JIAYI N'AIME PAS RECEVOIR CHEZ ELLE.

Enrobée de mousse et encagée dans du lierre, la vieille demeure qu'elle appelle malgré elle sienne se cache des regards acérés du beau monde derrière un perpétuel rideau de brume et de gèle.

C'est un manoir aussi rustique et solide que les bois enneigés dans lequel il est jeté ; un peu à la manière d'un cadavre que l'on veut faire disparaître. Dans son atmosphère sépulcrale et lourde d'humidité, il porte les teintes du chagrin et la senteur de la mort. En ces terres désolées, l'herbe ne pousse pas et la terre vaseuse se vêt toute l'année durant d'un épais manteau de poudreuse. Un calme presque lugubre engloutit les lieux. À des kilomètres à la ronde, il n'y a pas âme qui vive ; pas l'ombre un lièvre ou une pixie.

Ici, il ne s'agit ni d'accueillir les couleurs du printemps ni les fiacres guindés d'un noble.

Pourtant, en un matin gris, particulièrement morose, droite comme un piquet dans la grande cour, Jiayi se prépare malgré tout à accueillir quelqu'un. Elle s'est levée tôt, aujourd'hui. À peine l'aube arrivée, elle s'est elle-même tirée des bras de Morphée pour sommer dans un bâillement sa camériste ; seulement pour se baigner et enfiler une robe de mousse et de dentelle juste assez onéreuse pour glisser sur la rétine critique d'aristocrates. Et c'est alors sans une miette de pain dans l'estomac qu'elle a dû s'improviser maîtresse de maison.

Surveillant les allées et retours des soubrettes des halls au grand salon, elle a examiné avec une attention méticuleuse les plats et l'argenterie que l'on doit présenter à la table du petit-déjeuner. Une flopée continue de soupirs dans la bouche, elle s'est regardée dans le parquet bien ciré et a veillé à marcher sur la pointe des pieds sur les tapis fraîchement brossés. Ce fut une drôle de sensation ; que de voir les dorures des murs et des bibelots scintiller sous la lueur des cristaux incrustés au plafond. Elle crut redécouvrir la maison de son enfance, et ça s'est avéré beaucoup plus pénible que prévu.

Ce qui aurait pu être a menacé, l'espace d'un instant fugace, de lui manquer. Elle fait vite de taire la mélancolie en la muant en embarras.

Elle aurait préféré ne jamais laisser quiconque mettre les pieds ici. Pour préserver l'once d'honneur qu'elle croit encore avoir. Pour apaiser la honte mortifiante qui pèse sur le cœur malade de son père. Toutefois, elle ne peut pas se dérober à la demande de son précepteur pas plus qu'elle ne peut refuser de le recevoir ici le temps d'un après-midi. Il connaît depuis voilà un moment sa situation ; elle n'a plus grand-chose à lui cacher.

Cela ne la rend pas moins nerveuse et gênée. Elle garde bon gré mal gré la tête haute, et dirige ses quelques attendants avec une poigne de fer dans des gants de velours. Comme il le lui a appris.

Rajustant la fourrure déposée sur ses épaules tendues pour la protéger de la morsure du froid, Jiayi ne quitte pas du regard l'attelage tant attendu lorsqu'il apparaît au-delà des grilles en fer forgé. Elle inspire doucement l'air frais comme pour se pacifier. Son souffle se morcèle en buée.

Fier et luisant, le carrosse ne porte pourtant aucune armurerie. À son front, deux juments au regard vif dont les muscles roulent sous une peau de miel. Le clapotis régulier de leurs sabots couvre le sifflement du vent. Les roues finissent par se figer et les bêtes par ronfler.

L'espace d'un battement de cils, Jiayi hésite sur comment saluer son invité. Si elle côtoie chaque année des nobles venus d'ailleurs lorsqu'elle étudie à l'Académie, elle n'est pas certaine de l'approche à adopter lorsqu'on en salue un hors des terres neutres ; elle ne sait pas trop qui doit se plier aux coutumes de l'autre. Pourtant, si elle est un furtif moment mal assurée, elle n'en montre rien et présente ses salutations sitôt les pieds de l'homme posés sur le sol givré. Sa langue maternelle roule sur son palais.

« Je vous présente mes hommages, Lord Zhongli. »

Les mains jointes sur ses jupes d'émeraude, elle plie respectueusement l'échine et fixe ses prunelles onyx ses talons les plus dispendieux et inconfortables.

Bien qu'il n'a jamais révélé sa véritable place au sein de l'aristocratie de Liyue, Zhongli semble être un noble important, et surtout entouré de mystères. Sa voix grave et chaude est lourde de secrets et d'élégance. Jiayi l'a toujours comparée à la surface calme d'une eau profonde.

