballet incessant des voitures en contrebas. Il tenta d'évaluer la distance. Peine perdue, il serait broyé par la première voiture qui passait et le trafic était dense... Il se retourna, interpellé par les présences dans son dos…
Trois hommes armés lui faisaient maintenant face, ne lui laissant aucune échappatoire.
Quelques longues secondes figèrent la rencontre dans des entrelacs ébènes, sur le papier noir d'une nuit sans lune, comme le négatif d'une photo qui ne permet pas de capter la réalité des sentiments ou des intentions. Les quatre fauves se dévisageaient au travers de regards aiguisés et curieux, fendant l'obscurité, mais incapables de discernement. Keiji reconnut le géant Hayato Ijuin, le célèbre mercenaire expert en armement, placide, inaccessible, ainsi que Mick Angel, nettoyeur américain, dandy et ancien partenaire de Saeba, nerveux, électrique. Et bien évidemment, il considéra avec tout le mépris que son attitude pouvait insinuer le monstre brun qui s'était posté devant lui, lui coupant tout espoir de repli.
Réciproquement, chacun des trois compères tenta de deviner les traits dissimulés, d'appréhender, autant que faire se peut, la personnalité insondable du criminel. Les armes s'étaient baissées, curieusement, maintenant que le jeu était… joué. Le ronronnement des voitures saturait l'espace, rendant encore plus opaque la scène qui se jouait dans les hauteurs du parc.
- C'est terminé maintenant, annonça Ryô en s'avançant, d'un ton à la fois charismatique et énigmatique.
- Je … le pense aussi, balbutia Keiji, dépité.
Le nettoyeur, comprenant l'allusion ou simplement craignant la comprendre, voulut se jeter sur le ravisseur afin d'éviter qu'il n'attentât à sa vie. Mais dans un élan réflexe et extraordinairement puissant, celui-ci venait en une fraction de seconde d'escalader le mur d'acier qui lui barrait le chemin. Tel l'animal sauvage qui préfère la mort à la reddition, il chût de la rambarde de sécurité dans un geste désespéré. Les trois amis s'attendirent au choc lourd du corps s'écrasant sur la chaussée, fauché par un véhicule, mais c'est un autre bruit, métallique, qui se fit entendre. Précipitamment, Ryô s'agrippa au grillage serré et découvrit, atterré, l'impensable. La casquette, saine et sauve, s'éloignait avec l'insolence de celui qui provoque la faucheuse et la vainc, déjouant tous les pronostics. Elle avait miraculeusement trouvé refuge dans un camion benne; le hasard de son saut l'y avait projeté. La rage au ventre, le nettoyeur pointa son arme vers l'homme prêt à tout, jusqu'à mourir, et qui rejoignait sa partenaire. Tout son désespoir et son amertume jaillirent du canon. Le sifflement du projectile hameçonna l'attention des trois hommes… Il était pourtant écrit qu'en ce jour, Keiji était immortel, la tentative était donc bien évidemment vouée à l'échec. Cependant, sa joue se déchira sous l'impact de la balle, lui arrachant un cri de douleur, cri qui emprunta le chemin inverse du projectile et s'échoua contre la détermination du trio invaincu jusqu'alors. Les amis grognèrent de dépit.
Dans le camion, le jeune homme caressa sa pommette gauche, ses doigts s'imprégnèrent de sa propre chaleur. Il présenta bientôt sa main à son regard et se perdit dans la contemplation du liquide carmin qui la maculait.
Saeko avait démarré en trombe et se lança à la poursuite du véhicule, elle avait tout suivi des évènements et la peur serrait sa gorge. La peur, la déception, des regrets… Malgré l'efficacité reconnue de l'inspectrice, aucun des trois hommes ne nourrit le moindre espoir qu'elle rattrapât le monstre qui venait de leur échapper avec une veine insolente. L'ennemi avait gagné. Une fois encore.
« La chance a choisi son camp… », murmura Mick, affligé.
Il chercha le regard de ses acolytes mais aucun d'eux ne daigna le rassurer.
oOo
Elle se promenait seule dans la cour minuscule et sombre. Ses pas la menaient d'une extrémité à l'autre, dans une cadence toujours égale. Ce manège métronomique mettait la nettoyeuse dans les meilleures conditions pour réfléchir. L'esprit entièrement concentré sur ses idées, la respiration profonde, elle tentait d'analyser froidement la situation. Par bonheur, elle avait pu parler à Chizu aujourd'hui, l'espace de quelques instants seulement. Un yakuza avait mené sa cliente jusque devant sa cellule. La porte était restée close mais les deux femmes avaient pu échanger quelques mots; certes, rien que des banalités sous surveillance mais suffisamment pour pouvoir s'assurer que la jeune professeure tenait le coup, qu'elle était bien traitée et, chose admirable, qu'elle gardait moral et confiance.
L'entretien, aussi court fut-il, rassénéra le cœur des deux femmes et Kaori y puisa de nouvelles ressources. Même enfermée dans sa cellule, elle était en capacité de faire avancer l'affaire. Elle devait glaner le maximum d'informations pour tenter de déjouer les plans de Keiji. Elle faisait partie de City Hunter, nom de nom, et elle ne devait pas attendre que Ryô la retrouve ou la sorte des griffes de ce sale type, elle devait user de ses redoutables talents de négociatrice, d'informatrice, de manipulatrice. Ainsi, elle se montrerait digne de leur réputation. Dans la petitesse de sa cour, son pas se fit plus décidé. C'était bien mal la connaître que de croire qu'un enfermement pouvait anéantir sa volonté, ou la réduire à subir. Elle pouvait se montrer teigneuse et insupportable, mais aussi douce et habile. Les circonstances lui souffleraient quelle voie choisir. Pour le moment, un affrontement direct n'était pas envisageable et un combat plus sournois pouvait se révéler plus efficace.
Pour une raison qu'elle ignorait encore, Keiji avait laissé à l'un de ses sbires le soin de la conduire en promenade et cela la contrariait. Le verrait-elle ce soir ? Sa sortie de cellule avait été consciencieusement préparée par son geôlier attitré, la nettoyeuse en était convaincue. Les deux gardes ne s'étaient jamais exposés, l'un assurant les arrières de l'autre à chaque instant, une distance de sécurité lui avait été imposée, ses mains levées durant tout le trajet jusqu'à la cour, et tout cela sous la menace d'une arme. Elle s'en serait volontiers gaussé. N'était-elle pas une pauvre femme à la merci de ces hommes entraînés et dangereux ? Mais la réalité que revêtaient ces précautions la réjouissait. On la craignait. On la craignait parce qu'elle était City Hunter.
Ah, si elle avait été en possession d'une petite massue… elle n'aurait rien tenté du tout. Les lieux empestaient la présence d'une armée de yakuzas et une fuite non préparée était vouée à l'échec, serait même contre-productive. Comment gagner la confiance de Keiji, ou d'un autre yakuza, si elle tentait de s'évader à la moindre occasion ? Non, pour le moment, elle devait endormir leur méfiance, s'afficher docile et obéissante.