Avant que les griffes du chagrin ne coupent son père de la réalité, il s'est présenté à sa porte, et a demandé au chef de ce qui peut difficilement être qualifié de "famille" la tutelle de Jiayi en haute société. Sous son aile, elle a pu apprendre les bases de la magie puis s'enrôler à l'académie et commencer des études qu'elle mène désormais brillamment. Arrivé de nulle part, le mage a toujours eu un air d'ailleurs. À travers ses yeux d'ambre, une vieille âme perçante et pragmatique semble surplomber le monde et veiller dessus.

Si Jia est heureuse de le voir, elle se réserve de le montrer ; après tout, ils ne sont qu'un peu plus que maître et disciple. Garder à l'esprit que c'est davantage un affidé qu'un allié lui est toujours ardu après tout, Zhongli n'a jamais été que bienveillance à son égard. Les limites sont vagues, brouillées, et la jeune mage oublie un peu trop souvent que sa vie est pourtant entre ses mains.

Il connaissait tous ses secrets avant même qu'elle ne voit son visage - enfin, presque tous ses secrets. Il reste que de son côté, Jia est dans le noir absolu à propos de lui et de son linéage. Elle n'a connaissance de lui que comme l'élégant Zhongli, au goût prononcé pour les dépenses outrageuses et aux manières impeccables.

C'est d'ailleurs pour sa maîtrise irréprochable de l'étiquette qu'elle s'est tant inquiétée en recevant une missive impliquant une visite sous un délai peu orthodoxe. Nul besoin de connaître le véritable poids de son nom ou la profondeur de ses abysses pour savoir que ce n'est pas dans ses habitudes.

« Jiayi. » la salue-t-il d'un ton composé, noble, presque royal. « Je m'excuse pour mon impolitesse. J'espère que ma notice soudaine ne t'a pas trop surprise. J'ai bien peur que ce soit quelque chose que je ne pouvais pas repousser davantage

Pour être surprise, elle l'est ! Mais par-dessus tout, Jia est pleine d'espoir. Aujourd'hui, elle espère que la requête qu'il a mentionnée dans sa brève missive peut alléger ses dettes ; ne serait-ce qu'un tantinet. Juste assez pour qu'elle puisse se sentir apte à le servir, et à un jour le repayer.

Et puis, dire que ses pensées sont dépourvues de toute curiosité serait un vilain mensonge.

À travers le ton courtois et presque chaleureux de son précepteur, Jia y lit quelque chose de plus grave. De plus sérieux. Elle ne s'accorde pas de temps pour creuser cette idée et se relève enfin à la place ; un sourire poli et lisse collé à ses lèvres poudrées.

« Non, pas du tout. C'est un honneur de vous accueillir ici. »

Et ce n'est pas un réel mensonge ; elle ne peut pas nier la joie qui remue en elle quand elle le voit. Ce paysage morne et gris, ces couloirs silencieux et ces domestiques aussi causants qu'un rat mort ont faillit avoir raison d'elle cet été. La solitude ne lui sied pas, et ses camarades, les dortoirs bruyants, les festivals endiablés et même ses professeurs lui manquent. Le monde extérieur lui manque. Et aussi étrange cela soit-il, elle se languit de tout, même du bon vieux Zhongli.

Sans être effrayant, le mage inspire le respect. Il ne tremble jamais, fléchit encore moins, et Jia a l'impression qu'il a toujours réponse à tout. À travers leurs entrevues et la correspondance qu'ils entretiennent mensuellement, quelque chose en elle a naquit ; de l'admiration, à peine plus forte que la reconnaissance qui lui étreint le cœur chaque fois qu'elle pense à lui.

« Père n'est pas en état de vous accueillir. Il vous présente ses excuses. » enchaîne-t-elle, et elle craint que le léger tremblement dans sa voix ne la trahisse.

« Je vois. »

Son interlocuteur paraît comprendre son trouble. Il ne surenchérit pas, et elle l'en remercie silencieusement. La délicatesse presque paternelle dont il fait preuve avec elle lui réchauffe le cœur ; à la manière d'une flamme qu'on approche trop près de la peau. C'est chaleureux, puis brûlant, douloureux. Elle n'a pas vu cette lueur dans les yeux de quelqu'un depuis des années pas dans ceux de quelqu'un de son sang du moins. Sous le regard de son précepteur, elle se sent soudainement toute petite, toute délicate, et elle n'arrive pas à savoir si elle aime ou déteste cela.