La jeune femme expira un long soupir et releva la tête pour jeter un œil sur la porte de la cour. Derrière la vitre, un regard animé de curiosité malsaine suivait sa déambulation. Le propriétaire des yeux gourmands ne lui inspirait que dégoût et virulence. Dans d'autres circonstances, elle aurait fait passer à ce malotru l'envie de la zieuter aussi indécemment. Ce yakuza était assurément dangereux et attiré par ses atours mais elle n'en avait pas peur, elle était habituée à mater ce genre d'énergumènes et son instinct lui soufflait qu'elle n'avait aucune crainte à nourrir à ce niveau-là. Elle détourna simplement la tête pour communiquer au voyeur comme son manège l'indifférait et ne put distinguer le rictus qui se dessina sur sa bouche.
Kaori leva les yeux au ciel. La nuit coulait son manteau d'encre sur le firmament, chassant les dernières lueurs du crépuscule, exacerbant la luminescence des étoiles. Les nuances ténébreuses n'étaient pas sans rappeler celles qui luisaient dans les prunelles de son partenaire. Les jeux d'ombre et de lumière qu'elle y dénichait la fascinaient terriblement. Si Ryô lui en donnait l'autorisation ou si seulement il ne raillait pas son obsession de lui, elle passerait volontiers des heures à observer ses yeux, à les détailler, les scruter jusqu'à en connaître les plus subtiles circonvolutions. Ce serait là l'occasion d'y découvrir ses pensées secrètes. Ses pensées secrètes… En avait-il seulement ? Parfois, elle rageait de le trouver si basique dans son quotidien et dans sa manière d'aborder la vie ! Certes, rien n'était basique dans ses fantasmes de luxure, mais dans sa considération d'elle, y avait-il autre chose à découvrir que le sincère attachement qu'il ne niait plus, que le confort d'une vie à deux sans autre engagement que celui du travail ? La liberté. Ryô clamait haut et fort son besoin de liberté, sa soif de liberté. Un besoin bien plus complexe que ce qu'elle pouvait imaginer. Il était question des peurs intimes de son partenaire, de son passé, de sa capacité à investir son cœur, à prendre des risques. Oui, il y avait mille pensées secrètes à découvrir.
Songeuse, Kaori souffla de nouveau de frustration. Que pouvait bien ressentir Ryô à ce moment-même ? Était-il en colère de ce qu'elle n'avait pas su réagir correctement lors du kidnapping et donc offert trop peu de résistance ? Regrettait-il de lui avoir confié certaines responsabilités, comme la surveillance de leur cliente ? S'inquiétait-il pour les deux femmes, de ce qu'elles traversaient loin de sa protection ? De l'avoir exposée plus que de raison ? Leurs retrouvailles seraient tendues, elle n'en doutait pas. Mais à aucun instant elle ne douta que leurs retrouvailles aient bien lieu…
- Retourne à ton poste, je m'occupe d'elle.
Un immense frisson avait devancé l'arrivée de Keiji dans la cour. Elle l'avait ressentie. Aussi fou que cela puisse sembler, elle avait clairement identifié l'aura de son geôlier avant que celui-ci ne la rejoigne. C'était la toute première fois; visiblement, sa sensibilité le concernant s'affinait. Lui tournant toujours le dos afin qu'il ne décrypte pas son trouble, la jeune femme se laissa envahir par une onde chaude, tout aussi malvenue qu'agréable et qui la pétrifia légèrement malgré ses efforts pour la dissimuler. Elle obtura ses paupières dans le dessein de regagner la maîtrise de ses émotions. Une nouvelle fois, elle leva le regard vers le ciel pour visualiser comme ses pensées s'étaient disloquées. Sectionnés les liens invisibles mais bien réels qui, quelques secondes auparavant, la reliaient encore à son partenaire; la nuit s'était fissurée tel un miroir brisé et on pouvait apercevoir les multiples fêlures si on y prêtait attention, le noir avait pâli, le vent s'était levé.
- Bonsoir, dit-il simplement pour lancer la conversation.
- Bonsoir, répondit-elle en entamant un demi-tour. Je pensais ne pas vous voir ce soir.
Son ton était aigre mais, lorsqu'elle fut complètement retournée et qu'elle put dévisager Keiji, la surprise arrondit ses prunelles. Une blessure sanguinolente barrait la figure lisse de son ravisseur.
- Il s'en est fallu de peu que vous ne me revoyiez plus jamais, se permit-il d'ironiser.
- Que s'est-il passé ? interrogea la nettoyeuse avec inquiétude, traversant rapidement la cour pour apprécier de plus près la balafre.
- Votre émoi me touche, persista-t-il dans le cynisme. Je ne vous savais pas si attachée à ma personne.
- Pppf, souffla Kaori avec dédain après avoir constaté qu'hormis la déchirure de sa joue, Keiji était indemne. Croyez-vous vraiment que ma sollicitude vous est destinée ? Que s'est-il passé ?
- Que croyez-vous qu'il se soit passé ? répondit l'homme dans une intonation équivoque. Une échauffourée, un combat, quelques tirs, une balle perdue.
- Y a-t-il… d'autres blessés ? osa-t-elle après quelques secondes où ses réflexions se percutaient dans son cortex.
Se pouvait-il que Ryô… ?
- D'autres blessés ? répéta-t-il lentement, souhaitant lire l'anxiété plus distinctement sur le visage de sa captive. Non, aucun.
Il disait vrai.
Dans un sourire, il venait de la rassurer. Aucune verbalisation sur l'action ou l'identité des adversaires n'était nécessaire. Et s'enquérir sur le sujet était s'exposer d'une façon ou d'une autre. Offrir à Keiji l'occasion de la voir inquiète pour Ryô, se montrer fragile à ce niveau; et c'était aussi douter de celui en qui elle avait une confiance absolue. Un échec de sa part n'était même pas envisageable.
Les chairs de la joue étaient béantes, suintantes, et Kaori présenta une moue disgracieuse.
- C'est pas très joli, confia-t-elle, s'aventurant en terrain balisé, ça nécessite des points de suture. Je vous conseille d'aller voir un médecin.
- Très bonne suggestion pour que je me fasse attraper, allégea-t-il en sortant un mouchoir immaculé de sa poche et en le plaçant contre sa pommette en guise de compresse. Une telle blessure n'attirerait pas l'attention d'un soignant, vous vous en doutez. Peut-être devrais-je aller trouver ce docteur parmi certains de vos amis ? Le Professeur, c'est bien cela ?
- Je disais ça pour vous…
- Cependant, je trouverai le moyen de me faire soigner, ne vous inquiétez pas.
- Je ne m'inquiétais pas, démentit la nettoyeuse, mais si vous avez ce qu'il faut sous la main, je peux le faire moi-même. Je maîtrise l'art de la couture et je me ferai un plaisir de m'exercer sur vous.
- Non merci, je ne vous fais pas confiance.
- Oh ! feignit-elle de s'offusquer.
Dans la chaleur feutrée de la petite cour, l'ambiance se détendait, peut-être même qu'une complicité s'immisça entre les deux protagonistes. Mus par une envie de sérénité, ou de calme avant la tempête, l'un et l'autre laissèrent place au silence et chacun prit appui sur un mur opposé. Ils s'observèrent alors de loin, laissèrent voguer leur regard sur le corps qui faisait face.
Bien qu'elle aurait juré le contraire si on le lui avait demandé, Kaori ne parvenait pas à ranger Keiji dans la catégorie méchant, et cela la contrariait. Elle avait parfois ce vilain travers, celui de vouloir mettre les gens dans des cases. Cela simplifiait les choses, il fallait le reconnaître. Aussi, parfois, s'amusait-elle à coller virtuellement des étiquettes sur les fronts des gens qu'elle connaissait ou qu'elle croisait. Une telle était une chipie hystérique, tel autre un naïf rêveur, la dame croisée tantôt était une besogneuse infatigable, quant à celui qui vendait les massues et chez qui elle s'approvisionnait était un fieffé voleur, roublard et grossier. Miki était une altruiste surexcitée, Reika une machiavélique sexy, Saeko était rangée dans la catégorie gentille incernable, une catégorie créée rien que pour elle. Mick fanfaronnait dans la case obsédé, en compagnie de son partenaire, Umi dans le calme, fort et phobique. Les yakuzas affrontés étaient systématiquement rangés dans la case fourre-tout méchants. C'était stupide et ridicule comme jeu mental et c'était nier la complexité humaine mais Kaori n'était pas dupe de son propre jeu, elle savait différencier le vrai du faux, le factice du réel, le profond du superficiel. Et elle avait parfaitement consciente que la couleur d'une âme était un camaïeu aux accents changeants, tout dépendait de l'angle d'observation mais aussi de la temporalité.
Cependant, Keiji était un élément inclassable pour elle. Il n'entrait pas dans la catégorie méchants et il était impossible de raboter ce qui dépassait pour l'y caser de force. Le problème, qu'elle ne pouvait nier, c'est que cet homme l'émouvait. Il l'agaçait, la provoquait, la mettait en colère, et beaucoup d'autres sentiments d'animosité, mais la réalité était qu'il l'émouvait dans une intensité qu'elle devait combattre. Une connexion entre eux s'était installée tant et si bien qu'elle souhaitait en apprendre davantage sur lui. Pour le ranger plus facilement, pour le détester dans les petites comme dans les grandes lignes, pour être en mesure de s'opposer à lui, de lui résister.
- J'ai bien réfléchi, vous savez…, relança-t-elle l'échange après quelques minutes. J'ai repensé à notre conversation d'avant-hier lorsque vous m'avez parlé d'Hideyuki.
Le front du yakuza se plissa imperceptiblement et il posa sur Kaori un regard intéressé.
- Mon frère n'était pas du genre à s'épancher, et encore moins sur moi. Il n'y a qu'à voir comme Ryô ou Saeko avaient peu d'informations me concernant quand ils m'ont rencontrée. Ils en savaient moins que vous, c'est dire ! expliqua la nettoyeuse sans quitter sa place contre le mur, les bras croisés dans le dos.
- Vous lui étiez très précieuse, je sais.
- J'étais tellement émue de ce que vous me rappeliez comme souvenirs heureux que je n'ai pas vraiment prêté attention à l'énormité de la chose.
- Je ne comprends pas, se tendit l'ennemi.
- Vraiment ? temporisa la rouquine.
Le face-à-face était étrange. D'un côté, l'habituelle frondeuse exposait son jeu avec finesse et calcul, l'avancée de certaines de ses réflexions; de l'autre, celui qui manipulait les cartes depuis le début écoutait avec fébrilité, presqu'appréhension. La fraîche blessure qu'il arborait sur le rebondi de sa pommette gauche n'était peut-être pas étrangère aux frissons qui l'envahissaient. Attentive aux réactions de Keiji, Kaori devina qu'il y avait plus à déterrer dans leur prochain duel que la hache de guerre.
- Ne trouvez-vous pas incroyable alors toutes les confidences de mon frère à mon sujet ? À vous, un étranger à notre famille, un homme qui ne comptait même pas parmi ses amis, asséna-t-elle en conscience.
- C'est vous qui dites que nous n'étions pas amis, se contenta-t-il d'intervenir.
- Les amis de mon frère se comptent sur les doigts d'une main, Keiji, et tous se connaissent; de près ou de loin. Or, d'après ce que nous nous sommes dits depuis le début de cette histoire, ni moi, ni Ryô, ni Saeko n'avons jamais eu vent de votre existence. Cela a de quoi laisser perplexe, non ?
Le mis en cause resta stoïque. Les paroles prononcées suintaient de bon sens et le plongeaient dans l'embarras.
- Beaucoup de questions sont soulevées, vous ne croyez pas ?
- Je suis pendu à vos lèvres, répondit-il dans un sourire. Quelles sont vos conclusions ?
Il ôta le mouchoir de sa joue, afficha ostensiblement sa blessure et, lentement, fit quelques pas vers Kaori. La distance qui les séparait s'amenuisa. La jeune femme tressauta et changea de position, elle décroisa les bras qu'elle avait dans le dos, se planta solidement sur ses pieds, prête à parer elle ne savait trop quoi, mais l'attitude du yakuza lui sembla menaçante. Devant la fébrilité de la nettoyeuse, le sourire masculin s'élargit.
- Je n'ai pas de conclusion, avoua-t-elle simplement tandis qu'il avait stoppé son avancée à quelques pas. Mais comme je vous le disais j'ai beaucoup de questions.
- Et puis-je y répondre ? s'enquit-il avec curiosité.
- J'espère bien… mais j'ignore votre degré d'honnêteté.
Le sourire devint rire sonore.
- Êtes-vous si naïve ? questionna Keiji en plantant son regard ambré dans celui de sa captive. Voyez où vous vous trouvez en ce moment-même, voyez comme je vous contrains, Chizu et vous. Voyez mes exactions depuis le début de l'affaire qui ne sont qu'une infime partie de tout ce dont je suis capable. Sans compter que vous n'imaginez rien de ce qui vous attend encore. Mon degré d'honnêteté, Kaori, est proche de zéro.
Une certaine lassitude, une déception, un agacement aussi montèrent aux joues de la nettoyeuse qui s'empourpra de colère devant l'homme qui la menaçait indirectement.