« Peu importe, ce n'est pas grave. C'est avec toi que je voulais m'entretenir, mon enfant. »

Voilà deux jours qu'elle mijote dans son impatience. Elle aimerait le mener à l'intérieur pour lui tirer les vers du nez , mais il lui coupe vite l'herbe sous le pied :

« Il fait bon aujourd'hui. Promenons-nous un peu d'abord. »

Un froncement de sourcils qu'elle ne contrôle pas froisse son front. Elle met un instant avant de se résoudre à le suivre dans les sentiers d'épines et de neige.

« Pour quelqu'un de pressé, vous prenez pour sûr votre temps. »

Blasée, Jiayi ne réalise même pas qu'elle a pensé à voix haute. Heureusement pour elle, Zhongli ne s'en offusque pas, et lui adresse un petit sourire énigmatique. Sa démarche est gracieuse et assez lente pour que la demoiselle ne peine pas trop à marier sa cadence avec la sienne ; malgré ses jupons entravants et ses souliers pénibles.

« Il me semble t'avoir enseigné que l'impatience n'est pas la meilleure façon d'être pour un mage. »

« Sauf que vous cerner requiert du miracle, pas de la patience. »

Bientôt, l'habitude domine l'embarras et la langue de l'élève se délie sans qu'elle ne le réalise vraiment. Sa jupe pincée entre ses doigts, elle est bien trop embesognée à surveiller ses propres pas. Les jardins du manoir ont été laissés entre les mains du temps et des intempéries depuis voilà belle lurette ; ainsi, ce sont des lieux féroces et hostiles. Jia elle-même n'y a pas montré le bout de son nez depuis l'époque où sa mère était encore parmi eux.

Elle ne comprend pas pourquoi il a tenu à s'y dégourdir les jambes. C'est un bien triste tableau qui se livre à eux ici, et à choisir, elle s'en serait bien passé.

« Je dois avouer que je n'ai pas toujours été que direct avec toi. J'espère que tu sauras me pardonner en temps et en heure. »

Coulant une œillade vers son aîné, Jiayi pense à un instant à une plaisanterie. Sauf qu'à sa surprise, Zhongli a un air étrangement sérieux et pensif. Il lui semble distant, plongé dans une réflexion qu'il ne partage pas avec elle. Une étrange sensation électrifie sa chaire, pendant un bref moment. Mais elle n'a pas le loisir de s'en formaliser ou de se poser plus de questions, car le voilà qui reprend soudainement la parole :

« Ta cérémonie se tiendra cette année, n'est-ce pas ? »

À cette idée, l'adolescente grimacer, amère. Elle joue avec le bout de tissu coincé entre ses mains et regarde sans voir la fontaine inerte plantée dans la petite cour dans laquelle ils entrent. Jia note silencieusement que l'homme semble déambuler sans hésitation, comme s'il connaît le chemin sur le bout des doigts. Elle s'arrête dans sa marche, sous l'ombre tranchante d'un arbre aux branches tout en pointes et sans feuilles.

« En théorie, oui... Peut-être. Comme vous vous en doutez... Je ne suis pas sûre de faire mes débuts. »

À leurs dix-huit printemps, tous les enfants au sang bleu sont baptisés et fêtés, seulement dans le but de pouvoir ensuite rejoindre cours et hautes sphères. Or, À peine noble et sans l'influence ou l'autorisation de parents, Jiayi craint de rejoindre les cercles d'aristocrates avec pour seul appui celui de son sponsor. Elle n'est pas sûre d'avoir ce qu'il faut pour engager la conversation avec son géniteur. Mais l'été s'achève et elle sait qu'elle doit le faire avant son départ.

Dans un élan paternel, Zhongli pose brièvement sa main sur l'épaule de sa disciple.

« Tu es ma pupille. J'y veillerai. »

Jia se demande parfois si les choses auraient pu se passer autrement ; s'il est normal de se sentir aussi las, aussi vide. Elle se contente de lui offrir un sourire reconnaissant qui n'atteint pas ses yeux. Pour l'instant, c'est peut-être mieux ainsi ; de ne rien ressentir.

Pour le plus grand bonheur de ses pieds endoloris, Jiayi finit par le conduire à l'intérieur. Les grands halls du manoir ne sont pas moins froids ; à peine plus vivants, mais le feu qui crépite dans la cheminée de l'immense salon suffit à lui arracher un soupir de soulagement. Elle en vient presque à oublier le silence dense et lourd qui ensevelit les lieux.

Si le mobilier a été épousseté et poli quelques heures auparavant, l'air n'en reste pas moins poussiéreux. La pièce semble sortir tout droit d'un vieux tableau. C'est une petite boîte de souvenirs que l'adolescente déteste réouvrir. Le vert du papier peint lui donne la nausée. Tout à coup à l'étroit dans son corset, elle se fait violence pour ne pas montrer son mécontentement.