- Quand je vous ai croisé la première fois au cimetière, je n'ai pas ressenti votre dangerosité, ni votre animosité Keiji! Je vous ai même trouvé charmant. Oui, c'est vrai, je suis naïve à ce niveau-là mais j'ai développé un instinct plutôt fiable en ce qui concerne la nature humaine. Oui vous êtes dangereux, je ne le nie pas et vous avez très bien su masquer ce versant de votre personnalité, mais vous n'êtes pas que ça. Vous n'êtes pas un méchant. Mine de rien, vous avez démontré avoir certaines qualités… je veux dire… un peu d'empathie ou de gentillesse ou de prévenance… enfin quelque chose comme ça.
Sa tirade s'était envolée pour s'abîmer dans un murmure, un balbutiement. Keiji la fixait avec gravité, sourcils froncés, sourire évanoui. Une fois encore, il s'attardait sur les courbes du visage de la partenaire de Saeba; une fois encore, il souhaitait ardemment se les approprier. Envie déviante, presque pulsion, qu'il combattait.
- Pourquoi me regardez-vous comme ça ? aboya-t-elle, recouvrant comme par enchantement sa hargne naturelle.
- Quelles sont vos questions ? répondit-il durement, échappant au malaise.
Dans un mouvement rotatoire, elle se dégagea de la proximité immédiate de Keiji. Ce dernier la suivit du regard, conscient qu'elle souhaitait avant tout lui échapper.
Tout d'abord, tout ce que vous avez dit sur Hideyuki et moi est juste. Chacune des anecdotes que vous avez relatées est vraie et je m'en souviens parfaitement, expliqua-t-elle en se plaçant loin de son ravisseur. Ce qui signifie que vous ne mentez pas, il n'y a qu'Hideyuki qui a pu vous raconter toutes ces histoires nous concernant.
- Vous en doutiez ? rebondit-il, quelque peu vexé.
- Non… ce n'est pas ce que je veux dire, ne me prêtez pas de mauvaise intention... Partant de ce postulat, je peux légitimement m'interroger sur le pourquoi et le comment, continua Kaori.
Keiji se positionna contre le mur qu'elle venait de déserter et darda des prunelles sévères sur sa prisonnière.
- Si nous prêtons particulièrement attention à ce que nous avons échangé, vous et moi, et qui concerne mon enfance ou ma vie avec Hideyuki, il n'y a rien, absolument rien d'intime ou de croustillant, ni de grandes révélations. Toutes les histoires étaient mignonnettes, la perte d'une dent, ma propension maladive à sauver tous les animaux en détresse que je croise, mon fichu caractère, certains de mes talents, des moments de bonheur familial. Ça ressemble à ce que des millions d'autres filles peuvent vivre.
Elle respira un grand coup et avala sa salive. Consciente d'être sous le feu du regard ennemi, Kaori frissonna, mais poursuivit.
- Vous ne connaissez rien de lourd sur moi, rien de mes peurs, rien des laideurs de mon passé. Vous ignorez les secrets de ma naissance, le morbide, le noir, l'indécent, le honteux. Hideyuki ne vous a confié que le rose bonbon, que ce qui est insignifiant.
- L'insignifiant n'est pas rien.
- Oui, oui, je vous l'accorde. L'insignifiant est délicat, c'est la dentelle de notre existence. Je veux dire…
- J'ai compris ce que vous vouliez dire Kaori, gronda-t-il de cette voix qu'elle lui avait connu le jour de son enlèvement, ainsi que lorsqu'il s'adressait à ses hommes, une voix distante et retentissante. Vous voulez dire qu'Hideyuki ne s'est pas véritablement confié sur vous et que je ne vous connais pas. Mais… vous oubliez l'essentiel, le plus éloquent, l'indéniable, il m'a appris votre existence. Et cela, je pense que nous pouvons dire que c'est une confidence qui n'est pas anodine de la part de votre frère, je me trompe ?
Kaori loua la pénombre qui dissimula aux yeux sagaces le trouble de ses mains.
- Non, balbutia-t-elle. Vous avez raison.
L'argument que venait d'avancer son geôlier était effectivement indiscutable et pour le moins troublant. Tous deux se tenaient de part et d'autre de la petite cour, ils se regardaient mais ne se voyaient pas. Leurs esprits respectifs venaient d'être happés par de lointains souvenirs.
- Pourquoi ? questionna-t-elle en sortant de sa réflexion interne. Pourquoi un homme comme mon frère, taiseux et secret, farouche protecteur de sa vie privée, de sa sœur, s'est-il épanché avec vous ? Sur ce qu'il y a de léger et d'insignifiant, mais qui, quand même, ne représentait pas rien à ses yeux. Il a parlé de moi, Kaori, sa sœur. Il n'a pas menti, il n'a pas inventé, il s'est véritablement confié.
Le brun soupira profondément.
- Je vois que vous occupez votre temps à réfléchir Kaori, vous menez l'enquête.
- Autant que je peux le faire entre les quatre murs de ma cellule.
- Je suis impressionné, reconnut sincèrement le blessé. J'imagine que vous avez des réponses à ces questions.
- J'espérais que vous en auriez pour moi, tenta-t-elle avec un petit air audacieux et un haussement d'épaule.
Keiji sourit également, secoua sa tête en signe de fin de non-recevoir, et se détourna de la minaudeuse.
- C'est durant votre mission qu'Hideyuki et vous êtes devenus proches ? réattaqua-t-elle en collant aux basques de son geôlier.
- Effectivement.
- Pourquoi ?
Il stoppa brusquement et la nettoyeuse dut freiner pour ne pas le percuter. Lorsqu'il se retourna, son visage reflétait un profond ennui.
- Parce qu'il le fallait, certainement. Votre frère est venu me chercher parce que j'avais une connaissance aigüe du milieu local. Pendant plusieurs semaines, lui et moi avons partagé notre quotidien.
- C'était une mission dangereuse ?
- Rien qui puisse effrayer City Hunter, souffla le brun dont l'exaspération perçait dans la voix.
- Pourquoi mon frère en est-il venu à vous parler de moi ?
Les deux se faisaient face. Keiji détestait la tournure que prenaient leur échange du soir mais il ne souhaitait pas y mettre fin; le temps qu'il partageait avec Kaori lui était étrangement agréable.
- N'avez-vous pas une idée ?
Un instant, le brouillard envahit la caboche rouquine têtue. Une autre question lui brûlait les lèvres. Peut-être que les réponses étaient liées d'ailleurs. Peut-être même était-ce la même réponse…
- Il voulait gagner votre confiance ? proposa-t-elle alors, frappée d'illumination.
L'ennemi rechignait à l'accompagner sur la voie de la vérité, il lui fallait donc tâtonner, s'engager, renoncer aussi, mais elle devait, quoi qu'il en coûte, s'aventurer là où lui refusait d'aller.
- Gagner ma confiance, endormir ma méfiance, éclaira-t-il, les dents serrées.
Voilà des vérités qui pouvaient se révéler dérangeantes.
- Pourquoi ?
- Allez savoir…
- Vous m'agacez avec vos réponses qui n'en sont pas ! se dépita-t-elle.
Brusquement, deux mains puissantes et agressives l'agrippèrent par les épaules et la projetèrent contre le mur à plusieurs pas derrière elle. Le choc lui coupa la respiration et lui arracha un rictus de douleur. Tant de promptitude et de sécheresse dans le geste; elle n'avait rien perçu, ni l'intention, ni l'élan. Surprise, elle interrogea du regard l'homme qui venait de la brusquer et qui la maintenait toujours fermement. Son visage était impassible mais sombre, la blessure avait séché et commençait à former de vilaines croutes sur la joue, accentuant davantage le malaise induit. Soutenir son regard n'était pas aisé mais la nettoyeuse se fit violence pour ne rien laisser paraître de son appréhension.
- Vous m'agacez tout autant avec vos questions, grommela-t-il en écho. Je ne vous apprends rien en vous disant que je n'ai pas toujours été un garçon très fréquentable. Lorsque nous avons travaillé ensemble, je suppose qu'Hideyuki a ressenti le besoin de me rassurer… de gagner ma confiance… de s'assurer de ma fiabilité. Oui, disons cela ainsi.
- Vous insinuez qu'il a tenté de vous manipuler ?
- Je n'insinue rien, je me fiche de ses intentions passées.
Keiji relâcha ses entraves et s'éloigna de quelques pas. Sa démarche nerveuse trahissait un émoi inexplicable.
- Je suis désolé, je ne voulais pas vous brusquer... Vous voyez bien que je suis un méchant, tenta-t-il d'ironiser.
L'intensité dramatique de l'instant n'échappa pas à la nettoyeuse. Bien que brève et évasive, leur discussion les entraînait vers des révélations qu'elle devina essentielles à la compréhension de l'affaire qui opposait City hunter à cet ennemi peu commun.
Elle mesura aussi les réticences de Keiji à évoquer le sujet – quel sujet exactement, elle n'en savait rien – le besoin d'adoucir le propos, de soulager certaines tensions avant d'être en capacité de répondre à nouveau à ses sollicitations. Mais elle ne baisserait pas les bras, elle ne renoncerait pas à sa quête de vérité. Voilà la mission qu'elle devait accomplir durant le temps de sa captivité : faire la lumière sur les actions passées, sur les sources de la haine de Keiji à l'égard de Hide et de Ryô. Peut-être même serait-elle en capacité d'enrayer la machine avant que celle-ci ne s'emballe, avant que le pire n'advienne.
- Oh alors c'est pour ça, je comprends mieux, rebondit-elle sur un ton plus léger, affichant sa volonté de dédramatiser temporairement leur face-à-face.
Il la considéra en plissant les yeux, suspectant la survenue d'une nouvelle remarque acerbe, c'est qu'elle était redoutable dans ce domaine. D'un lent mouvement rectiligne, du bout de l'index, elle traça une balafre invisible sur sa propre joue. Adhérant à la respiration proposée, le mis-en-cause haussa les épaules et offrit le plus désarmant des sourires.
- Ben ouais, reconnut-il en empruntant un accent qui se voulait représentatif d'un accent de méchant. J'ai toute la panoplie maintenant.
- Il est clair que vous n'avez plus rien à envier à Albator.
Un sifflement goguenard résonna dans la cour, attirant le regard interloqué de Kaori. Que lui voulait donc le merle moqueur ?
- Albator est un gentil Kaori, se gaussa Keiji avec emphase. Mettez à jour vos références. Mais je prends très positivement votre comparaison flatteuse qui sous-entend que mon charisme égale celui du corsaire de l'espace.
- Argh, s'étrangla la nettoyeuse, feignant l'apoplexie. Je me suis bien vautrée sur ce coup-là, vous avez raison; m'enfin vous comprenez où je veux en venir. Vous possédez dorénavant la marque suprême de l'infamie, la cicatrice sur le visage.
- Je suis défiguré, souffla le yakuza. Pauvre de moi…
Un nouveau silence s'invita entre eux pendant que, éloignés de plusieurs mètres, ils s'observaient intensément.
- Scar, le Jocker, Kilo Ren, voilà des méchants à la face entaillée auxquels j'aurais dû vous comparer.
- Mais vous avez préféré Albator, votre cœur parle pour vous.
- Pppfff, n'importe quoi, gloussa la rouquine pourtant légèrement grisée par la conversation.
- Il faut donc croire que l'habit fait le moine. La cicatrice fait le méchant, résuma le yakuza.
- Je ne crois rien de tout ça, avoua-t-elle, attirant un regard intéressé. Il est des symboles…
Emplie de scrupules, elle n'osa aller plus loin dans sa réflexion. Qu'était-elle sur le point de dire ? Une nouvelle fois tenter d'apaiser l'homme qui la maltraitait ? Lui laisser croire qu'elle l'appréciait ?
L'appréciait-elle ?
Non, bien sûr que non, elle devait le haïr, dans la même mesure que lui haïssait City Hunter.
La réalité semblait pourtant tellement opaque et indiscernable. Ne se cachait-elle pas simplement derrière de nobles et professionnels prétextes pour l'amadouer, nouer avec son ravisseur une relation indéfinissable et coupable ? Car c'était bel et bien ce qu'elle tentait de faire ! Elle ne trompait qu'elle-même avec ses mesquines excuses ! Quelque part, elle pactisait avec le Diable, elle créait des connivences, allait jusqu'à plaisanter avec lui.
Tandis qu'elle prenait conscience de l'immoralité de la situation, la nettoyeuse sentit un enraidissement gagner peu à peu ses membres, l'air qu'elle respirait s'épaissit, se gorgea d'une odeur viciée, vint agresser ses poumons. La chaleur sur sa peau, malgré l'obscurité rafraîchissante, devint moiteur insupportable, colla les vêtements sur son corps. Le malaise guettait. Le faciès ennemi se crispa, le regard d'ambre ne pouvait ignorer les bouleversements subis par sa prisonnière.
- Regardez-moi, prononça-t-elle avec un mépris non dissimulé pour elle-même, les yeux pourtant baissés vers le sol, renonçant au contact visuel avec celui qu'elle interpellait, je devrais tout tenter pour m'échapper, ourdir un plan pour vous anéantir, vous vaincre. Je devrais vous donner du fil à retordre et non pas vous faire poliment la conversation dans le peu de commodité que vous m'offrez. Cette cour de merde. Vous me maintenez enfermée toute la journée, vous retenez ma cliente, vous voulez tuer mon partenaire, vous manigancez je ne sais quoi et je reste parfaitement docile.
Keiji n'ouvrit pas la bouche, se contenta de scruter fixement celle dont on pouvait croire qu'elle ployait sous les remords. Regardez-moi, avait-elle réclamé. Il s'exécutait, ne pouvait la lâcher du regard.