Face-à-face, ils s'installent sur des fauteuils veloutés d'un rouge criard. Au-delà des larges vitres et des rosiers inertes, un oiseau fait halte sur une fontaine gelée.

« Cet endroit n'a pas changé. Quelle nostalgie. » souffle l'invité, et il paraît davantage se parler à lui-même qu'autre chose. Jia songe la même chose ; sur le ton de l'amertume toutefois. Elle ne le relève pas.

L'on vient leur servir, sur une table délicatement nappée de blanc, un assortiment de desserts et de viennoiseries qui tordent l'estomac de Jia, qui n'a rien avalé depuis la veille au soir. L'anse d'une tasse en porcelaine joliment ouvragée en main, elle prend une gorgée du thé fumant pour distraire sa faim. Le regard vif d'intelligence de son interlocuteur ainsi braqué sur elle lui coupe toute envie de manger. Ce serait embarrassant, et embarrassée, elle l'est déjà assez.

Le liquide chaud lui brûle l'œsophage. Zhongli, lui, ne semble pas perturbé par la température tandis qu'il trempe ses lèvres dans le breuvage particulièrement cher sorti pour l'occasion. L'aristocrate transpire le calme et l'élégance, et Jia l'envie un peu plus.

Elle attend que ses domestiques se retirent avant de lancer la discussion.

« Vous vouliez me parler de quelque chose, non ? »

« C'est exact. »

Il fait alors signe à son propre laquais de lui apporter la singulière mallette qu'il a amené dans son voyage.

« Dit moi, Jiayi, que sais-tu des instruments sacrés ? »

Dans un délicat son de porcelaine, le noble remet sa tasse fleurie sur la soucoupe et prend le bagage dans ses propres mains. À son index, par-dessus son gant, un anneau serti d'une pierre que la mage devine enchantée accroche un filet de lumière. Jia se laisse un instant happer par son énergie particulière. Elle n'a jamais vue pareil bijou.

Il pose sur la table une malle vernie d'onyx, qu'une petite pierre de maana scelle solennellement. Il place le coffre devant elle, et soudain, piquée de curiosité, Jia sent ses mains la démanger.

Les sourcils froncés, peu certaine de l'importance de la question, Jia fait mine de réfléchir et tourne sept fois sa langue dans sa bouche ; mal assurée.

« Ce sont des objets divins que le vieux peuple utilisait il y a des siècles de cela pour annihiler les mages, je crois... »

Elle se rappelle avoir écouté cette leçon de la bouche même de son interlocuteur, il y a quelques saisons de cela. La situation a un air familier qui l'apaise inconsciemment.

« Autre chose ? »

« Non, si ce n'est qu'elles sont si rares qu'on les pense disparues. Ou mythiques. »

Zhongli opine du chef avant de poursuivre.

« C'est exact. Pour être plus précis, ce sont des reliques visant à manipuler le core même d'un mage. Ce sont des outils dangereux lorsqu'on ne sait pas les contrôler

Et dans l'art de ne pas savoir contrôler quelque chose se contrôler , Jiayi se sait mieux versée que quiconque. Elle frémit en imaginant ce qu'un tel pouvoir peut engendrer entre les mains de la mauvaise personne.

« Jiayi, j'ai une requête à te faire. Pense y comme une ultime leçon de ma part. »

La concernée incline légèrement la tête sur le côté, interloquée. Elle se demande bien ce qu'a son tuteur en tête, même si elle se doute bien que cet homme énigmatique gardera toujours une part de mystère dans ses révélations. La seule certitude qu'elle a, c'est que Zhongli est sans doute la personne la plus digne de confiance dans son entourage plus encore que ses amis de l'Académie.

Alors Jiayi fait ce qu'elle sait faire de mieux : elle entre dans son jeu sans montrer une once de désaccord.

« Une leçon ? Qu'est-ce que je dois étudier ? »

Les traits fins et étrangement doux de Zhong Li sont épinglés dans une expression solennelle. Jia peut déceler dans son regard toute la grandeur de ses attentes. Il nourrit bien des espoirs en elle, elle ne l'ignore pas. Et aujourd'hui plus que de coutume, cela l'embête.

Il l'invite d'un geste de la main à redonner de l'attention à la mallette qu'il a présentée quelques instants plus tôt sous ses mirettes intriguées. Elle comprend alors qu'il lui intime de l'ouvrir et d'y jeter elle-même un regard. Elle obtempère, et le sceau réagit à son toucher aussitôt.

« Pour commencer... Laisse-moi t'offrir un présent