Les épaules se relevèrent, puis le front reparut, les yeux ensuite, armés de volonté, frondeurs et vindicatifs, la bouche enfin, des babines menaçantes presque, retroussées et tremblantes. Lorsque le bras s'éleva, Keiji sut que Kaori repartait au combat. Il ne broncha pas lorsqu'elle approcha dangereusement, lorsqu'elle pénétra ses orbes de la dureté de ses prunelles acajou, lorsque ses mots claquèrent. À la recherche de la vérité.
- J'ai mes raisons pour agir de la sorte avec vous, ne vous méprenez pas. Je veux juste gagner votre confiance, endormir votre méfiance, vous comprenez ? cracha-t-elle avec véhémence et rudesse, détachant chacun de ses mots.
Mots qui avaient déjà été prononcés quelques minutes auparavant lorsqu'il avait fallu justifier les confidences d'Hideyuki au sujet de sa sœur. Mots qu'elle lui resservait en employant le ton le plus sec dont elle était capable.
L'objectif de Kaori était clair, jeter de l'huile sur le feu, jeter des ponts branlants entre le passé et le présent, elle devinait Keiji sensible sur ce point précis. Se heurter à son ennemi, le provoquer…
- Vous y parvenez fort bien, reconnut sans feinte le jeune homme.
Délibérément, elle resta sourde à la confession bien moins anodine qu'il n'y paraissait.
- J'espère que ça vous déplaît que je relance le sujet, persista la nettoyeuse, l'air mauvais.
Il ne prit pas la peine de répondre, ce qui eut le don d'attiser les flammes dansant dans le ventre de la moitié féminine de City Hunter.
- Mais une autre question me taraude Keiji et je la crois fondamentale. J'en exige une réponse, êtes-vous prêt à me la donner ?
- Quelle question ? demanda-t-il sans façon.
- Pourquoi avoir partagé avec moi toutes ces anecdotes sur ma vie, mon enfance avec Hide ? Quel intérêt pour vous de me raconter tout cela, je veux savoir.
Les yeux habités de lumière ambrée s'écarquillèrent légèrement. Une tentation de diversion fusa rapidement, mais Keiji la repoussa aussi vite qu'elle s'était suggérée. La question était bien légitime. Qu'avait-il à gagner dans les révélations qu'il avait faites à la sœur de Hide ?
- Je n'en sais rien, confessa-t-il sincèrement.
- Trop facile, cingla-t-elle.
- Non, ne croyez pas cela. Ne croyez pas que je ne m'interroge pas.
- Vous souhaitez gagner ma confiance, endormir ma méfiance ?
- Pour quelles raisons ? répondit-il par une question. Je suis sincère avec vous Kaori, je me moque…
Il s'interrompit une seconde avant de reprendre, dans le souci d'être transparent mais aussi de choisir ses mots. Être parfaitement honnête lui parut essentiel à ce moment de leur échange.
- Pourquoi voudrais-je endormir votre méfiance ?
- Parce que je fais partie du plan, lâcha-t-elle tout de go, dans un ton prophétique. Vous comptez m'utiliser pour faire du mal. Certainement qu'à un moment ou à un autre, j'aurais un rôle à tenir.
La glaciation que sa tirade venait d'engendrer tandis que l'atmosphère était étouffante conforta la nettoyeuse qu'elle était dans le vrai.
- Vous comptez vous servir de moi ? balbutia-t-elle tandis qu'elle combattait un vertige. Que projetez-vous exactement ?
- Rien qui ne nécessite ma présence auprès de vous chaque jour, rien qui ne m'oblige à me rapprocher de vous, rien qui justifie tout ce que j'ai pu vous confier jusqu'à aujourd'hui, scanda le jeune homme dans le dessein d'apaiser les doutes de Kaori.
À nouveau, les mains du yakuza s'étaient saisi des épaules réfractaires au rapprochement et les pressaient avec passion. La convaincre, la rassurer, la consoler d'une certaine manière.
- Lâchez-moi, ordonna-t-elle en se libérant des poignes possessives, mais sans s'éloigner de Keiji. Pourquoi alors ? Pourquoi vous liez-vous à moi ?
- Je m'expose et me compromets en vous accompagnant au quotidien. Au moins tout autant que vous le faites. Je ne devrais pas céder à la curiosité de vous connaître, je n'ai rien à glaner auprès de vous, je ne vous manipule pas, ne vous méprenez pas sur mes intentions.
Perdus dans une contemplation réciproque malaisante, nul n'osa avancer quoi que ce soit. Kaori réfléchissait à toute vitesse et se perdait dans des conjectures abracadabrantesques, perdait le fil de raisonnements infondés.
- Je vous plais ? parla-t-elle tout haut, se surprenant elle-même de son audace.
La surprise était partagée, Keiji demeura muet quelques instants, éberlué, avant d'afficher un terrifiant sourire.
- Êtes-vous en train de grandir Kaori ?
- Je n'ai pas besoin de grandir !
- Croyez-vous cela ? se contenta-t-il de questionner.
La rouquine opposa une mine contrite, des sourcils froncés de désapprobation.
- Vous ne me plaisez pas !
Keiji roucoula de moquerie. Fallait-il croire à son indifférence ?
- Mais je suis à votre goût, osa-t-il en s'approchant dangereusement de la rouquine et en se penchant au plus près du visage qui peinait à cacher son trouble.
- Peut-être qu'avant cette vilaine balafre, j'aurais pu vous trouver un certain charme, brocarda la jeune femme dans un souci de hâblerie.
Un léger soupir transperça les lèvres railleuses et Keiji se redressa de toute sa stature, instaurant de fait une nouvelle distance entre sa captive et lui, mais il ne daigna pas s'éloigner ne serait-ce que d'un pas.
- Il faudra remercier celui qui m'a fait ça, alors ! prononça-t-il froidement en pointant sa blessure. Il nous éloigne l'un de l'autre.
Une brise fraîche dénoua l'émotion dans le ventre de Kaori. Est-ce qu'il jouait ?
- Qui est-ce ?
Sa question resta sans réponse, évidemment. Le brun s'était détourné, prenait le chemin de la sortie.
- Il est temps de rentrer, déclara-t-il autoritairement.
- Non, interjeta-t-elle.
Vivement, Keiji fit volte-face pour la menacer du regard avant de déclarer :
- Ne m'obligez pas à user de la force. Si vous ne me suivez pas de votre propre chef, demain, vous resterez en cellule.
- Je ne suis pas dupe du petit jeu que vous instaurez entre nous, feula-t-elle en passant près de lui.
- Je ne suis pas dupe du vôtre, rétorqua le ravisseur en la suivant du regard.
Lorsque Kaori fut à sa portée, il la saisit violemment par le poignet, la contraignant à le regarder; ce qu'elle fit avec toute l'indifférence et le dédain possibles. Cependant, alors qu'elle s'y était préparée, il ne la menaça pas, ni ne la rabroua, ni ne l'invectiva. Seules ses prunelles brûlant d'un feu ardent et colère lâchèrent sur elle le poids des non-dits. La nettoyeuse résista à l'envie de tendre de nouveau leur échange et accepta le dialogue muet qu'il lui imposa. Comme son partenaire, elle demeura d'une impassibilité royale, la mer était calme dans ses yeux, son front paraissait glacé, ses joues lisses et figées. Elle put lire une certaine déception dans le regard ennemi et en ressentit une jouissive satisfaction qui fit trembler sa bouche.
- Je suis City Hunter, affirma la jeune femme d'un ton péremptoire, sachant que la contrariété de son geôlier s'en trouverait décuplée.
- Pas pour moi, confessa-t-il sans animosité.
- Qui suis-je pour vous, alors ? demanda-t-elle sérieusement.
Les sourcils se froncèrent en guise de réponse et il la libéra, dénoua les doigts autour de son poignet. Mais, au lieu de se diriger vers la porte comme il s'y était attendu, Kaori se précipita au fond de la cour, trouva réconfort contre le mur.
- Terminons notre conversation, s'il-vous-plaît, implora-t-elle.
L'homme souffla mais ne montra aucun signe de nervosité.
- Ensuite, je serai plus docile qu'un mouton rentrant à la bergerie, plaisanta-t-elle doucement.
Des montagnes russes. L'un et l'autre s'entraînaient dans des montagnes russes vertigineuses. Le chaud et le froid se succédaient, ils s'affrontaient, se réconfortaient, s'apprivoisaient dans un décor cafardeux.
- J'ai parfaitement conscience de ce que je vous inflige, reconnut-il en guise d'accord implicite à la demande de sa captive. C'est très difficile. Surtout pour une femme comme vous à l'activité débordante.
- Offrez-moi une distraction alors.
Un nouveau petit sourire s'installa au coin des lèvres de Keiji. Qu'était-elle donc encore en train d'inventer ?
- À quoi pensez-vous ?
- Je m'ennuie terriblement et j'ai besoin d'exercice. Peut-être pourriez-vous organiser un entraînement entre vous et moi ?
- Un entraînement ?
- Physique… oui.
- Un entraînement physique ? Vous voulez vous battre contre moi ? questionna-t-il dans un hoquet conquis.
- Non, pas me battre, mais vous avez vous-même relevé mes lacunes concernant le corps-à-corps alors apprenez-moi.
Ses joues picotaient terriblement, son cœur résonnait contre ses côtes et lui était estomaqué. La dernière tirade le laissait pantois. Mais il ne lui fallut que quelques instants pour exploser de rire.
- Trop d'interprétations m'assaillent, chère demoiselle. Heureusement que je vous sais dénuée de tout sens amoral, sinon je prendrais votre proposition pour une invitation.
Elle se mordit la lèvre inférieure devant lui.
- Je vous ai déjà dit ne pas être dupe de votre petit jeu Kaori, corrigea-t-il gentiment. Mais je comprends votre envie de vous mesurer physiquement à moi. Pensez-vous être capable de me vaincre ?
- Vous seriez surpris, n'est-ce pas ? renchérit-elle consciente de son audace. Cependant, je ne veux pas me battre mais m'entraîner.
- Hum, vous voulez tester mes limites ? C'est très tentant.
- Alors laissez-vous tenter, provoqua-t-elle encore dans un étourdissement.
La chaleur investit les joues de l'ennemi et Kaori se troubla devant le spectacle inédit.
- Qu'ai-je à y gagner ? s'engagea-t-il lentement dans le piège.
- Enseigner à City Hunter.
- Intéressant, se plut-il à reconnaître.
- Et si, par miracle, je gagnais, vous libéreriez Chizu.
- Ah, voici donc votre plan Kaori, susurra-t-il. Vous n'avez aucune chance, vous savez.
- Vous voilà ferré tout de même.
- Curieux, oui, je l'admets.
- Et moi je me défoulerais un peu, j'en ai besoin. Demain ?
- Je vais y réfléchir, consentit-il, appâté par il ne sut trop quel challenge.
La journée était véritablement singulière. Il s'était heurté au danger dans une violence inouïe, affrontant Saeba, le vainquant d'une certaine façon. Mais il avait risqué sa vie sans même considérer la mort comme un problème. Cette attitude était habituelle chez lui, il était déjà mort à l'intérieur, c'était comme une gangrène qui le bouffait. Le vide régnait. Son existence n'était désormais vouée qu'à la vengeance et peu lui importait le prix à payer. Pourtant Kaori Makimura bousculait ses certitudes, l'obligeait à s'exposer. Non pas dans un combat frontal, quoiqu'elle venait de lui en proposer un et qu'il était en passe de l'accepter, mais dans une remise en question profonde de son essence, de ses désirs, de ses choix.
- Pourquoi ai-je été le sujet ? captura-t-elle son attention à nouveau. Je ne comprends pas pourquoi mon frère a choisi de me mêler à ses confidences ?
Un frémissement secoua le corps de Keiji. Il releva le regard vers elle pour tenter d'apprécier ses intentions. Voilà donc le chemin qu'avaient emprunté les pensées de Kaori quand lui s'était aventuré sur le terrain de ses plus grandes faiblesses.
- Vous n'ôtez donc jamais vos gants ?
- Voyons Keiji, ai-je d'autres alternatives ? Mettez-vous à ma place.
Il l'observa longuement avant de s'incliner.
- Je ne comprends pas votre question.
- Admettons que Hide ait voulu gagner votre confiance et que, pour y parvenir, il vous ait éclairé sur sa propre vie. D'où les confidences…
- Je vous suis, admit Keiji qui venait lui aussi de s'adosser contre le mur opposé de la petite cour.
- Pourquoi ai-je été le sujet ? Pourquoi moi, et pas son job, ses collègues, Saeko ?
Un rictus déforma le sourire de Keiji.
- Parce que c'était à propos, confia-t-il, non sans afficher ses réticences.
- Comment ça ?
- Parce que, comme lui, la personne qui comptait le plus pour moi était ma sœur. Il avait trouvé le sujet idéal pour lier connaissance, pour que je lui accorde ma confiance.
- Hide n'était pas calculateur comme vous le prétendez, je n'y crois pas, défendit-elle.
- Kaori, soyez lucide, je ne suis pas qu'un méchant mais Hide n'était pas qu'un gentil !
Un silence embarrassant insinua le doute.
- Vous avez une sœur ? décida-t-elle de se recentrer sur le sujet principal.
- Vous me faites d'ailleurs beaucoup penser à elle, manipula à son tour Keiji, le visage sérieux.
Un O parfait alluma le sourire de Kaori.
- Ah oui, vraiment ?
- Oui, modula-t-il, votre volonté à ne voir que le bon chez une personne. Et puis quelques intonations, des attitudes, certains de vos sourires.
La rouquine restait sans voix, quelque humidité voila son regard.
- Je lui ressemble ? répéta-t-elle tout haut, troublée par l'aveu.
- D'une certaine façon, oui.
Analyser les nouvelles expressions de Keiji était ardu, tout comme la crispation de son corps, ses coudes serrés, la tension dans ses épaules. Il ne faisait aucun doute pour Kaori qu'elle tenait une piste sérieuse concernant leur affaire. Cependant, la sensation d'être seule au monde avec cet homme mettait à mal nombre de ses bonnes intentions.
- Comment s'appelle-t-elle ? reprit-elle du service.
- Hana, consentit-il à prononcer dans un murmure.
Il échappa toutefois au regard sagace de Kaori pour s'attarder sur les lézardes du mur à côté de lui. Dévier son attention, maîtriser ses émotions, garder le contrôle de leur échange. Pourquoi acceptait-il cette épreuve ? En quelques secondes, la jeune femme venait de faire voler en éclat sa plus terrible résolution : ne plus jamais évoquer Hana. Comment, d'ailleurs, avait-il osé prononcer son prénom ? Après ce qu'elle avait enduré, par sa faute !
- Hana, murmura-t-elle en écho, se réappropriant l'attention de son ennemi. C'est très joli.
Il déposa sur elle un regard noir. Noir comme la nuit, noir comme celui de son partenaire. Elle déglutit. Une boule d'aigreur venait de se nouer dans sa gorge, gênant jusqu'à sa respiration.
- Mon frère l'a-t-il connue ?
Silence.
- Keiji ?
- Oui.
Elle réfléchissait. Fallait-il creuser par là pour comprendre ?
- Ont-ils été amants ?
- Taisez-vous ! gronda-t-il, ses nerfs s'échauffant. Bien sûr que non, il n'y a pas d'histoire d'amour dans cette affaire ! Mais ils étaient amis.
La boule dans sa gorge se fit lave.
- Enfin, je croyais, laissa-t-il échapper.
- Est-elle… ? devina la nettoyeuse sans oser verbaliser plus précisément sa pensée.
- Elle est décédée il y a de nombreuses années, oui, confirma-t-il d'une voix redevenue neutre, comme s'il était anesthésié.
- Je suis désolée, déclara-t-elle sincèrement.
Il offrit un pâle sourire.
- Que lui est-il arrivé ? s'obstina-t-elle dans la quête de la vérité.
Un long soupir se fit entendre. Visiblement, les réminiscences étaient douloureuses. Cependant, lorsqu'il planta ses prunelles sombres dans celles de sa prisonnière, il y lut toute la détermination dont elle avait fait preuve depuis qu'il l'avait rencontrée. Décision fut alors prise de la heurter. La heurter pour lui faire mal, pour la culpabiliser de lui faire mal à lui aussi. Il la savait si sensible sur le sujet.
- Elle a été… massacrée, lâcha-t-il violemment, sans quitter Kaori des yeux, scrutant sa réaction.
Celle-ci ne se fit pas attendre. Un blêmissement balaya tout son visage, y déposant un voile d'affliction, ses sourcils se contractèrent, ses lèvres se plissèrent de contrariété, celle d'avoir créé de la contrariété en creusant la boue. Et c'est un regard plein d'empathie qu'elle déposa sur Keiji.
Les détails sordides assaillaient la mémoire de l'ennemi de City Hunter, bien malgré lui. Le calvaire de sa sœur adorée, insupportable à imaginer, lui tordit la face et la nettoyeuse put y lire toute l'horreur des supplices qu'avait endurés Hana. Il se colla un peu plus au mur, ne cherchant pas pour autant à dissimuler l'intensité de son chagrin.
- C'est horrible, souffla-t-elle, consciente de son inconvenance… Hide ?
Elle se devait de poser la question. Elle connaissait la réponse mais elle ressentait le vif besoin de l'entendre.
- Quoi ?... Non, Hide n'est pas un tueur de femme, éluda-t-il.
- Qui ? osa-t-elle avant de se reprendre, consciente d'aller trop loin dans ses questions.
Elle ne termina pas sa phrase. Il comprit qu'elle n'attendait pas de réponse. Lentement, mais résolument, Kaori s'avança vers l'homme qui l'avait kidnappée et qui la maintenait captive, poussée par le réconfort qu'elle souhaitait lui apporter, consciente de ce qu'il avait accepté pour satisfaire sa quête de vérité. La culpabilité de le supplicier se lut sur son visage et Keiji en devina les grandes lignes. Oui, elle lui était déchiffrable et il se surprit à être ému du don qui lui échoyait.
Adossé contre le mur, les mains calées dans son dos, immobile, il suivit avec une certaine confusion l'approche de la jeune femme. Sa démarche féline et franche l'intimida légèrement. Lorsqu'elle se trouva à un souffle de lui, elle stoppa et lui offrit un regard compatissant, un sourire consolateur. Dans un élan de tendresse, elle tendit une main timide puis la posa délicatement sur la joue déchirée.
Souhaitant s'abandonner quelques instants à la douce étreinte, acceptant le contact et la chaleur réconfortante qu'elle lui offrait, il ferma les yeux. Puis les rouvrit brusquement pour les arrimer au regard noisette qui le caressait avec bienveillance. La lueur intense qui y dansait fit trembler les jambes de la nettoyeuse. Une vague de peur la submergea. Sans baisser ou dévier les yeux, Keiji se saisit doucement de la paume qui lui brûlait la joue et, dans une lente et lascive provocation, déposa un baiser incandescent à la naissance du poignet, obéissant au désir lancinant qui le taraudait depuis des jours.
Kaori crut s'évanouir sous le choc. Elle s'empourpra. Son cœur résonna dans tout son être et l'air eut du mal à se frayer un chemin dans sa gorge. Son ventre se mit à palpiter, à vibrer, à danser. Ses yeux s'abandonnaient toujours au regard de braise qui ne relâchait pas son emprise. Bien que souhaitant hurler son non-consentement, elle glissa avec délice dans l'interdit et… consentit. Elle céda sans véritable combat. Une douceur moite parcourait son poignet et faisait naître de merveilleux frissons dans tout son bras. C'était dévorant ! Elle aurait voulu se soustraire au baiser, oui dans l'absolu elle aurait aimé en avoir le courage. Mais de courage, de force, ou de volonté, elle n'en eut pas une once. De délicieuses sensations irradiaient dans son corps en tout sens, telles des ondes folles à la surface lisse de l'eau. Les répercussions étaient dantesques. Le désir ? Hallucinée, elle se vit bientôt inciter Keiji à poursuivre le long de son bras par une simple pression. Que lui arrivait-il ? Elle s'arracha du fascinant spectacle du regard en feu de son ennemi pour s'attarder sur les lèvres moelleuses qui se régalaient de sa paume. Elles œuvraient avec une telle voracité, tant de talent. Là, elles remontaient dangereusement, obéissant à sa muette requête. Elles s'appropriaient le terrain conquis. Paralysée par le plaisir coupable, envahie de bouffées chaudes et lourdes, Kaori tomba en extase devant l'indécence de la scène. La bouche veloutée qui baisait son bras. Sa bouche…
